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lundi, juin 26, 2006

32- Assia Djebar dans la presse algérienne au lendemain de son discours à l’Académie française.

- Le Quotidien d’Oran samedi 24 juin 2006

CEREMONIE DE SON ELECTION A L’ACADEMIE FRANÇAISE
Assia Djebar, désormais «Immortelle»

Figure emblématique de la littérature maghrébine, la romancière algérienne Assia Djebar a assisté jeudi à la cérémonie solennelle célébrée à l’Académie française, à l’occasion de son élection, le 16 juin 2005, au fauteuil du juriste Georges Vedel.
Par son entrée dans cette prestigieuse institution, la romancière compte désormais parmi les 40 Immortels en occupant le fauteuil N° 5 de l’Académie française. Cette consécration honore les écrivains maghrébins et européens et est synonyme de renforcement des liens entre l’Orient et l’Occident. Très émue et honorée par cette distinction à l’âge de 69 ans, Assia Djebar, de son vrai nom Fatima Zohra Imalayane, a déployé ses oeuvres littéraires pour la défense des droits des femmes et l’émancipation des musulmanes.
Un combat qu’elle mène depuis plus de 50 ans en s’exprimant dans ses ouvrages littéraires, ses oeuvres cinématographiques et théâtrales en langue française. Une langue qu’elle considère, a-t-elle déclaré, lors de son discours de réception parmi les Immortels, comme «lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, tempo de ma respiration au jour le jour». Cependant, le choix du français ne change en rien sa grande admiration aux langues de son pays, l’arabe et le berbère.
Fille d’un instituteur, née à Cherchell, dans la wilaya de Tipaza, Assia Djebar a publié son premier roman, «La soif» en 1955, à l’âge de 19 ans. Elle fut la première femme admise au cours de cette même année à l’école normale supérieure de Paris. En 1958, elle publia son 2ème roman, «Les impatients», en 1962 «Les enfants du nouveau monde» avant de faire une interruption de toute production littéraire et ne revenir à l’écriture qu’en 1980 par la publication de «L’amour, la fantasia» en 1985 ou «Ombre sultane» en 1987. Le sort des femmes et des intellectuels, confrontés à l’intolérance et la violence de la décennie 1990 en Algérie, a été aussi évoqué par la romancière qui parle du colonialisme comme «une immense plaie laissée sur sa terre natale». Ce colonialisme, dit-elle dans son discours, «fut vécu sur ma terre natale, en lourd passif, de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics innombrables et douloureux». «L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, comme le reste de l’Afrique, a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, destruction de ses assises sociales et pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire et l’arabe», a-t-elle souligné.
Intervenant lors de cette cérémonie, l’écrivain Pierre-Jean Rémy a d’abord ironisé sur ceux qui se sont étonnés de l’entrée à l’Académie d’une Algérienne, méconnue du grand public, en déclarant «Assia, c’est la consolation et Djebar, l’intransigeance. Quel beau choix». Quant au président de l’union des écrivains tunisiens, Sallah Eddine Boujah, il considère qu’»honorer un écrivain algérien sert la littérature française, mais aussi la littérature maghrébine en raison du nombre d’écrivains maghrébins qui produisent en français, ce qui représente un phénomène international».
B. Mokhtaria
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- La Tribune du samedi 24 juin 2006, page cultuelle :
L’écrivaine algérienne a fait son entrée à l’Académie française. Assia Djebar «Immortelle»
Par Hassan Gherab
Des monts du Chenoua, précisément à Cherchell où elle est née, à la Coupole où, à 69 ans, elle a fait son entrée jeudi dernier parmi les 40 «immortels» de la prestigieuse Académie française, le chemin d’Assia Djebar, Fatima Zohra Imalayane de son vrai nom, est tapissé de lauriers. Et ces lauriers, l’Algérienne les doit autant à son talent d’écrivaine qu’à sa probité intellectuelle et à son attachement à ce substrat culturel et identitaire dont elle ne s’est jamais coupée et dont elle a nourri sa muse même quand des océans l’en séparaient physiquement.Femme, Algérienne, musulmane, amazighe, libre et combattante, pour qu’elle le reste et que toute les femmes le soient, Assia Djebar l’a toujours été, l’est toujours et le restera, plus que jamais assurément. Elle a publié son premier roman, la Soif, en 1955, à l’âge de 19 ans. Depuis, elle n’a cessé de défendre, par le geste et par le verbe, la femme et le droit à l’émancipation des musulmanes. Ecrivaine engagée, Assia Djebar a milité et combattu pour la liberté, la justice et la vérité. Elle a pris le parti de son Algérie contre le colonisateur. Mais quand son pays s’en est pris aux femmes qui l’ont toujours porté, l’écrivaine a mis à nu ses dérives et pris le parti de la femme contre le machisme et son avatar, l’intolérance. Ces positions et cette combativité qui composent la trame de son œuvre littéraire ont aussi constitué l’essentiel de l’introduction du discours de réception d’Assia Djebar à l’Académie. Citant le grand poète Aimé Césaire qui avait écrit que les guerres en Afrique et en Asie ont «décivilisé» et «ensauvagé l’Europe», la nouvelle «Immortelle» expliquera que les colonisés y ont perdu bien plus : «L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, comme le reste de l’Afrique a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, destruction de ses assises sociales et pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire et l’arabe.» «La France, sur plus d’un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de la décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, en lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics, innombrables et douloureux, sur les deux versants de ce déchirement […]. Le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie !», ajoutera la nouvelle académicienne qui enfonce le clou en mettant dos à dos les politiciens de tous bords qui ont retourné le couteau dans cette plaie dont ils ont «rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste». Fatima Zohra Imalayane a ainsi porté le combat de toute une vie jusqu’à sous la Coupole, là où les mots prennent tout leur poids et le verbe son plein sens, là où elle a désormais sa place, bien méritée, n’en déplaise aux détracteurs et détractrices. L’écrivain Pierre-Jean Rémy l’a d’ailleurs bien signifié dans son discours de réponse en disant que «Assia, c’est "la consolation", et Djebar, "l’intransigeance". Quel beau choix !».
H. G.
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El Moudjahid samedi 24 juin 2006
Ne dit mot sur Assia Djebar. Voici le contenu des pages culturelles de ce jour 24/06:
- Décès du poète et parolier Zerrouk Dakfali : L'auteur d'Echam'a s'est éteint- Le 30 juin à 14h 30 au TNA : Alif et les handicapés- Mardi 27 juin à 16h à la BN - André Mandouze, 1916-2006 : Hommage et témoignages- Festival culturel national de la musique actuelle : Conférence de presse, ce matin, à El Mouggar- 6e centenaire de la mort du savant Ibn Khaldoun : 5e conférence mensuelle à la BN d'El Hamma- Musique andalouse : Beihdja Rahal enregistre la 2e série des 12 noubas- Traditions : S'hab El baroud du Touat sont de toutes les fêtes dans la région d'Adrar- 20e anniversaire de la disparition du grand poète, écrivain, politicien, théoricien Jorge Luis Borges
-----------------------Liberté samedi 24 juin 2006
Actualité
Discours d'Assia Djebbar à l'Académie française "L'immense plaie de la colonisation"
Par : SAMIR BENMALEK/ AFp
L'écrivaine algérienne Assia Djebbar, élue à l'Académie française en juin 2005, a été reçue, jeudi passé, à la coupole de cette institution où elle a prononcé un discours dans lequel elle a rappelé le passé colonialiste de la France et ses prolongements électoralistes actuels.Profitant de son entrée dans cette institution créée en 1635, l'une des plus prestigieuses de France, Assia Djebbar, 69 ans, a notamment évoqué "l'immense plaie" laissée par 130 années de colonisation en Algérie, son pays natal, ainsi que son attachement à la langue française, "lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie (…) Tempo de ma respiration au jour le jour", a déclaré la désormais "Immortelle".L'émotion qui se laissait deviner, lors de son intervention, due à cette nouvelle prestigieuse élection ne lui est manifestement pas montée à la tête : "La France, sur plus d'un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de la décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, un lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics innombrables, et douloureux, sur les deux versants de ce déchirement. Le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie !" Et c'est avec cette blessure qu'Assia Djebbar a fait le lien avec la politique française marquée par la fameuse loi du 23 février 2005 qui prévoyait, notamment, que les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer. S'exprimant sur ce sujet, l'écrivaine algérienne, qui enseigne la littérature française aux USA, a évoqué la "plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste", a déclaré la nouvelle académicienne dont la tâche au sein de cette institution sera de veiller au respect de la langue française, d'en composer le dictionnaire. Dans son discours, l'écrivain Pierre-Jean Rémy a ironisé sur ceux qui se sont étonnés de l'entrée à l'Académie d'une Algérienne méconnue du grand public, avant d'évoquer le nom de plume de l'académicienne : "Assia, c'est la consolation, et Djebbar, l'intransigeance. Quel beau choix !" De son vrai nom Fatima-Zohra Imalayène, Assia Djebbar est la première personnalité nord-africaine à faire son entrée à l'Académie française. Son premier roman, la Soif, écrit à l'âge de 19 ans, est paru en 1955.Depuis, son œuvre romanesque se veut un moyen de défendre le droit des femmes à l'émancipation. Elle a également écrit les Impatients (1958), les Enfants du nouveau monde (1962). Son roman le plus connu reste, cependant, l'Amour, la Fantasia, paru en 1985. Assia Djebbar est également lauréate de plusieurs distinctions internationales.

SAMIR BENMALEK/ AFp
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- El Watan samedi 24 juin 2006
Seuls articles en page Culture : « Watcua Clan ». Les « Nomades » intègrent le « bastion » à Oran » et : Djamel Allam : Concert à la radio nationale, Le barde de la chanson moderne. Dans son édition du lendemain dimanche 25 juin 2006 : « Bibliothèque N.A : Hommage à Tahar Djaout »

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31- Assia Djebar - Son discours à l'Académie française


ASSIA DJEBAR, (de son vrai nom Fatima-Zohra IMALAYENE).








Née à Cherchell le 4 août 1936. Père instituteur ancien élève de l'Ecole Normale de Bouzaréa avec Mouloud Feraoun. Etudes en Algérie jusqu'à Propédeutique, fac d'Alger 1953-54. 1954 Khâgne à Paris, lycée Fénelon. Admise à l'ENS de Sèvres en 1955. Arrêt des études en 1956 après participation à la grève des étudiants algériens. Mariage en 1958. Journalisme à El Moudjahid à Tunis. D.E.S. en Histoire. 1959 assistante à l'Université de Rabat. 1962 Université d'Alger. Puis Centre Culturel Algérien à Paris et FAS. Actuellement enseignante dans une université américaine. Prix de la critique internationale à Venise en 1979 pour "La Nouba des femmes du mont Chenoua" (Film). Prix Maurice Maeterlinck (Bruxelles), 1995. International Literary Neustadt Prize (USA), 1996. Prix international de Palmi (Italie), 1998. Elue à l'Académie française le 16 juin 2005. (http://www.limag.refer.org)

Œuvres
· La Soif, 1957, roman
· Les impatients, 1958, roman
· Les Enfants du Nouveau Monde, 1962, roman
· Les Alouettes naïves, 1967, roman
· Poème pour une algérie heureuse, 1969, poésie
· Rouge l'aube, théâtre
· Femmes d'Alger dans leur appartement, 1980, nouvelles
· L'Amour, la fantasia, 1985, roman · Ombre sultane 1987, roman
· Loin de Médine, 1991 · Vaste est la prison, 1995
· Le blanc de l'Algérie, 1996 Suite où elle met en scène trois de ses amis après leur assassinat
· La femme sans sépulture, 2002 .
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Assia Djebar a été élue à l'Académie française, le 16 juin 2005, à la place du professeur Georges Vedel décédé.

Le jeudi 22 juin 2006 elle a été accueillie par Pierre-Jean Rémy et a prononcé son discours d'intronisation. Assia Djebar est le premier écrivain du Maghreb à siéger à l’Académie française. Elle sera la quatrième femme à siéger parmi les 38 académiciens.


Discours de réception (http://www.academie-francaise.fr)

Réception de Mme Assia Djebar

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE le jeudi 22 juin 2006
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

Mme Assia Djebar, ayant été élue par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Georges Vedel, y est venue prendre séance le jeudi 22 juin 2006, et a prononcé le discours suivant :

Mesdames, Messieurs de l’Académie,
Je voudrais citer d’abord le poète Jean Cocteau, reçu ici en octobre 1955, à cette même date où j’entrais à l’École normale supérieure à Paris, ce dont se souviennent deux ou trois de mes condisciples et amies, présentes aujourd’hui parmi nous. Jean Cocteau donc, avec la grâce et le charme désinvolte que conservent ses écrits et ses images, disait, dans l’introduction de son discours : « Il faudra que j’évite de m’endimancher en paroles, ce vers quoi nous pousse inconsciemment un lieu historique ».
M’endimancher à mon tour ? Le risque pour moi est plus grand : je n’ai ni le charme ni le brio de Jean Cocteau, fêté tout au long de sa vie dans les sociétés les plus distinguées et les publics les plus divers. Du moins, ces premiers mots du poète de Plain-Chant, prononcés en cette même salle, me viennent à l’esprit pour vous exprimer mes remerciements de m’avoir acceptée dans votre Compagnie. Cette voix de Cocteau, intervenant comme celle d’un souffleur de théâtre, me permet de dominer quelque peu la raideur de ma timidité devant vous.
Car ces lieux sont hantés par la présence impalpable de ceux qui, durant presque quatre siècles, se sont succédé dans un labeur continu sur la langue française, portés là par leur œuvre de nature scientifique, imaginative, poétique ou juridique. Dans ce peuple de présents/absents, qu’on appelle donc « immortels », je choisis, en second ange gardien, Denis Diderot, qui ne fut pas, comme Voltaire, académicien, mais dont le fantôme me sera, je le sens, ombre gardienne.
« Il m’a semblé, écrit le philosophe en 1751, qu’il fallait être à la fois au-dehors et au-dedans ». Diderot définit ainsi sa démarche, tandis qu’il termine saLettre sur les sourds et muets.
Je lui emprunte cette perspective d’approche, me plaçant donc « à la fois au-dehors et au-dedans » pour faire l’éloge, selon l’usage, de mon prédécesseur au fauteuil numéro 5, le doyen Georges Vedel.

Revenons sur la carrière du professeur Georges Vedel.
Cet homme du Sud-Ouest, né en 1910 à Auch, mais originaire de Mazamet, est petit-fils, du côté paternel, d’un gendarme qui n’eut pas tellement d’avancement, parce que, selon le Doyen, il était trop bon pour sévir ; par contre, du côté maternel, le grand-père circulait, lui, entre les deux départements de l’Aude et du Tarn, en contrebandier faisant passer les outres de vin, sans payer les droits de péage, cela, sous le règne de Louis-Philippe !
Voici cet enfant placé, presque symboliquement, dès l’origine, de part et d’autre du droit. Diderot dirait « à la fois au-dehors et au-dedans ! »
Avec des racines si authentiquement populaires, qui impliquent aussi le double parler, la langue du grand poète Frédéric Mistral, « langue d’oc » (l’on disait « le patois »), encore palpitante sous le français, appris à l’école de la III e République, l’ascension sociale se continua sur trois générations : le père de Georges Vedel entra à l’école des sous-officiers, gravit les échelons ; il fera la guerre de 14-18 et finira comme colonel.
Le fils sera élevé, après la Grande Guerre, au gré des garnisons paternelles. Il fera de sérieuses études secondaires, mais supportant mal la vie d’internat, après le baccalauréat, bien qu’il penchât un moment pour la philosophie : pour éviter de retrouver justement la pension, il choisit de s’inscrire en droit à Toulouse, sans renoncer, au début du moins, à la philosophie.
Finalement, le droit l’emporta en lui, comme vocation, peut-être aussi grâce à la qualité de la tradition juridique, à Toulouse, celle-ci dominée par la « figure tutélaire du doyen Hauriou », dont Georges Vedel suivit les derniers cours.
Le professeur Didier Maus, président de l’Association française des constitutionalistes, pour souligner les origines familiales de Monsieur le Doyen, caractérisées, disait-il, par « le goût d’indépendance des hommes et des femmes de ces régions, ajoutait : « ce passé occitan ancre Georges Vedel dans la continuité. »
Il termina l’éloge funèbre du Maître en ces termes : « Les plus jeunes de ceux qui nous écoutent pourront dire : oui, en 2002, il y avait quelqu’un — entendez « Monsieur Vedel » qui avait connu le doyen Hauriou ! C’est ainsi, concluait-il, que nos mémoires se construisent et se transmettent. »
Quant au professeur Pierre Delvolvé, sans doute le plus proche disciple, après avoir insisté sur toutes les parties du droit où Georges Vedel a excellé, — droit public français, droit civil, droit international public e,t pour finir, le droit communautaire pour la rédaction des traités de Rome, de l’Europe d’aujourd’hui — Pierre Delvolvé donc résuma la richesse de cette biographie par cette formule : « Georges Vedel a ainsi fait monter à Paris l’école de Toulouse ».
Je ne saurais, hélas, à cause de mon incompétence juridique, retracer, moi, l’apport décisif de Georges Vedel, dans toutes les matières du droit. Certes, les manuels du doyen Vedel ont nourri, nourrissent encore la mémoire de générations d’étudiants, futurs juristes. Il me serait difficile d’entrer dans les arcanes de ce savoir, moi qui, en fait de connaissances dans ce domaine, ne garde trace que de mes lectures De l’esprit des lois de Montesquieu et Ducontrat Social de Jean-Jacques Rousseau, textes qui relèvent plutôt de la philosophie du droit, ou tout simplement de la littérature. Mais, parcourant les entretiens auxquels Georges Vedel avait accepté de participer, peu à peu, j’ai commencé à entendre sa voix, à sentir sa présence.
Puisque, auteur de narrations, j’ai le seul petit pouvoir — j’allais dire « le métier » au sens artisanal de tenter de rendre proche — je n’ose dire de « ressusciter », l’être qui n’est plus ; je choisis, à travers quelques scènes de sa vie, de me placer derrière son ombre, de me glisser tout près, de tenter de le ramener vers vous, excusez-moi, comme « personnage » comme character, dirait-on en anglais.
L’époux, le père, le grand père, évoqués par ses très proches, Madame Vedel en premier, ainsi que l’une de ses filles : je les ai écoutées longuement et silencieuse car, insensiblement, la vibration même de cette parole des très proches, nouée pourtant par le vif de la perte, tournant et se retournant dans le souvenir, vous ramène peu à peu l’absent autant, peut-être plus intimement, que les hommages publics et les témoignages d’éloquence admirative.
Car il s’agit ici, sinon de rendre présent un être cher à ses proches, à ses disciples, du moins de m’approcher au plus près de l’absent, faire affleurer son image qui pourrait, par éclairs furtifs, nous émouvoir, me sont revenus quelques mots un seul vers du poème sans nul doute le plus grand du Moyen Âge européen, je veux dire, La Divine Comédie, et ces mots tirés du chant 21 du Paradis, nous conseillent comment nous aider à créer, même pour une seconde, l’illusion de la présence aimée, oui, quelques mots de Dante :
Mets ton esprit là où sont tes yeux !
Ficca di retro a li occhi tuoi la mente !
Suspendons notre souffle : c’est la voix même de Béatrice, dont n’a jamais pu se consoler le poète exilé de Florence, Béatrice donc qui lui parle, à chaque étape du voyage astral de ce vaisseau imaginaire, puisque nous sommes au Paradis. Rappelons-nous l’élan poétique de cet extraordinaire aventure : Dante, tel un astronaute de notre temps, par trois fois, aborde un ciel de lune, puis successivement dix-sept cieux d’astres différents, ainsi jusqu’à ce chant XXI, où il bénéficie de l’ultime apparition de Béatrice.
Je répète le vers, prononcé par elle, l’aimée qui va disparaître à jamais, juste après avoir annoncé :
Nous sommes arrivés à la septième splendeur .
D’où ce conseil adressé au poète. Ces mots, entre splendeur et absence sereine, elle les murmure en image d’intercession bienfaisante et de tendresse : « Mets ton esprit là où sont tes yeux ».
Dans la vision de Dante, le miracle de pouvoir rendre présent, dans un éclair d’une seconde, tout disparu survient lorsque ce dernier — et revenons, malgré ce détour, à mon regretté prédécesseur — parait plus précieux aux siens que le soleil lui même. Dans cette irréversibilité de la perte, c’est le seul pouvoir de poésie, sa magie de l’émotion communicative : Ficca di retro a li occhi tuoi la mente (vers 16-chant XXI).
Ainsi, cette tension de la mémoire affective, pour nous faire revenir Georges Vedel au cœur de cette absence, à retourner, à inverser en présence de l’esprit, sinon des yeux, présence dense mettant en mouvement l’« imago ».
Parole bouleversante parce que bouleversée, qui tente de combler le passé qui ne passe pas.
En cet effort de liturgie, le disparu, en une lueur, vous revient : loué soit l’effort de ceux qu’il a aimés, qui l’ont aimé, qui le tirent jusqu’à vous, jusqu’à nous, précautionneusement, sans ménager leur propre chagrin qui, en effet, se ravive.
Oui, Monsieur le Doyen nous revient donc, grâce à l’affection des siens qui cherchent consolation, de ses disciples qui, dans l’absence, gardent mémoire de sa rigueur, de la subtilité de ses commentaires, de son influence restée prégnante en eux ! Et pour moi qui les écoutais, la vivacité de leurs souvenirs le rapproche de nous : cette filialité et cette fidélité, l’une et l’autre agissantes, nous le restituent !
Jusqu’à sa voix que je pourrais entendre, moi qui ne l’ai jamais approché, moi qui me suis demandé si cette voix avait un accent, je veux dire, un accent de son Sud-Ouest natal ! Le concret, en somme, de la tradition : son oralité.
Aussi, me demandais-je, selon quel rite archaïque de mon pays pourrais-je jeter à mon tour quelques grains de sable ou de blé, quelques feuilles de laurier, ou des pétales de jasmin dans l’eau reviviscente de la mémoire des élèves et des amis de combat ?
Quant à ce mot de « combat », évoquer plutôt le labeur de patient échafaudage que représenta pour Georges Vedel, par exemple, pendant de longues années, l’élaboration de la Charte de l’Europe, dont il fut l’un des artisans.
De même, j’écoutais le récit fait par l’un de ses compagnons, d’un voyage en Amérique centrale : le professeur Guy Carcassonne me narrant, m’expliquant, puis soudain souriant en se remémorant une escale de nuit... à Cuba. Pourquoi Cuba, vous avez deviné, pour visiter, même tard, une des haciendas, la plus fameuse, où Monsieur le Doyen put faire provision des meilleurs cigares du monde, ce péché du maître étant connu de ses proches...
Descendant du Concorde qu’ils avaient pris, tous deux, en mars 1998, pour se rendre d’abord au Costa Rica, où Georges Vedel recevait un doctorat honoris causa, au retour, grâce à une escale de nuit improvisée, il leur fut possible, par chance, de visiter une ou deux des plantations de tabac de Cuba ? « Nous voici à La Havane, se souvient Guy Carcassonne, en pleine nuit, pas très loin de l’aéroport, pénétrant dans la plantation la plus importante où le maître des lieux nous reçoit, un vieux monsieur fort sympathique. Notre guide, lui-même impressionné, me murmure qu’il s’agit d’une gloire chez tous les fumeurs de cigares, Don Gendro ; de Robaina, en personne, lui dont les cigares sont les plus renommés dans le monde.
... Notre hôte est courtois. Il me demande l’identité de mon compagnon. Tandis que commence la dégustation.
« Eh bien, mon ami et confrère que voici, lui affirmai-je, sûr de dire la vérité, est le « Robaina » du droit ! »
Ils conversèrent longuement, curieux l’un de l’autre, et Monsieur le Doyen reprit l’avion, revigoré par la rencontre, et par sa provision de cigares, bien sûr ! »
Cette scène nocturne évoquée, me voici à imaginer ces deux maîtres du même âge, le Français et le Cubain, au sommet, chacun, de son art respectif, dégustant de concert les cigares les plus fameux du monde. En cette occasion, Georges Vedel dialoguait en espagnol avec Don Gendro de Robeina, le maître des lieux...
En espagnol, puisque Georges Vedel, prisonnier de guerre à partir de 1939 durant ses cinq ans de captivité, avait, entre autres activités, appris la langue espagnole.
Reculons dans le passé de Monsieur le Doyen. Je tente de fixer au vol les images que le Doyen lui-même a fait lever en moi par ses réponses au journaliste Marc Riglet.
- « À dix ans, j’occupe l’Allemagne ! » dit-il, tout de go et avec humour.
Comprenez qu’en 1920, le père de notre héros, fait partie du corps d’armée française qui occupe en effet l’Allemagne vaincue. Son garçon de dix ans poursuit sa scolarité au lycée français de Mayence.
« Bien des années plus tard, se remémore Monsieur le Doyen, je me suis rappelé une scène qui, au moment de l’occupation de la Ruhr m’avait frappé sans que je la comprenne ».
En effet, en janvier 1923, les troupes françaises et belges, avec l’accord des autres Alliés, occupent, sur la rive droite du Rhin, les usines métallurgiques de Krupp, et de Thyssen qui tardaient à payer la dette de guerre trop lourde. Décision catastrophique qui va retourner la classe ouvrière allemande — pourtant l’une des plus politisées alors — vers une réaction de solidarité nationaliste avec ses patrons.
Imposante manifestation donc, à Mayence, chef lieu de l’occupation des Alliés de 1918, que fixe, par un détail inoubliable, la mémoire du garçonnet Vedel : « Imaginez, se souvient-il, l’ahurissement d’un enfant de douze ou treize ans qui, de son balcon, entend des Allemands chanter... La Marseillaise comme chant révolutionnaire. Et cela, comme défi aux Français ! »
Le garçon à Mayence, du haut de son balcon, en témoin oculaire, ajoute même qu’alors des spahis marocains reçurent l’ordre de disperser la manifestation des ouvriers allemands qui venaient au secours de leurs patrons !
Georges Vedel donc, longtemps après, fera ce commentaire quelque peu amer : Pur chef d’œuvre politique qu’Ubu n’aurait pas renié !
J’entends la voix du Doyen s’attrister ; comme nous, il se souvient qu’à cette occasion, on entendit parler d’un certain Hitler, avec son mouvement d’extrême droite naissant, même si, peu après, le sinistre agitateur est arrêté, pour un court moment. Je note cet instant où le garçonnet de douze-treize ans est témoin à partir de son balcon,— l’image ici n’est nullement métaphorique — oui, vraiment, au balcon précisément de l’histoire, car cette journée devient prémisse de la tragédie européenne qui va suivre.
Mais si, soudain, je jonglais avec les dates de cette vie exemplaire ? Sautons pour l’instant le cursus scolaire du garçon devenu lycéen à Toulouse, puis étudiant en droit, puis professeur agrégé. Enjambons même le deuxième séjour de notre héros en Allemagne-: les cinq ans de captivité à l’oflag 18, sur lequel, bien sûr, je reviendrai.
Avançons plus loin encore dans le temps à venir du garçonnet de 1923.... Arrivons, n’hésitons pas... en l957, c’est-à-dire trente-quatre ans plus tard ! À Bruxelles, nous trouvons nous, lorsque, dans la délégation française présidée par le ministre Maurice Faure, Georges Vedel est, à quarante-sept ans, le juriste chargé de rédiger les articles du traité de l’Euratom, traité qui, dans une Europe qu’on désire nouvelle, et solidaire, permettrait de lui garantir une indépendance de l’Énergie par rapport aux USA.
Six articles sont écrits d’une façon tellement technique qu’ils pourraient, au dernier moment, entraîner un refus du vieux Chancelier Adenauer. Or il est important, même urgent, du moins pour le gouvernement français d’alors, que ce traité soit ratifié.
Se déroule en coulisse, une scène qui aura son importance pour le traité de Rome qui doit suivre. Le suspense commence lorsque Guy Mollet lui-même, alors chef de gouvernement, « traîne » (c’est l’expression de celui qui évoque ce passé), oui, traîne. Georges Vedel, le juriste rédacteur des articles devant le chancelier Adenauer qui hésite à signer.
Guy Mollet présente au vieux Adenauer le juriste Vedel qui a rédigé les six articles auxquels personne ne comprend rien sauf les juristes. Georges Vedel en allemand, résume son texte d’une façon si convaincante que le vieux Chancelier retrouve confiance...
Dans ces allées et venues de la mémoire, Georges Vedel commentera, cette fois, à la veille d’être élu à l’Académie en 1997 : « Je pensais qu’il était plus sérieux de faire la Communauté économique européenne et cet Euratom auquel je m’étais attaché parce qu’il était riche en problèmes juridiques ! »
Monsieur le Doyen, qui est une mine de souvenirs de même importance où il est à la fois acteur, négociateur et témoin pour l’histoire — ajoute d’ailleurs cette remarque si précieuse pour nous : « Maurice Faure a souvent dit que si cette négociation (de l’Euratom) a pu se faire, c’était en partie parce que la guerre d’Algérie occupait beaucoup les esprits »
Mais faisons revivre Georges Vedel, à peine quadragénaire, en ces années 1950 alors que, pour sa capacité à trouver forme à cette nouvelle donne internationale, il jouit de la confiance des chefs d’état de premier plan. Son rôle fut donc décisif dans le rapprochement franco-allemand qui se noue dans cette décennie. Se rappelant peut-être le petit garçon de 1923, il soupirera : « L’interminable match France-Allemagne ne pouvait se perpétuer à jamais de guerre en guerre ! ».
Et toujours en 1997, presqu’au soir de sa vie, il conclura : « L’idée de répéter les âneries qui avaient provoqué le déchirement de l’Europe nous était étrangère. Nous pensions même le contraire. »

Excusez moi, Mesdames et Messieurs, cette embardée dans la vie de Monsieur le Doyen : mon voyage « védélien » parti de 1923 a sauté, trente-quatre ans d’un coup, jusqu’à 1957, je n’ai pu ensuite m’empêcher de citer ses jugements plus tard, à la veille de son élection à l’Académie...
Ces allées et venues que j’opère, dans un apparent désordre, me font sentir combien durant son parcours de vie (l’enfance, les études, l’expérience de la guerre et des camps), le professeur est resté sensible à l’équilibre si fragile entre le passé collectif qui résiste et les formes nouvelles, quelquefois informes, mais préfigurant l’avenir de l’Europe.
Quand, par exemple, il anima, avec des amis, en 1967, le club Jean Moulin, son instinct de juriste hors pair était soutenu par une intelligence aigüe des poussées du changement qui, même avec retard, advient...
Pour ma part, il est vrai, m’a frappée son œuvre de juriste, je dirais de Grand Sage dans la naissance d’une Europe nouvelle.
Sa pensée du Droit, expérimentée sur des décennies, lui a fait saisir, au plus près, les mouvements d’un secret balancier qui tente d’équilibrer stabilité et progrès d’une Europe cicatrisée. Dont il me parait être l’un des horlogers invisibles.
M’a touchée son expérience de ce problème si tenace, lame de fonds et de longue durée, disons « de longue patience », ou même de « longue souffrance », de ce que Monsieur Vedel appelle « l’interminable match France-Allemagne ».
Aussi reviendrai-je sur son arrestation de 1939, puis sur son expérience de la captivité qu’il vécut, cinq années durant.
« La guerre ? se souvient-il, toujours face à Marc Riglet, il est difficile de se rendre compte de l’état de stupeur dans lequel la défaite nous a plongés ! » Il souligne, « ce que l’on a presque tout à fait oublié » dit-il, les 100.000 morts français de la campagne de 39. Il rappelle « ces jours de détresse et de dégoût », son expression est toute secouée par une colère stupéfaite encore de jeune homme, car, en 1939, il s’est indigné: « Cela, vingt et un ans seulement après la victoire, si chèrement acquise des Alliés de 1918 ! »
En 1939 donc, lieutenant dans l’est de la France, il se retrouve encerclé avec l’état major de la V e armée.
L’ordre est transmis aux officiers de tenter de gagner, en ordre dispersé, la frontière suisse. Trois d’entre eux avancent au hasard, dans la forêt vosgienne, en pleine nuit. Le premier, Vedel, butte contre un obstacle et tombe, c’est sur un soldat allemand : « Je suis capturé, se souvient-il, par l’unité allemande dont je suis le premier prisonnier en tant qu’officier ! Je suis envoyé dans un Oflag, où, je dois dire, est respectée la convention de Genève... Dans le troisième de ces camps, nous souffrirons certes du froid, de la mauvaise nourriture, mais nous pourrons recevoir des colis une fois par mois, et même des livres, ensuite ».
En Août 1940, il est transféré en Autriche, à l’Oflag 18 où sont regroupés plusieurs autres professeurs de droit, d’histoire, de lettres etc. Tous ensemble organisent une Université. Il redevient donc professeur de droit, durant les cinq ans qui suivront, mais aussi étudiant, car il apprend l’espagnol, ainsi que la théologie de Saint Paul. Georges Vedel juge ces années de prisonnier, « extrêmement fécondes », malgré les conditions plus qu’ascétiques du quotidien. Il y noue des amitiés nouvelles et durables.
En 45, lorsque les Russes libèrent ce camp non loin de Vienne, les officiers français sont remis aux Américains, à l’aérodrome de Linz. Là, a lieu un choc en lui ; une horreur indicible saisit ces Français libérés lorsqu’ils rencontrent d’autres déportés, mais dans quel état : des êtres squelettiques sortent, ou plutôt titubent hors du camp de Mauthausen qui ne se trouvait qu’à seulement soixante kilomètres du leur : « Hélas, s’exclame Monsieur Vedel, un troupeau de torturés, de quasi morts nous apparaît ».
Ce fut un bouleversement de son être tout entier. Ni lui, ni ses camarades de captivité, tandis qu’ils font face à cette vision de cauchemar, n’auraient pu imaginer, et si près d’eux, « un tel enfer de torture, de famine, de mort : un monde sans droit, dit-il, où l’homme est traité plus mal qu’une bête ».
Sa réaction, dans le train qui le ramène à Paris, est d’une force qu’il n’oubliera jamais : « il me semble, se souvient-il, que j’ai commencé à croire vraiment au droit à ce moment là »
L’horreur qu’il ressent, les jours suivants, se prolongera. Car, dans ce train du retour, les déportés de Mathausen continuent de mourir.
Par cette vision, de ce qu’avait pu être aussi la guerre, il restera marqué, hanté par la proximité d’un « monde sans droit », une Barbarie au cœur même de l’Europe. « J’ai compris, conclut-il, que le droit, même rudimentaire, même rugueux, est l’une des frontières entre l’Homme et la bête ! »
Auparavant, il était un brillant agrégé de droit, en train de « réussir » sa vie de professeur d’université. Après 1945, le droit n’est plus seulement une « carrière », un métier, mais une vocation qui l’habite, dont les questionnements ne laisseront plus jamais son esprit en repos.
George Vedel, donc, grand maître du Droit !
Comme professeur depuis 1936, presque tout le long du siècle passé, à la Faculté de Droit, à Sciences-Pô et dans de multiples Universités étrangères, y compris celles des trois pays du Maghreb. Ses cours, nous dit-on, étaient un modèle de clarté et de rigueur, avec toujours des notes d’humour.
Comme auteur, c’est surtout en Droit Constitutionnel et en droit administratif qu’il innova, ainsi par exemple, son manuel datant de 1949, réimprimé en 1994, reste indispensable pour comprendre les transitions constitutionnelles de la III e à la IV e République.
Au Conseil Constitutionnel enfin, son entrée en 1980 fut sa consécration. II se trouva que, les neuf années suivantes, la France eut deux Présidents de la République et trois élections législatives. « L’alternance engendra une activité intense » nous dit Robert Badinter qui rejoignit le Doyen à cette haute instance. Et Monsieur Badinter de conclure : « Une vision d’ensemble guidait la démarche du Doyen. Elle donnait à ses écrits et à ses propos une unité et une densité incomparables »
Pour ma part, ayant trop vite survolé cette vie si riche et ce trajet exemplaire, je me permets de revenir au choc que l’homme Georges Vedel reçut à l’aérodrome de Linz, et qui ébranla définitivement son intelligence, sa sensibilité, qui a donné plus de profondeur à sa conscience de citoyen.
Certes, par le hasard de la vie, il a été lié d’amitié avec Maurice Faure, très jeune parlementaire. Celui-ci, ministre en 1956, chargé de la négociation européenne, fait appel à Monsieur le Doyen comme conseiller juridique pour les accords à élaborer, qu’il faudra soumettre aux différents partenaires d’une Europe réconciliée.
Peut-être, toutes proportions gardées, pourrait on revenir à l’origine de la première Europe des célèbres Serments de Strasbourg, en 842, lorsque parmi les petits-fils de Charlemagne, deux frères cadets font la paix (chacun, dans la langue de l’autre) : ils partagent l’héritage paternel, certes, pour se renforcer aussi contre le frère aîné, le troisième héritier...
Ce schéma, on pourrait dire qu’il fonctionne à nouveau, au milieu des années 1950. Vaincus et vainqueurs de l’Europe surgissant, une nouvelle fois, de ses ruines, élaborent des fondations autres pour une Europe à régénérer. Ils se réconcilient certes, mais, pour contrebalancer le bloc des « pays de l’Est » et cela, jusqu’ à la chute du mur de Berlin, en 1989.
Dans ce cadre, un peu comme un expert de la mécanique européenne, Georges Vedel joua donc un rôle décisif à Bruxelles.
La force qui l’habitera, je J’appellerai son éthique du Droit, contre le domaine du non-droit . Elle lui vint aussi de sa confrontation vécue avec les craquements tragiques d’une toute récente histoire européenne.

Il y a une autre Histoire, Mesdames et Messieurs, et consécutive à celle-ci... Permettez-moi de l’évoquer à présent : la France, sur plus d’un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, en lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics innombrables, et douloureux, cela, sur les deux versants de ce déchirement.
Il s’agissait, aussi d’une confrontation plus large de l’Europe avec tout le Tiers Monde. Aux philosophes de l’Histoire de mesurer pourquoi les deux dernières guerres mondiales ont pris racine sans doute dans le fait que l’Allemagne, puissance réunifiée en 1870, fut écartée du dépeçage colonial de l’Afrique, au xix e siècle.
L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, — comme le reste de l’Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges — a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers.
Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste. En 1950 déjà, dans son « Discours sur le Colonialisme » le grand poète Aimé Césaire avait montré, avec le souffle puissant de sa parole, comment les guerres coloniales en Afrique et en Asie ont, en fait, « décivilisé » et « ensauvagé », dit-il, l’Europe ».

En pleine guerre d’Algérie, pour ma part, par contre, j’ai bénéficié de chaleureux dialogues avec de grands maîtres des années cinquante : Louis Massignon, islamologue de rare qualité, pour mes recherches alors en mystique féminine, du Moyen Âge, l’historien Charles André Julien qui fut mon Doyen à l’Université de Rabat autour de 1960, enfin le sociologue et arabisant, Jacques Berque qui me réconfortait, hélas, juste avant sa mort, en pleine violence islamiste de la décennie passée contre les intellectuels., en Algérie.
J’ajouterai à cette liste, le discret ami d’autrefois, Gaston Bounoure qui, d’Égypte, venant finir sa carrière de professeur au Maroc, était l’un des rares à m’encourager dans mes débuts de romancière ; de même, un peu plus tard, le poète Pierre Emmanuel qui siégea parmi vous.
Je terminerai surtout avec deux femmes qui m’avaient communiqué auparavant la force d’être ce que je suis c’est-à-dire un auteur d’écriture française : l’une, Madame Blasi, au collège de Blida, par sa simple lecture des poèmes de Baudelaire — j’avais onze ans-—, l’autre à Paris, le professeur Dina Dreyfus dont l’enseignement de Descartes et de Kant me transmit un peu de rigueur, j’en avais dix-neuf...
Je voudrais ajouter, en songeant aux si nombreuses Algériennes qui se battent aujourd’hui pour leurs droits de citoyennes, ma reconnaissance pour Germaine Tillon, devancière de nous toutes, par ses travaux dans les Aurès, déjà dans les années trente, par son action de dialogue en pleine bataille d’Alger en 1957, également pour son livre Le harem et les Cousins qui, dès les années soixante, nous devint « livre-phare », œuvre de lucidité plus que de polémique.

Comme Georges Vedel, je me destinais à la philosophie. Passionnée, étais-je à vingt ans, par la stature d’Averroes, cet Ibn Rochd andalou de génie dont l’audace de la pensée a revivifié l’héritage occidental, mais alors que j’avais appris au collège l’anglais, le latin et le grec, comme je demandais en vain à perfectionner mon arabe classique, j’ai dû restreindre mon ambition en me résignant à devenir historienne. En ce sens, le monolinguisme français, institué en Algérie coloniale, tendant à dévaluer nos langues maternelles, nous poussa encore davantage à la quête des origines.
Ainsi, dirais-je, s’aviva mon « désir ardent de langue », une langue en mouvement, une langue rythmée par moi pour me dire ou pour dire que je ne savais pas me dire, sinon hélas dans parfois la blessure... sinon dans l’entrebâillement entre deux, non, entre trois langues et dans ce triangle irrégulier, sur des niveaux d’intensité ou de précision différents, trouver mon centre d’équilibre ou de tangage pour poser mon écriture, la stabiliser oui risquer au contraire son envol.
La langue française, la vôtre, Mesdames et Messieurs, devenue la mienne, tout au moins en écriture, le français donc est lieu de creusement de mon travail, espace de ma méditation ou de ma rêverie, cible de mon utopie peut-être, je dirai même ; tempo de ma respiration, au jour le jour : ce que je voudrais esquisser, en cet instant où je demeure silhouette dressée sur votre seuil.
Je me souviens, l’an dernier, en Juin 2005, le jour où vous m’avez élue à votre Académie, aux journalistes qui quêtaient ma réaction, j’avais répondu que « J’étais contente pour la francophonie du Maghreb ». La sobriété s’imposait, car m’avait saisie la sensation presque physique que vos portes ne s’ouvraient pas pour moi seule, ni pour mes seuls livres, mais pour les ombres encore vives de mes confrères — écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie qui, dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner... en langue française.
Depuis, grâce à Dieu, mon pays cautérise peu à peu ses blessures.

Il serait utile peut être de rappeler que, dans mon enfance en Algérie coloniale (on me disait alors « française musulmane ») alors que l’on nous enseignait « nos ancêtres les Gaulois », à cette époque justement des Gaulois, l’Afrique du Nord, (on l’appelait aussi la Numidie), ma terre ancestrale avait déjà une littérature écrite de haute qualité, de langue latine...
J’évoquerai trois grands noms : Apulée, né en 125 ap. J.C. à Madaure, dans l’est algérien, étudiant à Carthage puis à Athènes, écrivant en latin, conférencier brillant en grec, auteur d’une œuvre littéraire abondante, dont le chef d’œuvre L’Âne d’or ou les Métamorphoses, est un roman picaresque dont la verve, la liberté et le rire iconoclaste conserve une modernité étonnante.... Quelle révolution, ce serait, de le traduire en arabe populaire ou littéraire, qu’importe, certainement comme vaccin salutaire à inoculer contre les intégrismes de tous bords d’ aujourd’hui.
Quant à Tertullien, né païen à Carthage en 155 ap. J.C, qui se convertit ensuite au christianisme, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont son Apologétique, toute de rigueur puritaine Il suffit de citer deux ou trois de ses phrases qui, surgies de ce Il e siècle chrétien et latin, sembleraient soudain parole de quelque tribun misogyne et intolérant d’Afrique. Par exemple, extraite de son opus Du voile des vierges , cette affirmation : « Toute vierge qui se montre, écrit Tertullien, subit une sorte de prostitution ! », et plus loin, « Depuis que vous avez découvert la tête de cette fille, elle n’est plus vierge tout entière à ses propres yeux ».
Oui, traduisons le vite en langue arabe, pour nous prouver à nous-même, au moins, que l’obsession misogyne qui choisit toujours le corps féminin comme enjeu n’est pas spécialité seulement « islamiste ! »
En plein iv e siècle, de nouveau dans l’Est algérien, naît le plus grand Africain de cette Antiquité, sans doute, de toute notre littérature : Augustin, né de parents berbères latinisés... Inutile de détailler le trajet si connu de ce Père de l’Église : l’influence de sa mère Monique qui le suit de Carthage jusqu’à Milan, ses succès intellectuels et mondains, puis la scène du jardin qui entraîne sa conversion, son retour à la maison paternelle de Thagaste, ses débuts d’évêque à Hippone, enfin son long combat d’au moins deux décennies, contre les Donatistes, ces Berbères christianisés, mais âprement raidis dans leur dissidence.
Après vingt ans de luttes contre ces derniers, eux qui seraient les « intégristes chrétiens » de son temps, étant plus en contact certes avec leurs ouailles parlant berbère, Augustin croit les vaincre : Justement, il s’imagine triompher d’eux en 418, à Césarée de Maurétanie (la ville de ma famille et d’une partie de mon enfance). Il se trompe. Treize ans plus tard, il meurt, en 431 dans Hippone, assiégée par les Vandales arrivés d’Espagne et qui, sur ces rivages, viennent, en une seule année, de presque tout détruire.
Ainsi, ces grands auteurs font partie de notre patrimoine. Ils devraient être étudiés dans les lycées du Maghreb : en langue originale, ou en traduction française et arabe.

Rappelons que, pendant des siècles, la langue arabe a accompagné la circulation du latin et du grec, en Occident ; jusqu’à la fin du Moyen Âge.
Après 711 et jusqu’à la chute de Grenade en 1492, l’arabe des Andalous produisit des chefs d’œuvre dont les auteurs, Ibn Battouta le voyageur, né à Tanger ; Ibn Rochd le philosophe commentant Aristote pour réfuter El Ghazzali, enfin le plus grand mystique de l’occident musulman, Ibn Arabi, voyageant de Bougie à Tunis et de là, retournant à Cordoue puis à Fez-La langue arabe était alors véhicule également du savoir scientifique (médecine, astronomie, mathématiques etc.) Ainsi, c’est de nouveau, dans la langue de l’Autre (les Bédouins d’Arabie islamisant les Berbères pour conquérir avec eux l’Espagne) que mes ancêtres africains vont écrire, inventer. Le dernier d’entre eux, figure de modernité marquant la rupture, Ibn Khaldoun, né à Tunis, écrit son Histoire des Berbères en Algérie ; au milieu du xiv e siècle. Il finira sa vie en 1406 en Orient ; comme presque deux siècles auparavant, Ibn Arabi.
Pour ces deux génies, le mystique andalou, et le sceptique inventeur de la sociologie, la langue d’écriture semble les mouvoir, eux, en citoyens du monde qui. préférèrent s’exiler de leur terre, plutôt que de leur écriture.
À quoi me sert aujourd’hui ma langue française ? Je me pose presque ingénument la question. Dès l’âge de vingt ans, j’avais choisi d’enseigner en université l’histoire du Maghreb.
Comme le Doyen Vedel, j’aime de cette profession l’indépendance intellectuelle qu’elle assure, ainsi que les contacts avec de jeunes esprits ; leur communiquer ce qu’on aime, rester en alerte avec eux qui vous aiguillonnent tandis que vous avancez en âge. Je n’ai fait, après tout, que prolonger l’activité de mon père qui, instituteur dans les années trente, en pleine montagne algérienne, seul dans une école où ne parvenait même pas la route, scolarisait en français des garçonnets, il y ajoutait des cours d’adultes, pour des montagnards de son âge auxquels il assurait une formation accélérée en français, les préparant ainsi à de petits métiers d’administration pour que leurs familles aient des ressources régulières.

Dès l’âge de mes quinze ans, j’ai adhéré à une conception fervente de la littérature. « J’écris pour me parcourir » disait le poète Henri Michaux . J’ai adopté, en silence, cette devise.
L’écriture m’est devenue activité souvent nocturne, en tout cas permanente, une quête presque à perdre souffle... J’écris par passion d’« ijtihad », c’est-à-dire de recherche tendue vers quoi, vers soi d’abord. Je m’interroge, comme qui, peut-être, après tout, comme le héros métamorphosé d’Apulée qui voyage en Thessalie : sauf que je ne veux retenir, de ce prétentieux rapprochement que la mobilité des vagabondages de ce Lucius, double de l’auteur, mon compatriote de dix-neuf siècles auparavant...
Est-ce que, me diriez vous, vous écrivez, vous aussi, métamorphosée, masquée et ce masque que pourtant vous ne cherchez pas à arracher, serait la langue française ?
Depuis des décennies, cette langue ne m’est plus langue de l’Autre- presqu’une seconde peau, ou une langue infiltrée en vous-même, son battement contre votre pouls, ou tout près de votre artère aorte, peut-être aussi cernant votre cheville en nœud coulant, rythmant votre marche (car j’écris et je marche, presque chaque jour dans Soho ou sur le pont de Brooklyn)... Je ne me sens alors que regard dans l’immensité d’une naissance au monde. Mon français devient l’énergie qui me reste pourboire l’espace bleu gris, tout le ciel.
J’aurais pu être, à la fin des années 1970, à la fois cinéaste de langue arabe, en même temps que romancière francophone. Malgré mes deux longs métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté, à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’état de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la décennie quatre-vingt-dix. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audio-visuelle.
Mais, de mes repérages pour quêter la mémoire des paysannes dans les montagnes du Dahra, en langue arabe ou parfois le berbère fusant au souvenir des douleurs écorchées— j’ai reçu une commotion définitive. Un ressourcement ; je dirais même une leçon éthique et esthétique, de la part des femmes de tous âges de ma tribu maternelle : elles se ressouvenant de leur vécu de la guerre d’Algérie, mais aussi évoquant leur quotidien. Leur parole se libérait avec des images surprenantes, des mini-récits amers ou drôles, laissant toujours affluer une foi âpre ou sereine, comme une source qui lave et efface les rancunes.

Réapprenant à voir, désirant transmettre dans une forme presque virgilienne, ce réel, j’ai retrouvé une unité intérieure, grâce à cette parole préservée de mes sœurs, à leur pudeur qui ne se sait pas, si bien que le son d’origine s’est mis à fermenter au cœur même du français de mon écriture. Ainsi armée ou réconciliée, j’ai pris tout à fait le large.
Or là bas, sur cette rive sud que j’ai quittée, qui regarde désormais sinon chaque femme qui n’avait pas autrefois droit de regard, à peine de marcher en baissant les yeux, en s’enveloppant face, front et corps tout entier de linge divers, de laines, de soies, de caftans ? Corps mobile qui, alors que la scolarisation des filles de tous âges s’impose dans les moindres hameaux, semble encore plus sous contrôle ?
La jeune femme architecte dans La Nouba des femmes du mont Chenoua, revient dans sa région d’enfance. Son regard posé sur les paysannes quête l’échange de paroles ; leurs conversations s’entrelacent.
Est-ce par hasard que la plupart des œuvres de femmes, au cinéma, apportent au son, à la musique, au timbre des voix prises et surprises, un relief aussi prégnant que l’image elle-même ? Comme s’il fallait s’approcher lentement de l’écran, le peupler, mais porté par une voix pleine, dure comme une pierre, fragile et riche comme un cœur humain.

Ainsi suis-je allée au travail d’images-sons, parce que je m’approchais d’une langue maternelle que je ne voulais plus percevoir qu’en espace, tenter de lui faire prendre l’air définitivement ! Une langue d’insolation qui rythmerait au dehors des corps de femmes circulant, dansant, toujours au dehors, défi essentiel.
Quant à la langue française, au terme de quelle transhumance, tresser cette langue illusoirement claire dans la trame des voix de mes sœurs ? Les mots de toute langue se palpent, s’épellent, s’envolent comme l’hirondelle qui trisse, oui, les mots peuvent s’exhaler, mais leurs arabesques n’excluent plus nos corps porteurs de mémoire.
Dire, sans grandiloquence, que mon écriture en français est ensemencée par les sons et les rythmes de l’origine, comme les musiques que Bela Bartok est venu écouter en 1913, jusque dans les Aurès. Oui, ma langue d écriture s’ouvre au différent, s’allège des interdits paroxystiques, s’étire pour ne paraître qu’une simple natte au dehors, parfilée de silence et de plénitude.

Mon français s’est ainsi illuminé depuis vingt ans déjà, de la nuit des femmes du Mont Chenoua. Il me semble que celles-ci dansent encore pour moi dans des grottes secrètes, tandis que la Méditerranée étincelle à leurs pieds. Elles me saluent, me protègent. J’emporte outre Atlantique leurs sourires, images de « shefa’ », c’est-à-dire de guérison. Car mon français, doublé par le velours, mais aussi les épines des langues autrefois occultées, cicatrisera peut-être mes blessures mémorielles.
Mesdames et Messieurs, c’est mon vœu final de « shefa’ » pour nous tous, ouvrons grand ce « Kitab el Shefa’ » ou Livre de la guérison (de l’âme) d’Avicenne/Ibn Sina, ce musulman d’Ispahan dont la précocité et la variété prodigieuse du savoir, quatre siècles avant Pic de la Mirandole, étonna lettrés et savants qui suivirent...
Je ne peux m’empêcher pour conclure, de me tourner vers François Rabelais, « le grand traverseur des voies périlleuses », comme l’appelle François Bon-Rabelais donc qui, à Montpellier, pour ses études de médecine, dut se plonger dans ce Livre de la guérison. Dans sa lettre de Gargantua à Pantagruel, en 1532, c’est-à-dire un siècle avant la création de l’Académie par le cardinal de Richelieu, était déjà donné le conseil d’apprendre « premièrement le grec, deuxièmement le latin, puis l’hébreu pour les lettres saintes, et l’arabe pareillement. » Gargantua ajoutait aussitôt au programme : « du droit civil, je veux que tu saches par cœur tous les beaux textes ».
C’est pourquoi, Mesdames et Messieurs, j’imagine qu’en ce moment, au dessus de nos têtes, François Rabelais dialogue dans l’Empyrée avec Avicenne, tandis que je souris, ici au Doyen Vedel auquel grâce à vous, aujourd’hui, je succède.
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samedi, juin 10, 2006

30- B. SANSAL- Poste restante: Alger - Partie 1

A tous ceux qui en Algérie n’ont pas la possibilité de le lire, voici ci-après en quatre parties le dernier de Sansal. A.H.
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PREMIERE PARTIE


BOUALEM
SANSAL

Poste restante :
Alger
Lettre de colère et d'espoir
à mes compatriotes

GALLIMARD


A la mémoire de Mohamed Boudiaf
Président de l’Algérie de janvier à juin 1992
Assassiné à Annaba le 28 juin 1992
Par un officier de la garde présidentielle


Editions Gallimard, 2006





BOUALEM SANSAL
Poste restante : Alger

Lettre de colère et d'espoir
à mes compatriotes

« En France, où vivent beaucoup de nos compatriotes,
les uns physiquement, les autres par le truchement
de la parabole, rien ne va et tout le monde le crie à
longueur de journée, à la face du monde, à commen-
cer par la télé. Dieu, quelle misère ! Les banlieues
retournées, les bagnoles incendiées, le chômage endé-
mique, le racisme comme au bon vieux temps, le froid
sibérien, les sans-abri, l’ETA, le FLNC, les islamistes,
les inondations, l'article 4 et ses dégâts collatéraux, les
réseaux pédophiles, le gouffre de la sécurité sociale, la
dette publique, les délocalisations, les grèves à répé-
tition, le tsunami des clandestins... Mon Dieu, mais
dans quel pays vivent-ils, ces pauvres Français? Un
pays en guerre civile, une dictature obscure, une
République bananière ou préislamique?
A leur place, j'émigrerais en Algérie, il y fait chaud,
on rase gratis et on a des lunettes pour non-voyants. »

Boualem Sansal, qui vit près d'Alger, a publié quatre
Romans aux Editions Gallimard.

9 782070776849 ~06-III A77684 ISBN 2-07-077684-0 5,50 €
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Le prix du silence 11
Quand l'espoir était possible 14
Le temps du système D et des formules toutes faites 18
Le temps des censeurs 21
Le temps de la colère et des mises au point 25
Des Constantes nationales et des vérités naturelles 29
- Le peuple algérien est arabe 32
- Le peuple algérien est musulman 34
- L'arabe est notre langue 37
- La guerre de libération et son histoire 43
La paix des cimetières et le retour des tueurs 46
Notre place dans le monde et notre regard sur lui 49
L'Histoire repensée 51
Le temps qu'il fera demain 55
Remerciements 59
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Alger, le 1er janvier 2006





Sœurs et frères,

Mes chers compatriotes,

Mes bons amis,


Le prix du silence


Au fond, jamais nous n'avons eu l'occasion de nous

parler, je veux dire entre nous, les Algériens, librement,

sérieusement, avec méthode, sans a priori, face à face,

autour d'une table, d'un verre. Nous avions tant à nous

dire, sur notre pays, son histoire falsifiée, son présent

émietté, ravagé, ses lendemains hypothéqués, sur nous-

mêmes, pris dans les filets de la dictature et du matra-

quage idéologique et religieux, désabusés jusqu'à

l'écœurement, et sur nos enfants menacés en premier

sous pareil régime.


C'est bien triste. Et dommageable, le résultat est là.

Une vie entière est passée, deux peut-être, davantage

sans doute, et encore nous nous taisons, chacun dans

son coin, avec chez certains, toujours les mêmes, nos

grands dirigeants, perchés au-dessus de nos têtes, cet

insupportable mépris au coin des lèvres qui est leur

marque de fabrique, souriant à la ronde à la manière de

11



ces vieux crocodiles qui tournent inlassablement

autour du marigot, la gueule ouverte, l'œil inhumain, la

queue prête à fouetter.


Il y a longtemps, trop longtemps on va dire, que nous

ne nous sommes pas parlé. Comment mesurer le temps

écoulé si personne ne bouge, si rien ne vient, si rien ne

va ? Constater l'arrêt est un progrès, cela implique cette

chose banale et fantastique que quelque part, quelqu'un,

un jour, vous, moi, un autre, a dû s'entendre dire :

« Dieu, où en sommes-nous après tant d'années livrées

au silence ? » ou simplement : « Que se passe-t-il en ces

lieux ? » Terribles questions. Des hommes sont morts

sans savoir, et d'innombrables enfants arrachés à la vie

avant d'apprendre à marcher, et des villes entières, qui

furent belles et enivrantes, ont été atrocement défigu-

rées. Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu,

par le fait de notre silence, synonyme de terreur et de

dérision et nos enfants le fuient comme on quitte un

bateau en détresse. Et combien de touristes l'évitent à

toutes jambes ! La beauté de nos paysages et notre

hospitalité légendaire ne font pas le poids devant les

mises en garde des chancelleries et les alarmes insoute-

nables des médias et des ONG. Nous voilà seuls, à tour-

ner en rond, ressassant d'antiques lamentations.


Mais peut-être aussi avons-nous cessé de nous parler

parce que personne n'écoutait l'autre. La rumeur galo-

pante, l'ivresse du vide, le bourdonnement lancinant de

nos rues, l'imposante étroitesse de nos grands esprits,

les flonflons, les prêches, les harangues, les crises, les

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terrorismes, les détournements et les famines qui ont

décimé plus que l'économie ne l'autorisait, les pénuries

qui ont occupé nos vies si courtes, les corvées d'eau, les

deuils, les queues devant les juges, le regard hypnoti-

sant des surveillants ont leur part d'explication dans

notre aphonie, c'est vrai. Combien excusables sommes-

nous de ne pas savoir parler et courir à la fois ! Pense-

t-on à tirer des plans sur la comète lorsqu'on est assailli

par le malheur au quotidien et que la grande affaire, la

véritable urgence, la ruse de chaque instant, consiste à

échapper à la mort, à tromper le bourreau, à se garder

des catastrophes, à contourner les plantons, à gagner

du temps tout simplement. Je parle de la mort en géné-

ral, et du temps qui nous fut imparti pour vivre, la mort

de l'homme dans sa chair, son âme, sa mémoire, ses

pauvres lendemains, mais aussi du reste, le cadre de

vie, le quartier, le dernier refuge, les valeurs, les institu-

tions, pendant que ceux-là, perchés au-dessus de nos

têtes, souriant avec plus de cruauté et de fatuité, les tar-

tufes, les pieuvres, les jusqu'au-boutistes, s'emploient à

détruire en ces terres jusqu'aux mythes fondateurs du

genre humain. Ils ne se gênent pas pour le dire : ils sont

nés avant nous, les Béni Adam, les Fils d'Adam.


Pourtant, nous eûmes des moments de répit, et de

grâce, et certainement plus que d'autres peuples, bien

moins lotis que nous. Pauvre Rwanda, pauvre Kaboul,

pauvre Tchétchénie, pauvre Haïti, où le malheur se dis-

sipe dans les brumes de l'éloignement. L'Algérie, c'est

autre chose, elle est là, au cœur du monde, c'est un

grand et beau pays, riche de tout et de trop, et son his-

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toire a de quoi donner à réfléchir : mille peuples l'ont

habitée et autant de langues et de coutumes, elle a bu

aux trois religions et fréquenté de grandes civilisations,

la numide, la judaïque, la carthaginoise, la romaine, la

byzantine, l'arabe, l'ottomane, la française, elle a guer-

royé tant et plus, ses cimetières regorgent de noms exo-

tiques, ses campagnes, ses montagnes et ses cités sont

riches de vestiges fabuleux, et encore n'a-t-elle pas fini

de se recenser et de se connaître.


Et voilà qu'aujourd'hui, nous en sommes là, hagards

et démunis, immobiles et penauds, n'ayant plus rien à

renier ou à aimer. La surprise, le vertige, les entour-

loupes à l'entame de chaque nouvelle ère, le suspense

haletant du feuilleton, je ne vois pas une autre explica-

tion à notre silence. Je ne dis pas lâcheté, nous n'avions

ni arme, ni galon, pas même un peu de cette folie

ardente qui agite les désespérés du bout du monde,

pour renverser la table et prendre le micro. Quand on

est sans voix, on est lent à la détente. Il y a aussi que

nous sommes des hommes de paix, la nature nous a

faits ainsi, patients et crédules, parfois versatiles et

insouciants, et le cas échéant, futiles et chatouilleux.

Le mal a submergé le bien sous nos yeux, rien n'est

plus tragique.


Quand l'espoir était possible

Soyons justes, il y eut des périodes de réelle embellie,

républicaines dans la forme, sympathiques dans le

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fond, de vraies bénédictions, souvenons-nous, quelques

éclairs au temps de Boumediene le ténébreux, vers la

fin de son règne de fer, lorsqu'il nous invita à venir cri-

tiquer son projet de Charte nationale (la Tarte natio-

nale, chuchotait-on sous les porches), ce que nous

fîmes avec délice et brio... et inutilement, la bible a été

vendue en l'état, à l'unanimité, nous en avons tous des

exemplaires sur nos tables de chevet ou la trace dans

les méandres de nos cerveaux. Un peu plus au temps du

président Chadli, le gandin magnifique dit Jeff Chand-

ler parce qu'il avait une bonne bouille de cow-boy som-

nolant, qui nous a tant fait rire avec la devise par

laquelle il inaugura son long règne de roi fainéant :

Pour une vie meilleure, que les jeunes rebelles d'Alger,

de vrais poètes soucieux de vérité et de bonnes rimes,

ont aussitôt reprise en chaussant leurs Adidas : Pour

une vie meilleure, ailleurs ; c'est malheureux que de la

bonne graine antifasciste comme ça soit allée se perdre

dans des pays libres. Et pas mal au temps du président

Boudiaf, le preux, l'innocent qui a cru que le pandémo-

nium céderait devant la sainteté, et qui, hélas, mille fois

hélas, n'a survécu que six mois à la tête de l'Etat. Nous

en avons eu nettement moins depuis, il est vrai, l'His-

toire s'étant accélérée jusqu'à trébucher et l'agora a

fermé ses portes. Il y eut une guerre civile (1992-1999),

deux cent mille morts, des dégâts incalculables, quatre

coups d'Etat, du remue-ménage dans le sérail, le tout

accompagné d'un pillage systématique du pays. Puis

tout s'est arrêté. Sous le règne de M. Bouteflika, arrivé

au pouvoir quelques mois avant son élection triom-

phale en 1999, il a été procédé à la casse de tous les

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thermomètres. Hors son propre mal et celui des siens,

on ne sait rien de l'état de santé du pays et de ses habi-

tants. Certains parlent de «mort clinique», d'autres de

« paradis sur terre », ce qui, au fond, revient au même.


Oui, disais-je, de vraies bénédictions, les promesses

étaient bien timbrées, les mesures arrivaient à point, les

chiffres couvraient des significations non loin d'être

concrètes et les éloges des clercs de même que nos

applaudissements plébéiens ne sonnaient pas forcé-

ment faux. Je me souviens que nous n'étions pas peu

fiers de nous voir bientôt sortir de l'auberge des songes

creux et nous lancer à la conquête du monde libre au

nom de la Révolution algérienne et de la nation arabe,

avec, pour arme absolue, le génie du raïs.


Ces périodes, bien que rares, furent pourtant assez

longues pour autoriser une vraie démarche, une révi-

sion complète de nos idées, une remise en perspective

de nos vieilles théories. Las, le train est passé avant

nous. Etions-nous déjà si décalés, l'effort nous rebutait-

il tant ? Peut-être et peut-être pas, la partie était loin

d'être facile, et sans doute avons-nous été, une fois de

plus, pris de vitesse. En 1988, en ces jours d'octobre

héroïques et fumants, donc de soulèvement antifasciste

décisif, nos jeunes eurent à peine le temps d'incendier

les murs de l'administration et les magasins d'Etat que

tout est rentré dans l'ordre. Le bruit des bottes et

l'odeur de la poudre hanteront longtemps nos nuits. Et

aussi, le souvenir des disparus. Vous souvenez-vous

encore de ce mois fabuleux, de ces jours électriques, de

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ces heures vertigineuses où tout paraissait possible :

renverser la dictature du parti unique, le FLN, chasser

le tyran de son fauteuil, prendre notre destin en main,

nous ouvrir au monde ? Nous étions enfin dans le mou-

vement de l'Histoire, comme nous le fûmes en 1954, au

début de la guerre de libération, comme le furent ces

dernières années les pays du bloc de l'Est qui un à un se

sont affranchis de leurs vieilles et monolithiques dicta-

tures. Le rêve a duré cinq jours, pas un de plus, et la

machine totalitaire a repris le dessus. Quelle tristesse

de voir nos villes saccagées, nos bus, nos trains trans-

formés en carcasses noircies, nos jeunes émeutiers

hagards, et que rien n'avait changé !


En règlement du solde, il nous fut accordé de dire ce

que nous voulions à la fin. Nous sommes-nous pour

autant parlé, avons-nous accordé nos violons, avons-

nous fait face comme un seul homme ? II faut le dire

honnêtement, nous avons versé dans l'absolutisme et la

précipitation, nos revendications sont parties dans toutes

les directions et elles étaient rien de moins que folles : la

charia ou la mort, l'islam et la liberté, la démocratie

pleine et entière sur-le-champ, le parti unique à per-

pète, le marché et l'Etat, l'autarcie et l'économie de

guerre, le communisme plus l'électricité, le socialisme

plus la musique, le capitalisme plus la fraternité, le libé-

ralisme plus l'eau au robinet, la révolution permanente,

l'arabité avant tout, la berbérité de toujours... Que

d'idées, que d'idées ! Cent cinquante partis échevelés,

dont le FIS, le Front islamique du salut, ont vu le jour

avant que nous ayons fini de rêver. Quelle astuce

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géniale que cette prolifération cancéreuse pour tuer

l'œuf dans la poule ! Quelle sublime idée que la création

d'un deuxième front, le monstrueux FIS, pour redorer

le blason du vieux front, l'inusable FLN ! « II y a péril en

la demeure ! » criait-on. Des voix lointaines. Nous

n'avons pas entendu, le cri venait de l'étranger. « Ingé-

rence, ingérence ! » hurlait-on au sommet de la pyra-

mide et jusque dans le plus lointain douar du pays

profond ayant le télex. « On coupera par le milieu », fut

la décision des pilotes. Et nous voilà gros-Jean comme

devant, moitié libres, moitié coulés dans le béton.


Le temps du système. D

et des formules toutes faites


À quoi avons-nous occupé ces temps bénis ? C'est

triste à dire : à rien, de petites choses, bricoler des

antennes, courir de-ci de-là, trouver des visas, glaner

des trucs, de la pièce de rechange, la récup, stocker des

vivres pour l'hiver, puis à nous moquer les uns des

autres, à refaire le désordre mondial, à nous voter

des satisfecit, à applaudir le chef, à nous renseigner sur

le suivant, à tuer le temps.


« Nous étions au bord du précipice mais nous avons

fait un grand pas en avant », claironnait le chef du FLN,

en ces temps primitifs où vivre et construire le pays

consistait à mendier son pain et à scander des slogans

sous le regard énamouré de la Securitate. Rien de nou-

veau sous le soleil d'Alger. Ailleurs, ça bougeait un peu

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par-ci, ça grondait un peu par-là, en Kabylie (encore elle),

dans le Sud, les Aurès, le long des frontières, dans les

villes, les villages, les douars perchés sur les djebels, bref

partout où deux malheureux pouvaient se rencontrer, des

émeutes, des enlèvements, des meurtres, de la torture

comme en ce bon vieux temps de la guerre de libération,

et plein d'autres éclats de derrière les fagots. Nous l'ap-

prenions après coup comme on apprend sur le tard de

vieux secrets de famille. Des choses à ne pas croire. « Les

bruits de la campagne c'est du foin, tout se joue dans la

capitale », pensions-nous en haussant les épaules.


Dans le groupe d'amis qui était le mien, nous étions

ainsi devenus, bêtement dilettantes, un jour maniaco-

dépressifs, un autre fiers comme Artaban, j'ai honte de

le dire, mais au diable la honte. Notre boute-en-train,

un tournebroche comme on les connaît par ici, persi-

fleur infatigable, jamais à court de salive et d'une luci-

dité maladive, nous esquintait le moral avec ses

formules gratinées. Nous railler n'était pas difficile, il

suffisait de nous regarder. Il ne nous manquait que la

retraite pour aller mourir dans le vieux village de nos

aïeux. Nous avions vingt ans et plus d'espoir du tout.


Un jour, il est parti en Espagne pour un stage de trois

semaines, il y est encore, cela fait trente ans. Il s'appe-

lait Belkacern, je profite de l'occasion pour le prier de

nous donner de ses nouvelles. Est-il riche, est-il heu-

reux, a-t-il des enfants, voyage-t-il beaucoup, s'est-il

adapté comme nous, a-t-il changé de nom, et comment

a-t-il fait pour réussir son coup ?

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Sacré loustic, il nous a laissé ses formules qui, mal-

gré l'usure du temps, continuent de nous saper le

moral. «Votre place est à Sèvres, pas à Alger! », « Tel

qui pleure lundi, dimanche pleurera, affaire

d'habitude », étaient ses flèches favorites. « Buvez du

curare, ça repose », disait-il en avalant cul sec son gou-

dron à la caféine, dégoûté de nous voir si pleins de suf-

fisance et d'entrain après toute une journée à ne rien

faire. « Le pétrole ne manque pas, mettez-vous en

panne d'idées, ça fera des économies de phosphore »,

lançait-il au plus fort des conciliabules... « Et de mac-

chabées ! » ajoutait-il derrière la main au moindre mou-

vement suspect du cafetier chez qui nous passions nos

fins de journées et nos soirées d'été.


Je suppose que chacun de vous, chers compatriotes,

mes bons amis, a eu dans son groupe pareil tourne-

broche et que vos formules ne sont pas loin de ressem-

bler aux nôtres, puisque aussi bien les bons refrains

faisaient le tour du pays le jour même de leur inven-

tion. C'est drôle, tout englués que nous étions, nos pen-

sées profondes comme les hâbleries de dernière minute

voyageaient à la vitesse de la lumière, en toute liberté.

Il y avait des retours, les ondes officielles, les meetings,

les paroles rapportées par les voisins des cousins des

chauffeurs ou les voisines des cousines des secrétaires.

On devrait les rassembler et les publier, l'Histoire

gagnerait en clarté.

Rappel en passant : Quel grand manitou a dit

« Nous mettrons vingt ans mais nous réussirons le plan

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quinquennal ! » ? C'est ainsi que nous finîmes par

oublier ce que nous attendions. Et un autre tout aussi

sérieux qui a dit: «La femme est un vaste sujet sur

lequel j'aimerais m'étendre mais cela peut attendre, la

Révolution a d'autres chats à fouetter » ? II y avait aussi

du bon, quoique sibyllin. Quel véritable ancien héros a

dit « Notre mission était de libérer l'Algérie, ce que nous

fîmes, il revient maintenant aux Algériens de se

libérer » ? Et tiens, une dernière pour la route : Quel

grand vizir a dit « Je suis kabyle, donc je suis arabe » ?

C'était gros, les cousins l'ont renié et les frères l'ont

remercié. Depuis, il chôme en haussant les épaules.

On pourrait en citer comme ça des tonnes, en qua-

rante années, l'Algérie a produit plus de dignitaires en

chapeau que de savants. Le hic est bien là, vous savez :

nos rares savants sont partis à l'étranger alors que, pour

ne pas changer, les gros bonnets continuent de pulluler

au-dessus de nos têtes.

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