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mercredi, mai 23, 2018

608_ PHILIP ROTH est mort hier mardi 22 mai 2018

Dédicace - in Vanityfair mars 2018

Comme tous les matins, avant d’entamer la journée – une journée ramadanesque (la 7° dans les yeux du diable) – j’ouvre boites mails, FB etc. Le post d’une amie, M.M., me saute le premier à la face. Un post avec ces simples mots et un photo empruntés à une autre ‘‘Facebookeuse’’ « Philip Roth est mort ». Autour de moi, je me trouve à Oran depuis une semaine, c’est encore le silence… La photo du post, en noir et blanc, signée Getty images, représente l’écrivain assis sur un fauteuil en cuir, la main droite est posée sur le visage, le pouce sous le menton, le majeur sur la lèvre.
Son regard est sombre, porté au loin. A quoi pense-t-il ? Pas au prochain roman, cela fait près de dix ans qu’il a décidé d’arrêter d’écrire, « Némésis sera mon dernier livre », déclarait-il à Nelly Kaprièlan (Les Inrockuptibles,‎ N° 881 du 7 octobre 2012). A quoi alors ? Peut-être au prix Nobel de littérature de cette année qui a été reporté et qui lui sera attribué l’an prochain à titre posthume ? Peut-être à une île du bout du monde où il compte se rendre pour le reste de ses jours, comme Gauguin, n’est-il pas après tout peintre à sa manière ? Il quitterait alors son très cher Connecticut, plus précisément sa ferme plusieurs fois centenaires du Connecticut. Non certainement pas. Pour rien au monde il ne se prêterait  à tel sacrilège. A quoi alors pense-t-il ? A nous ses lecteurs peut-être, tristes aujourd’hui d’apprendre sa disparition. Ce génie est un génie, un vrai. Combien d’hommes et de femmes ont tenté son style ? Combien sont-ils ceux qui l’ont étudié, filmé, interrogé, sans pouvoir aller au bout de l’insaisissable auteur ? Philip Roth est mort hier. Il avait 85 ans. Il nous a laissé une trentaine de romans et toute La Pléiade. Ses personnages, les Alexander Portnoy, Tarnopol, David Kepesh, Nathan Zuckerman et… Philip Roth (!), son autre double, nous font déjà signe de revenir vers eux. Ils nous manquent déjà.






 Lire aussi mes posts (détaillés)  :




dimanche, mai 20, 2018

607_ Edouard Louis







Je ne connaissais pas Edouard Louis (Eddy Bellegueule). Je l’ai découvert il y a quatre jours, mercredi 16 mai, en même temps que le MediapartLive avec Elias Sanbar autour des massacres perpétrés par l’armée israélienne à Gaza. Sur la même page figurait une vidéo entretien avec lui, Edouard Louis (https://www.youtube.com/watch?v=he6CWAHa278 )

Spontanément j’ai été saisi par ce flot de paroles sans fioriture, sans détour ni méandre, direct, vrai. Et c’est assez rare pour le noter. Edouard Louis (25 ans, Normale Sup, sociologue EHESS, écrivain) présente ici son troisième ouvrage (!) intitulé « Qui a tué mon père » sans interrogation. Car il sait qui l’a tué. C’est le système capitaliste qui broie les hommes, ce sont ses serviteurs zélés comme Sarkozy, Hollande, et Macron qui « enlève le pain de la bouche de mon père lorsqu'il supprime l'APL ». Un court et dense récit (roman ?)  « comme un monologue théâtral en forme de réquisitoire contre tous ceux qui, selon lui, ont rendu son père gravement malade, ‘‘presque mort’’ » (in Le Masque et la plume). J’en dirais plus certainement lorsque j’aurai lu ses trois livres : En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil 2014), Histoire de la violence (Seuil 2015) et Qui a tué mon père (Seuil 2018).






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Le masque et la plume France inter
Le troisième livre d’Edouard Louis, l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule s’intitule Qui a tué mon père. Il est très court (90 pages) et dense comme un monologue théâtral en forme de réquisitoire contre tous ceux qui, selon lui, ont rendu son père gravement malade, « presque mort ». 
Ce père ouvrier, alcoolique, violent, qui autrefois le frappait et le traitait de PD (relire le premier livre d'Edouard louis), l'écrivain le défend aujourd'hui contre, en général, "les dominants" : de Chirac à Macron, en passant par Sarkozy et Hollande... dont les systèmes ont humilié, brisé, broyé, réduit à la misère son père. Des noms de présidents qu'il veut "faire entrer dans l'histoire par vengeance". 
C'est un texte dédié à Xavier Dolan, commandé par Stanislas Nordey, inspiré évidemment par Pierre Bourdieu... Et où le fils dit enfin à son père qu'il l'aime - tout en se demandant s'il est normal d'avoir honte d'aimer. 

Arnaud Viviant : "le retour du social-traître"

Je me souviens que lorsque nous évoquions ici son précédent livre, Histoire de la violence, j'avais commencé mon intervention en disant "le retour du social-traître", ce qui avait beaucoup offusqué Nelly... Ce nouveau livre,finalement, montre que j'avais raison puisqu'il défend désormais son père alors que ce qui était offusquant dans Pour en finir avec Eddy Bellegueule, c'était justement la manière dont il incriminait ses parents d'être homophobes, fascistes (en tous cas d'extrême droite), racistes, sans jamais essayer de les comprendre. Et là, c'est exactement le mouvement inverse : c'est une tentative de compréhension qu'il fait par la politique ou même le politique, en incriminant des personnalités. 
Edouard Louis dit : 
Macron enlève le pain de la bouche de mon père lorsqu'il supprime l'APL. 
La politique, finalement, c'est de l'esthétique pour les dominants et de la pratique pour les pauvres. Ça les tue effectivement. C'est un texte très politique, ce qu'il n'avait jamais fait - c'est un vrai changement de position.
Après cela, je continue à penser que ce n'est pas un écrivain très intéressant à mes yeux. Je le pense depuis son premier live ; je n'ai jamais compris l'espèce de dithyrambe qu'il y avait autour d'Edouard Louis. Et là encore, je retrouve une espèce de maniérisme beaucoup hérité des tics de Marguerite Duras. 
Sur le problème de la vengeance, c'est très étonnant - il y a deux moments :
  1. Le moment où il est dans un bus et il écrit un texte nous disant "ça ne sert à rien de se venger" 
  2. Et puis, à la fin, il se venge. 
Il y a quand même toujours cette position chez lui que je trouve très paradoxale.

Nelly Kapriélian : "une sorte de "J'accuse" de la part d'un jeune homme de 25 ans"

Je le trouve très fort et, par sa seule existence, je pense que ça en fait un écrivain qui est important et qui compte aujourd'hui. 
On n'a pas une littérature qui donne les noms des politiques comme ça. Je me rappelle avoir interviewé Régis Jauffret pour son livre sur DSK, il ne savait pas s'il devait dire son nom ou pas dans le livre. Là, Edouard Louis y va, il en fait un objet littéraire. 
Il y a une littérature engagée française qui existe mais pas une littérature de confrontation. Prendre le lecteur et lui mettre le nez sur ce que c'est que la politique et comment celle-ci touche les plus faibles et les plus démunis… Nous, dans une classe sociale moyenne, finalement, on peut ne pas se rendre compte que certaines lois de Sarkozy vont faire qu'un ouvrier qui a eu le dos broyé à cause d'une machine qui lui est tombé dessus soit obligé d'aller à quarante kilomètres de chez lui être balayeur... et que ça va encore plus, évidemment, endommager son corps et le mener à une mort certaine... Je trouve que c'est absolument primordial de l'écrire ! Ça n'existe pas dans la littérature française contemporaine à ce point ! 
La façon dont il écrit tous ces souvenirs avec son père sont absolument magnifiques et extrêmement touchants ; on voit se dessiner en effet une personnalité double du père qui à la fois essaye d'être le dur d'En finir avec Eddy Bellegueule et, en même temps, un homme sensible qui doit renoncer à sa sensibilité. C'est aussi ce qui va le pénaliser : ce qui va lui faire arrêter ses études, c'est de vouloir être un garçon, un vrai, un dur, et pas ce qui risquerait d'être appelé "un pédé". Je trouve que nous montrer ça, c'est très fort. 

Olivia de Lamberterie : "un retournement spectaculaire et complètement mystérieux"

Je trouve que ce n'est pas tout à fait un livre, ce sont des textes pour le théâtre. 
Il me semble qu'il y a un chaînon manquant parce que ce n'est pas un livre qu'on peut lire, comme ça, tout seul : c'est un livre qui s'inscrit dans la suite des deux précédents, et je trouve qu'on a du mal à comprendre comment cet homme qui a été si à charge contre son père, tout à coup, adopte une attitude très contraire. Il y a un nœud qu'on ne comprend pas. Dans le premier livre, il expliquait comment il avait été perpétuellement blessé par son père. Et là, par un retournement spectaculaire et complètement mystérieux, il explique comment c'est lui qui finalement blessait son père. 
Ce n'est pas très bien écrit, excusez-moi, mais je trouve qu'il y a un vrai problème d'écriture et que ça ne me semble pas du tout de la littérature. Et que la deuxième partie pour nommer les coupables : mais c'est ce qu'on lit dans les journaux toute la journée ! Il découvre tout d'un coup que la politique a une incidence dans la vie des gens ! 

Jean-Claude Raspiengeas : "c'est le retour du Refoulé"

L'explication que vous cherchez, elle me semble simple : c'est vraiment le retour du refoulé, avec la vraie violence que ça suppose. 
Je suis assez d'accord, je ne trouve pas que ce soit très bien écrit, mais peu importe, on n'en est pas là.  C'est à la fois un livre coup de poing, un cri de rage, un sanglot mal contenu. C'est un livre évidemment d'amour filial - retour du refoulé d'un seul coup, il comprend ce qu'il s'est passé et après il y a en effet ce fameux "J'accuse". 
Sur l'histoire de la masculinité, c'est assez intéressant, il dit, en gros : "C'est une classe maudite, oubliée". Des gens acculés à la solitude, au désespoir social et qui s'enferment dans une forme de masculinité brutale, fermés sur eux-même, dont a souffert Édouard Louis. 
Ensuite, il y a cette déclaration d'amour qui surgit dans le livre et qui me semble être le sommet de ce retour du refoulé. 
Après, il reprend ses esprit et il reprend le cours des choses pour arrive à ce "J'accuse" :
  1. Ce n'est pas nouveau 
  2. Ce n'est pas de l'insincérité mais il y a une part de posture chez Édouard Louis dont il n'arrive pas à se débarrasser.
Je lui accorde une chose, une chose très belle dans le livre : c'est d'expliquer à quel point l'histoire politique d'un pays peut se comprendre à la façon dont les corps sont abîmés. Je trouve ça très beau 
Mais après, quand il fait l'énumération des politiques qui sont responsables de ça - très bien. Mais il dit "je l'écris pour qu'en Inde, au Brésil, on le sache" : avec ce texte qui ne fait que 90 pages, il a l'impression que le monde entier va le lire. Moi je pense qu'il est un peu victime de son entourage qui lui fait croire qu'en effet qu'il est un grand écrivain.
In : https://www.franceinter.fr/emissions/le-journal-de-8h-du-week-end/le-journal-de-8h-du-week-end-20-mai-2018
https://www.franceinter.fr/livres/qui-a-tue-mon-pere-que-vaut-le-j-accuse-d-edouard-louis


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Le « J’accuse » d’Edouard Louis

9 mai 2018 Par La rédaction de Mediapart
Édouard Louis était l’invité de l’émission Boomerang sur France Inter pour évoquer Qui a tué mon père, son nouveau livre, sous forme de réquisitoire, qui vient de paraître. L’occasion pour le sociologue et écrivain de régler ses comptes avec les hommes politiques en général et Emmanuel Macron en particulier.
Depuis En finir avec Eddy Bellegueule, il y a quatre ans, il continue d’analyser les mécanismes de la violence et de la domination sociale.  Édouard Louis était l’invité de l’émission Boomerang sur France Inter pour évoquer Qui a tué mon père, son nouveau livre, sous forme de réquisitoire, qui vient de paraître. Dans ce court texte, Édouard Louis, déclare son amour à son père et dresse la liste des hommes politiques responsables de sa chute.
L’émission est l’occasion pour le sociologue et écrivain de régler de nouveau ses comptes avec les hommes politiques en général et Emmanuel Macron en particulier. « Ce à quoi on assiste en ce moment en France, c’est la fin de la honte. Macron, c’est quelqu’un qui n’a plus honte. Avec Macron on peut insulter les classes populaires, dire que ce sont des fainéants, qu’ils bloquent le pays, qu’ils ne sont que des assistés », juge celui qui reproche à ses propres collègues de ne pas s’emparer du sujet. « Les romanciers écrivent comme si la politique n’existait pas. Comme si nos corps n’étaient pas soumis à la politique. »
In : https://www.mediapart.fr/journal/france/090518/le-j-accuse-d-edouard-louis
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Boomerang
lundi 7 mai 2018
par Augustin Trapenard

Edouard Louis accuse



Il est sociologue et écrivain. Depuis "En finir avec Eddy Bellegueule", il y a quatre ans, il continue d’analyser les mécanismes de la violence et de la domination sociale. "Qui a tué mon père", son nouveau livre, sous forme de réquisitoire, vient de paraitre. Edouard Louis est l'invité d'Augustin Trapenard.
"L'histoire de ton corps accuse l'histoire politique"
Dans ce court texte, Edouard Louis, déclare son amour à son père et dresse la liste des hommes politiques responsables de sa chute. On parlera de l'importance du politique, de la construction du masculin, et aussi du pouvoir de l'art et des mots.  
https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-07-mai-2018



Tous les livres d’Édouard Louis pourraient s’appeler « Histoire de la violence », comme son deuxième roman. Avec Qui a tué mon père, voilà le troisième temps d’un récit entamé en 2014. Mais ce n’est pas le moment du happy end, de la résolution des conflits, c’est au contraire celui où la colère s’affûte.

Lire aussi

  • Eddy Bellegueule, de l'évasion à la dévoration Par Dominique Conil
  • Edouard Louis s'évade encore Par Dominique Conil
I. En finir avec Eddy Bellegueule : une enfance et une adolescence dans un village de la Somme, années 1990-2000 ; ce que c’est de grandir homosexuel, et pauvre, comment cela suppose de composer avec la honte, les humiliations, les sévices aussi.
II. Retournements, avec Histoire de la violence : alors qu’il habite désormais dans le centre de Paris, Édouard Louis est victime d’un viol, de la rage d’un amant d’un soir qu’il surprend en train de le voler. Il est devenu l’objet de la convoitise et de la haine de plus démuni que lui. Mais l’écrivain est aussi celui qui a voulu échapper à sa classe, et le paie.
III. Qui a tué mon père : retour aux origines, au temps de l’enfance en Picardie, à ce que ce père lui-même a subi.
Qui a tué mon père est un livre en trois actes : parce qu’il s’agit de littérature, bien sûr, et que la littérature n’est pas une coquetterie pour emballer de sales petites histoires personnelles, c’est un dispositif d’écriture pour raconter ce qui ne saurait l’être autrement ; ici, pour éclairer les lignes de tension, faire apparaître la circulation de la violence, diffuse, profuse, complexe ; pour ne pas se tromper dans la désignation des coupables. Trois actes, pour déplacer les points de vue, observer la violence de chacun : le père, le fils, les politiques publiques. Le temps de comprendre comment celui qui inflige la souffrance peut aussi être une victime, comment celui qui la subit peut aussi s’avérer dangereux. Trois actes enfin pour élaborer une vengeance qui porte : un acte d’accusation.
Il y a donc une dramaturgie à l’œuvre. Le livre est d’ailleurs dédicacé à Xavier Dolan, qui en 2016 adaptait Juste la fin du monde, la pièce de Jean-Luc Lagarce à laquelle Édouard Louis a emprunté une partie de son nom de plume : une proposition de travail pour une mise en scène à venir ?
Qui a tué mon père s’ouvre sur un genre de didascalie indiquant qu’il pourrait être « un texte de théâtre », alors que les livres précédents se présentaient comme des romans. « Un père et un fils sont à quelques mètres l’un de l’autre dans un grand espace, vaste et vide. Peut-être qu’il neige. Peut-être que la neige les recouvre petit à petit jusqu’à les faire disparaître. » C’est Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès versant Nord, sauf que seul l’un des deux personnages a la parole, le fils : « Le fait que seul le fils parle et seulement lui est une chose violente pour eux deux. »
Le père est celui qui ne parle pas, et que le titre du livre range parmi les morts. Il est pourtant encore vivant, mais si abîmé physiquement qu’il l’est à peine, et puis le fils ne sait plus qui il est : « (je parle de toi au passé parce que je ne te connais plus. Le présent serait un mensonge.) » Ce père est cet homme dont le fils, toute son enfance, a espéré l’absence ; cet homme à qui le fils ne parlait guère : « D’une manière générale, quand je repense au passé et à notre vie commune, je me souviens avant tout de ce que je ne t’ai pas dit, mes souvenirs sont ceux de ce qui n’a pas eu lieu. »
Qui a tué mon père ne cherche ni à réparer ni à agonir ce père en lui racontant ce qui a été tu. C’est moins une « lettre au père » qu’une lettre pour le père. Pas un livre pour lui parler, mais un livre qui parle pour lui, pour ce père à qui il ne manque pas seulement la parole : il se définit constitutivement par ce qu’il n’a pas.
« Quand j’y pense aujourd’hui, j’ai le sentiment que ton existence a été, malgré toi, et justement contre toi, une existence négative. Tu n’as pas eu d’argent, tu n’as pas pu étudier, tu n’as pas pu voyager, tu n’as pas pu réaliser tes rêves. Il n’y a dans le langage presque que des négations pour exprimer ta vie. Ta vie prouve que nous ne sommes pas ce que nous faisons, mais qu’au contraire nous sommes ce que nous n’avons pas fait. »
Dans En finir avec Eddy Bellegueule, la force de l’écrivain était d’emblée de savoir composer avec la violence, la subir, l’affronter, la décrire, sans s’épargner lui-même. Le roman opérait une mise à mort intime – exhibait une identité honnie pour mieux l’abandonner. Dans ce troisième livre, la mise à mort du père a déjà eu lieu : le livre travaille à en désigner les coupables, à dire comment la vie la plus intime est l’effet de politiques publiques : « La politique, c’est la distinction entre des populations à la vie soutenue, encouragée, protégée, et des populations exposées à la mort, à la persécution, au meurtre. »
Il ne s’agit plus pour le fils de se venger du père, il s’agit de venger le père, en dénonçant ceux qui par leur politique sociale, leurs réformes du travail, de la santé, ont contribué à l’abattre physiquement : « Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand, Chirac. L’histoire de ta souffrance porte ces noms. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique. »
« Qui a tué mon père » n’est pas une question, c’est une affirmation. Le livre appelle à ce geste vital : retourner la violence contre ceux qui l’exercent.

In : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/030518/edouard-louis-ecrit-l-acte-iii-de-son-histoire-de-la-violence




Edouard Louis: «J’ai voulu écrire l’histoire de la destruction d’un corps»

Auteur de Qui a tué mon père, Édouard Louis nous a accordé un entretien dans lequel il est question des décisions des classes dirigeantes qui cassent les classes populaires tandis qu’elles épargnent les plus aisés ; de la nécessité pour la littérature d’empêcher les lecteurs de détourner le regard. Bref de violence sociale ; et des manières d’y répondre.



L’écrivain Édouard Louis, auteur de Qui a tué mon père, nous a accordé un entretien au long cours autour de la littérature et de la politique. Il y est question des décisions des classes dirigeantes qui cassent les classes populaires tandis qu’elles épargnent les plus aisés ; de la nécessité pour la littérature d’empêcher les lecteurs de détourner le regard ; mais aussi de racisme et d’homophobie. Bref de violence sociale ; et des manières d’y répondre.
In : https://www.mediapart.fr/journal/france/160518/edouard-louis-j-ai-voulu-ecrire-l-histoire-de-la-destruction-d-un-corps






Edouard Louis : « résister au système scolaire » pour construire son corps d’homme ?

  • 18 mai 2018
  • Par Jean-Pierre VERAN
  • Blog : Le blog de Jean-Pierre VERAN
Edouard Louis apporte dans "Qui a tué mon père" un éclairage complémentaire sur la question du décrochage scolaire des garçons. Si la recherche en éducation pointe les "effets de pairs", son écriture littéraire de confrontation révèle une dimension essentielle de ces effets : la volonté d’assurer sa masculinité, sans compromis avec l’école de l’obéissance et de l’efféminisation.

Du texte d’Edouard Louis, dédié à Xavier Dolan (1),Qui a tué mon père (2), on retiendra dans ce billet ce qu’il dit de la construction de la masculinité par rapport à l’école.
« Pour toi, construire un corps masculin, cela voulait dire résister au système scolaire, ne pas se soumettre aux ordres, à l’Ordre, et même affronter l’école et l’autorité qu’elle incarnait ». Edouard Louis donne l’exemple d’un de ses cousins, qui avait giflé un de ses professeurs devant la classe, et était considéré comme un héros. La définition communément admise de la masculinité est simplissime : ne pas se comporter comme une fille, ne pas être un pédé. Et sa conséquence l’est tout autant : « sortir de l’école le plus vite possible, pour prouver sa force aux autres, le plus tôt possible pour monter son insoumission ». Mais Edouard Louis prolonge la réflexion : « construire sa masculinité, c’était se priver d’une autre vie, d’un autre destin social que les études auraient pu permettre. La masculinité t’a condamné à la pauvreté, à l’absence d’argent. Haine de l’homosexualité= pauvreté ».
On ne manque pas d’études internationales et nationales pour attester le fait que les garçons « éprouvent plus de difficultés d’apprentissage, qu’ils accumulent plus de retards académiques, qu’ils redoublent davantage les classes et qu’ils abandonnent l’école plus souvent que les filles», comme le soulignent par exemple les données du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) du Québec (3) : en 2010-2011, au secondaire, le taux de décrochage était de 20,1 % pour les garçons et de 12,6% pour les filles, tandis que le taux de diplomation, chez les moins de vingt ans, était de 67,8% pour les garçons contre 80,1% pour les filles (MELS, 2011).
Selon les données rassemblées sur le décrochage scolaire en 2017 par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) (4), « le genre apparait comme une caractéristique déterminante. En France, 10,1 % des hommes de 18 à 24 ans sont des sortants précoces, contre 7,5 % des femmes (RERS, 2017). Cette meilleure réussite scolaire des filles peut être attribuée à la différenciation genrée des rôles sociaux, souvent renforcée par la socialisation scolaire (Duru-Bellat, 1995), et qui prépare davantage les filles au respect et à l’intériorisation des normes de l’école (Baudelot & Establet, 1992) ». En France, des modélisations ont été réalisées sur les enquêtes longitudinales conduites par la Depp et portant sur les parcours des élèves à partir de la première année de l’enseignement secondaire (sixième). L’ensemble des études réalisées montre que, à niveau scolaire égal, les garçons ont un risque de décrochage scolaire plus élevé que les filles (Caille, 1999 ; Coudrin, 2006 ; Afsa, 2013). Les résultats de ces modèles suggèrent donc l’existence d’un effet de genre spécifique, qui ne se réduirait pas aux seules inégalités de compétences scolaires ».
L’effet de genre est renforcé par l’effet social : « L’ensemble des recherches est unanime quant à l’effet du milieu socio-économique sur le risque de décrochage scolaire. En effet, le risque est plus élevé pour un enfant issu de milieu populaire que pour celui issu de milieu favorisé, à compétences scolaires identiques ». Par exemple, le risque de décrocher augmente de 4,9 points de pourcentage pour les enfants d’ouvriers par rapport aux enfants de cadres, à compétences scolaires identiques en 6e. Aux Etats-Unis, une étude menée en 2010, à partir d’un suivi de cohorte de la naissance à l’âge de trente ans, montre que les personnes nées pauvres ont trois fois plus de risque de sortir de l’école sans diplôme que les autres.
L’étude de l’absentéisme est elle aussi significative. Selon le CNESCO, « l’absentéisme est, en France, un phénomène qui varie substantiellement d’un établissement à l’autre, et qu’il s’agit bien d’une caractéristique que la France partage avec les pays qui ont des niveaux de ségrégation scolaire élevés. En France, la forme la plus sévère d’absentéisme (s’absenter une journée entière) se concentre dans les établissements scolaires les moins performants. Cette ségrégation est couplée à la faiblesse du sentiment d’appartenance à l’établissement constatée en France par rapport aux autres pays de l’OCDE. Ainsi, seuls 40 % des élèves français déclarent un sentiment d’appartenance à leur établissement, contre 73 % dans la moyenne des pays de l’OCDE (PISA 2015) ».
L’étude du CNESCO souligne également les effets de pairs sur l’absentéisme. « Toutes choses égales par ailleurs, un élève a près de 1,5 fois plus de risques de s’absenter si l’absentéisme est élevé dans son établissement. L’étude montre ainsi l’importance de la prise en compte des effets de socialisation entre pairs pour expliquer les comportements d’adolescents fragilisés. En France, cet « effet de pairs » est particulièrement fort par rapport aux autres facteurs, alors qu’il est nettement moins présent dans les autres pays. De nombreuses recherches ont montré que les élèves «désengagés» se reconnaissent et s’associent dans une spirale négative qui influence leurs résultats scolaires et leur probabilité de décrocher (Ream & Rumberger, 2008 ; Rumberger & Lim, 2008). Ces élèves sont « prêts à sacrifier leur scolarité pour « plaire » et se fondre dans le groupe. [...] Cette identification groupale leur octroie une reconnaissance et une assurance au sein de la société.» (Hernandez, Oubrayrie-Roussel & Prêteur, 2012) ».
L’intérêt du propos d’Edouard Louis est d’aller plus loin encore que les études citées ici, en nous indiquant clairement ce que signifie cette identification groupale. L'écriture littéraire qu'il pratique et qualifie de littérature de confrontation dans son récent entretien à Mediapart[5], permet d'aller plus loin que les acquis de la recherche en sociologie et en sciences de l'éducation. Au delà d’un sentiment d’appartenance à l’établissement scolaire plus faible qu’ailleurs, au delà de  l’influence du milieu socio-économique sur le décrochage scolaire, ce qui se joue aussi dans ce que les chercheurs appellent "les effets de pairs", c’est la construction de la masculinité, la volonté d’échapper à ceux qui obéissent, se soumettent à l’école, et se comportent donc comme les filles, qui, justement, ont un rapport moins conflictuel que les garçons à la norme scolaire. Le sentiment qui prévaut chez eux, est celui d’affirmer sans aucun doute possible leur appartenance au groupe des hommes et leur rejet de l’homosexualité.
« Pour toi, construire un corps masculin, cela voulait dire résister au système scolaire, ne pas se soumettre aux ordres, à l’Ordre, et même affronter l’école et l’autorité qu’elle incarnait ». Edouard Louis donne l’exemple d’un de ses cousins, qui avait giflé un de ses professeurs devant la classe, et était considéré comme un héros. La définition communément admise de la masculinité est simplissime : ne pas se comporter comme une fille, ne pas être un pédé. Et sa conséquence l’est tout autant : « sortir de l’école le plus vite possible, pour prouver sa force aux autres, le plus tôt possible pour monter son insoumission ». Mais Edouard Louis prolonge la réflexion : « construire sa masculinité, c’était se priver d’une autre vie, d’un autre destin social que les études auraient pu permettre. La masculinité t’a condamné à la pauvreté, à l’absence d’argent. Haine de l’homosexualité= pauvreté ».
On ne manque pas d’études internationales et nationales pour attester le fait que les garçons « éprouvent plus de difficultés d’apprentissage, qu’ils accumulent plus de retards académiques, qu’ils redoublent davantage les classes et qu’ils abandonnent l’école plus souvent que les filles», comme le soulignent par exemple les données du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) du Québec (3) : en 2010-2011, au secondaire, le taux de décrochage était de 20,1 % pour les garçons et de 12,6% pour les filles, tandis que le taux de diplomation, chez les moins de vingt ans, était de 67,8% pour les garçons contre 80,1% pour les filles (MELS, 2011).
Selon les données rassemblées sur le décrochage scolaire en 2017 par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) (4), « le genre apparait comme une caractéristique déterminante. En France, 10,1 % des hommes de 18 à 24 ans sont des sortants précoces, contre 7,5 % des femmes (RERS, 2017). Cette meilleure réussite scolaire des filles peut être attribuée à la différenciation genrée des rôles sociaux, souvent renforcée par la socialisation scolaire (Duru-Bellat, 1995), et qui prépare davantage les filles au respect et à l’intériorisation des normes de l’école (Baudelot & Establet, 1992) ». En France, des modélisations ont été réalisées sur les enquêtes longitudinales conduites par la Depp et portant sur les parcours des élèves à partir de la première année de l’enseignement secondaire (sixième). L’ensemble des études réalisées montre que, à niveau scolaire égal, les garçons ont un risque de décrochage scolaire plus élevé que les filles (Caille, 1999 ; Coudrin, 2006 ; Afsa, 2013). Les résultats de ces modèles suggèrent donc l’existence d’un effet de genre spécifique, qui ne se réduirait pas aux seules inégalités de compétences scolaires ».
L’effet de genre est renforcé par l’effet social : « L’ensemble des recherches est unanime quant à l’effet du milieu socio-économique sur le risque de décrochage scolaire. En effet, le risque est plus élevé pour un enfant issu de milieu populaire que pour celui issu de milieu favorisé, à compétences scolaires identiques ». Par exemple, le risque de décrocher augmente de 4,9 points de pourcentage pour les enfants d’ouvriers par rapport aux enfants de cadres, à compétences scolaires identiques en 6e. Aux Etats-Unis, une étude menée en 2010, à partir d’un suivi de cohorte de la naissance à l’âge de trente ans, montre que les personnes nées pauvres ont trois fois plus de risque de sortir de l’école sans diplôme que les autres.
L’étude de l’absentéisme est elle aussi significative. Selon le CNESCO, « l’absentéisme est, en France, un phénomène qui varie substantiellement d’un établissement à l’autre, et qu’il s’agit bien d’une caractéristique que la France partage avec les pays qui ont des niveaux de ségrégation scolaire élevés. En France, la forme la plus sévère d’absentéisme (s’absenter une journée entière) se concentre dans les établissements scolaires les moins performants. Cette ségrégation est couplée à la faiblesse du sentiment d’appartenance à l’établissement constatée en France par rapport aux autres pays de l’OCDE. Ainsi, seuls 40 % des élèves français déclarent un sentiment d’appartenance à leur établissement, contre 73 % dans la moyenne des pays de l’OCDE (PISA 2015) ».
L’étude du CNESCO souligne également les effets de pairs sur l’absentéisme. « Toutes choses égales par ailleurs, un élève a près de 1,5 fois plus de risques de s’absenter si l’absentéisme est élevé dans son établissement. L’étude montre ainsi l’importance de la prise en compte des effets de socialisation entre pairs pour expliquer les comportements d’adolescents fragilisés. En France, cet « effet de pairs » est particulièrement fort par rapport aux autres facteurs, alors qu’il est nettement moins présent dans les autres pays. De nombreuses recherches ont montré que les élèves «désengagés» se reconnaissent et s’associent dans une spirale négative qui influence leurs résultats scolaires et leur probabilité de décrocher (Ream & Rumberger, 2008 ; Rumberger & Lim, 2008). Ces élèves sont « prêts à sacrifier leur scolarité pour « plaire » et se fondre dans le groupe. [...] Cette identification groupale leur octroie une reconnaissance et une assurance au sein de la société.» (Hernandez, Oubrayrie-Roussel & Prêteur, 2012) ».
L’intérêt du propos d’Edouard Louis est d’aller plus loin encore que les études citées ici, en nous indiquant clairement ce que signifie cette identification groupale. L'écriture littéraire qu'il pratique et qualifie de littérature de confrontation dans son récent entretien à Mediapart (5), permet d'aller plus loin que les acquis de la recherche en sociologie et en sciences de l'éducation. Au delà d’un sentiment d’appartenance à l’établissement scolaire plus faible qu’ailleurs, au delà de  l’influence du milieu socio-économique sur le décrochage scolaire, ce qui se joue aussi dans ce que les chercheurs appellent "les effets de pairs", c’est la construction de la masculinité, la volonté d’échapper à ceux qui obéissent, se soumettent à l’école, et se comportent donc comme les filles, qui, justement, ont un rapport moins conflictuel que les garçons à la norme scolaire. Le sentiment qui prévaut chez eux, est celui d’affirmer sans aucun doute possible leur appartenance au groupe des hommes et leur rejet de l’homosexualité.
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[1]Xavier Dolan a réalisé le clip Collège Boy en 2013, sur la chanson du groupe français Indochine, qui dénonce la violence et l’homophobie à l’école. Dans En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014, Edouard Louis a notamment évoqué ce sujet.
[2]Edouard Louis, Qui a tué mon père, Seuil, 2018
[3]http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/sante/bulletins/zoom-sante-201409.pdf
[4]http://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2017/12/171208_Dossier_Synthese_Decrochage_scolaire.pdf
[5]https://www.mediapart.fr/journal/france/160518/edouard-louis-j-ai-voulu-ecrire-l-histoire-de-la-destruction-d-un-corps
 in : https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/180518/edouard-louis-resister-au-systeme-scolaire-pour-construire-son-corps-d-homme

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En finir avec Eddy Bellegueule: chronique de la haine populaire

Publié le 15/02/2014 à 13:00

C'est l'événement inattendu de cette rentrée littéraire, le livre coup de poing d'un surdoué de 21 ans. «En finir avec Eddy Bellegueule», c'est «Fantasia chez les ploucs», mais pour de vrai.
Il en émane une violence radicale, distanciée, soutenue par un style célinien. A 21 ans, Edouard Louis signe un premier roman époustouflant, En finir avec Eddy Bellegueule, son patronyme originel. Il en a récemment abandonné l'estampille pour cette nouvelle identité, condition de sa survie. Un petit chef-d'œuvre. Son histoire.
Celle d'un enfant «différent», né dans un village picard trop petit pour lui, dans cette France profonde, comme on dit, pauvre et raciste, où télé, football et alcool sont le tiercé gagnant. Etre «spécial» y vaut bannissement. Efféminé, Eddy grandit sous les insultes, sous les coups, victime résignée «d'un grand, aux cheveux roux et d'un petit, au dos voûté» qui lui crachent à la gueule, avec cet acharnement sournois des enfants devant une proie. Tout est dit sans pathos, la peur, l'humiliation, la douleur, souvent oubliée, qui fait embrasser en avance des souffrances d'un autre âge. De là, sans doute, tire-t-il la profondeur qui nourrit chacune de ses lignes.
Ici, les destins se reproduisent invariablement. Ils condamnent à «fréquenter» jeune, arrêter l'école pour l'usine, réviser ses ambitions à la baisse. Des mécanismes de reproduction sociale qu'Edouard Louis, qui a consacré un ouvrage à Bourdieu, déroule méthodiquement, l'insoumission maîtrisée. Les rôles sexués suivent une distribution immuable.
La mère est douce et néanmoins «couillue». Il le faut pour résister à la misère, au chômage, aux ravages de l'alcool sur les gars du coin, qui «se la mettent» avec une mâle fierté. Le père est viril. L'étalage de la force est tout ce qui reste quand la vie s'acharne. Et elle s'acharne beaucoup, on peine à remplir le frigo, les carreaux cassés le restent, on fait «marquer» les courses chez l'épicière faute de les payer.
Eddy détonne. Son père est catastrophé devant ses attitudes de «gonzesse». L'homosexualité, sa tare. Pour s'inscrire dans la norme, toujours elle, il tente de s'en guérir, mû par un leitmotiv aussi obsédant que vain : «Aujourd'hui, je serai un dur.» Le livre mène droit à la fuite, comme une fatalité, un ultime recours, un échec supplémentaire.
Le tour de force du roman est de superposer les violences. Celles d'un milieu marqué au fer rouge, où échapper à sa condition semble hors d'atteinte. Celle qu'exerce l'autre milieu, dominant, bourgeois, délesté de la honte d'être soi. Deux mondes étanches que trahissent les mots, ces délateurs instantanés du milieu social. Emaillé de formulations picardes, transcrites telles quelles, avec leur brutalité, leurs fautes, leurs ellipses, le récit entremêle deux niveaux de langage.
Fondus l'un dans l'autre, ils creusent cette différence, comme l'établit Annie Ernaux, entre la langue littéraire et «la langue des dominés». Elle explose ici, cruelle, bouleversante (la tirade de la grand-mère sur la dégringolade de son petit-fils est un uppercut), drôle aussi. Elle saute au visage sans jamais relâcher son emprise. «Et prends ça dans ta gueule», diraient ses tortionnaires.
In : https://www.marianne.net/culture/en-finir-avec-eddy-bellegueule-chronique-de-la-haine-populaire

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lundi, mai 14, 2018

606_ La Naqba (La Grande catastrophe)





Sur un poème de Mahmoud Darwich: La vérité a deux visages et la neige est noire.
musique et chant: Dominique DEVALS et la mini compagnie Laccarrière. Album "Onze astres sur l'épilogue andalou".


La vérité a deux visages

et la neige est noire



La vérité a deux visages et la neige est noire sur notre ville      
Nous ne pouvons désespérer plus que nous ne l'avons fait,  et la fin marche vers

Les remparts. Sûre de ses pas
Sur ces dalles mouillées de larmes. Sûre de ses pas

Qui mettra en berne nos étendards ? Nous ou eux? Et qui      

Nous donnera lecture du Pacte de paix, ô roi de l'agonie ?
Tout est apprêté pour nous. Qui dépouillera notre identité de nos noms ?

Toi ou eux ? Et qui posera en nous

Le sermon de l'errance : « Nous avons été incapables de briser l’encerclement
Remettons les clefs de notre paradis à l'émissaire de la paix et nous serons saufs... »

La vérité a deux visages. Notre emblème sacralisé était un glaive dans nos mains

Et un glaive pointé vers nous. Qu'as-tu fait de notre forteresse avant ce jour ? 
Tu n'as pas combattu, car tu crains le martyre, mais ton trône sera ton cercueil
Porte ton cercueil et préserve le trône ô roi de l'attente

Ce départ nous laissera poignée de poussière

Qui enterrera nos jours après nous ? Toi ou eux ? Et qui        

 Hissera leurs bannières sur nos remparts : Toi... ou

Un cavalier désespéré ? Qui suspendra leurs cloches sur notre voyage

Toi ou un pauvre garde ? Tout est apprêté pour nous 
Pourquoi éterniser la fin, ô roi de l'agonie ?



Mahmoud Darwich

In : La terre nous est étroite

Ed Gallimard, 2000









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LE TEMPS DE LA PALESTINE : 2018 année de la Palestine en France
Appel à l’attention des artistes, des associations, des citoyen-ne-s, défenseurs des droits humains, amoureux de la Liberté...
Alors que Trump le président des États-Unis, vient de légitimer un fait colonial accompli par Israël en reconnaissant Jérusalem-Al Qods comme sa capitale exclusive, le gouvernement français déclare l’année 2018 « Saison France/Israël ». De nombreuses manifestations culturelles pour le 70ème anniversaire de la création de l’État d’Israël sont annoncées en France.
Nous sommes choqués de voir notre pays, la France, prêter la main à la gigantesque opération de propagande d’un régime de colonisation, d’oppression et d’apartheid qui foule délibérément le droit international, tout en présentant une façade attractive avec l’aide de véritables diplomates culturels.
Depuis plus de 70 ans, les Palestiniens appellent à la reconnaissance de leur histoire et de leurs droits. Leur droit à l’Humanité et à l’existence sur leur terre.
Depuis 70 ans ces droits sont niés. Occupation, bouclages, violences, massacres, expulsions, annexion, apartheid... forment le quotidien de tout un peuple.
Depuis 70 ans, la Nakba, la catastrophe de 1948, continue, sous le regard, au mieux gêné, au pire complice de la communauté internationale. Et la culture palestinienne n’est pas plus épargnée.
Nous, artistes, travailleurs culturels, citoyens engagés, défenseurs des droits humains, associations, solidaires des campagnes B.D.S (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), amoureux de la liberté, disons : cela suffit, 2018 DOIT ÊTRE LE TEMPS DE LA PALESTINE, l’année de Jérusalem et de Gaza.
En 2018, nous entendons promouvoir l’année de la Palestine, de Gaza à Jérusalem. Dans cet esprit nous appelons à multiplier les manifestations et initiatives culturelles, partout en France, à mutualiser les moyens, et à mettre en commun un agenda et une plate-forme de diffusion pour donner le maximum de publicité à chacun des évènements qui sera organisé, du plus petit au plus grand.
Il est temps que les Palestiniens recouvrent leurs droits. Il est temps que les femmes, les hommes et les enfants de Palestine puissent vivre libres. 2018, doit être le temps de l’espoir, comme le clamait le poète palestinien, Mahmoud Darwish :
"Nous souffrons d’un mal incurable qui s’appelle l’espoir. Espoir de libération et d’indépendance. Espoir d’une vie normale où nous ne serons ni héros, ni victimes. Espoir de voir nos enfants aller sans danger à l’école. Espoir pour une femme enceinte de donner naissance à un bébé vivant, dans un hôpital, et pas à un enfant mort devant un poste de contrôle militaire. Espoir que nos poètes verront la beauté de la couleur rouge dans les roses plutôt que dans le sang. Espoir que cette terre retrouvera son nom original : terre d’amour et de paix. Merci de porter avec nous le fardeau de cet espoir."

Pour signer :  http://letempsdelapalestine.wesign.it/fr


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http://www.france-palestine.org/+-2018-Justice-pour-la-Palestine-194-+
http://www.ujfp.org/spip.php?article6375
http://www.chroniquepalestine.com/nakba-ni-commence-ni-termine-1948/




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http://www.maulpoix.net/Darwich2.htm

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"La vérité a deux visages et la neige est noire" : Poème de Mahmoud Darwich, tiré du recueil onze astres (ahada 'achara kawkaban) publié en 1992, édition dâr aljadîd, Beyrouth, Liban. 
Ce poème est la 6ème pièce du cycle (onze astres sur l'épilogue andalou) qui préside à ce recueil.

Commentaire du poème, par  Abdelilah Loukili

C'est en guise d'un désespoir éternel que ce poème, à la mesure de l'arabité amère, conduit l'être le plus concerné vers l'abîme, vers une destinée bien incertaine et que l'âme, gisante, ne peut contenir qu'à cette condition du poème, la seule thérapie apte à conserver une part d'espoir dans l'âme douloureusement menacée par une errance virtuelle. Cette âme, dans ce texte, demeure dans l'état d'une plainte démesurément associée à un fait de l'histoire, à ce départ de l'Andalousie, à une expulsion hâtive qui, cinq siècles plus tard, menace l'accusé d'une probable errance, une suite logique de la désintégration de sa présence durant sept siècles en Occident. C'est une civilisation qui, titubante sur le sable mouvant de l'histoire, ne peut délaisser sa gloire, son passé, mais qui inscrit l'agonie dans son quotidien, l'avenir de l'identité arabe, dans ce contexte de l'histoire et dans celui du présent, demeure un grand point d'interrogation.
Ce poème est très actuel ; c'est par ailleurs cette expulsion et cette errance future qui sont à la recherche d'une vérité par la voix du poète palestinien, le "Palestinien errant", une vérité relative au deuil qui exprime la fin de la présence arabe et qui, sur cette ligne continue qu'est l'histoire, la maintient en l'état d'une attente absolue, une vérité qui travestit sa couleur : blanche devrait être la neige, mais c'est le double visage de la vérité que révèle Mahmùd Darwìš dans ce poème.
Le double visage de la vérité nous indique celui de l'histoire, c'est une vérité que l'histoire avait engendrée mais vite oubliée, c'est aussi le double visage d'une date charnière, 1492, d'un mois hivernal, janvier, durant lequel la neige s'installe de façon passagère, disparaît sans que sa couleur blanche n'élise à jamais domicile sur la ville, tel un deuil permanent certes, mais optimiste par sa couleur. C'est le noir qui paradoxalement teint la neige. Le blanc, "vu qu'il est couleur de passage"[1], a cédé la place au noir, qui en premier lieu habite l'Andalousie, ce paradis sur terre situé à l'Ouest, cet Ouest, dont le blanc est :
"le blanc mat de la mort qui absorbe l'être et l'introduit au monde lunaire, froid et femelle, il conduit à l'absence, au vide nocturne, à la disparition de la conscience et des couleurs diurnes"[2].
Mircea Eliade dit à propos des rites d'initiation au chamanisme : "le blanc est la couleur de la première phase, celle de la lutte contre la mort"[3].
Le titre de ce poème "la vérité a deux visages et la neige est noire" comporte une zone d'ombre ; est-il le premier à user d'un tel daltonisme poétique ? Le blanc que Darwìš convertit en noir n'est-il pas une couleur comportant d'autres couleurs ?
Paul Eluard, bien avant Darwìš, avait utilisé cette conversion de couleurs dans son poème « L'amour et la poésie ». Il écrit :
 "la terre est bleue comme une orange jamais une erreur les mots ne mentent pas"[4].
Si l'orange peut être bleue, il revient à la neige d'être noire. Le noir, opposé au blanc, ne peut-il pas être enfanté par le blanc ? Kandinsky, ce peintre hanté par la couleur, disait à propos de la couleur blanche :
"Le blanc que l'on considère comme une non-couleur… est comme le symbole d'un monde où toutes les couleurs en tant que propriété de substances matérielles, se sont évanouies, le blanc sur notre âme agit comme le silence absolu… ce silence n'est pas mort, il regorge de possibilités vivantes"[5].
Kandinsky, pour qui le problème des couleurs dépasse de beaucoup le problème de l'esthétique, note à propos du noir :
"il est comme un silence éternel, sans avenir, sans l'espérance même d'un avenir, résonne intérieurement le noir".[6]
Dans ce poème, la neige ne devient noire que pour décrire -et à juste titre- cette existence à laquelle la présence arabe est assujettie, une présence qui autrefois était lumière éclairant l'obscurité du monde, mais qui, de nos jours, tend vers l'autre visage, celui de la noirceur ambiante depuis l'Andalousie. Janus peut fort bien symboliser le titre de ce poème.
Darwìš commence par nous conter une ville presque en deuil, mais si ce deuil pour la cité est métaphoriquement représenté par la neige, il revient aux habitants de choisir la couleur du deuil. Darwìš, qui intègre l'histoire pour s'identifier, suppose une neige noire. Si le deuil blanc est messianique, un choix pour combler l'absence d'un être disparu, le noir est un deuil sans espoir. Darwìš le précise dès les premiers vers :
"La vérité a deux visage et la neige est noire sur notre ville. Nous sommes incapables de désespérer plus que nous l'avons fait…"
Si les Arabes ne peuvent plus désespérer, c'est parce qu'ils savent que leur destinée, après l'exclusion, est fatalement tracée dans le sens de la fin, de l'extinction. Le double visage de la vérité constitue cette      opposition   noir/blanc, passé/présent, présent/futur. Le poète ne s'attarde pas sur une comparaison de ce duel, mais dégage dès le début la réalité que nul espoir ne peut maquiller :
"Et la fin marche vers le rempart, confiante en ses pas sur ce palais imbibé de larmes".
La fin de qui ? La fin de quoi ? Les indices, tels la première personne du pluriel et "le palais imbibé de larmes", nous informent qu'il s'agit d'une identité, qu'il s'agit d'une présence, qu'il s'agit d'un passé, 1492, mais aussi du présent et d'une fin qui, "confiante en ses pas", se dirigeant droit vers une cible immobile, lentement et avec assurance. Darwìš, pour marquer la continuité de cette fin, proclamée cinq siècles plus tôt, pose la question :
"Qui retirera nos étendards ? Nous ou eux ?".
Ainsi, nous sommes en plein présent avec le poète qui médite sur le pronostic
d'un avenir. La question s'adresse au roi de l'agonie :
"et qui donc nous dictera le (pacte de la paix) ô roi de l'agonie"
poursuit Darwìš, qui n'interpelle le roi que pour impliquer l'autre, celui qui dicte le pacte. C'est par conséquent un moyen d'interpeller l'histoire qui se répète, mais sans le moindre tour de rôle quant à la désignation de la victime. C'étaient les Arabes en 1492, ce sont toujours les Arabes cinq siècles plus tard.
C'est la menace d'une fin déjà proclamée, mise en oeuvre, que Darwìš met en scène, une scène contenue par le présent, ce présent qui n'est que séquence d'un acte théâtralisé épilogue et épitaphe. Pacte de paix que le poète prend soin de suspendre entre parenthèses, et par conséquent met au conditionnel. C'est peut-être aussi, et par ironie, que le poète nomme ce départ "pacte de paix", pour impliquer le présent et ceux qui le dirigent. Le roi de l'agonie, quant à lui, conserve la même apparence. Il est l'acteur désigné depuis la chute de Grenade pour, outre la gestion de la présence active d'une identité, veiller au grain. Les océans de la virulence sont partout et l'Arabe, depuis la traversée de la Méditerranée, avait brûlé sa barque. C'est au roi que Darwìš adresse l'ultime appel, qu'il soit calife ou président, il est supposé être le protecteur et le dépositaire de l'identité, aussi bien dans le passé que dans le présent. C'est un Janus, celui à qui revient la tâche de gérer la crise, celle qui assiège l’identité depuis cinq siècles, deux périodes, un passé et un présent, deux visages d'une même identité. Ce roi est comme Janus, un dieu ambivalent entre deux temps dans l'histoire. Darwìš pousse le roi vers l'avenir, il le place devant ses protégés et devant l'assiégeant.
Le poète, en se plaçant dans le présent, accuse le roi, il le pousse à résoudre l'énigme de la reddition (nous ou eux ?) et celui de l'effacement (toi… ou eux).
Ce roi est plus un roi d'agonie, d'attente et d'abîme qu’un roi de renaissance. Si Janus est un dieu de la transition et du passage, le roi de l'agonie n'évolue pas, immobilisé par le poids du rôle, celui de faire naufrage, car comme le dit Darwìš :
"tout est d'avance apprêté pour nous"
Ce serait une prédisposition bien préparée pour démentir ce dieu romain, et qui pour les Arabes ne peut transpercer cette porte, dont ils ont cédé la clef, qui sépare leur passé de leur avenir, une cloison fortifiée par l'épaisseur de cette suspension qui les damne. Curieusement, c'est durant un mois de janvier que la présence arabe en Andalousie avait été déclarée indésirable et par conséquent condamnée à l'éradication, c'est. le 2 janvier 1492 que le "palais imbibé de larmes", l'Alhambra, avait succombé.
Ce mois dédié à Janus (janvier, janura, januarius) est donc porteur de neige, il est aussi, à l'image de Janus, un mois qui préside non seulement au commencement de l'année[7], mais aussi au déclenchement du départ, du départ de l'autre, du moi arabe. Ainsi, la couleur noire trouve pleinement sa justification, des siècles sont passés, mais seule l'agonie subsiste à la mesure du désespoir annoncé, elle accule toujours autant, sans achever la manoeuvre, c'est le supplice avant la fin que Darwìš ne peut supporter. Quant à la fin, il l'évoque clairement : "qui va dépouiller nos noms de notre identité, toi ou eux ?" Le poète veut par ce lèse-majesté interpeller l'autre, la logique janussienne qui n'accorde pas la faveur du bon fonctionnement aux Arabes.
Le poète s'adresse nominativement au roi et aux protégés de Janus, un roi aussi responsable que ceux d'avant, les noms écartés de l'identité assiégée, l'identité dépouillée des noms de ceux qui l'ont conçue, mais qui ne peuvent l'entretenir, est une identité sans gardien, en proie à l'abîme et à la falsification. Elle est condamnée à l'usurpation, voire à être appropriée par l'Autre. L'identité, inconnue et sans nom ne peut se laisser ensevelir et recevoir seulement vénération et recueillement comme la tombe du soldat inconnu, pour la simple raison, celle du remue-ménage qu'elle risque de produire pour le moi, et par conséquent pour l'Autre.
La tentation est double : d'une part, sa volonté d'écarter le moi arabe exigerait de s'aventurer au-delà de cet Ouest échantillon (l'Andalousie), il l'a fait, mais la tâche est longue, d'autant plus qu'il doit renoncer à sa gourmandise aussi bien intellectuelle que matérielle[8]. Darwìš, par cette question, ouvre un champ de suppositions : est-ce le roi qui entreprendra la besogne, ou les autres ? Le poète suppose une connivence de la part du roi, le présent peut légitimer cette audace, mais pas seulement. L'identité est telle une boîte et son couvercle, elle est à la juste taille de ceux qui la portent : si leurs noms sont écartés, nul autre ne peut se les accaparer avec aisance, tranquillité et pouvoir de décision, c'est d'autre part cette identité qui préserve l'unité et la cohésion des noms, c'est une profanation que de prétendre réaliser cette fission. Dans ce poème, Darwìš n'évoque cet accaparement qu'avec indifférence, il est plus en position de défensive, plutôt d'incitation et pression sur le roi pour défendre l'identité.
La forme future des interrogations que Darwìš pose au roi, place le lecteur dans le présent, présent qui engendre le dépouillement mais ne le réalise qu'à moitié, le poète se lamente à partir de ce présent, il le suppose comme étant le dernier acte doté de deux solutions auxquelles le poète ne prétend pas servir de visionnaire véridique, la vérité restera double, et c'est entre ces deux visages que la douleur du présent arabe peut graver la victoire de sa tragédie.
La couleur noire n'est en fin de compte que le reflet de cette douleur qui cerne l'imaginaire à outrance[9]. Ce double caractérise cet état d'opposition, cet antagonisme, mais le texte se dévoile sous un aspect nocturne et négatif, de la mise en retrait et en berne des drapeaux jusqu'à la fission de l'identité. Seul le roi, dans un tel stade du conflit, détient le secret de l'ambivalence mais ne peut le faire valoir pour cause de connivence. Son ambivalence peut donc servir l'identité dans son chemin vers le recul éminent, vers sa phase eschatologique.
Darwìš, conscient des implications et de l'impact d'une telle séparation des noms de l'identité sur le devenir d'une présence, c'est l'errance qui peut guetter le moment propice pour se déclarer, même si le roi passe ce risque sous silence. Le poète est à même de le sommer à nouveau, comme il lui avait fait l'éloge :
"Et qui donc implantera en nous
le sermon de l'errance : "Nous n'avons pas pu défaire le siège,
remettons donc les clefs de notre paradis à l'émissaire de la paix et nous serons saufs…,
la vérité a deux visages, l'attribut sacré était un glaive pour nous
et contre nous, qu'as-tu fait de notre forteresse avant ce jour ?"[10]
Dans ce passage, Darwìš nous place dans le vif du problème : une situation de faiblesse, donc une incapacité qui conduit forcément à ce sermon de l'errance, un sermon que le poète impute au roi, à qui on a conseillé de répandre le sermon, plutôt cette déclaration d'impuissance et d'incitation à vagabonder après la remise des clefs du paradis. Ces dernières nous conduisent à cette mythologie de Janus qui, dans la main gauche, tient la clef et dans la main droite le bâton[11], il garde la porte et gouverne toutes les routes. Le roi de l'agonie, en remettant les clefs à l'émissaire de la paix, s'expose à l'excommunication, car dans l'imaginaire musulman, remettre les clefs du paradis est pur renoncement à al-Sahãda, au premier pilier de l'Islam : "Il n'y a de Dieu que Dieu et Mahomet est son Prophète". Si dans le Coran, cette déclaration de foi est la clef du paradis, les interprétations mystiques de ce concept vont plus loin quant au symbole : "là /’Ilàha / ’illà / Allah". Les quatre mots de cette déclaration de foi, dont chacun peut être considéré comme une des quatre dents de la clef, à condition d'être entière :
"Cette dernière ouvre de toutes les portes la parole de Dieu, et donc celles du paradis"[12].
Dans le contexte de cette interprétation, le sermon de l'errance est une invitation à la reddition totale de l'identité arabe fortifiée par l'Islam, remettre les clef est signe de faiblesse dans la conviction qu'il est chargé de préserver. Darwìš met en équation le passé arabe et son présent, une Andalousie perdue et une forteresse en voie de perdition. Si l'ironie peut servir de consolation nostalgique, elle ne peut jouer ce rôle cinq siècles plus tard :
"Qu'as-tu fait de notre forteresse avant ce jour ?".
 
Darwìš place le roi devant le passé et devant le présent, devant sa tâche première : "l'attribut sacré" "al Ši'àru al muqaddas", un attribut qui jadis constituait un acquis mais qui devient dans ce présent une accusation, c'est un glaive, "un instrument de vérité agissante, il est une arme de décision"[13], et le roi de l'agonie devient le roi de l'attente, de l'oracle à venir. Le glaive quant à lui :
"est le symbole de la force lucide de l'esprit qui ose trancher le vif du problème : l'aveuglement vaniteux et ses fausses valorisations contradictoires et ambivalentes"[14].
 
Darwìš met le roi à l’épreuve du glaive, il le met face à son premier et ultime devoir :
"Tu n'as pas combattu car tu crains le martyre, mais ton trône est ton cercueil
il te faut porter le cercueil pour préserver le trône, ô roi de l'attente
ce départ nous réduira en poignée de poussière..."
 
poursuit Darwìš qui, tout en ironisant, condamne la passivité du roi dans son confort de l'attente, attente qui représente la passerelle, longue et vacillante, entre le passé et le présent du sermon de l'errance après la fin. Le roi fait semblant de résister mais ne combat pas, il a peur du martyre. Le concept de martyre, outre le sens de profession de foi, est étroitement lié à celui du sacrifice de sa personne pour la cause juste. C'est pour le roi une occasion à double objectif : c'est d'une part l'expression la plus noble de l'attachement à l'identité, de l'autre c'est la meilleure façon de préserver le trône, même si le risque du cercueil existe. Le poète, en interpellant le roi de l'attente, aiguise souverainement le problème de l'identité, il met ainsi en équation le trône et le cercueil, c'est en allant vers le cercueil que l'on mérite le trône, c'est la condition de foi, dans la portée et le sens du trône, qui doit inciter le roi à ne rien craindre. Le guerrier qui n'hésite pas, le seul à pouvoir aller avec assurance à l'encontre du cercueil. Le cercueil n'est-il pas en quelque sorte le trône de l'autre monde qu'il faut mériter ? Le cas échéant, le cercueil serait synonyme du trône de l'absence et de l'effacement. Le poète distingue implicitement le cercueil courageusement porté, et vers lequel nous nous dirigeons sans crainte,  et le cercueil qui vient vers nous.
Aller à mi-chemin vers le cercueil est préservation du trône terrestre, le trône de l'Andalousie comportait les caractéristiques du trône céleste : "Et son trône était sur l'eau" (Coran). Galãl al Dine al Rumì disait : "Le coeur du croyant est le trône de Dieu (‘arš)". Le coeur du croyant est le réceptacle d'al-Šahàda dans le sens de la foi et de la conviction religieuse, mais le sens même du martyre que Darwìš met en scène ne s'éloigne pas de ce registre mystique, voire initiatique, puisque toute renaissance doit être précédée d'une mort, mais la mort que le poète dénonce, et sans détour : "Ce départ nous réduira en poignée de poussière" n'est pas celle du martyre. Il s'agit donc d'un moyen de préserver l'existence que d'aller à la mort, et le glaive, qui :
"semble parfois être le seul moyen de résoudre un problème et d'atteindre un but, mais il peut être une arme illusoire : c'est l'aspect nocturne du symbole, le problème tranché mais non résolu"[15],
comporte ce double visage de la vérité. C'est bel et bien le cas de l'identité arabe, et au poète, assailli par la menace de la disparition, de s’inquiéter et de s'interroger :
"Et qui donc enterrera nos jours après nous ? Toi ou eux, et qui
hissera leurs drapeaux sur nos remparts : toi ou un
cavalier désespéré ? Qui suspendra leurs cloches sur notre départ... toi ou
un gardien misérable ? Tout est apprêté pour nous.
Pourquoi s'éterniser sur des négociations, ô roi de l'agonie ?".
 
C'est donc par l'exhibition de la blessure profonde que Darwìš étale son espoir le plus flagrant, celui de se remettre sur les rails de l'histoire, c'est par sa faiblesse connivente que le roi est invité à assumer son rôle de Janus hors l'agonie et hors l'attente. C'est une inversion de moyens dont le poète use pour inciter le roi à s'assumer, il chante et visualise le destin mais il le charge de tâches que le roi devrait accomplir pour court-circuiter l'accomplissement. Le Janus arabe en est pleinement sommé, le pouvoir, comme toutes les vérités, possède le double visage.


[1] Chevalier Jean, Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, 1982, entrée "blanc", p. 125.
[2] ibid.
[3] Eliade Mircea, Le chamanisme et les techniques archaïques de l'histoire, 1951, p. 132.
[4] Anthologie de la poésie française du XXè siècle, nrf poésie/Gallimard, 1983, P. 287.
[5] KANDINSKY Vassili, Du spirituel dans l'art, Paris, 1954, passim.
[6]     ibid
[7] Chevalier Jean, Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, 1982, p. 530.
[8] Gustave Le Bon, dans son livre La Civilisation des Arabes, écrit en 1883, mais réédité en 1994, éditions La Fontaine au Roy, rapporte dans ses notes sur son ouvrage : "un des rubis volés au roi arabe fut donné à un prince anglais par le souverain espagnol. Il orne aujourd'hui la couronne de la reine d'Angleterre qui se trouve déposée, avec les autres bijoux royaux, dans le Crown Jewel Room de la Tour de Londres, où j'ai eu l'occasion de la voir". ( note se rapportant à la page 214), p. 473.
[9] Dans son essai sur l'Andalousie al Qutùf al yãni‘a,’Abdallah Anìs al Tabbã‘ décrit Grenade : "Une peur envahit la ville, alors que les portes étaient fermées, la garde royale, armée et confiante en sa foi, se tenait sur les remparts, la nature autour était triste, le ciel obscur et presque repoussant, mais la plaine s'étendant autour de Grenade paraissait noire comme le charbon sous une épaisse couche de neige, l'ennemi l'avait brûlée et noircie, il a éradiqué toute trace sauf les empreintes des chevaux et celles des pas des soldats.", Dãr ibn Zaydùn, Beyrouth, 1ère édition, 1986, p. 113.
[10]        Cette scène des clefs existe bel et bien : Ce jour à l'aube, le roi Abu ‘Abdallah Muhammad quitta le palais de l'Alhambra, le lieu de sa gloire. Il sortit pour  rencontrer son ennemi le vainqueur, le roi Abu Abdallah voulait descendre de son cheval pour saluer le nouveau maître, mais Ferdinand l'en empêcha. Il l'a serré chaleureusement dans ses bras et lui a remis les clefs de l'Alhambra en lui disant : "Ces clefs sont la dernière trace du royaume arabe dans votre pays, vous êtes devenu alors, ô roi, le maître sur notre patrimoine, ainsi a décidé Dieu, soyez bon par votre succès miséricordieux et juste." al al Qutùf al yãni‘a,’Abdallah ’Anìs al Tabbã‘, p. 21.
[11]        Chevalier Jean, Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, 1982, p. 261
[12]        ibid, entrée "clef" p. 261.
[13]        Ibid., p. 98
[14]        PAUL. Dick,  le symbolisme dans la symbolique grecque, Paris, 1966, p. 98.
[15]        CHEVALIER .J., GHEERBRANT .A., Dictionnaire des symboles, Paris, 1982, p. 478.





 
https://www.numance-lettres.fr/agr%C3%A9gation-2018/darwich-onze-astres-sur-l-%C3%A9pilogue-andalou/


Agrégation 2018
Darwich, "Onze astres sur l'épilogue andalou"

On propose moins ici un commentaire en bonne et due forme de « Onze astres sur l’épilogue andalou » qu’une présentation générale de ce texte majeur de l’œuvre de Darwich, suivie d’une lecture plus détaillée du dernier des onze poèmes formant les « onze astres », « Les violons ». Nous suivons la traduction de référence d’Elias Sanbar, publiée aux éditions Actes Sud puis Gallimard.
 
 
            « J’ai vu onze astres et le soleil et la lune, et je les ai vus, devant moi, prosternés ». La phrase sur laquelle s’achève un des poèmes les plus célèbres de Darwich, « Je suis Joseph ô mon père » (La Terre nous est étroite, p.225) est une citation des premières lignes de la sourate 12 du Coran, consacrée à Joseph. Le poème de Darwich s’achève là où le texte coranique commence : par la mention des onze astres que Joseph voit prophétiquement en songe. Si la figure de Joseph habite autant l’imaginaire de Darwich (cf. le nom de Joseph dans « Le Puits », p.325, ou la référence à l’épisode coranique et biblique des « sept années maigres » dans « Sècheresse », p.374), c’est parce que le fils de Jacob, trahi par ses frères (comme selon Darwich, le Palestinien l’a été par son frère sémitique, et par ses faux-frères arabes), confronté à l’épreuve de l’exil, incarnerait à plusieurs titres le destin douloureux des Palestiniens. Il n’est donc guère étonnant que Darwich ait placé sous le signe des « onze astres » un de ses textes les plus célèbres, Onze astres sur l’épilogue andalou, que l’on peut considérer comme un recueil de onze poèmes ou comme un long poème en onze sections.
            Le texte est composé en 1992, date cruciale pour en comprendre le contenu, pour au moins trois raisons, mises en évidence par Edward Saïd dans une notice sur les Onze astres : Darwich vient de voyager pour la première fois en Espagne, l’OLP a pris part en 1991 à la conférence de Madrid (qui va déboucher sur les accords d’Oslo) et, surtout, cinq cent ans se sont écoulés depuis la prise de Grenade, qui scelle la fin de la Reconquista, la reconquête de la péninsule ibérique par les Rois catholiques (le mot reconquête figure dans le premier poème des Onze astres : « nous saturons nos yeux des montagnes qui ceignent les nuages. Conquête et reconquête »). 1492, date critique s’il en est, marque aussi l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique – à laquelle il est fait discrètement allusion dans les Onze astres (dans le poème 8, le poète évoque les « bannières atlantiques de Colomb »), et qui est au cœur du poème qui suit dans l’anthologie, « Le Dernier Discours de l’homme rouge ».
            L’Andalousie est une source d’inspiration majeure pour Darwich, qui écrit en 1984 le poème « Souterrains, Andalouses, déserts », et s’exprime souvent dans ses entretiens sur l’ère de l’Al-Andalus, qu’il considère comme « un âge d’or humaniste et culturel » (La Palestine comme métaphore [PCM], p.118). Or, dans les Onze Astres, Darwich n’évoque les siècles de rayonnement musulman en Espagne que par leur « épilogue », c'est-à-dire leur conclusion, leur terme sanglant : l’expulsion hors d’Espagne des Arabes (en même temps, rappelons-le, que des Juifs non convertis au catholicisme). On reconnaît là le choix, chez Darwich, qui se définit comme un « poète troyen » (PCM, p.29), de chanter les défaites et non les victoires, de magnifier les vaincus au lieu de célébrer martialement les vainqueurs. Le mot traduit par épilogue a par ailleurs un sens métaphysique, proprement eschatologique, puisque Marie-Hélène Avril note que le mot arabe peut signifier « tombeau d’un saint » et « lieu du jugement dernier ».
          Pour composer ce cycle poétique, Darwich a accompli un ample travail de documentation, qu’il décrit dans La Palestine comme métaphore : « avant d’écrire Onze astre sur l’épilogue andalou, j’ai lu une cinquantaine d’ouvrages sur l’Espagne musulmane », p.50. Le texte est en effet tressé de références historiques (dans « Je suis l’un des rois de la fin », Darwich fait parler Boabdil, dernier roi musulman de Grenade, en s’inspirant du Romance du dernier soupir du Maure), y compris anecdotiques (Darwich a pris soin de respecter le contexte hivernal de la prise de Grenade, en janvier 1492  janvier est le mois de Janus, ce qui donne un poids particulier à l'image de la « vérité à deux visages » en §6). Les allusions littéraires sont aussi nombreuses : au Collier de la colombe (§5, p.273), important texte du XIe siècle sur l’amour, et, bien sûr, à Lorca, dont le nom est cité dans le troisième « astre » (« et tuez moi lentement / sous mon olivier / avec Lorca »). Auteur d’un poème intitulé « Lorca », d’une conférence pour le cinquantenaire de la mort de Lorca, Darwich n’a de cesse de se réclamer de l’auteur du Romancero Gitano, avec par exemple l’allusion au « Romance Somnambule » dans « Le poème de la terre », p. 148-149 : « un vers de poésie illumine la scène, verte, verte ». Il est ainsi logique que dans un poème où le nom de Grenade est scandé, il rende hommage au poète grenadin par excellence.
            Ce patronage de Lorca suggère que l’Andalousie qu’évoque Darwich est une Andalousie pétrie de littérature, une Andalousie rêvée. Malgré l'enracinement anecdotique, c’est un mythe andalou que forge Darwich, en faisant de l’Andalousie l’emblème du « lieu perdu » (PCM, p.118), selon une analogie avec la Palestine qui pour être évidente, reste pourtant peu appuyée dans le poème – conformément à la volonté qu’a Darwich d’éviter les pièges du militantisme. La réflexion historique qui est à l’œuvre dépasse de loin l’épisode de la prise de Grenade, comme en témoigne l’allusion à d’autres conflits historiques, impliquant le peuple arabe (les Croisades p.277 ; l'invasion mongole de Bagdad p.279) ou non (il est question d’« Athènes et la Perse », p.273 – Les Perses d’Eschyle, tragédie des vaincus, devait être un texte admiré par Darwich). Espace de rêve et de méditation sur l’histoire, l’Andalousie de Darwich est en bonne part un lieu allégorique, ainsi que le suggère le dernier vers du premier « astre », qui en fait une patrie irréelle dont les frontières sont avant tout poétiques : « L’Andalousie fut-elle / Là ou là-bas ? Sur la terre ... Ou dans le poème ? ».
*
11. Les violons
Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons pleurent un temps perdu qui ne reviendra pas
Les violons pleurent une patrie perdue qui peut-être reviendra
Les violons enflamment les forêts de cette obscurité lointaine, si lointaine
Les violons ensanglantent les couteaux et hument mon sang dans ma veine jugulaire
Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons, chevaux sur une corde de mirage et une eau qui geint,
Les violons, chant de lilas sauvages qui s’éloigne et revient
Les violons, monstre que torture l’ongle d’une femme qui l’effleure et s’éloigne
Les violons, armée qui édifie un cimetière de marbre et de nahawand
Les violons, anarchie de cœurs qu’affole le vent dans les pas de la danseuse
Les violons, essaims d’oiseaux qui s’échappent de la bannière inachevée
Les violons, plainte de la soie ridée dans la nuit de l’amante
Les violons, voix du vin lointain sur un désir révolu
Les violons me suivent, ici et là-bas, pour se venger de moi
Les violons me recherchent pour m’occire, où qu’ils me trouvent
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
 (Trad. Elias Sanbar ; La Terre nous est étroite, p.284-285)
 
          Dernière unité poétique des Onze astres sur l'épilogue andalou, « Les violons » crée un évident effet de clôture (d’« épilogue »), la sortie des Arabes hors d’Andalousie étant scandée pathétiquement dans le refrain. Il y a une forte originalité de ce refrain, qui est le seul des Onze astres à être disposé en distique, et qui associe le départ des Arabes à une arrivée, celle des Gitans. Darwich s’appuie sur la concomitance, historiquement attestée, entre les débuts de la présence gitane en Espagne, à partir de 1425, et l’exclusion des Arabes en 1492, pour faire symboliquement des Gitans les continuateurs des Arabes en Andalousie. On sait que Darwich est familier de l'univers gitan, qu'il a déjà mis en scène dans des poèmes antérieurs (cf. « Air Gitan », 1984, p.160) et qu'il connaît d'après Lorca, cité quelques pages plus tôt (p.268). Peuple errant, marginal, victime de constants préjugés, le peuple gitan est par excellence une figure à laquelle l'exilé palestinien peut s'identifier.
          Si ce poème articulé autour du parallèle des Gitans et des Arabes est placé sous le signe du violon, c'est assurément, à un premier niveau, parce que cet instrument est au cœur aussi bien de la musique gitane que de la musique arabe. Le violon est fortement associé à la culture gitane : il n’est pas anodin, à cet égard, que le titre du poème de 1984, « Air gitan », puisse avoir été inspiré par celui d’une des pièces les plus populaires du répertoire pour violon, les Airs bohémiens de Pablo de Sarasate (Zigeunerweisen ; Aires gitanos en espagnol). En même temps, le violon est intimement lié à l’Al-Andalus, puisqu'il a pour ancêtre le rebec, instrument diffusé par les Arabes en Andalousie. Le violon rejoint sur ce point le seul autre instrument présent dans le cycle, la guitare (« toi l’eau, sois une corde à ma guitare », p. 278 ; il est aussi sans surprise question de guitare dans le poème « Musique arabe », p. 159), qui a été apportée par les Arabes en Espagne au Xe s. Dans « Les violons », il s'agit bien pour Darwich de rendre conjointement hommage à la musique gitane et à la musique arabe, associées du reste dans l’anthologie, puisque les poèmes « Musique arabe » et « Air Gitan » se succèdent (p.158-161).
       Mais au-delà du lien que le violon entretient avec les cultures arabe et gitane, l’instrument est investi par Darwich de valeurs symboliques multiples –  du fait du mode de jeu du violoniste, du son plaintif de l'instrument, des connotations qui lui sont associées. On proposera trois brèves séries de réflexions : autour de la transfiguration de la matérialité de l’instrument, de l'imaginaire de la violence inquisitoriale, et de la foi dans la cyclicité de l’histoire. 
*
            Darwich confère au violon une présence à la fois concrète et métaphorique : c’est souvent à partir de la réalité matérielle de l’instrument qu’il construit des images audacieuses. L’aspect de l’instrument, sa tenue, les techniques de jeu, sont à l’origine d’un réseau de métaphores. L’archet, tout d’abord, donne lieu à des images complexes. Étant en crin de cheval, son frottis sur la corde est comparé au mouvement de « chevaux sur une corde de mirage » : la corde est ici chimérique (« une corde de mirage ») et les chevaux semblent la parcourir tels des funambules de fantaisie. Plus loin, le mouvement lisse de l’archet sur le violon strié est transfiguré par l’image de la « soie ridée dans la nuit de l’amante » : les striures des rides contrastent avec la douceur de la soie, et la fin du vers active les connotations érotiques du va-et-vient de l’archet. Mais le violon peut aussi être manié directement avec le pouce ou l’index, lors des pizzicati, dont il est à l’évidence question dans le vers « monstre que torture l’ongle d’une femme qui l’effleure et s’éloigne ». L’ongle qui pince l’instrument produit une mélodie qui ressemble au gémissement d’une bête malmenée. Darwich s’inscrit ici dans la lignée des représentations conventionnelles associant le violon à la lamentation (cf. dans la poésie française des vers bien connus : « le violon frémit comme un cœur qu’on afflige » ou « les sanglots longs des violons de l’automne »). Dans le vers « un cimetière de marbre et de nahawand », la rigidité du marbre et l'évanescence des notes de musique s'unissent en une image lugubre, d'autant plus que le nahawand correspond partiellement dans la tradition musicale arabe à la gamme de do mineur – en général associée au ton élégiaque.
           En même temps qu'il est torturé, le violon torture : une des originalités du poème est de le peindre sous le triple visage d'un témoin compatissant (« pleurer avec » relève de la compassion au sens étymologique), d'une victime endolorie et d'un bourreau monstrueux. Le violon se fait vampire dans le vers « les violons ensanglantent les couteaux et hument mon sang », avec un mélange saisissant du sang et de l’eau – eau des pleurs et « eau qui geint ». L’image du violon qui « hume » la veine jugulaire est sans doute inspirée de la tenue de l'instrument, que le violoniste pose entre le menton et l’épaule, soit tout près de la veine jugulaire. Mais n'y-a-t-il pas aussi une allusion à l'obsession de la « limpieza de sangre » (la pureté de sang) chez les Espagnols du XVe siècle « humant le sang » au sens où ils enquêtent sur l'ascendance chrétienne ? Le contexte militaire de la Reconquista paraît en tout cas évoqué par la comparaison entre les violons et une « armée qui édifie un cimetière de marbre » : selon un raccourci frappant, les soldats se font fossoyeurs. Par ailleurs, le souvenir de l'Inquisition paraît prégnant au moment où, dans les derniers distiques, le je qui était absent du début du poème, est dit « recherché » par les violons. À la figure historique de l'Inquisiteur se superpose une autre figure, mythologique cette fois : dès lors qu'il est question de « suivre » le poète pour « s’en venger », les violons semblent comparés à des Érinyes – on sait que Darwich admirait Eschyle, cité dans le poème « Sur cette terre ».
            « Les Violons » est un poème habité par un fort pessimisme : les images de destruction sont partout, et l’exil, figuré par les oiseaux qui s’échappent (cf. « S’envolent les colombes »), paraît irrémédiable. Néanmoins, l’espoir de retour n’est pas annihilé : la patrie « peut-être reviendra » et le « chant de lilas sauvages », selon une antithèse significative, s’il « s’éloigne », « revient » ensuite. Le va-et-vient de l’archet peut figurer les perpétuels mouvements d’aller et de retour qui parcourent ce poème dont le refrain est fondé sur l’opposition d’une arrivée et d’un départ. Le refrain subit d'ailleurs in fine une inflexion significative : les deux vers sont inversés, de sorte que ce n’est pas sur l’image du départ, mais de l’arrivée (« les gitans qui partent pour l’Andalousie ») que le poème s’achève, comme si la cyclicité de l’histoire devait faire croire à des retrouvailles futures avec le lieu perdu. 
Nicolas Fréry
Mis en ligne le 3 septembre 2017
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