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jeudi, septembre 10, 2015

506_ Retour dans le sud, via LOURMARIN



Ah le sud… combien de fois n’a-t-on pas chanté le sud, sa lavande, écrit sur sa mer, son soleil. Mer et soleil, meretsol…en tirant sur la corde des jeux de mots ou de lettres on arrive à Camus. Vous avez compris n’est-ce pas… La Mort heureuse, L’Etranger etc… Donc, à propos de sud et de Camus – et si vous y êtes, dans le sud  – ne ratez pas Lourmarin, son cimetière et son atmosphère méditerranéenne, oh combien. Entrez dans une brasserie et  lisez ce texte, L’Eternité à Lourmarin, que René Char a écrit en hommage à son ami Albert Camus « Il n’y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés. Où s’étourdit notre affection ? Cerne après cerne, s’il s’approche c’est pour aussitôt s’enfouir. Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un éclair glacé. Le jour qui allongeait le bonheur entre lui et nous n’est nulle part. Toutes les parties - presque excessives - d’une présence se sont d’un coup disloquées. Routine de notre vigilance... Pourtant cet être supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font juste l’épaisseur d’une paupière tirée.
Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors ? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant.
A l’heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d’énigme, soudain commence la douleur, celle de compagnon à compagnon, que l’archer, cette fois, ne transperce pas. »

 Puis vous ouvrez une page de Noces à Tipasa. Et vous êtes emportés

« Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. À certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur énorme. À peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s'ébranle d'un rythme sûr et pesant pour aller s'accroupir dans la mer.
Maison d'Albert Camus
Nous arrivons par le village qui s'ouvre déjà sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune et bleu où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d'été en Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas ; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus. Toutes les pierres sont chaudes. À l'heure où nous descendons de l'autobus couleur de bouton d'or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants.
À gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines, parmi les lentisques et les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d'entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs.
Maison d'Albert Camus
Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fer- mente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l'étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J'y suis souvent allé avec ceux que j'aimais et je lisais sur leurs traits le clair sourire qu'y prenait le visage de l'amour. Ici, je laisse à d'autres l'ordre et la mesure. C'est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m'accapare tout entier. Dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres, et perdant le poli imposé par l'homme, sont rentrées dans la nature. Pour le retour de ces filles prodigues, la nature a prodigué les fleurs. Entre les dalles du forum, l'héliotrope pousse sa tète ronde et blanche, et les géraniums rouges versent leur sang sur ce qui fut maisons, temples et places publiques. Comme ces hommes que beaucoup de science ramène à Dieu, beaucoup d'années ont ramené les ruines à la maison de leur mère. Aujourd'hui enfin leur passé les quitte, et rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des choses qui tombent.
Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde !

Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon coeur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon coeur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où l'on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont contenu des morts ; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles. La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace.
Maison d'Albert Camus

Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères dans la course des journées. Je décris et je dis : « Voici qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs. » Et qu'ai-je besoin de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de lentisques sous mon nez ? Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus tard je songerai sans contrainte : « Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu ces choses. » Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux mystères d'Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau, c'est le saisissement, la montée d'une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère - la nage, les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles ; la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon. Sur le rivage, c'est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de l'eau, le duvet blond et la poussière de sel.
Je, comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans me- sure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c'est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraîche et le ciel bleu. J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l'orgueil de ma condition d'homme. Pour- tant, on me l'a souvent dit: il n'y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon coeur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l'immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C'est à conquérir cela qu'il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n'abandonne rien de moi-même, je ne revêts aucun masque : il me suffit d'apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre.
Un peu avant midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue que celle de la salle pleine d'ombre, du grand verre de menthe verte et glacée ! Au-dehors, c'est la mer et la route ardente de poussière. Assis devant la table, je tente de saisir entre mes cils battants l'éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l'heureuse lassitude d'un jour de noces avec le monde. On mange mal dans ce café, mais il y a beaucoup de fruits - surtout des pêches qu'on mange en y mordant, de sorte que le jus en coule sur le menton. Les dents refermées sur la pêche, j'écoute les grands coups de mon sang monter jusqu'aux oreilles, je regarde de tous mes yeux. Sur la mer, c'est le silence énorme de midi. Tout être beau a l'orgueil naturel de sa beauté et le monde aujourd'hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui, pourquoi nierais-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la joie de vivre ? Il n'y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd'hui l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir. On nous a tellement parlé de l'orgueil : vous savez, c'est le péché de Satan. Méfiance, criait-on, vous vous perdrez, et vos forces vives. Depuis, j'ai appris en effet qu'un certain orgueil... Mais à d'autres moments, je ne peux m'empêcher de revendiquer l'orgueil de vivre que le monde tout entier conspire à me donner. A Tipasa, je vois équivaut à je crois, et je ne m'obstine pas à nier ce que ma main peut toucher et mes lèvres caresser. Je n'éprouve pas le besoin d'en faire une oeuvre d'art, mais de raconter ce qui est différent. Tipasa m'apparaît comme ces personnages qu'on décrit pour signifier indirectement un point de vue sur le monde. Comme eux, elle témoigne, et virilement. Elle est aujourd'hui mon personnage et il me semble qu'à le caresser et le décrire, mon ivresse n'aura plus de fin. Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre Tipasa, témoigner et l'œuvre d'art viendra ensuite. Il y a là une liberté.
Jamais je ne restais plus d'une journée à Tipasa. Il vient toujours un moment où l'on a trop vu un paysage, de même qu'il faut longtemps avant qu'on l'ait assez vu. Les montagnes, le ciel, la mer sont comme des visages dont on découvre l'aridité ou la splendeur, à force de regarder au lieu de voir. Mais tout visage, pour être éloquent, doit subir un certain renouvellement. Et l'on se plaint d'être trop rapidement lassé quand il faudrait admirer que le monde nous paraisse nouveau pour avoir été seulement oublié.
Vers le soir, je regagnais une partie du pare plus ordonnée, arrangée en jardin, au bord de la route nationale. Au sortir du tumulte des parfums et du soleil, dans l'air maintenant rafraîchi par le soir, l'es- prit s'y calmait, le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait. Je m'étais assis sur un banc. Je regardais la campagne s'arrondir avec le jour. J'étais repu. Au-dessus de moi, un grenadier laissait pendre les boutons de ses fleurs, clos et côtelés comme de petits poings fermés qui contiendraient tout l'espoir du printemps. Il y avait du romarin derrière moi et j'en percevais seulement le parfum d'alcool. Des collines s'encadraient entre les arbres et, plus loin encore, un liséré de mer au-dessus duquel le ciel, comme une voile en panne, reposait de toute sa tendresse. J'avais au coeur une joie étrange, celle-là même qui naît d'une conscience tranquille. Il y a un sentiment que connaissent les acteurs lorsqu'ils ont conscience d'avoir bien rempli leur rôle, c'est-à-dire, au sens le plus précis, d'avoir fait coïncider leurs gestes et ceux du personnage idéal qu'ils incarnent, d'être entrés en quelque sorte dans un dessin fait à l'avance et qu'ils ont d'un coup fait vivre et battre avec leur propre cœur. C'était précisément cela que je ressentais : j'avais bien joué mon rôle. J'avais fait mon métier d'homme et d'avoir connu la joie tout un long jour ne me semblait pas une réussite exceptionnelle, mais l'accomplissement ému d'une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir d'être heureux. Nous retrouvons alors une solitude, mais cette fois dans la satisfaction.
Cimetière de Lourmarin
Maintenant, les arbres s'étaient peuplés d'oiseaux. La terre soupirait lentement avant d'entrer dans l'ombre. Tout à l'heure, avec la première étoile, la nuit tombera sur la scène du monde. Les dieux éclatants du jour retourneront à leur mort quotidienne. Mais d'autres dieux viendront. Et pour être plus sombres, leurs faces ravagées seront nées cependant dans le coeur de la terre.
À présent du moins, l'incessante éclosion des vagues sur le sable me parvenait à travers tout un espace où dansait un pollen doré. Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m'emplissais d'une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n'était pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l'accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l'amour. Amour que je n'avais pas la faiblesse de revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire complice au sourire éclatant de ses ciels. » (Albert CAMUS, Noces, suivi de l’été, Gallimard.) 
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 Lire aussi:
Post 182:     http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.fr/2010/01/182-albert-camus.html
Post 184:    http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.fr/2010/02/184-oran-toujours.html
etc... (utilisez la fonction "chercher" sur le blog)


lundi, septembre 07, 2015

505_ Visite à Chérence, chez Nathalie S

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Le Val d’Oise est un joli département. J’y ai habité durant plusieurs années. Je l’ai en quelque sorte abandonné pour le Sud et le soleil. Si vous vous retrouvez dans Paris ou sa région, n’hésitez pas un instant, faites comme moi aujourd'hui, allez à Auvers-sur-Oise pour Van Gogh et continuez sur Chérence. Chérence est un petit village de moins de deux cents habitants. N’était une illustre dame, il vivrait dans l’anonymat. Mais c’est presque le cas, tant cette illustre écrivaine




N. Sarraute, invitée de Bruno Masure sur F2. 1998?




est aujourd’hui – hélas – oubliée. Nathalie Sarraute a longtemps résidé, une cinquantaine d’années. Elle y possédait une maison (aujourd’hui vendue par ses enfants) avec terrain (photos) qui donne sur la vallée de la Seine. Elle se situe à deux pas de l’église St-Denis (9° siècle). Nathalie Sarraute repose dans le petit cimetière de Chérence.

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« J'étais assise, encore au Luxembourg, sur un banc du jardin anglais, entre mon père et la jeune femme qui m'avait fait danser dans la grande chambre claire de la rue Boissonade. Il y avait, posé sur le banc entre nous ou sur les genoux de l'un d'eux, un gros livre relié... il me semble que c'étaient les Contes d'Andersen.

Je venais d'en écouter un passage… je regardais les espaliers en fleurs le long du petit mur de briques roses, les arbres fleuris, la pelouse d'un vert étincelant jonchée de pâquerettes, de pétales blancs et roses, le ciel, bien sûr, était bleu, et l'air semblait vibrer légèrement... et à ce moment-là, c'est venu… quelque chose d'unique... qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d'une telle violence qu'encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j'éprouve... mais quoi? quel mot peut s'en saisir? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui... « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu'ils n'y touchent pas... et « extase »... comme devant ce mot ce qui est là se rétracte... « Joie », oui, peut-être... ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger... mais il n'est pas capable de recueillir ce qui m'emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l'air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d'ondes... des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot?... de vie à l'état pur, aucune menace sur elle, aucun mélange, elle atteint tout à coup l'intensité la plus grande qu'elle puisse jamais atteindre... jamais plus cette sorte d'intensité-là, pour rien, parce que c'est là, parce que je suis dans cela, dans le petit mur rose, les fleurs des espaliers, des arbres, la pelouse, l'air qui vibre... je suis en eux sans rien de plus, rien qui ne soit à eux, rien à moi. »  Nathalie SARRAUTE. Enfance – Gallimard/Folio – 1983


Lire ici :


405- NATHALIE SARRAUTE: 18 juillet 1900- 19 octobre 1999

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                               Article paru dans Le Matricule des Anges
                               Numéro 22 de janvier-mars 1998
La vie des mots
Nathalie Sarraute poursuit son travail obsessionnel de décryptage de la conversation. Un exercice qui, hélas, manque cette fois de style.
Il n'y en a plus pour longtemps… ça doit être les tous premiers mots avant qu'on ne raccroche… On dirait que déjà la paroi se met à bouger…
- Quelle idée de l'avoir dressée… Nous enfermer pour si peu… Il n'y avait pas le moindre risque…"
La scène se passe dans un espace insolite. S'il fallait camper un décor de théâtre, cela pourrait ressembler à une usine à fabriquer des conversations avec, à proximité, un local immense, désaffecté, où l'on aurait entassé des mots destinés au rebut. Isolés dans un recoin de la conscience, rejetés au dehors, les mots bannis de la conversation sont les protagonistes du nouveau livre de Nathalie Sarraute. Ils observent derrière une paroi -que l'auteur a imaginé transparente- le langage en train de s'énoncer et s'entretiennent sur ce qu'aurait été leur propre performance si on leur avait donné à eux aussi la possibilité de servir la conversation.
Le regard rivé sur ce qui se trame dans l'usine en activité, les mots exclus s'agitent dans leur coin et cherchent le moyen de rétablir l'ordre dans la communication, de combler les manques et les déficiences.
Le lecteur sera d'abord séduit par ce que cet univers de sous-conversation a de déroutant et de drôle.
Le principe de Ouvrez, même si le rapprochement peut sembler hors de propos, rappelle un peu celui de Tout ce que vous auriez voulu savoir sur le sexe… le film de Woody Allen, où des spermatozoïdes à formes humaines se bousculent pour tenter de passer les premiers de l'autre côté. Woody Allen, qui partage avec Nathalie Sarraute un talent incomparable pour l'observation de ses contemporains, ne signait pas là son meilleur long métrage… Il est fort à parier que ceux qui ont aimé Tropismes, Le Planétarium, ou, plus récemment, Tu ne t'aimes pas, seront frappés d'une légère déception en lisant Ouvrez. Ce texte n'est pourtant pas fondamentalement différent des précédents. Mais entre Ici, l'avant-dernier roman de Nathalie Sarraute et Ouvrez, les petites touches sensibles, les bruissements de voix si propres à l'oeuvre de l'auteur, semblent avoir été pour cette fois proscrits. Certes, on retrouve dans Ouvrez le théâtre intérieur de Sarraute, son monde de sous-conversations, ces bribes de dialogues en apparence décousus et comme volées au réel le plus invisible, mais il manque comme une fêlure, peut-être la part maudite pour l'auteur de L'Ere du soupçon, celle qui révélait subrepticement au lecteur, des parcelles de sa vérité nue.
Ouvrez ressemble à un exercice de style, à un livre conçu comme une gageure : tenter de saisir la complexité et les contradictions des êtres à travers leurs conversations en donnant la parole aux mots. Malheureusement, la contrainte formelle devient rapidement un système, et passé le moment où le lecteur s'est amusé de cet étrange projet, le charme a disparu.
Où sont passés les Tropismes? Espérons qu'ils patientent dans une prison dorée et que l'auteur ne les exclura pas de son roman à venir.
Marie-Laure Picot
Ouvrez
Nathalie Sarraute
Gallimard
130 pages, 85 FF
© Le Matricule des Anges et les rédacteurs
 
  
Article paru dans Le Matricule des Anges
                               Numéro 3 d'avril/mai 1993

Sarraute en format de poche
Le Silence de Nathalie Sarraute inaugure la création chez Folio d'une collection théâtre. Ce texte très court, très drôle, absurde, démonte le mécanisme du langage. Quatre femmes, F1, F2, F3 et F4 et deux hommes, H1, H2 vont être complètement perturbés par le silence de Jean-Pierre. "Un petit mot de vous et on se sentirait délivrés. Tous rassurés. Apaisés. Car ils sont comme moi... ils ont peur... ils jouent le jeu comme ils disent, obligés de faire semblant"
Ce silence va pousser les autres dans leurs derniers retranchements, la violence, l'angoisse, leur solitude que n'arrivent pas à recouvrir les mots.
Cette montée dans l'irrationnel et la folie est orchestrée avec une concision et une efficacité implacable.
Le Silence et Elle est là inaugurent le 7 avril, le théâtre du Vieux Colombier à Paris, restauré et rattaché à la Comédie Française pour y présenter des textes plus contemporains.
Les autres titres de Folio Théâtre sont, eux, beaucoup plus classiques : Le Cid de Corneille dans sa version de 1637, Knock de Jules Romains, L'Avare de Molière et La Cantatrice chauve d'Eugène Ionesco.
Chaque ouvrage comporte préface, biographie de l'auteur, bibliographie, notes...
Le Silence
Nathalie Sarraute
Folio théâtre
Gallimard
96 pages, 26,50 FF
© Le Matricule des Anges et les rédacteurs