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samedi, avril 21, 2012

319 - Détente à Yellowknife... En attendant demain 20 h...

Yellowknife... 62.28.33.85'' Nord / 114.19.55.89'' Ouest

dimanche, avril 15, 2012

318 - Solidarité en ces temps de déperdition



Individu et société.
Nous sommes à quelques jours de l’élection du président de la République et certains discours stigmatisent des catégories de population, parfois ils frôlent la haine, pointant du doigt tantôt les pauvres, tantôt les immigrés, tantôt les syndicats tout en faisant l’apologie de la réussite individuelle, du Casino et des stock-optionneurs. C’est l’individu contre le groupe. L’individualisme contre la société.
L’individualisme c’est le privilège des droits d’un individu sur ses semblables, sur le groupe. L’individu a nécessairement des devoirs envers le groupe, or l’individualisme les récuse.

Hier samedi 14 avril 2012 à Marseille avec Jean-Luc Mélenchon. 

L’individualisme pousse à rompre avec ses proches, son environnement, « je n’ai besoin que de moi-même ». Cette logique individualiste entraîne le groupe à se désolidariser de l’individualiste qui ne veut pas de lui. L’individualiste fragilisé ne pourra recourir à la solidarité du groupe puisqu’il les récuse tous deux, et le groupe et la solidarité. C’est ce que dit en substance Jean Jacques Rousseau dans son très présent « Discours sur l’économie politique ». Mais au final, l’individualiste en difficulté ou en détresse ne se dessaisit pourtant pas de la main tendue par la collectivité.
Aujourd’hui et selon le mot de Louis Dumont, dans les pays occidentaux l’individualisme suprême a supplanté la société, autrefois valeur suprême. Le régime économique dominant favorise la cupidité et la fuite en avant. Il est à la source de la détresse et de situations dramatiques de centaines de millions de personnes dans le monde. Dans les pays développés, qui ne sont pas en reste, les personnes vivant sous le seuil de pauvreté se comptent par dizaines de millions : En France, 5° puissance économique mondiale, 13% de la population (HUIT millions) vit sous le seuil de pauvreté qui est de 954 € pour une personne seule. Depuis les années 90 la vie sociale ne cesse de régresser, accompagnée de discours stigmatisant des pans entiers de la société. Les compromis sociaux réalisés au prix de luttes populaires, depuis la sortie de la seconde guerre mondiale, sont remis en question les uns après les autres. Avec l’évolution du capitalisme nous assistons, selon le mot de Robert Castel à « la remise en cause du compromis social du capitalisme industriel qui s'est épanoui dans les années 1960 et au début des années 1970 ». La protection sociale est vilipendée, la sécurité sociale, émanation du CNR est contestée, les services publics sont dénoncés. Les discours antisociaux sont ouvertement diffusés (« les planqués du service public », « la fainéantise des enseignants », « les resquilleurs du RSA », « les chômeurs profiteurs », « la prolifération des assistés »…) alors même que les « 200 familles » sont largement épargnées. La République solidaire pose problème aux nantis et à ceux qui se laissent entraîner par l’argumentaire fallacieux de ceux-là et de leurs avocats. Le néolibéralisme fait loi. L’Etat providence est mis en doute, les tentatives de sa privatisation sont clairement énoncées au détriment de la volonté du plus grand nombre. Autant dire que c’est la démocratie qui est visée.
Cette idéologie qui prône la liberté du renard au sein du poulailler nous ne pouvons l’accepter.
Dans les compétitions individuelles les plus fragiles sont, par définition, les grands perdants : travailleurs précaires, femmes, immigrés… La solidarité collective doit s’imposer démocratiquement à la cupidité individuelle et au dictat de la libre et sauvage concurrence génératrice de catastrophes humanitaires. L’Etat se doit de redistribuer la richesse nationale de telle sorte qu’elle bénéficie au plus grand nombre. La démocratie c’est d’abord le plus grand nombre.
C’est avec joie que je constate que ce discours de défense d’une République solidaire reprend des couleurs vives ces derniers temps. Je l’ai encore une fois entendu hier sur la plage du Prado à Marseille au milieu de cent mille camarades enthousiastes.
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vendredi, avril 13, 2012

317 - Moi, Mohamed Merah, article de Salim Bachi et les réactions


 Le Monde a demandé à Salim Bachi d'écrire un texte à l'exemple du roman qu'il vient de publier "Moi, Khaled Kelkal, (Grasset fev 2012)

Les réactions furent immédiates, très nombreuses, parfois violentes et sans intérêt. Lisez. (J'ai supprimé certains de ces articles, ou réactions, de grande violence).

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Moi, Mohamed Merah
Article paru dans l'édition du 30.03.12
A l'invitation du « Monde des livres », l'écrivain Salim Bachi, auteur de « Moi, Khaled Kelkal », est entré dans la tête du tueur, mort le 22 mars à Toulouse

Vous ne m'aurez pas vivant, je suis déjà mort, je leur ai dit à tous ces flics qui m'encerclent et lancent leurs grenades contre les murs de l'appartement. A peine né, déjà crevé. J'ai commencé à disparaître très jeune quand on me traînait devant les tribunaux. J'ai commencé par voler pour ne plus être le gentil gamin tout souriant tout beau arabe toujours poli merci monsieur au revoir madame vous avez raison allez vous faire foutre mesdames et messieurs les gens bien de préférence nationale.

J'ai trafiqué des scooters volés dans les quartiers huppés de Toulouse, près du Capitole, la nuit, quand les fils à papa se gobergeaient, entourés de donzelles à la croupe rebondie, jolies meufs, affalés autour de comptoirs ou entrés dans des boîtes de nuit où j'étais refoulé une fois sur deux, voire deux fois sur deux lorsque le videur, un putain de Black ou d'Arabe retourné comme ces paras de Montauban qui me ressemblaient et ne me ressemblaient pas et que j'ai troué pour leur apprendre que nous n'étions pas du même monde à jamais séparés par la porte d'une caserne, j'ai eu le temps de gamberger dans mon garage où je retapais des bagnoles cabossées comme mon âme, relevant des pare-chocs, redressant les ailes des anges de métal qui partiraient dans le jour rutilant et s'envoleraient vers un ciel vide et mort habité par un Dieu absent dont l'unique représentant a été jusqu'à présent Ben Laden, un grand monsieur qui savait ce qu'il voulait lui.

A 16 ans, quand les autres passaient leur bac, je savais déjà maquiller une bécane, changer sa plaque d'immatriculation, la repeindre aux couleurs de l'arc-en-ciel et de la liberté bleu blanc rouge égalité fraternité mon cul foutaises mensonges tartufferies. Je mettrai cette Ripoublique d'hypocrites à genoux en massacrant tous ses enfants. Je rêve d'un jour sans gloire où tout le monde tuera tout le monde, où Arabes et Juifs, Blancs et Noirs, se feront leur Afghanistan en direct au 20 heures de Claire Chazal.

Fatigue.

Le RAID a plongé le quartier dans le noir pendant qu'ils me parlent, racontent qu'ils me veulent vivant, parlent, m'empêchent de dormir, mais je sais qu'ils ne désirent rien d'autre que de me mettre dans un trou, prison ou cercueil voilà la solution au problème final qui leur a sauté à la gueule comme un Joker de mauvais film Batman Terminator Mortal Kombat superproductions avec force feux d'artifices explosions de gratte-ciel avions bourrés de kérosène qui s'écrasent s'embrasent dans une grande ville quel beau spectacle mesdames et messieurs les gens bien de préférence nationale dommage, je n'ai jamais pu passer mon brevet d'aviatueur. Cela aurait été d'une autre classe, comme de rouler en BMW mais dans le ciel sans nuages d'une matinée de septembre. J'adorais voler des grosses bagnoles et faire des rodéos aux Izards le jour de l'an. On filmait nos exploits, on se marrait, tout partait en fumée et on rentrait content à la maison dormir dans de beaux draps.

Pourquoi vous avez fait ça, monsieur Merah, pourquoi ?

Je ne sais pas, dans le fond, je ne sais pas, j'avais envie de tout faire péter comme un gosse un peu mauvais, un sale gosse, pour sûr.

Donnez-moi vos avions et je vous donnerai mon scooter. Donnez-moi vos bombes et je vous donnerai le pistolet avec lequel j'ai tué ces gamins pour venger d'autres gamins tués par des paras israéliens ou français c'est la même chose vu du trou sans fond où l'on se trouve. J'ai rendu le mal pour le mal et je ne regrette rien non je ne regrette rien maudite chanson qui rengaine dans ma tête pendant que ces enculés RAID dehors m'encerclent et que le téléphone sonne sonne je ne décroche pas qu'importe qu'ils aillent au diable s'il existe ou à Dieu puisque je suis un membre d'Al-Qaida, Rendez-vous nous ne vous ferons pas de mal, monsieur Merah

Vous me foutrez au trou

Vous bénéficierez d'une remise de peine, monsieur Merah,

Ma peine je l'ai déjà purgée, ma peine c'est la mort, filmée ou cachée, j'ai failli ajouter, mais j'ai fermé ma gueule parce que je ne voulais pas parler pour ne rien dire fatigué que j'étais les nerfs tendus et que j'avais mal au dos, mes yeux brûlaient comme les lampes à soudure du garage où j'officiais avant de prendre les armes et de flinguer ces militaires qui avaient ma gueule d'Arabe et ces gamins Israéliens qui ressemblaient à des Palestiniens qui ressemblaient à la bouillie sanglante qui hante mes nuits sans sommeil sans repos sans conscience pendant que je visionne ces ignobles vidéos de décapitations tortures exactions massacres charniers sur YouTube en boucle comme une phrase sans point final

Je comprends vous ressentez de la colère dit le flic au bout de la nuit lui aussi

Colère ?

Je ne ressens rien, j'en aurais tué plus si j'avais pu,

j'ai raccroché, le téléphone était mort dans ma main inerte et j'ai attendu longtemps que le silence et la nuit s'emparent de mon âme et la convertissent en eau de pluie ou pire en quelque chose de dégoûtant et de poisseux dont seule la mort me débarrassera enfin

putain j'ai 24 ans et je vais mourir comme Kelkal fait comme un rat dans un village

fin de la conversation avec le gentil flic du RAID mielleux et sympa on aurait pas dit un flic mais je les connais ces enfoirés qui nous insultaient traitaient de fils de putes de bicots ratons, nous hurlaient dessus de retourner en Algérie en trépignant comme de gros babouins habillés de bleu.

Algérie ?

Connais pas vraiment. Patrie ? Pays du père ?
Ils ont divorcé et je crois bien qu'il est reparti là-bas se remarier avec sa nouvelle pute qui ressemblait à la conne d'assistante sociale que j'ai boxée parce qu'elle voulait absolument que je lui parle bien que je ne la regarde pas dans les yeux.

Je racontais à ma pauvre maman que je retournais en Algérie alors que je partais pour le Pakistan, sur les traces de Ben Laden, mon maître à penser dont on disait tant de bien en prison, après les prières entre frères.

J'ai emporté un sac avec une radio, une bouteille d'eau et des biscuits, matériel de survie de base, et je les attends les armes à la main, ils ne m'auront pas vivant, ils boufferont de la viande halal cette nuit et j'en emporterai trois ou quatre avec moi dans la tombe

comme en Afghanistan, ce pays sordide où j'apprenais le maniement des armes, me rêvais en soldat moderne, cagoulé des pieds à la tête, le sabre dressé dans la nuit prêt à s'abattre sur la tête des mécréants qui m'avaient jeté en prison pour le vol d'un sac à main me précipitant dans un trou où plus personne ne me relèvera jamais même pas le gars sympa qui m'employait dans son garage et me traitait comme son fils lui-même avait renoncé comme j'avais renoncé à m'engager dans la Légion pour faire l'Infiltré comme dans Homeland qu'ils entrent maintenant les types du RAID ils peuvent venir je les attends en costume sombre et noir de Ninja mort

Salim Bachi
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Le Monde 06 avril 2012
Dire l’indicible, nommer l’innommable… Mission impossible ?
Le choix fait par Le Monde, dans son supplément littéraire, le 30 mars, de publier un texte de fiction sur Mohamed Merah, écrit par un écrivain, Salim Bachi, à qui Le Monde des Livres a demandé de se glisser dans la tête du tueur  − une semaine seulement après l'issue des tueries barbares de Montauban et de Toulouse −, a suscité nombre de réactions indignées, outrées, scandalisées, comme le relate la dernière chronique du médiateur, justement titrée «indicible»...
Chez nos confrères et chez nos lecteurs, les mots ne sont pas assez durs pour qualifier, et disqualifier souvent, l'initiative prise par notre journal. Mais chez eux, comme au sein du Monde, le débat est vif et contradictoire.
« Maladroit mais pas inutile », estime Laurent David Samama sur le site La Règle du Jeu, en réponse au « Perversité » décrété par Yann Moix sur le même site. De même, sur Causeur, site néoconservateur revendiqué, Jacques Tarnero et Jérôme Leroy n'ont pas la même analyse du choix fait par Le Monde. « Obscénité littéraire », tranche le premier, qui reproche au Monde de « donner la parole à Jean Genet plutôt qu'à Edmond Rostand ». « La littérature peut tout dire », estime le second, pour qui « le roman n'est pas moral. Ce n'est pas son affaire. Et c'est à ce titre que que Mohamed Merah est un personnage de roman ».
Deux analyses peuvent être présentées du «cas Merah».
La première est d'avoir recours à une littérature qui prend le pari d’être du côté de l’indéfendable pour faire comprendre un réel complexe − sans chercher à l'excuser. A partir du moment où l'islamisme radical armé utilise les moyens de la violence pour exister, il y a une position qui doit être appréhendée par les lecteurs. Cette appréhension, en l'occurrence, ne peut faire appel aux raisonnements habituels du combat politique ou même de la résistance, dans son acception reconnue en France. Elle doit emprunter des chemins inconnus de nos schémas de pensée.
Parmi d'autres façons d'entrer dans ce chemin de ténèbres, la littérature peut dire ce que la pensée ne fait que deviner, ce que la raison ne peut que réprouver, mais qui est, phénoménologiquement, un chemin emprunté par un homme.
Dans ce cas la littérature peut être un moyen pour décrire le réel, avec ses armes d'imagination, de sensibilité, de peinture de l'irrationnel. Plongée surréaliste dans ce monde désarticulé par la violence aveugle.
On peut toujours critiquer une forme littéraire, reconnaître ou non le talent de l'écrivain, mais on ne peut nier l'utilité de faire cette tentative. Peut-être alors la violence des réactions montre-t-elle que l'essai littéraire est transformé, comme on dit au rugby...
La deuxième appréhension de Mohamed Merah est de dire qu’il n’y a pas de raison − au sens d'explication dans le domaine de la pensée raisonnée − à l'origine de son acte. C’est l'hypothèse psychiatrique, où le trouble de l’appréhension du réel est la définition même du délire, de la psychose.
Dans ce cas on prend le parti de ne pas considérer le lien avec l'islamisme armé, on estime qu’il s’agit d'un acte isolé pathologique, voire qui dévoie la pensée de ceux qui l’ont formé au Pakistan. On tire un trait sur ces voyages initiatiques en Orient , où ce gamin chahuté par la vie à mal compris le message qui lui a été délivré, ainsi que l'utilisation des armes qui lui a été montré. Seul dans l'isolement d'une pensée malade, il a posé l'acte irréparable, destructeur potentiellement du lien entre les communautés, ou plutôt entre les citoyens, car la France a pour principe, rappelons-le, de refuser les communautés. C'est le choix fait pas le pouvoir politique, policier. A tort ou à raison, avec ou sans arrières-pensées électorales...
Cette deuxième hypothèse peut-elle résister à l'analyse? Même si les enquêteurs ont trouvé ce jeune homme déséquilibré − c’est pourquoi ils l’ont peut-être utilisé comme indicateur, l'enquête le dira un jour, espérons-le... −, cela ne suffit pas à faire du «tueur fou» un grand délirant en soi.
Alors nous sommes dans l’obligation de reconstituer une narration qui se faufile entre le réel, international et personnel, et qui fait de cet homme un instrument d’Al Qaida. Mâtinée de ce que toute action comporte d’improvisation, de pulsions et de personnalisation (le «presque rien» et le «pas encore» de Jankelevitch).
C'est bien le défi qui attend la France et ses futurs gouvernants.
Le Monde est-il allé trop vite, trop fort, en voulant « se mettre dans la tête de Mohamed Merah » ? Peut-être. Sûrement. Le débat ne fait que commencer. Et nos lecteurs ont envie de faire entendre, eux-aussi, leurs mots, leurs voix.
Bonne lecture.
Le Médiateur du Monde

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Indicible...
LE MONDE | 06.04.2012 à 16h36 • Mis à jour le 06.04.2012 à 18h02
Par Pascal Galinier, médiateur
Jamais deux sans trois. L'affaire Merah aura décidément donné du fil à retordre à votre médiateur. Troisième temps de la valse : Le Monde des livres, vendredi 30 mars. "Moi, Mohamed Merah", annonce le titre de "une"... Le drame sanglant de Montauban et Toulouse, encore incandescent dans l'actualité, déjà recyclé en littérature ? Ce titre-choc est en effet celui d'un texte de fiction signé Salim Bachi...
Solliciter un écrivain, lui demander de prendre le pari d'être du côté de l'indéfendable pour faire comprendre le réel, complexe et dramatique... Un pari bien dans l'air du temps littéraire, à l'heure où nombre d'auteurs (Carrère, Jauffret, Sportès...) se confrontent au réel, justement, même le plus sordide. Un choix assumé par Jean Birnbaum, le rédacteur en chef du supplément littéraire. "La nouvelle formule vise justement à inscrire encore davantage Le Monde des livres dans Le Monde tout court, notamment en projetant les lumières de la littérature sur l'actualité", explique-t-il. Certes, "toute expérience de ce type, qui mobilise les écrivains pour dire l'innommable, est périlleuse". Mais "juste après l'horreur de Montauban et de Toulouse, nombreux étaient ceux (sociologues, psychologues...) qui tentaient de comprendre les motivations du terroriste. Pourquoi les écrivains ne pourraient-ils pas nous éclairer, eux aussi, avec leurs outils propres ?".
Dire l'indicible, donc. L'exercice littéraire est d'autant plus délicat qu'il doit être le fait d'une plume incontestable. Le Monde des livres pense l'avoir trouvée en la personne de Salim Bachi. L'homme qui se met dans la tête de terroristes : un de ceux du 11-Septembre (Tuez-les tous, Gallimard, janvier 2006) ou celui des attentats de 1995 à Paris (Moi, Khaled Kelkal, Grasset). "On a pensé tout de suite à Bachi, car son livre sur Kelkal venait de paraître", dit Jean Birnbaum.
Dans la tête de Mohamed Merah... Un chemin de ténèbres, où seule peut-être la littérature peut tenter de dire ce que la pensée ne fait que deviner, ce que la raison ne peut que réprouver. Pourquoi pas ?
Mais voilà : c'est un chemin emprunté par un homme, pas par un personnage de fiction. Conscient du risque que représente un tel choix éditorial, Le Monde des livres demande à deux autres écrivains de dire "leurs" mots sur le sujet. La tribune d'Olivier Rolin ("La littérature, ce sera pour après") et l'analyse de Marc Weitzmann ("La concurrence du terroriste et de l'écrivain") feront contrepoint, sinon contrepoids, à la fiction de Salim Bachi. "On a voulu montrer que les écrivains réagissent de façon très diverse : la fiction pour Bachi, le cri d'alarme quant au choix des mots pour Rolin, l'éclairage plus théorique de Weitzmann, argumente Jean Birnbaum. C'est parce que notre dossier reflétait cette pluralité qu'il a donné lieu à des lectures enflammées et contradictoires."
De fait, la réaction de nos lecteurs ne s'est pas fait attendre. "Obscénité littéraire", "inopportun", "faux cul", "scandaleux", "indécent", "colère", "dégoût", "immonde", "lâche", "faute morale", "honte", "délire putride", "complaisance éditoriale"... Eux aussi ont trouvé les mots. Et ils sont durs. Pour Salim Bachi d'abord. Sur la forme comme sur le fond. "Il aurait peut-être fallu le talent de Koltès, se demande Denis Emorine (Landser, Haut-Rhin). Apparemment, Salim Bachi exploite le genre en "spécialiste". (...) Choquant ? Scandaleux ? Méprisable ? Non, même pas ; ennuyeux tout simplement."
"La fiction ne rejoint pas l'acte, elle le dépasse", se désole René Gutman (Strasbourg). "Sous le couvert d'un aveu imaginaire, l'auteur se livre à une véritable apologie du terrorisme", écrit-il dans une lettre au grand rabbin de France dont il nous a adressé copie. Pour Jacques-Claude Rennesson (Plaisir, Yvelines), "cette confession délirante, cette autojustification malhonnête - car l'honnêteté est un luxe réservé à d'autres - est tout à fait "plausible" ; elle sonne, hélas, vrai..." Gilles B. (il préfère rester anonyme) dit carrément "merci à cet auteur qui a pris ce risque, dans la filiation d'une littérature qui nous fait traverser le miroir d'Alice au pays des cauchemars".
Outre la qualité littéraire du texte, sa date de parution - trop tôt, trop à chaud - en a choqué plus d'un. Un choix discutable, comme le souligne d'ailleurs Olivier Rolin dans sa tribune de "citoyen lambda" revendiqué - en des termes eux-mêmes discutables, estiment certains lecteurs. "Chercher à comprendre (comme disait Spinoza) pourquoi cette haine est possible ne revient pas à l'excuser ou à la justifier, lui répond Joaquin Ruiz, psychiatre à Toulouse. (...) Mais il est vrai qu'en ce temps de campagne électorale, la pensée se fait discrète, et la gueule ou le faciès deviennent déterminants depuis qu'il y a des "musulmans d'apparence"..." Jeymo Parry (Agen), dans une longue lettre manuscrite très élogieuse pour l'auteur de Tigre en papier (Seuil, 2002), reconnaît que "devant un drame de cette force, un écrivain esquisse une vérité de l'événement qui dépasse les mots-valises des experts de tous poils".
Tel est bien le débat. Que ne manquera pas, gageons-le, d'examiner notre tout nouveau comité d'éthique et de déontologie... Car, rassurez-vous lecteurs, le débat existe aussi en interne. Publier une reality fiction littéraire pour parvenir à "penser l'impensable", est-ce vraiment "placer la littérature au niveau de ce qu'on appelait autrefois la presse à scandale", comme le dit Edith Ochs sur le Huffington Post ? Le Monde est-il en train d'"ouvrir généreusement ses colonnes à l'amalgame et au mensonge", selon les termes de Thierry Perlès (Paris) ?
"Il ne m'intéresse nullement de savoir ce qui s'est passé sous le crâne du tueur de Toulouse et de Montauban", nous dit Aude Weill-Raynal (Paris), mais plutôt "ce qui s'est passé dans la tête des rédacteurs du Monde quand ils ont proposé pareil exercice". Jacques Tarnero (Paris) a son idée : "Permettez-moi de pasticher Camus : "Mal parler des choses, c'est ajouter au malheur du monde." Le Monde a mal parlé des choses." Indicible, vous dis-je...
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mediateur@lemonde.fr
Mediateur.blog.lemonde.fr

In : http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/04/06/indicible-par-pascal-galinier-mediateur_1681820_3232.html

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Maladroit mais pas inutile
Laurent David Samama

Jeudi 29 mars paraît un numéro du Monde des Livres qui fera date. En Une, un papier polémique sur l’affaire Merah. Jean Birnbaum, talentueux rédacteur en chef du titre, propose de réfléchir à l’articulation possible, probable, entre Écriture et Terrorisme. Pour ce faire, il invite Marc Weitzmann et Olivier Rollin. Dans deux papiers remarquables, les écrivains dissèquent et analysent le rapport aux mots du terroriste, de la société civile puis de l’écrivain qui, en dernier lieu, s’empare de l’histoire de Merah. En première page, un texte fait couler beaucoup d’encre, celui de Salim Bachi, auteur invité par la rédaction du Monde des Livres. Bachi se met dans la peau de Merah, il nous livre ce que le terroriste aurait pu dire, aurait pu écrire, si seulement ce dernier avait des lettres. Autant vous le dire tout de suite, j’émets une série de réserves quant à la décision du Monde des Livres de publier ce texte principal mais ne disqualifie pas pour autant l’initiative de Jean Birnbaum.
J’ai pu entendre ça et là que le texte de Bachi était mauvais. Ce n’est pas mon avis. Son monologue a le mérite de décrire avec précision la pensée de Merah, un Merah en l’occurrence supposément doué de la capacité de verbaliser son acte meurtrier. Le problème est bien que Merah fût insensible à la littérature sinon il aurait eu conscience du poids des mots, sinon il aurait su, comme le rappelle Marc Weitzmann en citant Mallarmé, que « la seule bombe, c’est le livre ». Bachi signe donc un texte vif, un texte dans lequel Merah se fait passer pour une victime de la société, explique son geste par le racisme, l’islamophobie, le manque d’argent et d’opportunités. Ce sont des excuses faciles. Ce sont les excuses que se trouve Merah lui-même, non celles que Bachi trouve au terroriste. Bachi ne parle pas, Bachi retranscrit simplement une pensée qu’il a par le passé étudiée. Son texte est simple ? Il est aussi simpliste que les pensées de Merah, aussi simplistes que celles d’excités djihadistes se trompant de combat(s) intérieur(s).
Le texte de Salim Bachi n’est pas mauvais. Il est par contre facile. Facile de s’adosser à un évènement dépassant l’entendement pour faire de la littérature. C’est un mal dont souffre cruellement notre littérature : il suffit aux auteurs d’allumer leur télé pour trouver à loisir un tas de sujets d’écriture. Le 12 septembre 2011, ils étaient des centaines, des milliers à verbaliser leurs impressions par écrit (ce qui n’est pas un crime), à inventer de petites, mesquines historiettes à immédiatement imbriquer à la grande Histoire. Il s’agit d’un manque d’ambition flagrant et, à terme, dangereux. Dangereux car en tuant l’ambition littéraire dans l’œuf, en avortant le processus de création et d’imagination, les romans produits ont de facto un air de déjà vu, une proximité avec le réel qui ne donne aucune envie de revivre par écrit ce que l’on a regardé, le soir même, au journal télévisé.
Si politiquement l’invitation faite à Salim Bachi par le Monde des Livres peut revêtir un certain intérêt, littérairement parlant, elle n’en possède aucun. Il aurait fallu faire écrire Bachi dans 6 mois, dans 2 ans, avec du recul ! Avant, c’est un choix indécent ou incomplet.  Claustria, le dernier, immense, roman de Régis Jauffret aurait-il rencontré un tel succès s’il avait été en vente, une semaine après la découverte de la cave de Fritzl ? Certainement pas ! L’écrivain, aussi doué soit-il, a nécessairement besoin de digérer l’évènement sur lequel il écrit. Il doit enquêter sur les tenants et les aboutissants de l’affaire dont il s’empare. Il doit se distancier du regard télévisé des chaines d’infos diffusant en continu.
J’identifie donc comme problème majeur celui de la trop grande proximité temporelle entre les événements de Toulouse et Montauban et l’écriture du papier de Bachi. Arrive maintenant le problème annexe. On fait écrire Bachi en sa qualité de biographe de Khaled Kelkal, principal responsable de la vague d’attentats commise en France en 1995. Kelkal dont la trajectoire d’embrigadement ressemble étrangement à celle de Mohamed Merah. Kelkal dont la mort donnée par un équivalent du RAID s’apparente comme par magie à celle du tueur toulousain. Ici pas de certitude mais des questions. Peut-être transpose-t-on trop rapidement les premiers faits sur les seconds ? Faut-il forcement voir en Merah un clone exact de Kelkal ? Le terrorisme islamique répond t-il aux mêmes modalités techniques et mentales en 2012 et en 1995 ? Formuler expressément cette hypothèse par écrit est sinon imprudent au moins très hâtif. Quels éléments peuvent donc expliquer cet empressement ? L’idée que le rédacteur en chef du Monde des Livres ait voulu faire du buzz à travers cet appel de couverture est impossible à ne pas évoquer. Si Birnbaum innove seul et en connaissance de cause, il est le bienvenu : notre pays a grandement besoin d’un souffle nouveau apporté au double exercice de la chronique et de la critique littéraire. Si on lui impose une ligne directrice faite de surenchère éditoriale dictée par l’intérêt économique du moment, il y a tout lieu de s’insurger…
Ce qui sauve l’initiative de Birnbaum est bien qu’il propose de faire réfléchir le public lettré sur le lien écriture-terrorisme. Étudier ce phénomène de près, dans toute son horreur, le verbaliser sans concession ne constitue pas une entreprise inutile. Renouveler son approche pourrait même, à l’avenir, nous être utile. Maladroitement, le Monde des Livres s’est attelé à cette entreprise risquée. J’émets donc une série de réserves quant à la décision du Monde des Livres de publier le texte de Bachi mais ne disqualifie pas pour autant l’initiative de Jean Birnbaum.

In : http://laregledujeu.org/2012/04/05/9573/maladroit-mais-pas-inutile/
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Monsieur Bachi, un lapsus (révélateur)?
Tout le monde, s'il a accès à Internet, peut lire sur Causeur l'article cinglant, magnifique de Jacques Tarnero, Merah n'est pas un héros de roman - Obscénité littéraire au Monde, qui s'insurge contre une certaine façon d'appeler "littérature" ce vampirisme à chaud, ce geste ignoble qui consiste à humer l'odeur du sang encore frais pour se placer par substitution au centre de l'événement, nourrir son esprit du choc, surfer sur le scandale, sortir un papier "tout-de-suite", être le premier sur le sujet.
On ne dira jamais assez à quel point, pour un écrivain, cela relève d'un manque de créativité et d'imagination. C'est placer la littérature au niveau de ce qu'on appelait autrefois la presse à scandale. Cet article de Tarnero répond avec une juste colère à la logorrhée pseudo-littéraire de Salim Bachi, qui ouvre le Monde des Livres de jeudi dernier par un trip halluciné à l'intérieur de la tête d'un tueur, Merah. Cette bouillie d'inspiration lointainement célinienne prétend nous "éclairer" sur le "geste fou" d'un assassin d'enfants, animé par la haine des juifs, d'un terroriste qui visait la France à travers l'uniforme des soldats revenus sains et saufs du front. Juifs, militaires -et enfants- tous désarmés, bien sûr. Pas de quoi en faire un héros.
Et pourtant...
Un point a failli nous échapper dans la hâte de la lecture, une hâte due au fait qu'on survole et globalise au lieu de lire tant la lecture en est pénible, que personne ne veut pénétrer dans cette tête à la suite de ce guide complaisant qui tient la plume et anoblit sa réflexion en lui prêtant son propre discours -avec du sang, des larmes, des armes, va-t-on enfin trouver le sens de l'art, une vérité poétique?
Mais tout est faux, dans ce discours artificiel, nullement crédible. Insincère et, j'ajoute, malhonnête, comme le prouve cette erreur grossière: faisant allusion aux enfants d'Ozar Hatora assassinés, Bachi écrit: "Ces gamins israéliens qui ressemblaient à des Palestiniens". Des gamins israéliens? Non, monsieur Bachi, ces gamins n'étaient pas israéliens, ils étaient français et juifs (pour qui les connaissait, ils étaient plus précisément franco-israéliens, mais je doute que Merah s'en souciait). Ils étaient français comme leur assassin était français.
Alors pourquoi parler de "ces gamins israéliens qui ressemblaient à des Palestiniens"? Est-ce de l'ignorance? J'en doute, car j'espère qu'un écrivain connaît la différence entre ces deux mots, juif et israélien -voire israélite. Alors est-ce un lapsus (en ce moment, les lapsus sont à la mode), et dans ce cas, tout lapsus étant révélateur comme on sait, de quoi celui-là est-il le nom? Ou n'est-ce pas plutôt un subterfuge destiné à banaliser, aplanir le propos et, mieux, mettre ces enfants juifs en balance avec des gamins "palestiniens"?

Et là, je sens poindre un désir inconscient de justification chez celui qui tient la plume. Une obscure tentation de renvoyer les deux groupes de "gamins" dos à dos en même temps qu'une tentative pour détacher Aryeh, Gabriel et Myriam du tissu national français. L'exclusion avant la persécution, nous connaissons cette mécanique.
J'aurais voulu m'en tenir là. Mais ces gamins eussent-ils été israéliens, algériens ou palestiniens, norvégiens ou syriens, le problème était le même: toute société humaine se doit de protéger les enfants.

Tout le monde n'est pas Robert Merle, et je doute que M. Bachi avait Auschwitz à l'esprit quand il a fait ce cheminement intérieur. Et heureusement, tout le monde n'est pas Céline, le Grand Inspirateur de la littérature contemporaine -je l'avoue, je n'aime pas Céline. Salim Bachi aurait sans doute dû s'accorder le temps de la réflexion au lieu de réagir "à chaud", "au plus près de l'actualité" -le sens des responsabilités ne bride pas nécessairement le vrai talent, et le risque d'influencer des "esprits faibles" aurait dû le freiner.
La littérature russe, s'il fallait ne donner qu'un exemple, prouve à quel point l'art du contournement peut aider à atteindre des sommets. On peut supposer que notre pays est traumatisé, après une telle tuerie, comme la Norvège l'était après le massacre opéré par Breivik. Il y a encore deux blessés à l'hôpital, me semble-t-il.
Par quelle perversion de la pensée certains en viennent-ils à vouloir substituer leur parole à celle de ces minables? La psychologie de bazar a de beaux jours devant elle si elle veut nous expliquer cela. Je doute d'ailleurs que M. Bachi aurait eu la curiosité de pénétrer dans les méandres d'un tel esprit si celui-ci n'avait fait la Une sanglante des journaux.
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Merah : la littérature peut tout dire
Et tant pis si ça fait mal…
Publié le 03 avril 2012 à 9:22 dans CultureMédiasSociété
•  L'auteur

Jérôme Leroy est écrivain et journaliste. Dernière parution, Le Bloc (Gallimard)

Je comprends, pour tout dire, l’indignation de Jacques Tarnero sur le supplément littéraire du Monde qui a demandé à un écrivain de fictionnaliser l’affaire Mohamed Merah, celui-ci choisissant le procédé du monologue intérieur pour écrire son texte. Les corps des victimes reposent à peine qu’elles deviennent déjà l’objet d’une fiction, d’un récit.
C’est évidemment trop rapide et l’on peut penser qu’un certain délai de décence n’est pas respecté. Mais qui fixe ce délai ? Apparemment, on demande ici à la littérature ce qu’on n’a pas demandé aux commentateurs politiques et médiatiques. Mais passons…
A partir de quand l’écrivain a-t-il le droit de s’emparer de l’horreur contemporaine en prenant le point de vue du monstre plutôt que celui des victimes, ou en adoptant ce qu’on appelle la focalisation externe, c’est-à-dire en choisissant le point de vue d’un narrateur externe qui serait neutre. Neutralité évidemment factice et illusoire, voire menteuse car l’agencement même de la narration proposera implicitement la vision de l’auteur. Et en littérature comme en cinéma, comme le disait justement Godard, tout montage renvoie à une métaphysique.
Si l’on n’accepte pas que l’écrivain soit le porteur de la mauvaise nouvelle et non l’accompagnateur anxiolytique de nos moments d’ennui, il finit par arriver à l’écrivain ce qui est arrivé à Pasolini sur une plage d’Ostie en 1975 : on l’assassine. A force de dire des choses désagréables, choquantes, obscènes, scandaleuses sur son temps, à force de faire le travail du négatif pour une société qui a tendance à se trouver si belle en ce miroir, certains préfèrent toujours confondre le messager et le message, comme dans l’Antiquité.
Et c’est là que les propos de monsieur Tarnero me semblent le plus critiquables, il généralise cette inititiative journalistique, certes prématurée, pour nous proposer de manière implicite un Yalta pour la littérature : il y aurait une partie de la réalité sur laquelle la littérature aurait le droit de s’exprimer et une autre qui ne serait pas de son ressort. Il déclare, par exemple, « Il est certain que d’autres « prosopopées » d’Hitler, de Goebbels, des Einsatzgruppen, de Staline, de Mengistu pourront alimenter un genre littéraire promis à un bel avenir. »
Pour commencer, ce genre littéraire existe déjà. Ce n’est d’ailleurs pas un genre littéraire, c’est la volonté d’écrivains, parfois, de cesser de faire de la littérature un exercice nombriliste comme l’autofiction, pour affronter l’horreur de l’intérieur, c’est-à-dire en se branchant de manière directe sur la psyché d’êtres humains qui ont échappé à l’humanité commune par leurs actes. On pourra penser récemment au Littell des Bienveillantes mais aussi aux romans de James Ellroy, comme Un tueur sur la route.
Allons plus loin : je crois même que si un jour, on peut comprendre quelque chose à qui fut Mohamed Merah, il y aura évidemment besoin de la psychologie, de la sociologie, de l’histoire, de la criminologie, du journalisme d’investigation. Pourtant quelque chose nous échappera, encore et encore. La littérature, qui est tout ce que nous venons de citer plus quelque chose d’autre, de mystérieux, d’innommable (à tous les sens du terme), elle peut répondre à cette interrogation, peut proposer une vérité qui si elle n’est pas la Vérité avec un grand v, a au moins le mérite d’exister quand tous les autres discours se contentent malgré tout de constats ou donnent des explications en rapport avec des grilles préétablies.
J’ai également été un peu gêné par la façon dont Jacques Tarnero a présenté l’exercice littéraire de Salim Bachi, en écrivant « Salim Bachi/Mohamed Merah ». Cette confusion entre l’auteur et le narrateur, entre le Je du signataire et le Je fictionnel permet tous les procès en sorcellerie en ce qui concerne les écrivains, qui en ont connu d’ailleurs un certain nombre ces dernières années comme par exemple Régis Jauffret à propos de l’affaire du banquier Stern.
Renaud Camus, nous l’avons déjà dit dans ces colonnes, a plusieurs fois parlé dans son Journal d’un projet de livre, L’ombre gagne où il serait question d’un narrateur pédophile et antisémite, s’exprimant à la première personne et sans qu’il n’y ait jamais, puisque nous sommes dans le monologue intérieur, le moindre jugement moral. Il se refuse à le mener à terme car un tel livre, justement, n’est plus acceptable par une époque qui veut que le roman soit comme tout le reste, moral.
Le problème est que le roman n’est pas moral. Ce n’est pas son affaire. Et c’est à ce titre que Mohamed Merah est un personnage de roman.


In : http://www.causeur.fr/merah-la-litterature-peut-tout-dire,16865
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L’incrédulité, en ouvrant le Monde daté du 30 mars. Puis l’accablement qui s’étend telle une marée noire. Comment ont-ils pu oser ?
Comment le Monde des livres a-t-il pu demander à un écrivain de se glisser dans la tête de Mohamed Merah ? Comment a-t-on pu, les victimes de Toulouse et Montauban à peine enterrées, mettre à la une cette écriture du «je» terroriste, cette fiction ô combien complaisante, nolens volens ?
J’entends : la littérature ne se fait pas avec de bons sentiments. Elle va chercher là où ça fait mal. Prenez Truman Capote, ou Jonathan Littell. Ils ne se sont pas intéressés aux petites filles espiègles et candides. Ils ne se sont pas mis à genoux dans un bac à sable avec des petits garçons parlant par onomatopées. Non. Ils sont allés scruter les ténèbres de l’âme humaine, ont plongé leur plume dans le sang, n’ont pas hésité à se mettre en danger, à frôler des abîmes, et ils ont invité leurs lecteurs à un voyage au bout du crime. La littérature doit oser cela, n’est-ce pas ?
Peut-être. Mais ce n’est pas du choix d’un écrivain de s’aventurer dans la tête de tel ou tel assassin qu’il est question ici. La littérature est territoire de liberté et nous abhorrons la censure.
C’est le choix du Monde des livres qui nous laisse sidérés. Demander à un écrivain de transformer un assassin en héros littéraire, à chaud ! Il est vrai que le monde va vite, les tragédies se déroulent en direct sur nos multiples écrans, la littérature est donc sommée d’adopter ce tempo affolant et de devenir esclave de l’instantané, sous peine d’exhaler l’odeur repoussante d’une denrée périmée. C’est la course au scoop, et le Monde des livres tient le sien : lecteurs, lectrices, écoutez ce qu’aucune radio, aucune chaîne n’a pu vous offrir ! Entendez, comme si vous étiez dans sa tête, les élucubrations d’un assassin, dans une retransmission à peine différée, et ce, grâce à la force d’une fiction qui ne recule pas devant l’exploration du Mal.
Que de regrets, a posteriori ! Si Hubert Beuve-Méry avait été aussi inspiré que ses successeurs, nous aurions eu droit, le 28 avril 1945, à «Moi, Adolf Hitler», un texte saisissant où le Führer, par la voix d’un écrivain de son époque, aurait évoqué les petits Juifs l’ayant maltraité dans son enfance, et la blessure inguérissable qui l’avait hanté depuis, le conduisant, en bon gamin persécuté et blessé, à exterminer un peuple entier tout en saignant l’Europe. Plus proche de nous, le 24 août 1996, nous aurions pu lire «Moi, Marc Dutroux», un texte troublant où l’assassin pédophile, par la voix d’un écrivain de son époque, se serait lancé dans un plaidoyer magistral sur la sexualité enfantine qui ne demande qu’à être révélée par des adultes bienfaiteurs.
Victimes, taisez-vous puisque vous êtes innocentes, personne n’essaiera de parler à votre place, le journal ne demandera pas à un écrivain de le faire, puisque l’on s’apitoie nécessairement sur votre sort. La parole est donc à l’assassin.
Nausée, horreur, vomissements.
Après une catastrophe, les journaux «de bon goût» répugnent à publier les photos de victimes défigurées. Ils laissent cela aux tabloïds, en prenant soin de se boucher le nez. Quelqu’un, au Monde, s’est-il inquiété de savoir ce que ressentiraient les familles des assassinés de Toulouse et Montauban si elles venaient à lire cette «confession» imaginaire du bourreau qui venait d’arracher les leurs à la vie ?
Le Monde des livres aurait oublié ce qu’est le champ de la littérature, si éloigné du journalisme : le silence qui permet de tendre l’oreille, pour déceler les notes fines et ténues de la vérité, le plus souvent étouffées en temps réel par le vacarme des informations, commentaires et analyses d’experts.
C’est ce que dit une page plus loin Olivier Rolin, et il nous faudra lire au moins cent fois ces lignes humbles et en colère qui convoquent le très grand Vassili Grossman, pour nous consoler du papier à la une. Un jour, peut-être, viendra le temps de la fiction nous dit-il. Mais pas maintenant. Pour trouver les mots justes, il faut un mélange de sang chaud (l’émotion de l’instant) et de sang-froid.
Or, les mots ne sont pas tout à fait justes, dans l’affaire qui nous bouleverse. Le titre «Que se passe-t-il dans la tête d’un tueur ?» est une accroche trompeuse. Le texte révèle certes le talent de son auteur à écrire dans un phrasé rythmé, d’une voix fière et insolente. Mais si Salim Bachi était réellement entré dans la tête de Mohamed Merah, il aurait dû écrire les mots haineux du salaud se remémorant le moment où il a rattrapé une petite fille par les cheveux pour lui coller son pistolet sur la tempe. Il aurait décrit le visage de la petite Myriam à cet instant précis, sa terreur de fillette piégée par un monstre et il nous aurait révélé la jouissance maléfique de Mohamed Merah. Cela, Salim Bachi ne l’a pas osé. Peut-être parce que l’assassin devait rester «un gosse un peu mauvais» aux circonstances atténuantes, et ne surtout pas apparaître comme l’ordure qu’il a été.


In : libération vendredi 06 avril 2012
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Salim Bachi : "Moi, Mohamed Merah"
Affaire Mohamed Merah

L’écrivain algérien Salim Bachi vient de publier « Moi, Khaled Kelkal », où il se glisse dans la tête du célèbre terroriste mort en 1995. A l'initiative du Monde des livres, il réitère l'expérience et se met dans la tête du tuer au scooter de Toulouse décédé le 22 mars. Troublant.
« Vous ne m'aurez pas vivant, je suis déjà mort ». C'est par cette phrase lourde de sens que Salim Bachi débute son expérience littéraire. A l'invitation du Monde des Livres, l'écrivain algérien, auteur de Tuez les tous, du Silence de Mahomet et du récent Moi Khaled Kelkal, se met dans la tête de Mohamed Merah, le tueur au scooter de Toulouse. Dans son dernier ouvrage, Salim Bachi entre dans la cervelle détraquée du terroriste qui avait semé la panique dans les années 90 en France, Khaled Kelkal. Comment un petit voyou de Vaulx-en-Velin devient-il ennemi public n°1 ? Comment se laisse-t-on convaincre de semer des bonbonnes de gaz pleines de clous avec la régularité d'un distributeur de tracts contre la réforme des retraites ? Comment peut-on crever, à 24 ans, troué par onze balles sous le regard de millions de Français devant leur JT ? Autant de questions auxquelles l'écrivain algérien a tenté de répondre.
Mohamed Merah-Khaled Kelkal, trajectoire similiaire, pour même mort. Parce que les deux personnages sont habités de la même haine, la même violence, parce qu'ils ont été tous les deux terroristes et tueurs de sang froid, parce que personne ne saura jamais, faute de procès, ce qu'ils pensaient réellement et pourquoi ils ont agit, Bachi l'a imaginé. Un vrai monologue d'outre-tombe. Pour le Monde des Livres, il rédige un récit vif, poignant, troublant... L'auteur se prend vraiment au jeu. Et le lecteur a la sensation de lire les dernières heures d'un homme traqué. Un homme qui se remémore sa vie comme si la lumière blanche annonçant sa dernière heure l'éblouit. « J'ai trafiqué des scooters volés dans les quartiers huppés de Toulouse, près du Capitole (...) J'ai eu le temps de gamberger dans mon garage où je retapais mes bagnoles cabossées comme mon âme » écrit Salim Bachi. Car l'écrivain tente d'expliquer l'inexplicable, de comprendre quels troubles ont amené Mohamed Merah a tué de sang froid sept personnes.
"Putain, j'ai 24 ans et je vais finir comme Kelkal"
« J'avais envie de tout faire péter comme un gosse un peu mauvais, un sale gosse, pour sûr. Donnez moi vos avions et je vous donnerai mon scooter. Donnez moi vos bombes et je vous donnerai le pistolet avec lequel j'ai tué ces gamins pour venger d'autres gamins tués par des paras israéliens ou français. J'ai rendu le mal pour le mal et je ne regrette rien non je ne regrette rien... » Le contentement, la satisfaction voire l'arrogance de Merah éclatent au grand jour. Car le tueur au scooter avait prévu de frapper encore et encore. Il n'avait pas de remord. Une véritable machine prête à tuer. « Colère ? Je ne ressens rien, j'en aurais tué plus si j'avais pu (...) Putain, j'ai 24 ans et je vais finir comme Kelkal fait comme un rat dans un village ».
Bien sûr tout est fictif. Mais sous la plume de Bachi, cela semble tellement réel, vrai. De l'enfance de Mohamed Merah à ses débuts en tant que petite frappe, de sa conversation avec les forces du RAID à sa mort en direct devant les chaînes de télévision, le lecteur est pris par ce bref récit de vie. Salim Bachi ne justifie pas les actes de Mohamed Merah. Il cherche seulement à comprendre. Car personne ne saura...
Par Maxime Ricard

In : http://www.francesoir.fr/loisirs/litterature/salim-bachi-moi-mohamed-merah-203333.html
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Lundi 2 avril 2012
"Moi, Mohammed Merah"
Il ne faut, peut-être pas, complètement désespérer du journal « Le monde » ;  tous ceux qui regrettent que ce quotidien de prestige ait abandonné ses attaches humanistes, auront découvert avec surprise l’article de Salim Bachi, intitulé « Moi, Mohammed Merah », paru dans le supplément « Le Monde des Livres », daté du vendredi 30 mars 2012. Dans un texte d’une grande beauté, en forme de pastiche d’oraison funèbre, donnant autant dans la dérision que dans l’indignation, monsieur Salim Bachi ose (il faut un certain courage pour rédiger un tel texte, comme il en faut pour le publier) se mettre à la place de celui qui fut pendant quelques heures, quelques jours, l’ennemi public numéro un. A l’invitation du Monde (c’est Le Monde qui en fait l’aveu) : « il est entré dans la tête du tueur, mort le 22 mars à Toulouse ». Il nous fait partager les pensées, les souvenirs, et les délires, qu’il prête à ce dernier, au cours des terribles heures où il fut assiégé par les forces de l’ordre.
Merci à Salim Bachi et au Monde d’avoir tenté de donner à cette tragédie toute son épaisseur humaine (et, sans doute, sommes-nous un grand nombre à penser qu’ils y sont parvenus).
Condamner des actes aussi cruels, gratuits, démentiels, que ceux qui furent perpétrés par le tueur à Montauban et, encore plus, à Toulouse, va tellement de soi qu’il semble dérisoire que tant de gens  se soient donnés la peine de le faire (nous y sommes tous allés de notre condamnation personnelle); essayer, envers et contre tout, de les comprendre (et comprendre pour un être humain c’est identifier une cause : folie, ressentiment, haine…que sais-je ?), est autrement plus difficile, plus constructif aussi. L’article de monsieur Bachi n’excuse pas le tueur, ni ses crimes, mais, lorsque, lecture faite, on émerge du cerveau du tueur, tétanisé, terrifié, on ne peut pas ne pas se sentir d’abord intimement concerné, ensuite coupable, au moins pour une infime partie, de ce terrible désastre… Début de rédemption pour une société qui a, depuis trop longtemps, perdu ses repères.
[Louis R. Omert est l’auteur de l’ouvrage intitulé « Le sursaut », « Essai critique, social et philosophique », publié chez l’Harmattan, dans la collection « Questions contemporaines »]

In : http://louis.r.omert.over-blog.com/article-moi-mohammed-merah-102694633.html

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Mohamed Merah ou la modernité du petit entrepreneur en terrorisme
01 Avril 2012 Par DEMOCRYPTE
Il y a parfaite symétrie entre le discours « sécuritaire » et le discours « complotiste » qui, l’un comme l’autre, nous donne la représentation d’un Mohamed Merah agent d’une puissance occulte, que cette dernière soit identifiée à des services secrets manipulateurs ou à une nébuleuse terroriste. Ces deux discours sont la face et le revers d’une même médaille et se conjuguent pour occulter en quoi Mohamed Merah est bien le « produit » d’une époque et d’une société.
   
Pour prévenir tout mauvais procès, je précise immédiatement qu’affirmer que Mohamed Merah est le « produit » d’une société n’exonère en rien de sa responsabilité. Pour me faire bien comprendre je rappellerai qu’André Breton a écrit que « l'acte surréaliste le plus simple consiste, revolver au poing, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule. Qui n’a eu au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur du canon » ; violence désespérée, mélancolique, suicidaire précise André Breton : « dans mon esprit, il est toujours allé de soi que l’auteur d’un tel acte serait lynché sur-le-champ » (1). Si André Breton qualifie ce type d’acte de « surréaliste », c’est que ce type d’acte n’existait pas dans la société dans laquelle il vivait. Il y avait bien des actes terroristes, qui parfois faisait des victimes « collatérales ». On avait bien l’écho exotique des « courses à l’amok », observées à Java – S. Sweig l’évoque dans une nouvelle -, où des sujets, au sortir d’une période de dépression appelée « sakit-hati » (littéralement « souffrances du cœur »), se précipitaient dans la rue pour poignarder des passants au hasard, jusqu'à ce que la foule en fureur les mette à mort. Bref, quand André Breton rédige le Manifeste surréaliste, l’agression de la foule tient de l’absurde, alors qu’aujourd’hui, nos sociétés « fabriquent » périodiquement ce genre d’assassin. Il faut bien admettre que chaque société et chaque époque fabrique des criminels qui lui sont propres. Et les crimes de Mohamed Merah nous interpellent aussi en ce qu’ils sont les « témoins » d’une époque et d’une société. Aussi Tariq Ramadan, a-t-il raison de dire qu’ « il faudra bien que la France comprenne que Mohamed Merah était un enfant de la France, pas un enfant de l’Algérie » (2).
  
Que savons-nous de ces crimes et de son auteur ?
   
Pour y voir plus clair, rappelons la vie chaotique de Mohamed Merah
  
1988 : Naissance le 10 octobre 1988 à Toulouse ; il est le quatrième d’une fratrie de cinq enfants.
   
1993 (4-5 ans) : Séparation de ses parents, non civilement marié, suite à des violences du père.
    
1998 (9-10 ans) : Placement de Mohamed Merah dans un premier foyer – il en fera cinq au cours des années qui suivent, où il restera jusqu’à l’âge de 13 ans. Il change d’école tous les ans. De même il fera sa 6e, sa 5e et sa 4e dans 3 collèges différents. Sa scolarité est marqué par des problèmes fréquents de comportement.
   
1999 (10-11 ans) : Arrestation puis condamnation du père de Mohamed Merah pour trafic de stupéfiant.
    
2003 (14-15 ans) : Libération du père de Mohamed Merah
  
2004-2005 (15-16-17 ans) : Entrée en CFA pour une formation en carrosserie en alternance, qui ne durera qu’un an. Première interpellation pour le caillassage d’un bus ; il passera régulièrement devant le juge pour enfant au cours des deux années qui suivent et écopera de quinze condamnations pour des petits délits (vol de portable, acte de violence, vol de moto...). En 2005, l'aîné de la fratrie est condamné à deux ans d'emprisonnement dont vingt mois de sursis pour des faits de violence sur l'un de ses jeunes frères.
  
2006 (18 ans) : Décohabitation d’avec la mère. Il aménage au 17 rue du Sergent-Vigné, le lieu même où il sera abattu.
  
2007 (18-19 ans) : Mise en cause, le 15 février 2007, de son frère aîné, Abdelkader Merah, dans le cadre d’une instruction pour « association de malfaiteurs en vue d'une entreprise terroriste » qui vise une filière djihadiste vers l’Irak. L’enquête, à l’époque, montrera qu’Abdelkader Merah se rend régulièrement en Egypte, via un réseau islamiste belge, pour étudier le Coran ; il ne sera pas condamné. Cette même année, Mohamed Merah vole le sac d’une vieille dame et il est condamné à 18 mois de prison.
  
2008 (19-20 ans) : Départ du père de Mohamed Merah pour l’Algérie. Le 23 octobre 2008, Mohamed Merah est libéré, dans le cadre d’un aménagement de sa peine. Le 23 décembre, nouvelle arrestation pour refus d’obtempérer à un contrôle routier et mise en détention, suivie d’une tentative de suicide par pendaison et d’une hospitalisation de 15 jours en hôpital psychiatrique, avant d’être renvoyé en centre de détention.
   
2009 (20 ans) : Sortie de prison en septembre.
   
2010 (21 ans-22 ans) : La mère de M. Merah se remanie avec un homme « avec un profil de radical islamiste. » Dépôt d’une plainte classée sans suite le 25 juin 2010 d’une mère du quartier des Izards, qui visait Mohamed Merah pour les motifs suivants : M. Merah à séquestré son fils de 15 ans pour l’obliger à visionner des vidéos présentant des scènes "insoutenables" de femmes exécutées d'une balle dans la tête et d’hommes égorgés par des islamistes. Quand M. Merah apprend le dépôt de plainte, il surgit aux Izards en treillis sombre, encagoulé, un sabre à la main et criant "Allah Aqbar" puis il se rend chez la mère : "Il est venu devant chez nous. Il m'a menacée et frappée. Il disait que j'étais athée et que je devrais payer comme tous les Français. Il n'arrêtait pas de répéter qu'il était un moudjahidin et qu'il mourrait en martyr, qu'il effacerait de la Terre tous ceux qui tuaient des Musulmans... Il disait aussi que lui et ses amis viendraient prendre mon fils et qu'il ne me resterait plus que mes yeux pour pleurer." Il la frappe, elle, son fils et sa fille (3).
En juillet 2010 il passe une nuit au point d'information de la Légion étrangère de Toulouse, mais il repart « de son propre chef », sans participer aux tests de sélection (il n’a jamais fait de démarche pour entrer dans l’armée de terre).
Entre juillet et décembre 2010 il traverse la Turquie, la Syrie, le Liban, la Jordanie, Israël, l'Egypte et l'Afghanistan. Il débarque à Kaboul, le 13 novembre 2010. Le 22 novembre 2010, à Kandahar, dans le sud de l'Afghanistan, il est interpellé par la police afghane, remit à un officier américain de l’OTAN qui constate sur son passeport des tampons d’entrée en Israël, en Syrie, en Irak et en Jordanie. L’incident est consigné et M. Merah sera inscrit sur la liste noire des personnes interdites de vol aux USA.
    
2011 (22-23 ans) : En octobre 2011, les officiers toulousains du Renseignement intérieur appellent chez sa mère pour convoquer Mohamed Merah à un entretien. M. Merah est depuis plus d’un mois au Pakistan. Selon les services de renseignement pakistanais, il est entré avec un visa touristique, il a séjourné à Lahore, Rawalpindi et Gujrat, dans l’Est du pays, pendant 1 mois. Il a fait prolonger son visa. En a-t-il profité pour aller au Waziristan pour y recevoir un entraînement militaire comme il l’a affirmera au Raid ? Mohamed Merah rappelle la DCRI le 13 octobre 2011 et explique qu’il se trouve au Pakistan. De retour à Toulouse, il téléphone à nouveau à la DCRI le 3 novembre pour indiquer qu’il a contracté une hépatite A au Pakistan et qu’il se trouve à l’hôpital Purpan à Toulouse. Le 22 novembre 2011, il est interrogé par la DCRI sur ces voyages, Mohammed Merah prétend, photos à l'appuie, qu'il faisait du tourisme et recherchait une épouse.
Le 15 décembre, M. Merah fait un « mariage religieux » avec sa compagne.
    
2012 (23 ans) : Le 24 février 2012, il est jugé pour conduite sans permis, ainsi que pour blessures involontaires, puis condamné à un mois de prison ferme, mais laissé libre. Il devait comparaître début avril devant le juge d'application des peines. Début mars, Mohamed Merrah « divorce » de son mariage religieux.
Le 6 mars, M. Merah vole un scooter T-Max en présence de son frère et peut-être d’un troisième homme. Le 11 mars 2012, à Toulouse, Mohammed Merah abat le maréchal des logis-chef Imad Ibn-Ziaten du 1er régiment du train parachutiste. Il est aperçu quelques jours après dans la cité de l’Hers, non loin de chez lui, pour vendre des jeans Diesel « tombés du camion ». Le 15 mars 2012, à Montauban, deux militaires, Abel Chennouf et Mohamad Legouad, sont tués et un troisième, Loïc Liber, est grièvement blessé à la tête. Le 19 mars 2012 un rabbin et professeur collège-lycée juif Ozar Hatorah, Jonathan Sandler est abattu en dehors de l'établissement avec ses enfants, Gabriel et Aryeh. Un jeune homme est grièvement blessé. Dans la cour d'école, Myriam Monsonégo, la fille du directeur de l’école, est abattue. Tous les meurtres ont été filmés par M. Merah grâce à une caméra Go Pro sanglée sur son torse. Un courrier contenant un montage vidéo des trois tueries accompagné d’une lettre manuscrite M. Merah est glissé dans une boîte aux lettres située à une vingtaine de kilomètres de Toulouse, courrier qui sera cacheté à la date du 21 mars et envoyé à la chaîne Al Jazeera. Le 21 mars 2012, deux policiers sont blessés en tentant d'entrer au domicile de M. Merah. Le lendemain, après des tractations infructueuses, le RAID donne l'assaut au cours duquel M. Merah meurt.
   
Cette biographie chaotique est à l’image du personnage qui est décrit comme un homme « à plusieurs visage. »
   
Son avocat, Me Christian Etelin, rapporte : « C'était un garçon très doux, très courtois, éduqué, policé. C'était d'ailleurs ce qui m'avait frappé en premier chez lui: il ne ressemblait pas à l'archétype du gamin de banlieue, arrogant ou brutal. C'est ce qui m'avait touché, cette différence, cette gentillesse. La dernière fois que je l'ai vu, en février, je l'ai même trouvé encore plus posé, réfléchi, mature. [...] Il ne redisait jamais rien aux décisions de justice : on lui imposait un stage ou une école pour un aménagement de peine, il voulait bien; on le condamnait à des travaux d'intérêt général, il voulait bien… » D’autres confirment cette attitude déférente envers les autorités. Mais d’autres se souviennent d’un jeune qui perturbait les cours, un « déconneur », avec un genre de « boute-en-train ». Un « grand frère » de la cité des Izards décrit « un mec qui avait toujours besoin d’attirer l’attention sur lui. Un peu tête à claques ! Pour cette raison, il n’avait pas vraiment de clan. On l’aimait bien mais à petite dose. Il était pote avec tout le monde et, en fait, avec personne ». Des jeunes qui l’on fréquenté affirment : « il était en conflit avec beaucoup de monde, c'était une tête brûlée. » Et l’avocat d’ajouter : « il était ingérable pour sa famille. Je me souviens que Souad, sa grande sœur, me disait: "On n'en peut plus!" » Pour les uns, c’était un bon musulman du genre rigoriste : « Il ne buvait pas, ne fumait pas. S’il nous voyait avec un joint, il nous le confisquait avant de le jeter.» Mais d’autres ont une toute autre image : « Après sa sortie de prison, raconte Farid, qui a grandi avec lui dans la cité des Izards, on l’a vu coiffé avec une crête rouge ! Il était plutôt dragueur, normal, quoi. La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a environ un mois, dans une boîte, Le Calypso. Il m’a dit qu’il reprenait la carrosserie, on a fumé la chicha. » Pour son avocat le personnage pouvait avoir de l’originalité : « Quand j’ai connu Mohamed, en 2004, il avait les cheveux longs et bouclés, qu’il ramassait parfois en chignon ou cachait derrière de très beaux bonnets. Il portait souvent des boucles d’oreilles. C’était un garçon magnifique, aux yeux en amande. C’est pour ça que j’ai dit qu’il avait un "visage d’ange", ce qui m’a été reproché. Mais c’est la vérité. Mohamed Merah n’avait ni l’allure ni le comportement d’un fanatique. Il ne tenait jamais de discours violents contre la justice ou la société. Toujours vêtu avec soin, c’était un dandy, très élégant. Avec ses cheveux longs, il faisait presque féminin. L’un de ses copains se moquait : "Tu ressembles à une gonzesse." » Et d’ajouter : « Sa petite copine, d'origine algérienne, était une fille délurée, libérée, pas du tout le genre de fille à vouloir rester faire le ménage à la maison. Il savait d'ailleurs très bien, en la rencontrant, qu'elle n'était pas vierge. » D’autres parlent d’un garçon « froid », refermé sur lui-même, du genre à s’enfermer dans son coin pour jouer à des jeux vidéo en solitaire. Et avec les filles, se serait plutôt un type du genre balourd et pressant. Une habitante des Izards résume : « Si vous le voyiez, vous lui offririez le café. Il semble doux comme un agneau et on lui donnerait le bon dieu sans confession... Il a un double visage. Il pouvait subitement changer de comportement. Il pouvait boire une bière et partir, deux minutes plus tard, en courant pour aller faire sa prière » (4).
    
Avant de jeter la pierre aux policiers qui ont mis beaucoup de temps à reconnaître en Mohamed Merah le « tueur au scooter », force est de constater que personne ne semble avoir connu le « même » Mohamed Merah !
   
Il y a, néanmoins, quelques lignes de force dans ce parcours. Lignes de force qui justement interrogent notre société.
    
La première est celle d’une montée en puissance d’un état d’agitation interne que l’environnement sera incapable de contenir : ni la famille, ni l’école, ni les services sociaux, ni la justice des mineurs ne parviennent à élaborer des réponses contenantes. M. Merah est une « patate chaude » qui passe d’une institution à l’autre. A ce titre le cas M. Merah n’est pas sans lien avec une politique délibérée d’abandon social des quartiers populaires et de dépérissement des services publics au nom des dogmes libéraux. Les institutions n’y assurent plus qu’un service minimum et avec une telle pénurie de moyen que les institutions éducatives, sociales et sanitaires ne peuvent plus s’adapter efficacement et apporter des réponses aux situations complexes.
   
La seconde ligne de force est liée à la figure du père et à son absence. Le « nom du père », « Mehra » - qui signifie en arabe « la joie, la légèreté » - trouve son reflet dans cette facette de Mohamed Merah, qui fait de lui ce « boute-en-train » dont la légèreté confine à « l’immaturité affective » (pour reprendre le mot d’un psychologue qui l’a examiné). Il y a manifestement, chez Mohamed Merah, identification au père délinquant et violent et une hostilité assez constante à la mère. On décèle la recherche de figure paternelle substitutive dans sa déférence vis-à-vis des juges et des autorités. « Il y a un problème d'identification. Il s'est mis à faire le ramadan, la prière, à lire le Coran, une façon symbolique de retrouver le personnage paternel, qui s'est retiré définitivement en Algérie », observe Alain Penin, psychologue qui a réalisé en 2009 l'expertise de Mohamed Merah (5). A ce titre le cas M. Merah n’est pas sans lien avec un contexte de précarisation générale des quartiers populaires qui a - entre autre -, pour effet de dévaloriser l’image des adultes en général, et celle des pères en particulier, qui, relégués dans le chômage, ne sont plus des modèles d’identifications positifs et étayant.
  
La troisième ligne de force est liée à sa difficulté à s’identifier à ses « pairs », processus inhérent à l’adolescence, qui permet justement de prendre de la distance avec l’identification enfantine aux modèles parentaux. M. Merah ne fait parti d’aucun groupe. Il détonne parfois avec le style des jeunes quartiers populaires (cheveux longs, crête rouge...) sans pour autant s’intégrer à des groupes de jeunes de la classe moyenne. Il est trop imprévisible, trop désireux de se faire remarquer avec ses « rodéos » et ses provocations pour être intégrés aux groupes délinquants des cités : « Dans la cité des Izards, haut lieu du trafic de stups, une certaine discrétion est requise. Il enfonce le clou le jour où, pris en chasse par deux motards alors qu’il narguait la police sur son T-Max sans plaque, il se réfugie à la carrosserie des Yris. "Quand Nasser a vu débarquer les flics chez lui, il était fou !" se rappelle Tarek. » De même, on constate son indécision à réaliser son projet d’intégrer l’armée et le fait qu’il n’a jamais été à proprement parlé été intégré à un groupe salafiste identifié (il s’est lui-même défini comme un « autodidacte de l'islam »). A ce titre, le cas M. Merah n’est pas sans lien avec les troubles de l’identité qu’induisent les politiques discriminantes. Selon Timo Makkonen de l’Institut pour les droits de l’homme et de l’Abo Université académique (Finlande), les victimes de discriminations, pour protéger l’estime qu’elles ont d’elles-mêmes, adoptent des mécanismes de défense qui peuvent être, au final, extrêmement dommageables pour elles-mêmes. Certaines s’engagent dans ce que l’on peut appeler un « déni de discrimination » en cherchant d’autres explications au rejet qu’elles subissent et en se blâmant elles-mêmes pour ce qui leur est arrivé (« on ne m’a pas rejeté parce que suis différents, mais parce que j’ai donné une mauvaise image de moi »). D’autres intériorisent les préjugés stigmatisants et en veulent à leur groupe d’appartenance (« moi, je suis quelqu’un de bien, mais il est vrai qu’un grand nombre de personnes ayant la même différence que moi se comportent mal et, donc, à cauise d’eux je suis rejeté »). D’autres choisissent l’évitement et le communautarisme (« si je ne fais plus de démarche pour m’intégrer et si je ne fréquente plus que des personnes qui ont la même différence que moi, je ne subirais plus de discrimination »). Certaines se réfugient dans le fatalisme (« quoi que je fasse je serais discriminé, car les personnes présentant la même différence que moi ne seront jamais acceptées »). Quelques unes tentent en changeant de nom, en blanchissant leur peau, en se convertissant, en adoptant les codes du groupe dominant de trouver une forme d’invisibilité. Enfin, une poignée choisi la rébellion. Cette stratégie permet de reconquérir une certaine estime de soi, mais elle peut être très coûteuse et déboucher sur des conduites violentes si cette révolte n’est pas structurée politiquement. M. Merah semble avoir tenté, tout azimut, toutes les stratégies, ce qui éclaire en partie les images contrastées qu’il aura donné de lui-même.
   
La quatrième ligne de force est liée au développement de l’économie de la rue dans les quartiers populaires, développement déterminé par la paupérisation de ses quartiers (la carte des trafics recouvre celle des quartiers où l’on trouve un très haut taux de chômage, en particulier chez les jeunes). Le trafic dans les quartiers n’est pas structuré sur un modèle hiérarchique « maffieux », mais sur une multitude de « micro-réseau » qui sont des sortes de « PME » et de « TPE ». Un Mohamed Merah y participe, mais comme « indépendant ». Dans ses confessions aux négociateurs du Raid, Merah a expliqué avoir financé son entreprise terroriste par des « casses », des « cambriolages ». Il n’y a pas lieu de penser que M. Merah ait menti, car celui qui peut tuer comme il l’a fait, n’a sans doute pas trop d’inhibition à s’emparer du bien d’autrui. Sa marginalité au sein des groupes de jeunes délinquants explique qu’il occupe des fonctions à haut risque aux gains aléatoires, les places les moins risquées et les plus rémunératrices (par exemple le recrutement et le contrôle des vendeurs de drogues) étant déjà accaparées par ceux qui tiennent les quartiers. Autre caractéristique du trafic dans les quartiers : on a assisté à une baisse des prix, notamment des drogues, et une augmentation du nombre de candidats à l’entrée dans l’économie de la rue. Cette situation à nettement fait baisser les gains des dealers, a avivé la concurrence et induit le développement du trafic d’armes, a la fois sources de gain supplémentaires, mais aussi moyen d’accès aux armes pour « protéger » les « marchés » vis-à-vis « concurrents » et « signes » de puissance propre à satisfaire un sentiment narcissisant de « toute puissance ». Ce marché des armes est aujourd’hui en expansion, comme en témoigne la multiplication des règlements de compte sanglants dans les banlieues. Pour la seule année 2011, 3.500 armes de toute nature qui ont été saisies en France, contre 2.719 en 2010, soit une augmentation de près de 30%. L’arsenal de Merah semble venir du marché parallèle (il a pu être pour parti volé chez les particuliers qu’il cambriolait). On a trouvé chez lui et dans sa voiture sept armes dont trois modèles datant de la Seconde Guerre mondiale (Colt 45, dont l’un a servi aux tueries), un pistolet-mitrailleur Sten, engin anglais de collection complètement obsolète, un vulgaire fusil à pompe et deux armes redoutables, un mini-Uzi israélien et Colt Python. « À la différence d'individus gravitant dans la mouvance islamiste qui sont a priori en capacité de se fournir en fusils d'assaut et en explosifs, Merah disposait d'un arsenal plutôt hétéroclite, constate un expert. Son attirail ne colle pas avec ce que pourrait proposer un réseau de soutien logistique classique…» Un autre expert ajoute : « on peut émettre l'hypothèse que Merah a acheté, clefs en main et en une seule fois, un lot de calibres à un "grossiste" » (6). Le cas M. Merah ne peut être déconnecté d’une politique sécuritaire qui a exclus l’intervention sociale dans les quartiers populaires au profit de la répression et qui a, au final, échoué à juguler la montée en puissance d’une économie de la rue qui banalise aujourd’hui l’usage des armes à feu.
    
La cinquième ligne de force est liée au développement du monde virtuel comme espace de narcissisation et de développement des « compétences » antisociales. Les jeux vidéo de guerre sont directement issus de technologies militaires qui servent à entraîner des soldats. Ce sont bien sûr des jeux, et ils ne sont pas plus « cause » de violence que ne l’est le fait de jouer aux indiens et aux cow-boys dans une cours de récréation. Sinon, qu’en pointant deux doigts vers son camarade de jeu en criant « pan t’es mort », on n’acquiert aucune compétence militairement utile. Tel n’est pas le cas de certain jeu qui à la base sont des outils d’entraînement militaire. De surcroît, ce type de jeu peut rendre irréel la mort, y compris pour les soldats qui ont de plus en plus, grâce à la technologie, animé par le sentiment de « jouer » à un jeu vidéo. Le fait que Merah se soit sanglé d’une caméra lui a peut-être permit d’opposer une sorte de dénégation au sens de son geste : il ne massacrait pas, il fabriquait des « images » utiles à la formation de djihadistes. Internet fut le lieu où il trouva justement ses images, qu’il contemplait pour produire en lui une forme d’anesthésie face à la souffrance d’autrui et où il devait s’abandonner à l’excitation de pouvoir s’identifier à l’assassin toute puissant qui tient une vie entre ses mains. Ce spectacle, il l’imposa à un adolescent. Mais surtout ce monde virtuel renvoie aux processus d’hyper-narcissisation que permet notre monde d’image, qui offre à chacun la possibilité de se mettre en scène, de se donner à voir. De là, le cas Merah ne peut être déconnecté d’une société qui a fait le choix, pour des motifs mercantile, de valoriser l’image au détriment du texte, de valoriser la représentation au détriment du sens, d’exacerber le narcissisme au détriment de la construction de l’estime de soi.
       
Ces cinq éléments suffisent à montrer que notre société offre sur un plateau le nécessaire à l’avènement de terroristes "auto-entrepreneurs". De terroristes qui agissent comme Merah dans un vide politique (l'Afghanistan et les enfants palestiniens n'étant que des "motifs" auto-justificatifs) abyssal avec pour principale finalité de se sentir exister, d’accéder à la jouissance et au sentiment de toute puissance. André Breton parlait d’un homme désespéré qui tirait sur la foule, cette dernière incarnant la puissance imbécile qui se laissait entraîner dans la guerre et qui bientôt s’abandonnerait au fascisme. Mohamed Merah signale tout autre chose : l’apparition de sujets frappés d’exclusion qui ne peuvent même plus s’intégrer à la foule imbécile qui n’a nulle autre projet que l’hyper-consommation et la jouissance, de sujets qui ne peuvent plus se signaler qu’en s’autorisant un « plus-de-jouir » à s’abandonnant à l’extase de tuer pour tuer, de tuer parce que c’est le moyen ultime de s’assurer que l’on existe.
       
Reste les arguments des « sécuritaires » et des « complotistes ». Leurs thèses jouent sur un point sensible : comment Mohamed Merah a-t-il pu sans aide circuler en Afghanistan, au Pakistan et en Israël ? La question est-elle d’importance ? Sans doute pas de mon point de vue, dans la mesure où l’espace virtuel offre un espace d’entraînement militaire et que l’économie de la rue au pied de l’immeuble offre des armes pour un prix modique. Mais, demandons-nous tout de même si M. Merah aurait pu voyager seul et de sa propre initiative. Pour les « sécuritaires », il devait nécessairement avoir un soutien logistique, soutien qu’ils sont bien en peine de prouver. Les « complotistes » avancent quelques « indices » qui sont bien loin d’avoir valeur de preuve. Ainsi, selon le quotidien italien Il Foglio du 26.03.12. (7), Mohamed Merah, se serait rendu en Afghanistan et en Israël en septembre 2010 avec la caution de la DGSE, en échange de la fourniture d'informations. "Selon des sources au sein des services de renseignement qui ont parlé avec ll Foglio, la Direction générale de la sécurité extérieure [...] a obtenu pour lui - en le présentant comme un informateur - une entrée en Israël en septembre 2010, via un poste de contrôle à la frontière avec la Jordanie. Le Français, Mohammed Merah, est entré en tant que "touriste", il est resté trois jours et est ensuite retourné en Jordanie, d'où il s'est envolé pour l'Afghanistan. Son entrée en Israël, couverte par les Français, visait à prouver au réseau djihadiste sa capacité à passer à travers la frontière avec un passeport européen. » Bernard Squarcini dans un interview au Monde 23.03.12 fait une sorte de gaffe et laisse transparaître des contacts, mais postérieur à son séjour au Pakistan : « Il a souhaité parler avec le policier de la direction régionale du renseignement intérieur (DRRI) de Toulouse qui l'avait rencontré en novembre 2011. Il est intervenu au cours des négociations. Mohamed Merah semblait avoir un rapport de confiance avec lui. Il s'est confié, il a coopéré. Il nous a dit où était le scooter ou les deux voitures. Le courant passait bien. Non sans cynisme. Il a même dit à ce policier: "De toute façon, je devais t'appeler pour te dire que j'avais des tuyaux à te donner, mais en fait, j'allais te fumer" » (8). Yves Bonnet, ex-patron de la Direction de la Surveillance du Territoire, dans un interview à la Dépêche du 27/03/2012 note que « ce qui interpelle, quand même, c'est qu'il était connu de la DCRI non pas spécialement parce qu'il était islamiste, mais parce qu'il avait un correspondant au Renseignement intérieur » (9). Bref, pas l’ombre d’une preuve.
       
Comme je suis d’un naturel conciliant, j’ai envie de donner raison et aux « sécuritaires » et aux « complotistes ». Mon sentiment est que le petit entrepreneur indépendant du terrorisme que fut M. Merah a pu instrumentaliser à ses fins, et des réseaux djihadistes et les services secrets. Pourquoi ne pas se servir des deux ennemis, si le but que l’on poursuit, c’est d’exister, de faire parler de soi, et cela, tout simplement, parce que l’on est trop déglingué pour savoir qui l’on est ?
      
Notes :
      
(1) Manifeste du surréalisme / Dialogue entre André Breton et Aimé Patri, Arts, 16/11/1951
(2) 28.03.12. Le Monde des religions. Tariq Ramadan : "Il faudra que la France comprenne que Mohamed Merah était un enfant de la France, non de l'Algérie..."
(3) 21.03.12. Le Télégramme. Toulouse. Une proche témoigne : "J'ai alerté la police à de nombreuses reprises"
(4) 22.03.12. La Dépèche. Mohammed Merah, Docteur Jeckyll et Mister Hyde / 22.03.2012. AFP- La Dépèche. Mohamed Merah, du gamin agité des Izards à la une d'une actualité terrible /  22.03.12. Le Parisien. A 17 ans, Mohamed Merah écrivait au juge des enfants /29.03.12. Le Figaro. L'avocat de Merah : «Je ne l'ai jamais connu religieux» / 30.03.2012. ParisMatch. Mohamed Merah: la dérive terrifiante d'un petit voyou (1/2)  / 31.03.12. Paris-Match. Mohamed Merah: la dérive terrifiante d'un petit voyou (2/2) / 03.04.12. NouvelObs. Mohamed Merah : vie et mort d'un fanatique
(5) 24.03.12. Nord Eclair. Merah souffrait d'une « faille identitaire » / Rapport d'expertise psychologique de M. Merah du 15.01.2009
(6) 27.03.12. Le Figaro. Enquête sur l'arsenal hétéroclite de Merah
(7) 26.03.2012. Il Foglio. Lo stragista di Tolosa viaggiava all’estero con la copertura dei servizi
(8) 23.03.2012. Le Monde. Bernard Squarcini : "Nous ne pouvions pas aller plus vite"
(9) 27.03.12. La Dépèche. Mohamed Merah avait des relations avec la DCRI, selon l'ex-patron de la DST

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http://www.huffingtonpost.fr/jeanlaurent-poli/dans-la-peau-de-khaled-kelkal_b_1376846.html?ref=france
Dans la peau de Khaled Kelkal
Publication: 26/03/2012 06h00

Étonnante prémonition... À l'heure où de nombreux écrivains puisent dans les faits divers crapoteux pour tenter d'aligner les quelque 200.000 signes requis pour pénétrer les arcanes pseudo sociologiques d'un quelconque dysfonctionnement sociétal (cela va de la séquestration d'enfants marytrs à la transposition homophobe de l'affaire Ilan Halimi en passant par les états d'âme de telle ou telle starlette sans intérêt), l'écrivain Salim Bachi, auteur délicat et styliste, en lice lors du dernier Renaudot, s'est glissé discrètement dans la peau du premier djihadiste de France, Khaled Kelkal, et cela bien avant que Mohamed Merah ne déclenche son carnage toulousain.
Autant dire que son livre risque de connaître dans l'actualité un singulier retentissement. Mais qu'on ne s'y trompe pas. Le livre offre une vraie alternative aux propos insipides de nos intarissables raisonneurs médiatiques. Point de considération d'ex du GIGN sur l'art "d'étourdir" le forcené comme une bête d'abattoir, point de propos d'antennes pour meubler le néant, point de ces polémiques de chasseurs sur la façon de tirer le lapin. Point de clichés moralistes non plus ou de militantisme béat.
C'est par la littérature et la littérature seule que le jeune auteur français (coïncidence, il est né la même année que cet "ennemi public numéro un" qu'il décrit) entend faire surgir la signification de cette aventure tragique renouant en cela avec une des taches sacrées de la littérature: donner des mots à ceux qui en sont privés.
Un exemple. Il est peu probable que de son vivant Kelkal ait pu dire de lui-même "Je n'ai pas encore rencontré mon Andy Wharol. Un jour viendra où un peintre s'emparera de cette image et elle ornera la chambre d'une adolescente". La même adolescente, "poitrine à peine éclose, s'endort et rêve en regardant mon beau visage d'ange exterminateur". Il est peu probable qu'il ait pu ainsi théoriser sa fin: "que tombent les voiles de la nécessité et de la violence,les deux déesses nocturnes de notre monde. On ne peut se soustraire à la foudre une fois le ciel mis en péril".
Dans les années soixante-dix, un autre écrivain de talent, Roger Vrigny avait dans "Un ange passe" frayé les chemins délétères de la conscience terroriste. Il arrive parfois que la fiction dise plus de vérité que toutes les arguties impotentes de prétendus spécialistes. C'est de l'intérieur de son monologue faulknérien que l'auteur Bachi parvient à faire surgir toute la mécanique historique, qui de la banlieue où il a grandi à l'Algérie (son pays natal) qui le rejette, noie Khaled Kelkal dans l'océan de ses frustrations.
Dans ce paysage en ruines, la prison (dans laquelle il est jeté très jeune au motif d'avoir volé la voiture du président de l'Olympique lyonnais, le club de foot local) joue un rôle toxique, "lieu des fiançailles avec le diable". Dans sa cellule lyonnaise, le diable s'appelle Khelif, jeune comme lui et qui pour la première fois paraît comprendre sa souffrance. Khelif qui, pour la première fois, lui dit que sa vie a un sens, Khelif qui l'entraînera sur les chemins de la terreur...
Moi, Khaled Kelkal de Salim Bachi répond on ne peut mieux à la question que se posait Libération au lendemain du carnage toulousain "Comment devient-on Mohamed Merah?" Il pose surtout un regard lucide mais sans complaisance sur l'exclusion et la violence d'une société qui ne sait plus répondre au désespoir de certains.
Jean-Laurent Poli Journaliste et écrivain
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