C’est une humanité faite chair et esprit, faite homme, qui a souffert toutes les souffrances et vécu tous les bonheurs d’un l’homme, qui nous guide durant tout le livre, qui nous prend par la main et le cœur dans un voyage en nostalgie pour mieux se connaître. Une humanité qui fut fils et père de famille, tantôt prêtre, scribe, embaumeur, cuisinier ; qui née, vit, meurt et ressuscite autant de fois que nécessaire pour rappeler à la mémoire sélective qui est la nôtre, nous gens d’Afrique du nord, notre identité complexe refoulée. Dès les premières lignes nous sommes mis en garde : « La nostalgie, c’est à dire le mal du pays est une richesse, une liberté, un formidable gisement (mais) la nostalgie peut mener à l’errance au renoncement, à la colère. » A nous, hommes et femmes d’aujourd’hui, de regarder dans le rétroviseur de notre Histoire avec sérénité.
Il y a du Charles André Julien dans ce Sansal là. Nulle époque n’est laissée sur le bas côté de l’Histoire tumultueuse du Maghreb en général, de l’Algérie en particulier ; des origines fixées par les historiens à la période actuelle. C’est près de 4000 ans qui sont brassés en 134 pages, de Sheshonq 1°, Berbère fondateur de la 22° dynastie des pharaons (et non « l’un des premiers pharaons » comme l’écrit l’auteur) à Abane Ramdane en passant évidemment par Massinissa le grand (« l’Afrique aux Africains ! »), par Juba père et fils, par la Kahina, Saint -Augustin, les Circoncellions, Ibn Khaldoun, Ibn Tachfin et Abdelmoumen l’unificateur et bien d’autres encore, noms faits et lieux. Ici et là on détecte, on devine des parallèles judicieux entre des histoires ou faits anciens et des réalités contemporaines.
Au final Sansal invite les Maghrébins, notamment les Algériens, « jamais peuple n’a autant oublié son passé et renié ce qu’il fut », il invite les plus rétifs parmi nous, à assumer cet héritage tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit, à s’en revendiquer quel que soit le jugement que l’on peut porter sur telle ou telle époque, sur tel ou tel homme d’Etat. « Votre passé est encore devant vous… allez au musée ou à la bibliothèque, regardez, feuilletez, écoutez » nous interpelle Sansal. Un élan du cœur, de générosité.
Les dirigeants sont sommés d’assumer leurs responsabilités eux qui ont volontairement ou par ignorance mis sous le boisseau le cri de Massinissa. « L’Afrique est bien aux Africains mais ses rois et ses raïs ont placé ses richesses en Amérique et leurs enfants les dilapident en Europe. » C’est un écrit plus historique que littéraire. Sansal a voulu donner une suite à son précédent pamphlet "Poste restante: Alger" L’écrit est réussi mais je préfère la virtuosité du temps des Barbares ou celle de l'Enfant fou que je n’ai pas retrouvé dans ce Petit éloge de la mémoire. Je n’y ai pas retrouvé cette fougue, cette verve qui font la richesse de l’écriture de Sansal, ces envolées lyriques que j’ai admiré dans ses précédents ouvrages. Dans Petit éloge… les phrases sont souvent courtes et terriblement mesurées ou ‘sobres’. Sansal devrait revenir à ses véritables amours, revenir à une autre dimension du rêve, aux pages tonitruantes, aux passages qui nous enivraient tels celui-ci ; Farida l’émigrée naïve et bien installée de Dis-moi le Paradis, revient au bled pleurer sa mère morte : « Farida pleurait seule, c’est terrible, je ne pouvais rien. Elle chialait à l’européenne, debout, en silence, chichement, un mouchoir roulé en boule pour tout moyen. Elle ne savait pas se déchirer, rouler à terre, se cabrer à rompre des chaînes, hurler à briser les vitres, sombrer dans la transe, quoi. La pauvre. » Ou cet autre, lorsque dans Harraga, la narratrice et son hôte décident d’aller prendre une glace en ville. Elles sont suivies par des « malades » voyeurs : « Chérifa roulait du nombril et du popotin comme une vraie de vraie, pour ma part je la jouais modeste, mes formes ne sont pas celles d’une nymphette squelettique. Derrière, nous filant le train, réglés sur nos élans, les malades attendaient le déclic pour nous bondir dessus. Un peu avant le clash je me transformais en femme à scandales et les voilà s'égaillant dans les venelles comme des cafards ». C’est succulent.
Nous attendons et espérons avec impatience que dans son prochain, Sansal revienne au roman, même si certaines mises au point sont nécessaires, même si les évidences doivent être rappelées et questionnées au plus près comme dans ce Petit éloge qui fait suite plus large au « Poste restante : Alger », censuré par les autorités Algériennes.
Ahmed HANIFI
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Mais aussi:
Mercredi 15 novembre 2006
La littérature algérienne face à l'émergence du terrorisme islamiste
par Ali Chibani
Il a suffi de quelques incultes, de quelques fous de Dieu et de quelques opdportunistes pour que l’Algérie sorte de l’Histoire. Ils ont estimé que la vie humaine valait moins que leurs intérêts personnels, matériels ; intérêts défendus sous le couvert de la foi. Qu’opposer à des égorgeurs d’enfants, à des éventreurs de femmes enceintes qui leur retirent le fœtus et le découpent en morceau ? Qu’opposer à ceux qui ont jugé bénéfique de détruire des écoles, de brûler des usines ? Qu’opposer à ceux qui n’ont pas épargné les bêtes ? Comment savoir ce qu’il faut opposer quand la bestialité de l’homme se déchaîne pour déborder toutes les cruautés dont cet homme est reconnu capable par la raison ?
Face à l’émergence du terrorisme islamiste en Algérie, quelques écrivains ont ressenti le besoin d’écrire. Ils ont sans doute pensé urgent de réagir car se taire aurait été de la lâcheté. « Avoir peur, reculer, c’est faire avancer la gangrène, la vermine[1]. » Néanmoins, il est difficile de réagir à chaud, alors qu’on n’arrive même pas à accepter la réalité du cauchemar qui s’est enclenché. « Réalité » et/ou « cauchemar » ? La littérature se charge de faire passer ce qui était du domaine de l’impossible vers le domaine de nos croyances.
Rachid Boudjedra et Rachid Mimouni sont les premiers écrivains à avoir réagi. Le premier a publié un pamphlet FIS de la haine, suivi d’un roman Timimoun[2]. Dans le même temps, Mimouni publiait un essai, De l’intégrisme en particulier et de la barbarie en général[3], également suivi par un roman La Malédiction[4]. Le Dernier été de la raison[5] est une fable politique publiée à titre posthume six ans après l’assassinat de son auteur, Tahar Djaout.
Les ouvrages cités ont avant tout un objectif narcissique. Il s’agit, pour les trois écrivains, d’arriver à croire à la réalité de l’horreur qui s’est abattue brusquement sur leur pays. C’est d’ailleurs pour cela que Boudjedra et Mimouni ont commencé par un pamphlet et un essai. Si Djaout est passé dès l’abord à la fiction, c’est sans doute dû à sa profession de journaliste qui lui a laissé le champ d’une expression en prise directe avec la réalité. Les différents ouvrages donnent des coups à tout le monde car le monde est, d’une manière ou d’une autre, complice, voire coupable : les satellites qui poursuivent l’œuvre coloniale, les intellectuels de service, les écrivains francophones qui accusent et condamnent, entre deux verres pris dans les ambassades occidentales, les Etats qui ont soutenu ou soutiennent toujours ces terroristes, l’Arabie Saoudite en tête… Le sang et l’encre sont chauds chez trois hommes qui cherchent à voir clair dans une nuit parfaitement noire et tumultueuse. Pour cela, ils dressent le tableau de l’Algérie « … aux derniers jours de la République juste avant les élections législatives…[6] » qui vont donner la victoire aux fondamentalistes, avant d’être annulées. Ils se souviennent et livrent une description fidèle de la réalité. Nul besoin de documentation ou de références intellectuelles, seule la mémoire, acceptée et rendue dans son anarchie, est appelée à venir en aide à l’angoisse de l’être. Ils vont à la rencontre de la société, qui a procuré aux islamistes la majeure partie de leurs contingents, laquelle veut se venger du sort qui lui est fait par le pouvoir algérien. Mimouni va dans : « … les bouges les plus infâmes, les plus dangereux, ceux où se retrouvaient les marginaux, les dingues, les révoltés, les suicidaires, tous venus exsuder leur trop-plein de furie et d’agressivité.[7] » Les manifestations, les discours des dirigeants islamistes et des dictateurs au pouvoir dont « … n’émane qu’une odeur de cadavre et de putréfaction.[8] », les inscriptions sur les murs… tout est exhibé, tout est montré. A ce moment, chaque détail semble revêtir une importance capitale et tenir une partie de l’explication que les écrivains cherchent. En effet, il faut s’expliquer l’inexplicable. Pour ce faire, les trois écrivains revisitent l’Histoire de l’Algérie et l’Histoire de l’Islam. Il y a un sentiment de déjà-vu qui pourrait se transformer en signe et, ainsi, lever l’énigme de la terreur. La violence coloniale se répète, de même celle des sectes islamistes les plus terribles comme les Assassins. Et surtout, il existe une forme de « malédiction » historique dans ce pays où l’on sort d’une violence pour tomber dans une autre, sans espoir de secours, sans savoir à qui faire porter la faute : « Le père était mort depuis des siècles, affirmait Saïd. Un bus fou s’était engouffré dans le magasin où il officiait. Sa veuve attendait toujours le capital décès car l’assurance ne savait comment classer le dossier : accident du travail ou de la circulation ?[9] »
Les trois auteurs ont recours à la même métaphore, en l’occurrence celle des parents. Le père fondateur « humilié » est « mort le premier (…) [et] a laissé si peu de traces sur le fils – juste quelques zébrures dans la mémoire, pareilles à des plaies cicatrisées.[10] » La figure de la mère est, chez Djaout, paradoxalement castratrice et meurtrière, « elle était envahissante jusqu’à la submersion et l’écrasement.[11] » Boudjedra parle de la mère de son personnage Kamel Raïs : « Elle était comme figée dans une perpétuelle attente. Elle s’attendait toujours à voir surgir son propre père. Il était mort de froid, enseveli sous une épaisse couche de neige, un jour que la locomotive qu’il conduisait dérailla en rase campagne, lors d’une des plus grandes tempêtes de neige que connut la région de Sétif.[12] » Pour Mimouni, la mère est « … un petit bout de femme sordide qui souriait de toutes ses dents. Ses mollets soudés aux cuisses et ses moignons de bras lui donnaient l’allure d’un pingouin et son hilarité ne faisait que souligner son grotesque physique de monstre de foire.[13] » Jetée dans un placard, la première personne qui s’aperçoit de son existence est son désormais beau frère qui, pour sa nuit de noces, va s’exercer sur elle et la violer. L’Algérie est porteuse d’une Histoire ratée. Elle est porteuse d’un avenir toujours incertain qu’elle n’arrive pas à mettre au monde. Ce dernier auteur se souvient de la Répudiation de Boudjedra et du fœtus qui hante l’œuvre. Plus loin que cela, Mimouni se rend à la plus dure des évidences : « La matrice est infectée. Il faut tout enlever.[14] », déclare le Dr Meziane qui officie dans un hôpital d’Alger. En effet, La Malédiction est investie d’une somme de personnages, signes de l’Histoire. Ils sont infirmes, malades, violés et faibles, ce qui nous fait penser à ce fanatique de Dieu que Boualem Yekker dépose en voiture et qui « … s’éloigne en clopinant mais d’une allure décidée, comme s’il avançait à la rencontre d’un grand moment de l’histoire.[15] » Le peuple, chez Djaout, est incarné par le frère aîné qui a cessé de grandir très tôt et a ainsi désespéré la famille par sa petite taille, tandis que Mimouni choisit, comme personnage-allégorie du peuple, Palsec, un enfant des rues. Interrogé par Si Morice sur ses parents, l’enfant répond : « Mes parents ? (…) Inconnus. Je suis un produit de l’hospice.[16] » Boudjedra, lui, s’engage dans des analyses psychanalytiques des islamistes qu’il dépeint comme souffrant de « … dédoublement de la personnalité, débordement du surmoi, amnésie mentale.[17] »
Après avoir visité l’Histoire, analysé et dépeint la réalité, Boudjedra et Mimouni ressentent le besoin de re-dire leurs pamphlet et essai dans des romans. Dans FIS de la haine, Boudjedra explique déjà ce besoin :
« … toute action humaine passe nécessairement par la pensée et le langage qui la restituent ensuite d’une façon nécessairement déformée, comme l’a souvent souligné Roland Barthes. Mais l’enracinement, l’importance de la vision du monde que porte l’écrivain, l’interférence sur elle de sa part “pathologique”, obsessive et très personnelle fait qu’écrire ce n’est pas voir mais percevoir ».[18]
Kader, le médecin dans La Malédiction, s’adresse à son chef de service en ces termes :
« J’aime [le professeur Meziane] notre métier, parce qu’en nous forçant à côtoyer la mort, il nous apprend à l’exorciser. Lorsqu’on parvient à franchir le cap, on éprouve un sentiment de surplus de vie, comme si l’on recevait un cadeau inespéré. Les viscères se détendent et le teint s’éclaircit. On se découvre plus indulgent au monde. »[19]
Et Djaout d’ajouter : « … la parole apaise et exorcise.[20] » Le Dernier été de lca raison est d’ailleurs généré par la métaphore de l’Œil dans une adresse, calquée sur les discours islamistes, au « vous » du lecteur ligoté et soumis. Quête d’une autre manière de percevoir le déjà-vu évoluant en quête de l’apaisement, le même procédé est suivi par les trois écrivains. Il s’agit d’un enfouissement en soi dans l’espoir de connaître l’extase. Il y a alors un retour à l’enfance et un recours à l’autobiographie. Les histoires personnelles des écrivains font contre-poids à l’Histoire collective. Néanmoins, la réalité ne peut être niée. Même rejetée, elle finit par fracasser les portes de l’utopie, par violer le texte et mettre un terme au rêve d’un moment. La librairie, refuge de Boualem Yekker, est fermée par les « Thérapeutes de l’esprit » et leurs coreligionnaires. Dans Timimoun, ce sont des articles de presse qui s’insèrent ici et là : « LE PROFESSEUR BEN SAÏD A ÉTÉ SAUVAGEMENT ASSASSINÉ CE MATIN À HUIT HEURES TRENTE À SON DOMICILE SOUS LES YEUX DE SA FILLE…[21] » Face à l’échec de la mémoire, les personnages de Mimouni et de Boudjedra s’autodétruisent. Si Mansour, l’incarnation de la conscience de l’Algérie, ne se déplace pas sans sa bouteille de whisky, alors que le narrateur de Timimoun se nourrit à la vodka. L’alcool devient, pour l’écrivain, le moyen d’apaiser sa conscience et d’oublier le crime fondateur.
La lutte est engagée par les écrivains contre l’intégrisme. Leur arme : une parole crue, vulgaire, violente. Le récit est lâche, sans articulation particulière. Il est l’œuvre et l’incarnation de la violence. « L’ensemble architectural se transforme, alors, en hachures, en tracés et pointillés.[22] » Après avoir retourné la violence contre lui-même, l’écrivain la retourne à l’envoyeur :
« Je n’ai jamais rien compris à un sexe de femme non plus… ça me renverse… chez l’homme c’est tragi-comique c’est burlesque… chez la femme c’est carrément tragique… tout ce magma de peaux rosâtres de grandes lèvres de petites lèvres de clitoris de plis et de replis de vulve de poils… comment peuvent-elles gérer toutes ces choses humides… toutes ces sécrétions… »[23]
Du « tremblement de terre », obsessionnel dans Le Dernier été de la raison, du tremblement du texte donc, doit émerger l’interrogation face au monde fiché de certitudes intégristes. Les islamistes refusent la contradiction et le scepticisme. Pour eux, tout est dans l’Œuvre de Dieu. Le texte entre ainsi en guerre, non pas contre le Texte, mais contre l’interprétation qui en est faite. Mimouni va puiser dans le Coran des versets qu’il opposera en épigraphe aux ennemis de la liberté.
« Tragi-comique » ! Ainsi est l’histoire de cet intégrisme meurtrier, ce qui ajoute à son caractère insaisissable. Les trois auteurs relèvent le « ridicule » de la situation. « Les gouvernants sont très inventifs en matière d’absurdités.[24] » Il est vrai que, dans d’autres situations, il y aurait de quoi rire. Les trois auteurs relèvent la tenue vestimentaire des intégristes reflétant une drôle, mais significative, mode :
« L’accoutrement de nos jeunes gens est invraisemblable. En dessous du blouson de cuir, le long qamis cache le pantalon d’un survêtement, tandis que les pieds sont chaussés d’espadrilles. Il s’agit peut-être d’une nouvelle mode vestimentaire. Elle dénote en tout cas une totale absence de goût. »[25]
Ce sont aussi des détails, des décisions des nouveaux illuminés. Djaout en rapporte une :
« La roue de secours est, semble-t-il, en voie d’être interdite. Les nouveaux législateurs interprètent sa présence dans la voiture comme une marque du peu de foi que l’on a dans la capacité du créateur à nous mener à bon port. S’Il veut nous laisser au milieu du chemin, c’est qu’Il l’aura décidé, et l’on n’a qu’à s’incliner devant Sa volonté. »[26]
Il y a dans cette Histoire quelque chose qui paraît risible. C’est comme un cauchemar dont on a conscience en même temps qu’il se déroule, c’est-à-dire dont on sait que, de toute façon, il se terminera et que tout ce qui a été détruit, on le retrouvera debout comme avant. Impression d’être dans une fiction, mais si mal faite que l’on a envie de rire en montrant du doigt ses défauts, ses dysfonctionnements, mais dès lors qu’on la pointe du doigt, que l’on décide de la voir dans ses détails, on s’aperçoit que la vie est réellement devenue cadavre. Il ne reste que le cadavre de la vie. L’horizon est bloqué. Que répondre au meurtre absurde d’une femme de ménage, mère de neuf enfants, rapporté par Boudjedra ? Qu’ajouter au ridicule de la situation qui constitue la première épigraphe de La Malédiction : « A la mémoire de mon ami, l’écrivain Tahar Djaout, assassiné par un marchand de bonbons sur l’ordre d’un ancien tôlier. » Cette réalité même tient d’une mauvaise fiction où les signes sont déplacés pour dire autre chose. Le marchand de bonbons qui évoque l’enfance, les douceurs, se transforme en marchand de balles, en marchand de mort. Un ancien tôlier… celui qui était enfermé dans un garage pour réparer les dégâts du temps sur les véhicules d’autrui, celui dont le métier est inscrit dans l’altérité et s’est engagé à effacer les traces de la violence, quitte son espace pour mettre un terme à la vie d’autrui. Un ancien tôlier qui brise une plume ou une machine à écrire. On a l’impression d’avoir été dupé tout le long de notre existence, qu’aux mots et aux noms, il faut donner un nouveau sens. A moins que « marchand de bonbons » et « tôlier » ne soient que des masques ! Mais de qui alors ? Avec la mort de Djaout, c’est tout notre monde qui s’est écroulé. Désormais, il nous faut trouver une nouvelle manière d’identifier notre entourage et de nous identifier nous-mêmes. L’ancre retenant chaque individu à son Moi a été brisée et laissée à la mer tourmentée. Nous voguons au hasard des vents, « des vents contraires[27] » générés par une « Histoire qui tourne en roue libre », « … la roue qui ne connaît pas le répit et qui écrase et défigure en passant et repassant [28].» On penserait presque que tout n’est que mise en scène !
En se faisant un chroniqueur vigilant au point de rapporter de telles anecdotes, l’écrivain court le risque de susciter l’interrogation du lecteur, surtout étranger, et de créer la confusion entre le réel et le fictif. Pour dépasser ce risque, Mimouni reste fidèle à son essai. Boudjedra et Djaout, eux, ancrent le collectif dans la réalité sans ambiguïté. Cependant, Mimouni précise dans son essai : « On ne manquera pas de penser que je force le trait. Mes concitoyens se rendent bien compte, eux, que c’est la réalité qui exagère.[29] » Ce qui est vrai. C’est pour cela que la langue s’avère insuffisante. Il faut trouver un nouveau nom au monde. La quête du nom du monde et des nouveaux acteurs historiques est au cœur du Dernier été de la raison. Djaout propose une série de titres : « Les Frères Vigilants », « Les Thérapeutes de l’esprit », « La Communauté dans la Foi », « Les pèlerins des temps nouveaux » ou encore « Vizir de la Réflexion » pour Ali Benhadj, le numéro 2 du FIS. Nommer, c’est lever l’ambiguïté et l’incompréhension qui ont poussé à parler : « Lorsque je ne vois pas clair, je vomis.[30] », écrit Boudjedra. Le même écrivain précise l’objectif de l’écriture (dans la littérature) de l’urgence : « Puis commence le bourdonnement des mouches en été et le sifflement des vents de sable en hiver, jusqu’à ce que se dilue toute l’ambiguïté du monde et que se réalisent toutes les possibilités des éléments quotidiens.[31] » Il s’agit donc de saisir le monde, même dans son horreur.
Une fois l’horreur nommée, la lucidité de l’auteur vient asséner à la passivité des uns et à l’inconscience des autres des coups qui ne pardonnent pas, à travers des sentences et des aphorismes coupants adressés à Autrui. Emergeant brutalement, comme d’elle-même, cette parole est une violence faite au monde :
« … L’aphorisme est la puissance qui borne, qui enferme. Forme qui est en forme d’horizon, son propre horizon. Par là, on voit ce qu’elle a d’attirant aussi, toujours retirée en elle-même, avec quelque chose de sombre, de concentré, d’obscurément violent qui la fait ressembler au crime de Sade – tout à fait opposée à la maxime, cette sentence à l’usage du beau monde et polie jusqu’à devenir lapidaire, tandis que l’aphorisme est aussi insociable qu’un caillou… »[32]
Le narrateur de Timimoun ne se sépare pas de ses capsules de cyanure. S’il est pris par les terroristes, il saura éviter une mort horrible. Mais il sait, désespérément, que « … c’est fade le néant.[33] » Mimouni s’adresse aux islamistes par la voix de Kader qui dit à son frère aîné : « Vous êtes les enfants de la haine. Un désir de vengeance ne peut fonder une nation, sauf à la précipiter dans une démarche suicidaire.[34] » Enfin, Boualem Yekker fait un mauvais rêve. Il est enlevé par des terroristes parmi lesquels se trouve son fils Kamel. Pendant qu’il passe au tribunal islamique devant « l’imam-juge », il saisit une arme et tue sa progéniture. Ce dernier, dessaisi de son masque de terroriste et redevenu enfant, dit à son père ses derniers mots : « Notre vie n’a été qu’une plaie béante où pullulent les asticots de l’erreur[35]. » Le libraire résume quelques pages plus loin : « Mais le monde est un désert, la folie l’a transformé en ossuaire.[36] »
Peut-on conclure sur ce qui n’a pas encore été conclu, sur une Histoire en marche et en bouleversement sans destination précise, c’est-à-dire pour laquelle toutes les destinations sont possibles ? Chez les trois auteurs, il y a toujours un refus de fermer le livre sur une FIN. Boudjedra, dans Timimoun, préfère évoquer son sentiment général sur l’humanité et non sur l’avenir de l’Algérie. Kamel Raïs remarque cette coïncidence troublante entre le nom de la fille qu’il aime et qu’il transporte dans son bus Extravagance avec d’autres touristes dans le désert : « Je dis un jour que Sarah et Sahara étaient presque les mêmes mots.[37] » Après une longue traversée du désert, « mode de suicide » du narrateur, le chauffeur se rend compte qu’il n’aime plus Sarah : « Sarah est comme frigorifiée. Son visage est livide. Elle est laide, tout d’un coup./ Comme morte, pour moi, maintenant.[38] » Djaout et Mimouni laissent se profiler l’espoir d’une nouvelle naissance. En fermant leurs œuvres sur une interrogation, ils osent dire cet espoir et entendent poursuivre la résistance. En effet, douter, interroger, c’est éprouver l’intelligence et affirmer son existence face aux meurtriers. Dans La Malédiction, Louisa porte l’enfant de Kader, qui vient d’être tué par son frère aîné, et le roman se termine sur une question : « Aura-t-elle la force de survivre ?[39] » Enfin Djaout s’interroge : « Le printemps reviendra-t-il ?[40] »
C’est ce qui ressort de ces cinq ouvrages. La main écrit pendant que la raison essaie de voir clair. Les cinq ouvrages disent la même Histoire, les mêmes détails. On est frappé par une telle ressemblance entre les mêmes œuvres d’un écrivain puis entre les œuvres des trois écrivains. Comme tout a été dit dès le premier jet, le reste n’est que redites. Tant pis, redisons pour s’assurer que tout cela est réel. Que l’homme n’est homme que par définition, par le reste…
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[1] Rachid Boudjedra, FIS de la haine, Saint-Amand, Denoël, coll. Folio, 1994, p. 16.
[2] Paris, éd. Denoël, 1994.
[3] Paris, Le Pré aux clercs, 1992.
[4] Paris, éd. Stock, 1993.
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