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Centre Régional de Documentation Pédagogique de Paris - CRDP de Paris
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(non daté)
ENTENDEZ-VOUS DANS LES MONTAGNES...
Maïssa Bey
Niveau conseillé : Bac professionnel
Le programme de baccalauréat propose différents objets d'étude assortis de pistes de réflexion dont celle de l'identité et des différentes voies de transmission de son histoire et de son passé. Cette entrée s'articule avec un parcours de l'oeuvre orienté vers l'approche des écritures de soi. Les différentes formes d'écriture autobiographique permettent de comprendre comment une oeuvre met en tension des expériences individuelles et des questions collectives. Comment une histoire singulière peut avoir une résonance plus universelle ?
Entendez-vous dans les montagnes ... pose également la question de l'engagement en littérature et de l'écrivain comme porte parole des silences. Comment la littérature permet-elle de réfléchir sur les rapports que l'Homme entretient au monde et aux grandes questions qui traversent le développement de l'Humanité ?
Enfin ce récit de Maïssa Bey s'inscrit dans les préconisations de lecture du nouveau programme de baccalauréat pour la dernière année : la lecture d'oeuvre du XXe siècle en rapport avec la colonisation et la décolonisation, le récit de filiation, l'expression du doute et de la révolte.
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Maïssa Bey est née à Ksar el Boukhari en 1950. Elle apprend le français avec son père, instituteur qui sera enlevé par les soldats français une nuit de février 1957. Elle ne le reverra jamais. Il meurt sous la torture deux jours après son arrestation. Le français est sa langue « paternelle » et non une langue seconde comme elle le dit à Ahmed Hanifi lors d’une interview donnée le 28 décembre 2005 pour le journal Liberté. [Hanifi: lire ma note en fin d'article] Elle suit des études supérieures de Lettres françaises à l’université d’Alger avant de devenir enseignante puis conseillère pédagogique dans l’ouest algérien (équivalent d’inspectrice en France) où elle réside encore aujourd’hui.
Elle publie son premier roman Au commencement était la mer en 1996. Elle participe à la fondation d’une association culturelle, « Paroles et écriture » qui propose des ateliers d’écriture, de lecture, de mise en espace de textes et qui a aussi permis la création d’une bibliothèque à Sidi Bel Abbès ainsi que la valorisation de la lecture et de la culture du livre.
Elle obtient le Grand Prix de
Maïssa Bey a toujours été une lectrice avide et passionnée. Lire l’a aidée à se construire, à dépasser la souffrance, à survivre. L’écriture l’accompagne depuis longtemps, mais ce fut d’abord une écriture personnelle, pour elle, pour expulser ses douleurs, ses révoltes, sans intention de partager ce qu’elle vivait. Lorsqu’elle est passée du côté des « parlants »2 comme elle le dit, ce fut sans préméditation. Cela s’est fait à une époque où justement on confisquait en Algérie la parole libre. La publication donne alors d’autres dimensions à l’écriture : libérer l’acte de création. Elle raconte dans ses récits (romans ou nouvelles) des histoires singulières, d’hommes, de femmes, d’enfants dont la vie est meurtrie par l’onde de choc des séismes de l’Histoire. Il ne s’agit pas de donner une leçon, un cours d’histoire ou de science politique et encore moins de psychologie ou de sociologie. Et pourtant à travers ces moments de vie, le lecteur s’interroge, découvre une réalité qui dépasse les contours limités d’une expérience individuelle.
Pour l’auteur, écrire est une façon de rendre compte de la société, des dérives qui la traversent et des cheminements douloureux d’hommes et de femmes anonymes qui participent, dans le même temps, d’une Histoire plus globale. Ainsi parce que Maïssa Bey a un point de vue sur le monde, parce qu’elle est traversée de révoltes, et souffre de blessures personnelles ou collectives, elle devient un porte parole « involontaire » de ceux qui ne peuvent plus parler, de celles que l’on muselle. Les sujets qui s’imposent à elles et qui la poussent à écrire font d’elle un écrivain engagé. Ses mots, ce sont ses armes. Elle entre en écriture comme on entre en résistance et accepte de devenir porteur des silences pour faire « entendre de multiples voix souvent inaudibles », « pour ne pas sombrer dans la violence des silences »3.
Lorsqu’elle comprend qu’elle est écrivain, elle sait, qu’en elle, mûrissent deux livres. Le premier portera sur son père (Entendez-vous dans les montagnes …) : elle racontera sa disparition, son absence cruelle, et parlera aussi de la guerre d’Algérie et des silences différents mais communs aux deux sociétés (française et algérienne). L’autre, Bleu, Blanc, Vert (L’Aube, 2006) évoquera l’histoire de l’Algérie post-coloniale à travers la vie d’un immeuble et de ses occupants. La guerre civile, l’islamisme radical sont, par ailleurs, des thèmes déjà abordés dans Nouvelles d’Algérie (éditions Grasset, 1999) et Au commencement était la mer (L’Aube 1996).
Maïssa Bey parle de son pays et de l’amour infini qu’elle lui porte. Les tragédies politiques, sociales, et même géologiques (Surtout ne te retourne pas, L’Aube, 2006) qui le mettent à feu et à sang sont autant de douleurs et de déchirements pour elle. L’écriture est une catharsis.
Maïssa Bey est aussi une écrivain engagée au côté des femmes avec Au commencement était la mer (L’Aube, 1996), Cette fille-là (L’Aube, 2001), ou encore Sous le Jasmin la nuit (L’Aube, 2004) : elle dénonce, par la fiction, le traitement injuste et opprimant réservé aux femmes et aux jeunes filles, victimes silencieuses des lois des hommes et de l’islamisme. Sous le Jasmin la nuit (L’Aube, 2004), recueil de onze nouvelles, porte autant de regards sur les désirs, les rêves et les souffrances de femmes, enfermées dans la solitude et le silence que leur impose leur condition.
L’écriture est une façon de restituer la parole à celles à qui on l’a confisquée. L’engagement par l’écriture n’est plus celui d’une cause particulière mais un engagement contre tous les silences. Cependant, l’auteur ne se reconnaît pas dans l’étiquette « féminine » ou « féministe » qui peut lui être parfois attribuée. Pour elle, écrire est un acte créateur qui n’a pas de genre ou qui est commun aux deux sexes. « C’est un acte de liberté et d’affirmation de soi »4 dira-t-elle.
L’écriture de Maïssa Bey est épurée, souple et poétique. Jamais mièvre, elle pique à vif et sait être mordante. Rien n’est dit pour combler, pour remplir. Chaque mot contribue à l’équilibre presque parfait de cette écriture.
Le récit
1. Le résumé
Entendez-vous dans les montagnes … est le titre de ce récit de Maïssa Bey qu’on aurait envie de fredonner sur l’air de
Dans ce récit en partie autobiographie et écrit à la troisième personne, l’auteur met en scène trois personnages : une femme, un homme d’environ soixante ans et une jeune fille nommée Marie. Ils se retrouvent par hasard, dans le compartiment d’un train de nuit en partance pour Marseille. Ces trois protagonistes que rien ne semble devoir rapprocher tant ils recherchent la solitude et l’isolement, ont pourtant un point commun : l’Algérie. Elle, victime, fille orpheline d’un père torturé puis assassiné pendant la guerre. Lui, bourreau, appelé du contingent et envoyé là-bas « pendant les événements ». Et enfin, Marie (seul personnage dont le nom est donné) innocente et ignorante, petite-fille de pieds noirs.
Au cours de ce voyage qui devait être calme, ils vont être confrontés à un incident déclenchant, entre eux, une conversation d’abord banale et hésitante et qui s’intensifiera tout au long de la nuit. Dans l’espace clos de ce train qui les emmène dans la ville du vieux port resurgissent des souvenirs brûlants et peu à peu se dénouent les fils d’une mémoire douloureuse.
2. La structure du récit
Toute l’action tient dans ce compartiment, mais d’autres paysages tissent le décor d’actions plus lointaines qui reviennent en mémoire. Le temps du récit est celui d’une nuit qui pourrait se découper en trois moments (trois actes) articulés autour d’un axe silence/parole, présent/passé.
Première acte : le silence
Une femme entre en scène, soulagée d’être seule dans ce compartiment, aspirant à la plus grande solitude. Mais elle est vite dérangée par un homme d’une soixantaine d’années qui sans un mot, sans un salut, vient s’asseoir en face d’elle. Il cherche aussi la tranquillité. Elle le regarde, dans le reflet de la vitre. Le train est sur le point de partir et un dernier personnage prend place. C’est une jeune fille, fraîche, « blonde et lisse », souriante et qui se retire aussitôt dans la musique de son walkman, les yeux fermés.
Ces premières lignes du récit sont écrites avec beaucoup de distance, comme des didascaliesthéâtre. Aucune parole n’est prononcée, aucun échange direct. La femme et l’homme s’observent à la dérobée, dans le reflet d’une vitre ou quand l’autre ferme les yeux. Le point de vue change, le lecteur connaît les pensées des personnages ; de l’homme et de la femme surtout, parce qu’ils sont en éveil. Ce face à face les renvoie l’un et l’autre à des souvenirs plus lointains : en voyant cet homme, elle songe à son père dont elle a presque oublié le visage, puis à son pays, l’Algérie qu’elle a dû quitter pour se « réfugier », en France, parce qu’elle était la fille « d’un glorieux martyr de la révolution ». Cet exil lui pèse parce qu’elle aime profondément son pays, même exsangue, mais où la violence est si forte que la peur est partout et devient contagieuse. C’est ce qu’elle redoute le plus, être contaminée par la peur « qui fait naître la haine (…), la tentation de tuer avant d’être tué ». Dans les yeux sombres de cette femme « s’esquisse soudain – pour lui – le reflet de nuits lointaines qui se bousculent dans le charivari de cris et de supplications. »
; on croirait voir se placer des acteurs sur une scène de
Deuxième acte : coïncidences
Le lecteur passe tour à tour dans l’esprit des personnages. Troublants jeux de va-et-vient qui semblent se répondre.
La femme est mal à l’aise. Mais ce n’est pas nouveau et ce n’est pas lié seulement à cet homme en face d’elle. Soudain une autre femme fait irruption dans le compartiment, affolée, hurlant que des voleurs, « des Arabes », ont agressé des voyageurs. Elle ressort aussitôt laissant derrière elle, une gêne pesante entre ces compagnons de voyages. Cet incident provoque les premiers échanges de paroles. Une sensation d’oppression grandit chez la femme qui vient de s’installer dans le wagon, il s’inquiète, elle le sent insistant et l’étouffement s’intensifie. Il lui parle, elle ne l’écoute pas toute entière à son étourdissement. Mais il évoque son pays, l’Algérie. Alors elle se reprend un peu, elle sent que cet homme, en face d’elle, a envie de parler de l’Algérie. Mais elle s’y refuse, connaissant trop bien les poncifs nostalgiques et le ton de commisération avec lequel ils disent « quel beau pays ! », sous-entendant toujours « à l’époque ». À l’époque de la colonisation, avant la guerre d’indépendance, avant la folie intégriste d’aujourd’hui.
Elle ne veut pas parler. Elle reste muette malgré les regards insistants de l’homme.
« Elle le regarde sans mot dire. Il continue, comme s’il parlait seul ».
Ce récit est construit autour du silence et du besoin irrépressible de parler qui change de camp au fil de la narration. Dans cette partie, c’est lui qui est affable, presque content de se rappeler de l’Algérie, du fort de Boghari. C’est précisément dans ce fort que son père a été assassiné. Elle semble écrasée, prisonnière de ce train dont il est impossible de s’échapper, prisonnière de cet homme qui veut parler.
« Elle ne veut pas, elle ne veut rien entendre de plus. »
Marie intervient alors dans la conversation et parle de son Algérie à elle : de ses copains algériens et de son grand-père qui est né là-bas.
L’irréalité de cette situation qui réunit trois figures emblématiques de l’Algérie d’avant 1962 agit sur la femme comme un électrochoc. Elle reprend pied. Peu à peu, l’homme laisse ses souvenirs remonter en surface. Ce ne sont plus des paysages, une géographie, mais des noms, des hommes, des mots qui reviennent en mémoire. Il se fait un peu moins disert.
« C’est comme si on avait ouvert les vannes pour laisser couler la boue, toute la fange d’un passé qui s’avère soudain très proche et encore très sensible ».
Troisième acte : délivrance
Peu à peu, l’homme plonge dans ses souvenirs traumatisants et coupables. Et c’est elle qui le presse, qui veut aller jusqu’au bout, revenir sur ce passé, « coûte que coûte ». Elle veut que Marie sache ce qu’il s’est passé là-bas, puisque ni son grand-père, ni l’école ne lui a transmis cette mémoire. L’homme ne finit plus ses phrases. La ponctuation est alors très forte et les points de suspension soulignent l’indicible. Il hésite, justifie, « c’était la guerre », il se replie derrière les ordres incontestables et le devoir d’obéissance. Il cherche lui aussi à comprendre, il laisse remonter tout ce qu’il a tu pendant de si nombreuses années. La femme ressent cette douleur et l’accompagne sans haine, sans violence. Ils savent que ce long silence les a protégés d’une souffrance aiguë qu’ils n’ont pas pu oublier car « tout cela finit tôt ou tard par remonter à la surface. »
La femme explique à Marie que ce silence n’est pas du seul côté français mais que chez elle, il y a eu et il y a encore des silences.
« Pendant des années nous n’avons entendu qu’un seul refrain, dit sur le même air. Un air patriotique forcément. Et ça continue … Nos pères étaient tous des héros. »
Là-bas, la mémoire aussi est tronquée, une part est cachée derrière des légendes aveuglantes.
Cette réflexion du personnage montre d’ailleurs, en Algérie, l’évolution du discours sur la guerre d’indépendance et du travail historique en œuvre (voir Histoire de la guerre d’Algérie, Benjamin Stora, Paris, éditions
Si un premier pas est franchi, le silence s’installe à nouveau sur des personnages déjà fourbus. C’est un silence inquiétant, comme celui qui précède la réplique plus forte d’une première secousse. Le silence est maintenant du côté de l’homme, prisonnier de ses souvenirs, comme bâillonné par leur résurgence si réelle. La femme va parler de son père, elle va essayer d’avoir des réponses, elle va le questionner, lui qui était là-bas, dans cette caserne, lui qui a, sans doute, vu son père, enregistré son nom, peut être même soigné cet homme. Mais il se referme et ne peut plus parler. Il revoit tout le drame, il retrouve les mots, les prénoms de ses acolytes, il revoit la scène dans le bois, … Il ne dit rien, c’est la femme qui prend en charge les aveux, qui lui montre qu’elle sait, malgré les silences de tous. Le silence de l’homme est un consentement, il ne se défend pas, il ne nie pas.
Le lecteur suit les pensées et les souvenirs de cet homme, mis en exergue par l’écriture en italique, comme un récit dans un récit. Il n’entend plus la femme, « il ne peut même plus parler. »
Le train arrive en gare. Tout n’a pas été dit mais peu importe :
« quelque chose s’est dénoué en elle. Elle se dit que rien ne ressemble à ses rêves d’enfant, que les bourreaux ont des visages d’homme, elle en est sûre maintenant, ils ont des mains d’homme, parfois même des réactions d’homme et rien ne permet de les distinguer des autres. Et cette idée la terrifie un peu plus. »
Les thèmes
1. Comme une pièce de théâtre
Ce récit court (72 pages dans l’édition de poche) est proche d’une pièce de théâtre à plusieurs titres. Unité de lieu, de temps, d’action : un wagon, une nuit, une discussion. Certains passages ressemblent à des didascalies, plates, neutres et factuelles (cf. les entrées et sorties des personnages dont l’irruption fracassante d’une femme et sa sortie aussi brutale déclenchera la parole entre les personnages en place). La place de la parole est primordiale, même si la parole est difficile, hésitante, douloureuse (les pensées des personnages sont autant de paroles non dites car peut être indicibles).
La construction du récit est également en trois actes :
- premier acte : installation des personnages, observation mutuelle et silence agité de pensées vagabondes et de gestes non achevés ;
- deuxième acte : l’Algérie et la confrontation du silence et du besoin de parler ;
- troisième acte : le silence de l’Histoire, celui de la torture et de la disparition du père de la femme. À la fin, les personnages quittent la scène un par un, ils vont sans doute reprendre leur vie d’avant cette nuit.
2. Une écriture particulière : le style
Entendez-vous dans les montagnes… est intéressant pour analyser l’énonciation et la focalisation : qui parle ? Qui voit ? Le récit est raconté à la troisième personne par un narrateur omniscient qui se glisse tour à tour dans les yeux et l’intimité des personnages et nous livre leurs pensées et leurs sentiments.
Ce sont surtout les pensées de la femme et de l’homme qui sont révélées.
Ces pensées sont souvent livrées au discours indirect :
« … la question qu’elle se pose souvent lorsqu’elle se retrouve face à des hommes de cet âge, question qu’elle tente toujours de refouler. Ces rides inscrites comme des stigmates au coin des lèvres. Mon père aurait à peu près le même âge. Non, il serait plus vieux encore. » (p. 17)
On assiste à plusieurs reprises à ce glissement de pronom personnel qui semble rapprocher l’auteur et le personnage. Cette écriture permet d’aller plus loin avec des élèves de bac professionnel que la seule observation des différents types de discours rapportés et des modes de narration puisqu’on est amené à réfléchir sur les effets des glissements d’une narration à la troisième personne à une narration à la première personne, de l’usage du discours indirect libre (à mettre en perspective d’une écriture autobiographique).
En ce qui concerne les paroles rapportées au discours direct, une étude de la ponctuation (point de suspension) montre que cette parole est hésitante et souvent inachevée, douloureuse. L’utilisation importante des points de suspension n’a pas toujours la même valeur ni le même enjeux.
La distribution de la parole entre les personnages met à jour les rapports de force. On peut même aller plus loin en faisant un parallèle avec les discours historiques en France et en Algérie sur la question de la guerre d’Algérie.
Les premiers échanges de paroles arrivent d’ailleurs tardivement, au tiers du livre (à la page 21 sur 71) déclenchés par un incident et des propos racistes dans le train.
L’auteur utilise deux caractères typographiques dans son récit : romain (droit) et italique. L’italique est utilisé pour citer des extraits de l’ouvrage que lit le personnage féminin et qui évoque un homme questionnant son père pour comprendre le passé. Mais cette typographie sert surtout à distinguer les pensées de l’homme du récit et des pensées de la femme. Ces pensées peuvent être des réflexions qu’il se fait, des souvenirs ou le récit de moments précis du passé (en Algérie pendant la guerre). Le lecteur peut être quelque peu perdu au début parce que le passage des citations du livre aux pensées de l’homme n’est pas immédiatement évident. C’est l’occasion de développer la notion de point de vue. Certains passages en italique sont troublants et intéressants à travailler avec les élèves parce qu’on ne sait plus exactement à qui attribuer le discours. C’est l’occasion de discuter de l’interprétation multiple d’une lecture.
2. Littérature et engagement : écrire pour les autres
Ce roman évoque l’Histoire dans une histoire singulière : la torture dans la guerre d’Algérie et les Droits de l’Homme ; le traumatisme de cette guerre ; les enjeux de la mémoire ; l’amnésie et le silence.
Un des thèmes au cœur de ce récit est bien sûr la guerre d’Algérie et la question de la torture. Les pratiques et « processus d’interrogatoires » sont racontés assez précisément à travers les souvenirs du personnage masculin (l’arrestation arbitraire, la gégène, la corvée de bois). C’est aussi la mémoire et le travail de l’histoire qui sont interrogés. À partir des relations confuses entre silence, mutisme et flot de paroles qui caractérisent les personnages et leur mémoire singulière, on peut établir un parallèle avec ce qui est dit ou tu dans la société (aussi bien française qu’algérienne) sur cette période de l’Histoire.
Du côté français, au lendemain de la guerre :
« la mémoire de la guerre d’Algérie va s’enkyster, comme à l’intérieur d’une forteresse invisible. Non pour être “protégée”, mais pour être dissimulée, telle la figure impossible à regarder de
Ce qui est encore appelé « les événements » ou « opérations de maintien de l’ordre » est enfoui sous le sable, image d’un silence lourd mais qui ne signifie pas disparition. En 1999, l’Assemblée Nationale adopte une loi permettant de donner officiellement le nom de « guerre » à ce qui s’est passé en Algérie entre 1954 et 1962. Les publications de témoignages, de thèses de recherche, de récits, de films, de documentaires, d’articles se multiplient. La parole semble se libérer et la mémoire resurgir (pour exemple la publication en 2001, Services spéciaux Algérie 1955-1957 : mon témoignage sur la torture de Paul Aussaresse, éditions Perrin).
En France, on commence à se remémorer ce passé douloureux, mémoire activée par les générations issues de l’immigration, le travail de mémoire n’est pas achevé, la reconnaissance des blessures infligées à « l’autre » non plus. Un autre silence tout aussi assourdissant règne de l’autre côté : la guerre d’indépendance mythifiée devient intouchable et la vérité est alors inaccessible.
Du côté algérien, l’histoire aussi est tronquée :
après l’indépendance, « l’urgence n’est pas à la production d’un savoir académique ou de récits d’histoire. (…) La guerre, en tant que “révolution algérienne”, vise essentiellement à glorifier le combat nationaliste » (Benjamin Stora, Repères sur l’historiographie algérienne de la guerre, in les actes de
Depuis quarante ans, les productions (livres, films, documentaires, articles) sont nombreuses. Pourtant subsiste un sentiment d’oubli, d’absence de connaissances sur le sujet. Cette sensation d’oubli tiendrait selon Benjamin Stora d’avantage à « l’existence de mémoires tronquées, partielles et partiales », à la difficulté de regarder en face la souffrance de l’autre, et au manque de diversité des points de vue qu’à une véritable amnésie.
Le silence, la difficulté de parler est une question majeure dans ce récit et fait écho à ce silence de l’Histoire et de la société. C’est aussi cela que l’auteur dénonce dans cet ouvrage, les sociétés muettes, aveugles et sourdes en Algérie comme en France. Pour l’auteur, l’engagement en littérature, c’est se faire le porte-parole des silences, dénoncer le silence, tous les silences.
Maïssa Bey soulève toutes ces questions y compris celles de la tragédie qui se joue depuis la fin des années 1980. On peut se demander quelle place l’écrivain joue dans la constitution d’un savoir historique. Mais ici il s’agira surtout de réfléchir aux raisons qui poussent l’écrivain à s’engager, quels sont les enjeux de son engagement ? Quelle forme prend l’engagement ? Et quel est l’impact de cet engagement ?
« mon écriture un engagement contre tous les silences » in http://dzlit.free.fr/bey.html
3. Écriture autobiographique : écrire pour soi et écrire pour les autres.
Ce récit est-il autobiographique ? Pourquoi parler de soi ? Il y a une part d’autobiographie dans ce récit mais une part seulement. Dans le passé du personnage féminin, on retrouve l’histoire de l’auteur. Mais la situation présentée du récit n’est pas une histoire vraie, vécue. A-t-elle été rêvée ? Qu’est-ce que l’écriture de cette histoire au carrefour de plusieurs genres a-t-elle apporté à l’auteur ? La littérature peut-elle être une voie de soulagement ? Un exutoireDéfinir le genre de ce récit et le confronter à ce qu’en dit l’auteur est une possibilité de travail. satisfaisant ?
Pour compléter l’appréhension, il faudrait relever tout ce qui n’est pas autobiographique. Cette opération invite à se demander comment savoir la part de vérité dans un texte, comment savoir ce qui est vrai ou non. Quel contrat se noue entre le lecteur et l’auteur ?
À ce titre on pourra proposer un extrait de Mémoire d’une geisha dans lequel l’écrivain Inoue Yuki semble se jouer du lecteur et du pacte autobiographique. Il intègre dans la fiction, la préface, laissant croire au lecteur qu’il s’agit du paratexte habituel, faisant référence à la réalité alors qu’en réalité, ce texte fait déjà partie de l’histoire. Sans la lecture de la postface le lecteur ne peut comprendre cette supercherie. Quel risque est alors encouru ?
Le récit de Maïssa Bey ne s’apparente pas immédiatement à une écriture autobiographique puisqu’il est écrit à la troisième personne mais les glissements fréquents de la troisième à la première personne peuvent nourrir une réflexion sur la définition du genre. La focalisation interne est un choix d’écriture qui a du sens et construit du sens. La proximité du personnage de la femme et de l’auteur est renforcée par ce choix.
La première de couverture est une piste à explorer également, surtout celle de l’édition de poche sur laquelle on voit l’image d’une femme assise qui serait l’image d’un reflet de miroir plutôt qu’une image directe. Ce reflet est double, comme une superposition de miroirs. Si l’étude de la couverture est réalisée en séance augurale, il serait intéressant de reprendre les hypothèses qui ont été formulées et de les comparer à la lecture intégrale et à l’étude du livre.
Parler de soi, est-ce dire toute la vérité ? Pourquoi écrire sur soi ? Quels sont les enjeux de l’autobiographie ?
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[Hanifi: lire ma note en fin d'article] = Erreur, il s'agit d'un article sur http://dzlit.free.fr/bey.html et non Liberté.
1 cf. Max Véga-Ritter, Professeur émérite, université Blaise Pascal Clermont-Ferrand in « une belle indignation », article publié sur : http://dzlit.free.fr/bey.html
2 El Watan, rencontre avec Maïssa Bey, Benaouda Lebdaï, 6 septembre 2007.
3 cf. http://dzlit.free.fr/bey.html
4 Ibid.
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