Voilà un écrivain qui, plus de 48 années après sa mort, continue de susciter intérêt, polémiques et questionnements.
Pour avoir lu, avec intérêt, ses oeuvres et nombre d’écrits de lui ou sur lui, se rapportant en particulier à la problématique de sa relation avec l’Algérie, et m’étant aperçu, à travers les discussions échangées à son propos, que nous connaissons peu Camus, j’ai voulu ajouter cette modeste contribution, aux nombreux écrits déjà publiés, qui n’a pas, bien sûr, la prétention d’une biographie ou de trancher sur une question aussi complexe que les relations entre Albert Camus et sa terre natale.
I) Sa vie, son oeuvre
Né en Algérie le 7 novembre 1913 à Mondovi, aujourd’hui Dréan, situé près de Annaba, Albert Camus n’avait que onze mois lorsque son père, simple ouvrier agricole, grièvement blessé lors de la bataille de la Marne, mourut peu après son admission à l’hôpital.
C’est à Alger, dans le quartier populaire de Belcourt, devenu Belouizdad, que sa mère, illettrée et presque sourde, s’est installée dès 1914, chez sa propre mère. Albert Camus y passe son enfance et son adolescence, «sous le double signe, qu’il n’oubliera jamais, de la pauvreté et de l’éclat du soleil méditerranéen» (Virginie Delisle).
Son instituteur, Louis Germain, le remarqua et le prit sous son aile. Camus gardera une grande reconnaissance à celui-ci et lui dédiera son discours de Prix Nobel.
Admis au concours, il poursuivit ses études au lycée Bugeaud où, atteint de tuberculose qui le retarda d’un an dans ses études, il réussit son baccalauréat de philosophie en 1931.
Albert Camus découvre la philosophie grâce à son professeur Jean Grenier, qui l’encouragera et restera toute sa vie son maître et son ami.
Après le Bac, il obtient un diplôme d’études supérieures en Lettres, section philosophie. Sa maladie ne lui permit pas de passer l’agrégation.
Footballeur au poste de gardien de but, il fit partie de l’équipe de football du fameux Racing universitaire d’Alger (RUA). Il confia que, si sa santé le lui avait permis, il eût choisi de continuer dans le football.
En 1934, il se maria une première fois. Cela ne dura que deux années. «Expérience douloureuse» fut sa seule déclaration (C.A. Viggiani, in la Revue des lettres modernes, 1968).
Albert Camus adhéra au parti communiste entre 1935 et 1937, sans être marxiste, immunisé à jamais, par son maître Jean Grenier, contre l’esprit d’orthodoxie.
Il milite pour la libre expression politique des populations musulmanes. Camus est chargé de recruter des militants algériens et de les faire entrer dans l’organisation nationaliste, L’Etoile nord-africaine, il écrit «Des militants arabes sont devenus mes camarades dont j’admirais la tenue et la loyauté» (François Chavanes, in Albert Camus tel qu’en lui-même).
En 1936, le Parti communiste ne soutient plus les mouvements de libération des peuples colonisés.
Albert Camus, qui protesta auprès du parti communiste à la suite de la répression envers ces «militants arabes», se fit exclure du parti (1).
Il fonde le Théâtre du Travail, adaptant Gide et Malraux et écrivant avec sa troupe une pièce qui sera aussitôt interdite, la Révolte dans les Asturies qu’il remplace en 1937 par le Théâtre de l’Équipe.
Camus entre au journal Alger républicain, avec Pascal Pia qui en est le créateur, dont le ton tranche avec le silence coupable des autres quotidiens. Albert Camus prend position contre l’oppression coloniale et une tutelle qui maintient dans la misère et l’asservissement les musulmans. Il publie, dans les colonnes d’Alger républicain, devenu Soir républicain, organe du Front populaire, plus de cent articles dont son enquête Misère de la Kabylie qui aura une action retentissante.
Alger républicain dérange les autorités. Le journal est interdit. Mais cela ne suffisait pas. On s’arrangea pour que Camus ne puisse plus trouver du travail en Algérie (R. Grenier, Albert Camus, Soleil et ombre, Paris, Gallimard, 1987, p. 83).
Il publie à Alger, chez l’éditeur Charlot, son premier essai littéraire L’envers et l’endroit (1937), dans lequel il évoque sa mère et son enfance «le monde de pauvreté et de lumière» où il a vécu, puis un de ses plus beaux récits, Noces (1939) inspirée par la beauté du site de Tipaza. C’est un véritable hymne à la mer et au soleil méditerranéen.
Camus quitte l’Algérie pour la France, mais les images lumineuses qu’il garde de sa terre natale continueront de vivre en lui. Il s’installe à Paris et travaille comme secrétaire de rédaction à Paris-Soir, entre dans un mouvement de résistance et se remarie. C’est durant cette période qu’il fait paraître le roman L’Étranger (1942) et l’essai Le Mythe de Sisyphe (1942), dans lesquels il expose sa philosophie, par les éditions Gallimard, chez qui il occupera bientôt un emploi de lecteur.
Ces deux livres firent de Camus un écrivain majeur de sa génération.
Au début de l’année 1941, il s’était installé à Oran où il avait enseigné dans des écoles privées. Il fera une rechute de tuberculose et partira durant l’été 1942 se soigner en France.
«S’il parle souvent d’ennui à propos de la ville, il écrira aussi dans ses Carnets, en avril 1941, les plus belles pages, sans doute, sur Oran : «Tous les matins d’été sur les plages ont l’air d’être les premiers du monde. Tous les soirs d’été prennent un visage de solennelle fin du monde. Les soirs sur la mer étaient sans mesure. (...) Le matin, beauté des corps bruns sur les dunes blondes. (...) Nuits de bonheur sans mesure sous une pluie d’étoiles. Ce qu’on presse contre soi, est-ce un corps ou la nuit tiède ? (...) Ce sont des noces inoubliables.» (Benjamin Stora, in Le Monde).
En 1943 Albert Camus fonde avec Pascal Pia le journal clandestin Combat, qui deviendra l’un des principaux organes de presse de la Résistance et de la Libération.
En 1945, il dénonce, la paix revenue, la sauvagerie de la justice sommaire d’après-guerre (à l’encontre des ex-collaborateurs), les massacres de Sétif et en 1947, les massacres de Madagascar : « nous faisons dans ces cas-là ce que nous avons reproché aux Allemands de faire ».
La cessation des activités journalistiques ne marque pas la fin de l’engagement. Camus a toujours fait entendre sa voix et pris position pour la justice et la défense.
De la fin de la guerre jusqu’à sa mort, il publie à intervalles réguliers plusieurs grands textes philosophico-romanesques tels entre autres La Peste (1947) qui eut aussitôt un grand succès, Lettres à un ami allemand (1948, sous le pseudonyme de Louis Neuville) et Les Justes (1950).
En 1951, Camus publie un long essai L’Homme révolté qui mettait en cause la notion même de révolution : «tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en hérétique», il dénonce les abus commis en Union Soviétique.
«Le marxisme était à l’époque « l’horizon indépassable de notre temps ». Or, Camus osait dire que, s’il y avait l’Histoire, cette Histoire n’était pas tout : il y avait aussi le soleil. Ce propos était tout autant blasphématoire qu’au XVIIe siècle celui de Galilée.
L’astre de Camus est ici la métaphore d’un bonheur méditerranéen auquel concourent le ciel, la mer, le soleil du pauvre Galilée bien sûr, la terre, la beauté, l’amour et tous ces plaisirs dont la Nature comble nos sens...» (Jérôme Serri, in Lire, juillet 2006).
Albert Camus essuya les foudres de la revue, Les temps modernes, dont Sartre était le Directeur, et de Francis Jeanson. La rupture avec Sartre est consommée.
Suite à «ce crime de lèse-marxisme», les années suivantes furent une longue période de doute et de dépression aggravée par le déclenchement de la guerre d’Algérie, l’année où il publia L’Été (1954) un recueil de textes riche en hommages à la terre natale.
La Chute (1956), oeuvre pessimiste et désarçonnante, exprime à travers le soliloque de Clamence un scepticisme ironique «La vérité, comme la lumière, aveugle. Le mensonge, au contraire, est un beau crépuscule qui met chaque objet en valeur... Je vais vous dire un secret : n’attendez pas le jugement dernier. Il a lieu tous les jours».
Pour François Chavanes, dans Albert Camus tel qu’en lui-même, c’est «une transposition littéraire de la polémique de Camus avec les temps modernes».
L’Exil et le Royaume (1957), recueil de six nouvelles qui «porte témoignage des préoccupations personnelles de Camus rencontrées dans les années précédant sa rédaction, plus que ne le faisaient ses oeuvres précédentes.
Le désenchantement naît des rapports avec les autres, sans que pour autant - il faut le noter - tout espoir soit perdu» (Henri Philibert-Caillat, in Libre savoir octobre 2007).
En 1959, il adapte avec succès Les Possédés de Dostoïevski et reprend l’écriture d’un roman autour de ses origines qu’il n’achèvera pas, Le premier Homme (publié de façon posthume par sa fille en 1994).
II) Camus, l’Algérie, les Algériens et la guerre d’Algérie
Dans L’Été (1954), publié l’année même du déclenchement de la guerre d’indépendance de l’Algérie, Albert Camus écrit «Après tout, la meilleure façon de parler de ce qu’on aime est d’en parler légèrement. En ce qui concerne l’Algérie, j’ai toujours peur d’appuyer sur cette corde intérieure qui lui correspond en moi et dont je connais le chant aveugle et grave. Mais je puis bien dire au moins, qu’elle est ma vraie patrie et qu’en n’importe quel lieu du monde, je reconnais ses fils et mes frères à ce rire d’amitié qui me prend devant eux» (Petit guide pour des villes sans passé, in L’été). Roger Quilliot dit à propos de Camus et sa terre natale «L’Algérie est éparse dans tous ses livres ou presque ; elle représente plus qu’une réalité, un mythe. Essais, nouvelles, romans, toutes ses oeuvres se référent à l’Algérie, s’y enracinent, «La Peste», comme «L’étranger», «L’envers et L’endroit» comme «Noces» ou «L’été» et pour finir «L’exil et le royaume» (R. Quillot).
Personne ne niera que l’Algérie colle à la peau de Camus. «Camus est toujours resté fidèle à l’Algérie, sa source unique et première, étant avec elle, même loin d’elle, «dans une sorte de symbiose organique», il était absolument, profondément, viscéralement Algérien. L’Algérie habite l’oeuvre de Camus, la traverse et singulièrement dans les combats de l’éditorialiste de 1939 à 56, elle en est le «centre» (119. Cahiers Albert Camus (6), Albert Camus éditorialiste à l’Express, (mai 1955-février 1956). En 1954, au lendemain de la « Toussaint sanglante », il écrit dans une lettre au poète et journaliste Jean Amrouche, « Tirer, ou justifier qu’on tire sur les Français d’Algérie en général, et pris comme tels, c’est tirer sur les miens, qui ont toujours été pauvres et sans haine et qui ne peuvent être confondus dans une injuste révolte. » (Alain-Gérard Slama 10 décembre 2007).
En 1955, il écrit «Je sais : il y a une priorité de la violence. La longue violence colonialiste explique celle de la rébellion» (Cahiers II, 983).
La même année, Albert déclare dans une lettre à son ami de toujours Aziz Kessous : «j’ai mal à l’Algérie, en ce moment, comme d’autres ont mal aux poumons» (Actuelles III, p. 127). Kessous dira «Camus était des nôtres et le meilleur d’entre nous».
«On ne saurait clore une étude sur Camus sans évoquer ce qui fut le drame final de son existence : La guerre d’Algérie, qu’il tenait pour fratricide, et qu’il avait voulu prévenir de toutes ses énergies. Nul doute, et j’en puis témoigner, que de 1955 à sa mort, elle n’ait été au coeur de ses préoccupations et ne l’ait parfois détourné de son oeuvre créatrice...» (R. Quillot). Entre ses convictions et ses sentiments, Camus montrait une posture en équilibre, devenue, pour les Algériens et les Européens d’Algérie, difficile à cerner.
Certains critiques pensent, à tort ou à raison, que Camus, intellectuel et journaliste émérite, pourfendeur de l’oppression qui se doublait de racisme, de subordination d’une race à l’autre même, commença sa « mue » vis-à-vis de la question algérienne avec le début de la guerre.
En janvier 1956, Camus lance à Alger son « Appel pour une trêve civile en Algérie ». « Sur cette terre, disait Camus, sont réunis un million de Français établis depuis un siècle, des millions de musulmans, Arabes et Berbères, installés depuis des siècles, plusieurs communautés religieuses, fortes et vivantes. Ces hommes doivent vivre ensemble, à ce carrefour de routes et de races où l’histoire les a placés. Ils le peuvent, à la seule condition de faire quelques pas les uns au-devant des autres, dans une confrontation libre ».
Son appel reçoit un accueil froid et lui valut bien des inimitiés. Il niera comme il l’a toujours fait le droit à n’importe quel mouvement de n’importe quel bord, de tuer des innocents et de torturer. Après son échec, il s’abstiendra de prendre position.
Il s’aperçut que rien n’était plus possible « Dès lors, c’est le combat aveugle où le Français décide d’ignorer l’Arabe, même s’il sait quelque part en lui-même, que sa revendication de dignité est justifiée, et l’Arabe décide d’ignorer le Français, même s’il sait quelque part en lui-même, que les Français d’Algérie ont droit aussi à la sécurité et à la dignité sur notre terre commune ».
Camus, l’humaniste, continua cependant d’intervenir de nombreuses fois pour sauver des condamnés à mort, comme en janvier 1959 avec l’introduction d’un recours en grâce auprès du Général de Gaulle et d’André Malraux en faveur de huit condamnés à mort et de trois autres au mois d’août 1959.
Dans l’Exil et le royaume, publié en 1957, il évoque «le problème algérien à propos duquel Camus n’a pu se faire entendre ni des tenants de l’Algérie française, ni des partisans de l’indépendance du pays... Camus exprime (à travers son personnage Daru) son propre attachement pour sa terre natale : l’absence de tout élément de jugement de la part des Arabes sur Daru peut signifier en filigrane que Camus considère comme parfaitement légitime la présence de Daru sur les Hauts Plateaux algériens. Ce qui n’est pas le cas pour Janine. On peut estimer que le drame, dans la nouvelle, naît, en fait, de l’inadaptabilité des lois françaises telles qu’elles sont appliquées aux moeurs des Arabes, plutôt que d’une incompatibilité entre deux communautés.
La difficile relation entre les hommes souvent en conflit conduit à se demander s’il n’est pas préférable de vivre dans la solitude» (L’Exil et le Royaume d’Albert Camus : étude. - Philibert-Caillat, in Libre Savoir, octobre 2007).
La déclaration de Stockholm en décembre 1957
A la fin de cette année 1957, une polémique naît et a une résonance considérable lorsque, Camus, interpellé par un jeune étudiant algérien sur sa position à l’égard du drame vécu par l’Algérie, déclara «j’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois en la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice».
La phrase «je défendrai ma mère avant la justice» fit scandale. Elle se prête, jusqu’à nos jours, à toutes les interprétations.
D’ailleurs chez beaucoup de nos concitoyens, l’association de cette phrase prononcée, en décembre 1957 à Stockholm, est faite automatiquement avec l’écrivain, dès son évocation, pour, souvent, le condamner sans appel.
C’est restrictif, injuste et une entorse à l’histoire, à mon humble avis, que de réduire tout ce qui a été fait par Albert Camus et ses relations, fort complexes, avec sa terre natale par cette seule phrase, aussi ambiguë soit-elle.
Cette fameuse phrase prononcée à l’Académie Royale de Suède, lors de la remise du prix Nobel, en décembre 1957, le rangera définitivement, pour certains, du côté de sa mère, la France coloniale, au détriment de la justice.
Albert Camus apparaissait comme un traître pour beaucoup d’intellectuels de gauche et des nationalistes algériens luttant pour l’indépendance de leur pays.
Selon François Chavanes, justifiant la déclaration de Camus «résidant habituellement à Paris, il vivait dans la crainte que sa mère (à laquelle il était très attaché) ne fut victime d’un attentat à Alger. A ses yeux, sa mère est le symbole de l’innocence... celui qui la tuerait au nom de la justice commettrait une grave injustice» (François Chavanes, in Albert Camus tel qu’en lui-même). Beaucoup ne croient pas à cette version.
Taleb Ibrahimi réagissait, en cette année 1957, dans une lettre ouverte à Albert Camus : « Pour la première fois, un écrivain algérien non musulman prend conscience que son pays, ce n’est pas seulement la lumière éclatante, la magie des couleurs, le mirage du désert, le mystère des Casbah, la féerie des souks, bref, tout ce qui a donné naissance à cette littérature que nous exécrions, mais que l’Algérie, c’est aussi et avant tout une communauté d’hommes capables de sentir, de penser et d’agir ».
L’ex-ministre algérien de l’Information reniera à Camus son algérianité, lors d’une conférence de presse à Alger, quelques années après l’indépendance.
Dans une intervention, publiée dans Camus et la politique, Actes du colloque de Nanterre, juin 1985, Albert Memmi, romancier tunisien déclare «...Je ne lui fais pas grief de n’avoir su parler que des siens propres. Chacun doit parler de ce qu’il connaît le mieux... mais lorsque les Algériens ont commencé à réclamer leur liberté politique, il n’a pas vu qu’il s’agissait d’une revendication nationale, il a mésestimé le fait national algérien» et ajoute «...si l’on est inconditionnellement solidaires des siens, on trahit la justice, si l’on a le respect inconditionnel de la justice, tôt ou tard on trahit les siens». Cependant, il tient à ajouter que «Tel qu’il était, avec son choix, et son immense talent, Camus représentait un aspect essentiel de l’Afrique du Nord et les Algériens s’honoreraient en le réintégrant pleinement dans leur tradition culturelle».
L’idée d’indépendance d’Algérie
Benjamin Stora souligne que «...Profondément attaché à sa terre natale, il tente d’adopter un discours plus nuancé, dénonçant les violences commises aussi bien par le FLN que par les forces françaises. De fait, lui qui dès les années 1930 dénonçait la misère des « indigènes » et l’oppression coloniale et qui était favorable à une décolonisation des esprits, vit comme un véritable déchirement la perspective d’un « divorce » entre l’Algérie et la France, semblant anticiper l’inévitable exode de la population européenne (« pied-noire ») au sein de laquelle il a grandi. Cela lui est amèrement reproché par les anticolonialistes « radicaux » français aussi bien qu’Algériens, tandis que les ultras le considéraient comme un « traître » favorable à l’indépendance. Ces derniers scandent « Camus au poteau » lorsque l’écrivain a voulu organiser une « trêve civile » en janvier 1956, avec l’accord du FLN et des libéraux d’Alger... Profondément ébranlé par le drame algérien, l’écrivain pressent très vite la profondeur du déchirement entre les deux principales communautés. Il plaide pour le rapprochement, tente d’éviter l’irréparable, dit combien les « deux peuples se ressemblent « dans la pauvreté et une commune fierté» (Benjamin Stora septembre 2007).
Concernant l’indépendance de l’Algérie, Albert Camus a une position tranchée. Autant sont légitimes la dénonciation du colonialisme, de l’attitude méprisante des Français, d’une répartition agraire injuste et d’une assimilation toujours proposée mais jamais réalisée, autant est illégitime le concept de nation algérienne (Algérie 1958 Actuelles III).
Dans Algérie 1958, il écrit : «si bien disposé qu’on soit envers la revendication arabe, on doit cependant reconnaître qu’en ce qui concerne l’Algérie, l’indépendance nationale est une formule purement passionnelle. Il n’y a jamais eu encore de nation algérienne» (François Chavanes, in Albert Camus tel qu’en lui-même).
A son refus de soutenir l’indépendance, il proposera le fédéralisme afin, disait-il, de ne léser ni les Algériens musulmans, ni les Français d’Algérie qui selon lui ont un droit égal à leur patrie d’origine.
«Aujourd’hui, on nous parle de «Nation algérienne» et cela m’exaspère. Que le F.L.N, lui, combatte pour créer une Nation, c’est son droit (et c’est même peut-être son devoir, je n’en sais rien, je dis que c’est concevable) ; qu’il veuille accréditer l’idée d’une nation préexistante à la conquête, encore une fois pour lui, c’est de bonne guerre. Mais cela n’est pas vrai, nous savons bien que cela n’est pas vrai. Il y avait un Etat algérien, il y a aujourd’hui une patrie algérienne, et vous savez bien que cela n’a rien à voir avec le concept de Nation. En tout cas, aujourd’hui, l’Algérie est un territoire habité par deux peuples, je dis bien deux peuples, l’un est musulman et l’autre ne l’est pas. Ce territoire où l’administration est française, c’est-à-dire où la responsabilité est parisienne, se singularise par le fait que l’injustice et la misère y sévissent scandaleusement. Cela est vrai. Mais les deux peuples d’Algérie ont un droit égal à la justice, un droit égal à conserver leur patrie...» («Benammar Benmansour Leïla in L’algérianité», ses expressions dans l’édition française (1919-1939).
Albert Camus meurt le 4 janvier 1960 dans un accident de voiture sur une route de l’Yonne, à l’âge de 47 ans, alors que l’option de négociation avec le FLN commençait à être envisagée par le général de Gaulle.
Comment aurait réagi Camus s’il avait vécu, à un moment où chacun a eu à choisir entre l’acceptation de l’indépendance et l’option du putsch et de l’OAS ?
Les avis et analyses divergent et ne semblent pas toujours empreints d’objectivité.
Opposé jusqu’à sa mort, à l’idée d’indépendance de l’Algérie et voué à la haine des extrémistes européens depuis son Appel pour une trêve civile en Algérie du 23 janvier 1956 et à l’arrêt des violences contre les civils des deux camps »il s’est réfugié jusqu’à sa mort dans un silence presque total sur ce sujet. Aurait-il suivi, s’il avait vécu, l’évolution d’amis comme l’écrivain Emmanuel Roblès ou le peintre Jean de Maisonseul en faveur de l’indépendance, ou bien une autre direction ? rien ne permet de l’affirmer» (article de la rubrique les deux rives de la Méditerranée > la période coloniale de l’Algérie 29 octobre 2007).
«Albert Camus continua d’avancer sur un sentier de plus en plus étroit entre deux précipices. Aurait-il fini par basculer d’un côté ou de l’autre sans sa mort accidentelle et prématurée ? Son ami André Rossfelder (partisan de l’intégration, qui rejoignit en 1961 le putsch des généraux puis l’OAS) affirme dans ses Mémoires que Camus se préparait peu avant sa mort à prendre position contre l’indépendance et contre le FLN. Son autre ami Jules Roy, (qui bascula de l’autre côté sous l’influence de Jean Amrouche en 1960 et le dirigeant du FLN Mohammed Bedjaoui voulaient croire le contraire. Selon Mouloud Feraoun, Albert Camus lui avait laissé comme dernier message cette confidence : « Je me suis pris à espérer dans un avenir plus vrai, je veux dire un avenir où nous ne serons séparés ni par l’injustice, ni par la justice »» (Guy Pervillé 3 juillet 2005).
Camus l’Algérien ?
«Les uns lui contestant la qualité d’Algérien ou d’écrivain algérien, les autres le traitant de pied-noir ou de colonisateur de bonne volonté» (Cahiers Albert Camus (6)). Pour Edward W.Said, Camus est un écrivain qui plonge ses racines dans le colonialisme «...il est clair que les limites de Camus étaient paralysantes, inacceptables. Comparés à la littérature de décolonisation de l’époque, française ou arabe - Germaine Tillion, Kateb Yacine, Frantz Fanon, Jean Genet -, ses récits ont une vitalité négative, où la tragique densité humaine de l’entreprise coloniale accomplit sa dernière grande clarification avant de sombrer. En émane un sentiment de gâchis et de tristesse que nous n’avons pas encore entièrement compris. Et dont nous ne sommes pas tout à fait remis» (Edward W. Said in Le Monde diplomatique novembre 2000).
«Pour Kateb Yacine, selon Lenzini, Camus a «sa vie en France et ses racines en Algérie. Il passait pour le maître de «L’école d’Alger» mais c’était avant tout un écrivain français de notoriété internationale, un futur prix Nobel... il était plus Français qu’Algérien. On ne peut le lui reprocher, mais il faut en finir avec le mythe de «Camus l’Algérien» (J. Lenzini, in l’Algérie de Camus).
Mohammed Dib déclara, par rapport à ses oeuvres et leurs caractéristiques, que «Camus est un écrivain algérien» (O. Todd).
L’auteur dira lui-même, voulant faire une mise au point à ce sujet : «Mon opinion d’ailleurs, est qu’on attend trop d’un écrivain en ces matières. Même et, peut-être surtout, lorsque sa naissance et son coeur le vouent au destin d’une terre comme l’Algérie, il est vain de le croire détenteur d’une vérité révélée...» et «Je ne veux pas, je me refuse de toutes mes forces à soutenir la cause de l’un des deux peuples d’Algérie, au détriment de la cause de l’autre».
Ecrivain algérien, écrivain français, Franco-Algérien, ou Français d’Algérie, peu importe, car l’appellation ne pourra changer la réalité ni la vérité que les uns ou les autres pensent, seuls, détenir.
Comme l’a justement plaidé le romancier et universitaire Nourredine Saadi, «Il faut se libérer du ressentiment vis-à-vis de Camus. Camus n’est pas un nationaliste algérien. Camus n’est pas Sénac. Il est fils de la colonie de peuplement - il faut s’y faire ! Il nous appartient parce qu’il dit des choses qu’on aime et qui nous éclairent sur ce pays qui est le nôtre.
Benrebiai Mohamed in Le Quotidien d'Oran, dimanche 02 novembre 2008
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