Ah
le sud… combien de fois n’a-t-on pas chanté le sud, sa lavande, écrit sur sa
mer, son soleil. Mer et soleil, meretsol…en tirant sur la corde des jeux de
mots ou de lettres on arrive à Camus. Vous avez compris n’est-ce pas… La Mort
heureuse, L’Etranger etc… Donc, à propos de sud et de Camus – et si vous y
êtes, dans le sud – ne ratez pas
Lourmarin, son cimetière et son atmosphère méditerranéenne, oh combien. Entrez
dans une brasserie et lisez ce texte, L’Eternité à Lourmarin, que René Char a écrit en
hommage à son ami Albert Camus « Il
n’y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés. Où s’étourdit notre
affection ? Cerne après cerne, s’il s’approche c’est pour aussitôt
s’enfouir. Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un éclair glacé. Le jour qui allongeait
le bonheur entre lui et nous
n’est nulle part. Toutes les parties - presque excessives - d’une présence se
sont d’un coup disloquées. Routine de notre vigilance... Pourtant cet être
supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font
juste l’épaisseur d’une paupière tirée.
Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors ? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant.
A l’heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d’énigme, soudain commence la douleur, celle de compagnon à compagnon, que l’archer, cette fois, ne transperce pas. »
Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors ? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant.
A l’heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d’énigme, soudain commence la douleur, celle de compagnon à compagnon, que l’archer, cette fois, ne transperce pas. »
« Au printemps,
Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur
des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines
couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. À
certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement
de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent
au bord des cils. L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et
suffoque dans la chaleur énorme. À peine, au fond du paysage, puis-je voir la
masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et
s'ébranle d'un rythme sûr et pesant pour aller s'accroupir dans la mer.
Maison d'Albert Camus |
Nous arrivons
par le village qui s'ouvre déjà sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune
et bleu où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d'été en
Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas ; dans
les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé
épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus. Toutes
les pierres sont chaudes. À l'heure où nous descendons de l'autobus couleur de
bouton d'or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale
et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants.
À gauche du
port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines, parmi les lentisques et
les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au
pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et
rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de
baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul
côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une
ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d'entrer dans le royaume des
ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs.
Maison d'Albert Camus |
Au bout de
quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre
les ruines à perte de vue. Leur essence fer- mente sous la chaleur, et de la
terre au soleil monte sur toute l'étendue du monde un alcool généreux qui fait
vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne
cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur.
Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile.
Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J'y suis souvent allé avec ceux que
j'aimais et je lisais sur leurs traits le clair sourire qu'y prenait le visage
de l'amour. Ici, je laisse à d'autres l'ordre et la mesure. C'est le grand libertinage
de la nature et de la mer qui m'accapare tout entier. Dans ce mariage des
ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres, et perdant le poli
imposé par l'homme, sont rentrées dans la nature. Pour le retour de ces filles
prodigues, la nature a prodigué les fleurs. Entre les dalles du forum,
l'héliotrope pousse sa tète ronde et blanche, et les géraniums rouges versent
leur sang sur ce qui fut maisons, temples et places publiques. Comme ces hommes
que beaucoup de science ramène à Dieu, beaucoup d'années ont ramené les ruines
à la maison de leur mère. Aujourd'hui enfin leur passé les quitte, et rien ne
les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des choses qui
tombent.
Que d'heures
passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma
respiration aux soupirs tumultueux du monde !
Enfoncé parmi
les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et
mon coeur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas
si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à
regarder l'échine solide du Chenoua, mon coeur se calmait d'une étrange
certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je
gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une
récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et
d'où l'on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas
vertes. Comme aussi cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs
et dans un grand rayon autour d'elle s'alignent des sarcophages exhumés, pour
la plupart à peine issus de la terre dont ils participent encore. Ils ont
contenu des morts ; pour le moment il y pousse des sauges et des ravenelles. La
basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu'on regarde par une
ouverture, c'est la mélodie du monde qui parvient jusqu'à nous : coteaux
plantés de pins et de cyprès, ou bien la mer qui roule ses chiens blancs à une
vingtaine de mètres. La colline qui supporte Sainte-Salsa est plate à son
sommet et le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le
soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l'espace.
Maison d'Albert Camus |
Bien pauvres
sont ceux qui ont besoin de mythes. Ici les dieux servent de lits ou de repères
dans la course des journées. Je décris et je dis : « Voici qui est rouge, qui
est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs. » Et qu'ai-je
besoin de parler de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de
lentisques sous mon nez ? Est-il même à Déméter ce vieil hymne à quoi plus tard
je songerai sans contrainte : « Heureux celui des vivants sur la terre qui a vu
ces choses. » Voir, et voir sur cette terre, comment oublier la leçon ? Aux
mystères d'Eleusis, il suffisait de contempler. Ici même, je sais que jamais je
ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la
mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans
celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à
lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau, c'est le
saisissement, la montée d'une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le
bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère - la nage, les
bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus
dans une torsion de tous les muscles ; la course de l'eau sur mon corps, cette
possession tumultueuse de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon. Sur
le rivage, c'est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma
pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard
pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de
l'eau, le duvet blond et la poussière de sel.
Je, comprends
ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans me- sure. Il n'y a qu'un
seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir
contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l'heure,
quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans
le corps, j'aurai conscience, contre tous les préjugés, d'accomplir une vérité
qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c'est
bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine de soupirs
de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est
fraîche et le ciel bleu. J'aime cette vie avec abandon et veux en parler avec
liberté : elle me donne l'orgueil de ma condition d'homme. Pour- tant, on me l'a
souvent dit: il n'y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil,
cette mer, mon coeur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et
l'immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le
bleu. C'est à conquérir cela qu'il me faut appliquer ma force et mes
ressources. Tout ici me laisse intact, je n'abandonne rien de moi-même, je ne
revêts aucun masque : il me suffit d'apprendre patiemment la difficile science
de vivre qui vaut bien tout leur savoir-vivre.
Un peu avant
midi, nous revenions par les ruines vers un petit café au bord du port. La tête
retentissante des cymbales du soleil et des couleurs, quelle fraîche bienvenue
que celle de la salle pleine d'ombre, du grand verre de menthe verte et glacée
! Au-dehors, c'est la mer et la route ardente de poussière. Assis devant la
table, je tente de saisir entre mes cils battants l'éblouissement multicolore
du ciel blanc de chaleur. Le visage mouillé de sueur, mais le corps frais dans
la légère toile qui nous habille, nous étalons tous l'heureuse lassitude d'un
jour de noces avec le monde. On mange mal dans ce café, mais il y a beaucoup de fruits -
surtout des pêches qu'on mange en y mordant, de sorte que le jus en coule sur
le menton. Les dents refermées sur la pêche, j'écoute les grands coups de mon
sang monter jusqu'aux oreilles, je regarde de tous mes yeux. Sur la mer, c'est
le silence énorme de midi. Tout être beau a l'orgueil naturel de sa beauté et
le monde aujourd'hui laisse son orgueil suinter de toutes parts. Devant lui,
pourquoi nierais-je la joie de vivre, si je sais ne pas tout renfermer dans la
joie de vivre ? Il n'y a pas de honte à être heureux. Mais aujourd'hui
l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir. On nous a
tellement parlé de l'orgueil : vous savez, c'est le péché de Satan. Méfiance,
criait-on, vous vous perdrez, et vos forces vives. Depuis, j'ai appris en effet
qu'un certain orgueil... Mais à d'autres moments, je ne peux m'empêcher de
revendiquer l'orgueil de vivre que le monde tout entier conspire à me donner. A
Tipasa, je vois équivaut à je crois, et je ne m'obstine pas à nier ce que ma
main peut toucher et mes lèvres caresser. Je n'éprouve pas le besoin d'en faire
une oeuvre d'art, mais de raconter ce qui est différent. Tipasa m'apparaît
comme ces personnages qu'on décrit pour signifier indirectement un point de vue
sur le monde. Comme eux, elle témoigne, et virilement. Elle est aujourd'hui mon
personnage et il me semble qu'à le caresser et le décrire, mon ivresse n'aura plus
de fin. Il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a
aussi un temps pour créer, ce qui est moins naturel. Il me suffit de vivre de
tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. Vivre Tipasa, témoigner et
l'œuvre d'art viendra ensuite. Il y a là une liberté.
Jamais je ne
restais plus d'une journée à Tipasa. Il vient toujours un moment où l'on a trop
vu un paysage, de même qu'il faut longtemps avant qu'on l'ait assez vu. Les
montagnes, le ciel, la mer sont comme des visages dont on découvre l'aridité ou
la splendeur, à force de regarder au lieu de voir. Mais tout visage, pour être
éloquent, doit subir un certain renouvellement. Et l'on se plaint d'être trop
rapidement lassé quand il faudrait admirer que le monde nous paraisse nouveau
pour avoir été seulement oublié.
Vers le soir,
je regagnais une partie du pare plus ordonnée, arrangée en jardin, au bord de
la route nationale. Au sortir du tumulte des parfums et du soleil, dans l'air
maintenant rafraîchi par le soir, l'es- prit s'y calmait, le corps détendu
goûtait le silence intérieur qui naît de l'amour satisfait. Je m'étais assis
sur un banc. Je regardais la campagne s'arrondir avec le jour. J'étais repu.
Au-dessus de moi, un grenadier laissait pendre les boutons de ses fleurs, clos
et côtelés comme de petits poings fermés qui contiendraient tout l'espoir du
printemps. Il y avait du romarin derrière moi et j'en percevais seulement le
parfum d'alcool. Des collines s'encadraient entre les arbres et, plus loin
encore, un liséré de mer au-dessus duquel le ciel, comme une voile en panne,
reposait de toute sa tendresse. J'avais au coeur une joie étrange, celle-là
même qui naît d'une conscience tranquille. Il y a un sentiment que connaissent
les acteurs lorsqu'ils ont conscience d'avoir bien rempli leur rôle,
c'est-à-dire, au sens le plus précis, d'avoir fait coïncider leurs gestes et
ceux du personnage idéal qu'ils incarnent, d'être entrés en quelque sorte dans
un dessin fait à l'avance et qu'ils ont d'un coup fait vivre et battre avec
leur propre cœur. C'était précisément cela que je ressentais : j'avais bien
joué mon rôle. J'avais fait mon métier d'homme et d'avoir connu la joie tout un
long jour ne me semblait pas une réussite exceptionnelle, mais
l'accomplissement ému d'une condition qui, en certaines circonstances, nous
fait un devoir d'être heureux. Nous retrouvons alors une solitude, mais cette
fois dans la satisfaction.
Cimetière de Lourmarin |
Maintenant, les
arbres s'étaient peuplés d'oiseaux. La terre soupirait lentement avant d'entrer
dans l'ombre. Tout à l'heure, avec la première étoile, la nuit tombera sur la
scène du monde. Les dieux éclatants du jour retourneront à leur mort
quotidienne. Mais d'autres dieux viendront. Et pour être plus sombres, leurs
faces ravagées seront nées cependant dans le coeur de la terre.
À présent du
moins, l'incessante éclosion des vagues sur le sable me parvenait à travers
tout un espace où dansait un pollen doré. Mer, campagne, silence, parfums de cette terre, je m'emplissais
d'une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé
de sentir son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n'était
pas moi qui comptais, ni le monde, mais seulement l'accord et le silence qui de
lui à moi faisait naître l'amour. Amour que je n'avais pas la faiblesse de
revendiquer pour moi seul, conscient et orgueilleux de le partager avec toute
une race, née du soleil et de la mer, vivante et savoureuse, qui puise sa
grandeur dans sa simplicité et debout sur les plages, adresse son sourire
complice au sourire éclatant de ses ciels. » (Albert CAMUS, Noces, suivi de l’été,
Gallimard.)
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