El Waâda
Cela fera une semaine que la fête dure, une semaine estivale dédiée au
Marabout Sidi Abdelkader El Jilani le grand. Une semaine entière d’offrandes
que tous les habitants de notre village et des villages environnants chantent,
dansent et psalmodient en tapant dans les mains en l’honneur du grand saint.
Les hommes sous les guitounes du haut, les femmes sous celles du bas. Et nous,
les enfants, allons des unes aux autres avec délicatesse, malice et intérêt.
Toute ma famille est là, tous mes cousins et cousines, tous mes amis et des
centaines d’inconnus. Mais aussi et surtout Taos. C’est la plus belle de mes
cousines. Taos est grande et bien en chair. Son regard est franc et ses grands
yeux sombres n’indiffèrent aucun quidam averti. La tête haute et nue donne à
voir une longue chevelure noire qu’elle déploie parfois en éventail et sur
laquelle scintillent quantité de petites étoiles. Je sais que tant que durera
la fête Taos ne sera pas loin. C’est la waâda
annuelle. Les mules, bardots et chevaux sont attachés aux troncs des eucalyptus
alentour, au garde à vous ou résignés. Des chèvres, trois, cinq ou sept, se
laissent conduire sans résister vers leur destinée. La fête tourne d’un village
à l’autre, une année dans l’un, une année dans un autre. Et Taos chaque année
aussi ravissante aussi ensorceleuse. Chaque jour de fête qui passe, du premier
au septième, est à la fois identique et différent. Identique dans la nourriture
très abondante et peu variée (couscous royal et lait fermenté durant les sept
jours), mais différent dans l’intensité qui le traverse, chaque jour plus forte
que le précédent. Les réjouissances commencent très tôt le matin lorsque toutes
les jeunes filles y compris Taos débarrassent de toutes les tentes ustensiles
et restes de la veille. Celles du bas comme celles du haut. Discrètement je
surveille ses allées et venues. Parfois un adulte me lance un regard oblique
pour me signifier une transgression réelle ou par lui fantasmée. Les cousines
sont suivies par une flopée d’autres femmes mobilisées pour le nettoyage des
gigantesques tentes bédouines. Tous les tapis sont jetés à l’extérieur, à même
le sol, sous le soleil brûlant, sans ménagement. Ils seront les uns après les autres
nettoyés, cinglés et secoués à quatre, puis déposés de nouveau à l’intérieur
des tentes. Cela dure jusqu’à la mi-journée. Lorsque les hommes reviennent de
la prière du d’hor, ils imposent une
sieste générale qui m’insupporte au plus haut degré. Je hais dormir le jour. La
sieste ne profite pas identiquement à tous. Les uns s’allongent les unes
triment. Les plus jeunes font semblant. Vient alors la tombée du jour, et avec
elle l’effervescence de la veille. L’animation va crescendo jusque tard dans la
nuit. Après les repas, les théières passent de main en main, de groupe en
groupe. Suivent les chants. Laborieux au début ils transpercent la vallée et
reviennent en échos, castagnettes et percussions. Les Qarbaq-qarabaq… du haut fusionnent dans un total capharnaüm avec
les chants et les stridents youyouyou
du bas. On danse, on chante et on psalmodie de plus en plus haut, de plus en
plus vite. Les corps trempés exultent. Et moi je suis plus libre encore avec tous
mes amis, tous m
es cousins, toutes mes cousines, Taos en tête. Je sautille,
tangue, me reprends, tape des mains en tentant de suivre les rythmes
impossibles. Qarbaq-qarabaq… Je
distingue encore entre quinquets et ombres allongées celle de Taos la belle.
Oubliées la médersa, l’école et toutes les corvées. Les cousines sont là,
sollicitées sans arrêt. Taos sait que je ne la quitte pas d’un regard. Avec mes
cousins je m’amuse à chaparder les rares morceaux de viande restant, sans
distinction, tant l’excitation est forte. J’en garde un, sans rien leur dire,
le plus gros, pour l’offrir à ma cousine aux grands yeux, ma paonne, dès qu’une
voie s’offrira à moi, avant la tombée définitive du soir, demain.
Image www.vitaminedz.org |
Ahmed Hanifi,
In La petite mosquée des Inuits et autres confettis. Incipit en w, 2014.
-----------
La valise
La poignée est robuste et la valise lourde. De crainte que la fermeture à
glissière ne cède, mais aussi qu’on la force, Rayan enserra la valise, dans sa
longueur comme dans sa largeur, avec un large scotch packaging transparent. Il
forme sur ses côtés les plus larges, de couleur rouge et bleue, deux grandes
croix à l’aspect gris. Rayan saura ainsi, lorsqu’il sera arrivé à Oran vers
18h30, s’il y eut ou non tentative d’effraction ou effraction de la valise. Il
paraît que le vol de contenu de valises, et de valises, est une pratique
internationale assez répandue. Le voilà prêt. Il ferme à double tour la porte
de son appartement et entreprend de descendre les dix étages de l’immeuble.
Exceptionnellement et par malchance, l’ascenseur ne fonctionne pas aujourd’hui.
Le gardien avait averti les locataires des HLM par affichettes que la veille il
avait punaisées dans le hall et scotchées devant et à l’intérieur même de la
cabine : « demain il y a risque de coupure de courant, par conséquent
les ascenseurs seront bloqués toute la journée. » Toute manifestation
d’humeur eut été vaine, nulle et non avenue. Rayan connaît trop bien monsieur
Gilbert, depuis sept ans qu’il vit dans cette barre. Le gardien est têtu comme
deux mules et droit dans ses décisions, « c’est comme ça ».
Rayan descend une à une les marches de l’immeuble (deux fois sept marches
par étage, soit cent quarante) en tenant la valise posée sur la tête, tantôt
avec la main gauche, tantôt avec la droite. À chaque étage, des rayons de
soleil pénètrent par sa lucarne. L’absence d’ascenseur incite Rayan à maugréer
après Gilbert et ÉDF. « Je ne suis plus alerte, je flageole plus
facilement sur mes jambes ». Fini le temps du torse bombé, du « poussez-vous
c’est moi ». Awwah* pense-t-il,
ce temps est révolu. Aucun des jeunes qui montent ou descendent en criant ne
jugea utile de faire une B.A*. Rayan comprend bien ceux qui montent, mais les
autres ? Dire bonjour, leur coûte. Il dut s’arrêter cinq fois pour
souffler, autant dire tous les deux étages ou toutes les deux lucarnes. Ce
n’est pas tous les jours qu’il descend ou monte les dix étages, une valise
bourrée sur la tête. En face de l’immeuble, il y a un ridicule jardin comme il
y en a souvent dans les cités. Et dans le jardin trois bancs. Sur l’un d’eux, Rayan
reprit ses esprits quelque peu chahutés. Il garda les bras ballants pendant
plusieurs minutes avant de les solliciter de nouveau. Sur le trottoir, en ses
parties lisses et vides de nids de poule, il fait rouler la valise sans
difficulté. Vingt minutes de marche jusqu’à la gare. Le train pour Marseille
arrive à l’heure. Il y a peu d’effets personnels dans la valise, mais beaucoup de
cadeaux. En fin de journée Rayan sera de l’autre côté de la Méditerranée. Tous
ses neveux et nièces l’attendent. Nombre d’entre eux seront présents à
l’aéroport. Les plus vigilants. Ceux-là reconnaissent et apprécient sa
générosité. Leurs attentes joyeuses, leurs plaisirs naturellement puérils sont
aussi les siens. De les savoir heureux le rend joyeux.
Moins d’une heure plus tard, le TER arrive à Marseille. La navette pour
l’aéroport attend sur le flanc gauche de la gare Saint-Charles. La soute à
bagages est pleine. Rayan peine à y introduire sa valise. Le chauffeur,
visiblement habitué à la surcharge lui porte main-forte. L’année dernière, sa
précédente valise avait rendu l’âme dans l’enceinte de l’aéroport d’Oran,
malmenée par des bagagistes (de Marseille ou d’Oran) peu respectueux. La
fermeture avait cédé. Plusieurs sachets s’étaient éventrés et des bonbons
s’étaient répandus sur le tapis roulant, en tournoyant. Les responsables locaux
avaient noté sur leur registre les réclamations de Rayan. Mais il n’y eut
jamais de suite.
La navette quitte la gare Saint-Charles à 14 h 50. Vingt minutes plus
tard, elle atteint Marignane. Les gens sont toujours pressés. Par habitude, par
mimétisme ou atavisme. Lorsqu’enfin Rayan arrive devant la soute de la navette,
sa valise, tournée et retournée, teint bon. Il y mit le prix. C’est une vraie S., rouge et bleue : 100
X 0,60 X 0,40 cm. Il comprend qu’elle puisse être convoitée. Il la
reconnaît de loin sa valise. Par sa forme, par ses couleurs, mais aussi par un
autocollant imposant, vantant une marque de produits canadiens introuvables
ici. Elle est unique et identifiable parmi toutes. Sans oublier le gros scotch.
À l’enregistrement un manutentionnaire l’aide à la porter et à la poser sur le
tapis. Elle glissera sur de grands S avant de rejoindre sur un chariot, puis
dans la soute de l’avion tous les autres bagages. Auparavant Rayan dut payer
sept kilos d’excédent (trois lui furent offerts).
Lorsqu’arrive l’heure attendue, une hôtesse appelle les passagers pour
l’embarquement « immédiat ». Une nuée se lève et avance en même temps
vers les deux jeunes employées de la compagnie qui supplient « les femmes
et les enfants en priorité ». La valise de Rayan doit être maintenant dans
le ventre de l’avion. Ils arriveront à Oran dans moins de deux heures si tout
va bien. Mais tout n’alla pas pour le mieux. A quelques minutes du décollage,
alors que tous les passagers avaient attaché leur ceinture, redressé leur siège
et récité la Fatiha*, alors que le
commandant de bord avait mis les moteurs en action, celui-ci reçut l’ordre de
tout arrêter. Il dut annoncer ce contretemps aux passagers. Aussitôt un chahut
indescriptible parcourut la cabine. Les hôtesses de l’air ne souriaient plus.
On ouvrit la porte avant de l’avion, fit descendre les passagers, y compris les
récalcitrants, en leur demandant un peu plus de patience. « Pour des raisons de sécurité et conformément à la réglementation
en vigueur, un nouveau contrôle des bagages sera effectué. Nous vous
remercions de votre compréhension. »
*Awwah : pourrait signifier ‘non, pas du
tout’ ou ‘bien au contraire’ ou ‘tu n’y es pas du tout’. Ici, par cette
exclamation, Rayan admet qu’il n’a plus la force qu’il eut.
B.A :
bonne action.
Fatiha :
Soura d’ouverture du Coran. La Soura (Sourate au pluriel) est un groupe de
versets.
---------------------
Ahmed
Hanifi,
In
La petite mosquée des Inuits et autres confettis. Incipit en w, 2014.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire