Au
début des années quarante, l’Europe est entrain de sombrer corps et âme…
«Terre muette et stérile. C’est de la nôtre que je
parle. Et mon ouïe mesure par la Caraïbe l’effrayant silence de l’Homme.
Europe. Afrique. Asie. J’entends hurler l’acier, le tam-tam parmi la brousse,
le temple prier parmi les banians. Et je sais que c’est l’homme qui parle.
Encore et toujours, et j’écoute. Mais ici l’atrophiement monstrueux de la voix,
le séculaire accablement, le prodigieux mutisme. Point de ville. Point d’art.
Point de poésie. Point de civilisation, la vraie, je veux dire cette projection
de l’homme sur le monde; ce modelage du monde par l’homme; cette frappe de
l’univers à l’effigie de l’homme.
Une mort plus affreuse que la mort, où dérivent des
vivants. Et les sciences ailleurs progressent, et les philosophies ailleurs se
renouvellent, et les esthétiques ailleurs se remplacent. Et vainement sur cette
terre nôtre la main sème des graines.
Point de ville. Point d’art. Point de poésie. Pas un
germe. Pas une pousse ou bien la lèpre hideuse des contrefaçons. En vérité,
terre stérile et muette...
Mais il n’est plus temps de parasiter le monde. C’est
de le sauver plutôt qu’il s’agit. Il est temps de se ceindre les reins comme un
vaillant homme.
Où que nous regardions, l’ombre gagne. L’un après
l’autre les foyers s’éteignent. Le cercle d’ombre se resserre, parmi des cris
d’hommes et des hurlements de fauves. Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Nous savons que le salut
du monde dépend de nous aussi. Que la terre a besoin de n’importe lesquels
d’entre ses fils. Les plus humbles.
L’Ombre gagne...
Les hommes de bonne volonté feront au monde une
nouvelle lumière. »
Aimé
Césaire, Tropiques Tome I, N° 1 à 5 – avril 1941 à avril 1942.
Ed
Jean-Michel Place. Paris, 1978.
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