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lundi, août 24, 2020

715_ LA HAINE EN OFFRANDE_ 08

 

 

 

Du balcon de sa chambre, Charly jette un regard appuyé sur la Marina. Il y a peu de monde en ce dernier dimanche d’août. Un dimanche presque ordinaire si ce n’est que la poussière, dans cette ville suppliciée plus que dans toute autre, envahit tous les espaces. La chaleur est aussi écrasante qu’à Tel-Aviv. Air sec et immobilité. On entend des tirs, sporadiques. La zone est sécurisée par les milices chrétiennes. Charly sait qu’à quelques dizaines de mètres se trouve la ligne verte, il eut à le vérifier récemment. De temps à autre une sirène d’ambulance hurle. Il ouvre le store extérieur, s’installe dans un transat de canne sous la toile de protection et plonge dans un livre. Charly occupe cette chambre numéro 26, au deuxième étage de l’hôtel Phoenicia depuis lundi dernier.

Il lui fallut plus de sept heures pour parcourir les 270 kms qui séparent Tel-Aviv de la capitale libanaise. Du cœur du Gush Dan il prit un autocar jusqu’à Haïfa, puis un autre jusqu’à Nathariya. De là il monta dans un taxi jusqu’à Rosh Hanikra, à la frontière libanaise. Pour la traverser, bien qu’il ait mis en avant sa carte de presse, il dut affronter des rafales de questions des agents frontaliers des deux pays. Pour atteindre Nakoura, il leva le pouce et composa avec la patience. Ici on ne prend pas un inconnu comme on le ferait dans un pays en paix. La méfiance est répandue, plus encore dans les zones reculées. Un taxi clandestin accepta de le conduire jusqu’à Sour, à la condition de ne pas discuter le prix, « 6000 £, le prix n’est pas négociable ». Charly ne peut dire pourquoi toutes les dix à quinze minutes le chauffeur ouvrait la vitre de sa vieille Mercedes 280, et crachait en l’air en rouspétant, en français, contre « les chiens du sud ». De Sour il prit un autocar jusqu’à Beyrouth. À Saïda il y eut près d’une heure d’arrêt que Charly mit à profit pour découvrir la ville. Au détour d’une ruelle,  il se retrouva au cœur de la cité médiévale, devant une savonnerie artisanale qu’il ne put visiter pour cause de « fermeture pour travaux ». Arrivé dans Beyrouth, à Bourj Hammoud, avant même de pousser la porte de l’hôtel, Charly prit soin d’appeler le contact libanais pour l’informer de son arrivée. L’homme au bout du fil questionna : « Zeev ? » et Charly répondit « Zeev 972 ». L’homme lui donna en retour les informations attendues concernant la réunion du 24.

Charly voyage seul, avec pour seul bagage un grand sac de sport Palladium en simili cuir noir qu’il ne jugea pas utile de faire enregistrer au comptoir d’El-Al à Orly. Dans une main il tenait le sac et dans l’autre le premier tome de Voyage en Orient de Gérard de Nerval. Dans son sac il avait un second ouvrage, Mesure de la France de Drieu La Rochelle dont il est étonnamment un fervent admirateur. C’est ce livre-ci qu’il parcourt, assis sur le balcon de la chambre d’hôtel. Il poursuit la lecture pendant un quart d’heure, puis se remet à l’article qu’il avait commencé à rédiger. Il biffe le titre qu’il lui avait donné, celui-là même qu’il avait trouvé plus attractif qu’un premier, le modifie par ce dernier, direct, et qu’il souligne de deux traits pour signifier à l’équipe rédactionnelle qu’il y tient : « Le massacre des chrétiens de Brih ». Le rédacteur en chef de L’Aurore, lui fait confiance et accepte l’anonymat de ses piges. Charly a son entrée dans le journal de Boussac. Il connaît depuis l’année dernière Jean-Michel Souen, un des responsables de l’information. Lorsqu’il y a quatorze mois les Israéliens opérèrent un raid sur l’aéroport d’Entebbe, Charly avait adressé une réaction « pour publication » au journal qu’il lisait régulièrement, mais dont il ne connaissait aucun journaliste ou autre salarié. L’Aurore ne publia pas son courrier, mais Jean-Michel Souen l’appela. Il le félicita pour la pertinence et l’engagement de sa lettre, « j’approuve totalement », tout en lui expliquant les raisons de sa non-publication. Des causes « purement matérielles ». Depuis, Jean-Michel Souen et Charly se rencontrent périodiquement pour boire un verre ou pour partager un repas et échanger leurs points de vue, ou plutôt pour les compléter, car entre la manière de l’un et celle de l’autre d’appréhender le monde il n’y a pas l’espace pour y glisser une feuille de papier à cigarette.

Aujourd’hui Charly répond a une commande ferme du journal, « un article sur la situation au Liban » qu’il est sur le point de communiquer. Demain, 29, il retournera à Tel-Aviv, mais il n’empruntera ni autocars ni taxis. Il y restera peut-être jusqu’à la fin de ses congés. Du balcon il voit des hommes ordinaires en armes qui arpentent l’avenue du front de mer jusqu’au-delà de l’université américaine. Certains portent un uniforme, d’autres non. « C’est donc ça », pense-t-il. Des ruines. Hormis quelques blocs de quartiers relativement épargnés, partout des immeubles éventrés et des nuages de poussière. Cette réalité ne surprend pas Charly et c’est machinalement, sans aucune raison ni aucun intérêt, qu’il pense « c’est donc ça ». Quatre jours plus tôt, le 24 août, une importante réunion secrète s’était tenue derrière le square Sodéco, à côté du cimetière juif. Étaient présents une dizaine de miliciens chrétiens, Zaki Bouznati le chef des phalanges, un militaire israélien de second ordre, ainsi que des personnes venues de France dont Charly (la plupart d’entre elles sont membres ou proches du Betar, du Crif, du CLESS, de Kach...) Ces personnes furent mandatées lors de la réunion qui s’était tenue rue Paradis à Paris au lendemain de l’assassinat de Kamel Joumblat. Charly et les autres Français ne voyagèrent pas ensemble, chacun se débrouilla par ses propres moyens, sachant qu’il fallait appeler un numéro de téléphone confidentiel dès l’arrivée à Beyrouth pour ne pas rater « la réunion du cimetière ». C’était la consigne numéro 2, la première étant de voyager seul. En plus du numéro de téléphone, on avait communiqué à chacun un code. Pour Charly ce fut « Zeev 972 ». Lors de la rencontre, il fut beaucoup question de l’élimination de l’OLP, l’organisation de Yasser Arafat. Les récents accords de paix de Chtaura entre les dirigeants libanais et l’OLP furent copieusement dénoncés par les milices chrétiennes qui pilonnent des villages dans le sud-est du pays comme celui de Nabatiyeh. Ces accords signés le 25 du mois dernier prévoient notamment le déploiement au Liban d’une force arabe de dissuasion. Lors de son intervention, Charly promit de tout faire pour « sensibiliser les Français contre les criminels palestiniens » et de revenir au Liban pour « venger les chrétiens, venger les morts de Brih de dimanche dernier et tous les autres. » À la fin de la réunion, Zaki Bouznati félicita Charly et tous les membres de la délégation française pour leur engagement. Le chef phalangiste impressionne par le regard noir qu’il pose sur chacun, comme une intimidation, une arme à feu sur la tempe. Sa rondeur est tout aussi provocante, son double-menton et bajoue, tout en lui est menace. Ce sont des conseillers de l’ambassade d’Israël à Paris qui avaient fortement suggéré aux uns et aux autres de se rapprocher de Bouznati.

 

Charly relit son article, à voix haute. Puis il s’empresse de rentrer dans la chambre, car les tirs reprennent. « Une balle perdue… » songe-t-il. Il lui faut joindre Paris. Avec son ami Jean-Michel Souen il échange des nouvelles avant de prendre le secrétaire de rédaction auquel il dicte son papier : « Dimanche dernier, le 21 août, des villages de la montagne du Chouf ont connu d’intenses combats. Des hommes du Mouvement national libanais appuyés par des milices palestiniennes ou pro-palestiniennes sont entrés dans le village de Mtayleh intimidant les villageois accusés de sympathie pour les Forces libanaises. À Brih ce sont vingt chrétiens qui ont été froidement assassinés par les mêmes groupes, parce que chrétiens… »

 

 

Charly est assis entre deux claustras ajourés à l’intérieur de la brasserie Le Select sur le boulevard du Montparnasse. Il avale une nouvelle gorgée de Mort subite. Ses camarades quittèrent les lieux et Erzebeth ne revint pas. Il a froid aux cuisses, mais les bruits dans son intestin se sont calmés. Son pantalon est humide et sale. Il essaya bien de le nettoyer avec du papier toilette, en vain. Des résidus de papier blanc s’y incrustèrent. Charly a beau frotter, mais il ne réussit pas à les faire disparaître. La table voisine, de l’autre côté du claustra, est occupée par une dizaine de jeunes hommes et de jeunes femmes, qui trinquent à la santé de leurs deux amis mariés l’après-midi dans la mairie du 17e arrondissement. On voit des parties de leur visage, de leur corps. On devine celles qui sont cachées. Charly les observe et dans son regard on soupçonne comme une hostilité froide, apaisée. « Un Arabe et une Blanche » remarque-t-il. Il a un pincement au cœur. Les amis lèvent leur verre. Quelques-uns sourient à Charly. Ils ne le connaissent pas.

Charly vient d’entamer sa deuxième année de licence. Il est assez content de lui. À RTL, les responsables l’ont muté au coeur de l’information dans l’équipe de Jacques Chupas. Finie l’émission des routiers que toutefois il appréciait et qui lui apprit beaucoup. Ces trois années lui apportèrent une réelle expérience de la radio. Les échanges avec les auditeurs, les routiers, les techniciens… Charly ne regrette rien, mais il lui faut aller de l’avant. C’est cet homme, Jacques Chupas, qui lui apprend les dessous du métier et plus encore, les combines, les sources sûres, le bidonnage, le conducteur... Charly aime cet homme à la corpulence du bombardier Cerdan. Son physique avait donné corps à cette voix qui captive l’auditeur, l’envoûte. Lui est tout son contraire dans la taille, dans la voix, dans le regard. Il est petit, le regard instable. « Paix à son âme » murmurera Charly chaque fois, lorsque, des années plus tard, le souvenir de son mentor lui reviendra. Jacques Chupas anime le journal de 18 h qu’il prépare avec toute l’équipe. Le soir, Charly est chargé des flashes et du journal de la nuit.

L’intérêt que Charly porte à l’université redouble grâce aux rassemblements politiques organisés dans les amphis très animés. Il participe à nombre d’entre eux et y prend systématiquement la parole dès lors que l’objet concerne « le conflit du Moyen-Orient ». Les discussions se poursuivent fréquemment le soir avec ses camarades dans une brasserie, souvent au Select comme aujourd’hui, chez l’un d’entre eux ou, lorsque les circonstances l’imposent, dans un local ad hoc du 10e arrondissement. La rencontre d’une jolie brune au nom, Erzebeth, aussi abrupt que le flanc du Grand Canyon de l’Arizona, le troublera longtemps. Certains l’appellent affectueusement « la Chintoc » parce que son visage est marqué par de grands yeux noirs obliques, une militante sioniste radicale. Elle est le fer-de-lance d’un mouvement français qui restera clandestin, mais dont la filiation s’ancre en Israël. Dans un petit carnet noir, Charly écrit la date du jour « sa. 15/10/77 » et deux étranges messages : « 6FE9-6FE9 m V96y8v 18mxxv : +N » et « Chin-Chin a encore frappé : + 2 ». Les deux notes contiennent le même nombre de caractères. À Beyrouth il avait noté en rouge et en lettres majuscules d’imprimerie « 6FGMS8M = V8MWEJSV8 ».  Depuis qu’il participe aux débats politiques, Charly prit l’habitude de noter des appréciations, des sentiments ou commentaires divers qu’il juge importants, dans de petits cahiers ou des carnets qu’il numérote et date. Ces commentaires sont parfois codés. Le but assigné à Erzebeth par ses responsables consiste à engager pour la bonne cause des étudiants appartenant à la Communauté. Elle s’y prend très bien de telle sorte que bon nombre de ses cibles seront d’abord séduites, par elle, par ses yeux noirs qu’elle plisse à tel ou tel moment qu’elle seule juge opportun, par la gestuelle de ses doigts après que sa bouche en cul de poule eut expiré la fumée en volutes blanches finissant en cercles, par ses jambes qu’elle entrelace à deux doigts d’elles — ses victimes —, avant qu’elles ne tendent l’oreille, ne baissent la garde, de plus en plus, jusqu’à épouser ladite bonne cause. Erzebeth fume comme un pompier des cigarettes mentholées et accessoirement suit des études de droit elle aussi.

Charly vient d’adhérer au Comité de liaison des étudiants socialistes sionistes, qu’il fréquente depuis l’hiver 76. (« Une organisation timorée que j’ai fini par abandonner pour le Betar plus en phase avec mes idéaux, avec mon combat » répondra-t-il plus tard lorsqu’on le questionnera sur ses engagements et motivations politiques.) Erzebeth l’avait expertement motivé. Quand les responsables annoncent qu’une réunion se tiendra dans la rue Paradis, les militants traduisent qu’un membre important, un conseiller à l’information de l’ambassade d’Israël, un représentant du directoire du Betar ou de Tsahal, allait y intervenir. Parfois ils se retrouvent dans un gymnase à Sarcelles pour s’entraîner au Krav–maga une technique de combat utilisée par l’armée israélienne.

 

Charly se lève. Il se dirige vers la sortie en prenant soin d’éviter de croiser les regards de ses voisins qui chahutent. Il n’a pas de parapluie pour se protéger. La pluie dégoutte des branches, il presse le pas dans le noir. Erzebeth ne revint pas, et Charly ne se remet pas entièrement du coup de tête qu’il reçut d’un inconnu il y a moins d’une heure après que celui-ci tenta de voler le sac à main de sa camarade alors qu’il lui exposait dans le détail la réunion de Sodéco.

 

(à suivre)

 

Lecture aussi ici:

http://ahmedhanifi.com/la-haine-en-offrande/


 

jeudi, août 20, 2020

714_ LA HAINE EN OFFRANDE_ 07

 

LA HAINE EN OFFRANDE_ 07

 

 

Dans le cadre de la mise en place de la nouvelle grille, les responsables de la programmation des émissions viennent de proposer à Charly d’intégrer Les Routiers sont sympas, l’équipe de Max, en aménageant ses horaires en fonction des cours de Capacité en droit qu’il s’apprête de suivre dès octobre à l’université d’Assas. Charly accepta avec une joie qu’il ne dissimula pas. Les auditeurs qui souhaitent se déplacer gratuitement d’une ville de France à une autre, plus ou moins confortablement installés dans la cabine d’un routier sympa téléphonent à la radio qui diffuse leur message. Les chauffeurs désireux d’accomplir une bonne action, de partager leur état d’âme, ou de faire de belles rencontres appellent le standard et le tour est joué. Charly débuta la semaine dernière. Il n’embauche pas avant 16 h. Son travail consiste à rédiger des fiches qu’il transmet à Max, à répondre hors antenne aux auditeurs, aux auto-stoppeurs ou aux camionneurs, et à préparer éventuellement leur passage à l’antenne. Pendant trois mois, jusqu’à septembre, il travaillera en binôme pour se former à l’esprit et au contenu de l’émission. 

 

Charly est très content de son parcours depuis qu’ils revinrent d’Israël, voilà plus de sept ans maintenant. C’était en mai 1967. Son père, sa mère, Yacoub, Yvette, Habiba et lui s’installaient chez les grands-parents Zohar et Ginette, les uns et les autres heureux de se retrouver. Zohar résidait toujours à Port-Vendres, mais dans un appartement plus spacieux. Il ne travaillait plus depuis un an. Il avait été définitivement arrêté suite à un accident de travail. Ginette se morfondait plus encore depuis la disparition de Sadia. Ce mois d’avril là fut doublement douloureux pour la famille. Dix jours avant la mort de sa mère, Ginette apprenait le décès de Daoud, fils de Yacob Benaroche. L’accueil qu’elle réserva à sa fille et à la petite famille fut à la fois des plus joyeux et rempli de larmes. Le lendemain de leur arrivée, ils s’étaient tous rendus en autocar à Perpignan pour se recueillir sur la tombe de Sadia, dans le cimetière Hillel. Gaston se mit à la recherche d’un travail dès la première semaine. Il dictait des lettres de candidature spontanée à son fils qui les écrivait. Il répondait aux petites annonces lues dans les journaux ou sur la vitrine d’une boulangerie, d’une pharmacie. Il arrivait que Gaston se déplaçât jusqu’aux entreprises qu’il avait ciblées dans un courrier. D’autres fois il se présentait à la porte de telle ou telle société qui surgissait sur son chemin. Dans son CV il ne mit guère en avant son expérience de chauffeur acquise à Oran et à Ashdod. La conduite en France le déprimait, il n’était pas très sûr de lui, ne se sentait pas capable de slalomer comme les Parisiens ou même les banlieusards. Il ne voulait pas s’aventurer à prendre le volant de quelque engin que ce fût. Le soulagement lui parvint au milieu de l’été en la forme d’une lettre avec cet en-tête « Bazar de l’Hôtel de Ville de Paris ». Bien qu’ils participaient régulièrement à l’entretien de la maison, à l’achat des courses, qu’ils se faisaient discrets, Gaston et Dihia étaient bien contents de libérer Zohar et Ginette de leur charge. Le directeur du Bazar parisien stipulait dans la lettre qu’il proposait un poste de vendeur au rayon bricolage de son établissement. Gaston répondit au téléphone « la proposition m’intéresse, je suis d’accord… » Le responsable l’attendait dans son bureau « au plus tard jeudi si vous n’y voyez pas d’inconvénient ». Le lendemain Gaston prit l’autocar jusqu’à Toulouse et de là le train jusqu’à Paris gare de Lyon. Il se rendit directement au Bazar. Le soir il appela Zohar « L’affaire elle est conclue! » Les prétentions salariales très modestes de Gaston firent la différence avec d’autres postulants. Dans la foulée il prit une chambre dans un hôtel meublé, le temps de trouver un appartement. Son chef de rayon lui apporta une aide décisive. En septembre Gaston et les siens emménageaient dans le 17e arrondissement, en haut du boulevard Malesherbes, entre la place Wagram et le vieux lycée Carnot, au 142 exactement. L’emploi dans le Bazar lui convenait parfaitement. La mère lessivait, rangeait, faisait à manger, entretenait les trois pièces de l’appartement à longueur de journée, aidée par Habiba lorsqu’elle n’était pas souffrante. Dihia sortait rarement. De cela elle était habituée. Les enfants reprirent le chemin de l’école avec plusieurs jours de retard. Yacoub et Yvette furent déclassés, Charly inscrit dans un lycée d’enseignement professionnel. Il peina durant deux années avant l’obtention du CAP-photo. Les enseignants ne furent pas trop sévères, notamment au début de la seconde année. La France conservatrice se remettait difficilement des blessures que lui infligèrent ses étudiants.

C’est à son père que Charly — qui ne répond plus au prénom Mimoun depuis leur retour d’Israël — doit l’idée de contacter Jacques Doinas, un des journalistes qui les avait interviewés à Ashdod. Doinas travaillait pour Radio Luxembourg. Gaston et Dihia écoutaient beaucoup la radio. Leur préférence allait précisément à RTL. Dihia ne ratait jamais La Case Trésor de Fabrice. Si elle s’était portée candidate au jeu, elle aurait sans doute gagné. Combien de fois ne trouva-t-elle pas, plongée dans sa cuisine, mais très attentive à la radio, le titre de telle ou telle chanson, et elle criait, avec le public « vive l’Empereur! » comme il se devait, comme si elle y était. Plus tard, lorsque cette émission de jeu fut supprimée, Dihia se reporta sur Bingo le jeu de Patrick Topaloff. De son côté Gaston était captivé par les informations sportives. Il suivait les commentaires sur les matches de football, surtout lorsqu’ils concernaient son équipe favorite, le Red Star (avant l’équipe audonienne, Gaston n’avait pas d’équipe préférée si l’on excepte le CALO évidemment). Les informations générales l’intéressaient également. Les affrontements en Irlande du Nord entre catholiques et protestants le peinaient beaucoup, « un si beau pays, tu te rends compte! » C’est justement en écoutant Jacques Doinas qu’il vint à l’esprit de Gaston l’idée de demander à son fils de le contacter. Charly lui adressa une longue lettre dans laquelle il lui rappela leur rencontre à Ashdod, avant de le saisir sur la situation familiale en accentuant certains angles et le supplia de lui venir en aide. Il n’oublia pas de le féliciter « ainsi que toute l’équipe de RTL notre radio préférée ». Doinas ne tarda pas à répondre à Charly. Il se souvenait parfaitement de lui, du match de foot qu’ils disputèrent à Ashdod, derrière l’immeuble où résidaient les Pinto. Il le rappela à Charly et accepta de le rencontrer avant la fin de l’année. Mais le rendez-vous fut ajourné à deux reprises. La première fois parce que l’agenda de Doinas ne le permettait pas, la seconde parce que le deuil avait frappé les Pinto. Leur chère Habiba s’éteignit au milieu du mois de février, à 62 ans, à la suite d’une grippe. Le même jour où à Val d’Isère, 39 personnes étaient emportées par une avalanche. À la radio on en a beaucoup parlé. Deux mois plus tard, en avril 1970 Jacques Doinas put se rendre chez les Pinto. Il mangea des matsot, des galettes au pain azyme préparées pour la Pessa’h et de la Mouna évidemment. Jacques Doinas se souvint que ce sont ces mêmes galettes et brioches qu’il avait appréciées à Ashdod. Jacques et Gaston avaient le même âge, la quarantaine à peine entamée. Ils n’avaient pas le même statut social, mais Gaston et Dihia confirmèrent aux yeux de Doinas qu’ils étaient d’honnêtes gens. Progressivement leurs familles se rapprochèrent, et les Pinto furent à leur tour invités chez le journaliste. Pierre un des enfants de Jacques Doinas et Charly avaient de nombreux atomes crochus, ce qui rendait leurs conversations longues et très agréables pour l’un et l’autre. Ils ne se ressemblent pas, Pierre est grand, une barbe fournie, le regard franc derrière les verres jaune ambre de ses Ray-Ban et porte plutôt bien son embonpoint alors que Charly est petit, mince, le regard sombre et le front dégarni, souvent chaussé de souliers à hauts talons sous un pantalon à pattes d’éléphant. Charly et Pierre deviendront de vrais amis. Pierre avait alors près de vingt ans comme Charly et poursuivait ses études à Dauphine. Il fera de Charly l’organisateur de l’enterrement de sa vie de garçon et le témoin de son mariage.

 

Au début de l’été, Jacques Doinas fit intégrer Charly à RTL comme stagiaire au sein du courrier : il classait les lettres selon qu’elles émanaient des auditeurs ou d’entreprises diverses, comme les agences de presse ou d’autres. Il les rangeait, les déposait dans les casiers des services et personnes auxquels elles étaient adressées. À vrai dire Charly était un factotum complet, et comblé. Jusqu’à septembre 1972. « Lorsqu’a eu lieu l’attaque terroriste contre des athlètes juifs à Munich, j’ai voulu tout bazarder et prendre les armes… Mon ami Zeev faisait partie de l’équipe israélienne. C’était un magnifique haltérophile. Il avait réussi toutes les étapes, il était reconnu et apprécié. Les Arabes n’ont pas hésité à le tuer » répétait Charly, très affecté. Sa colère était tellement grande qu’il se jura vengeance, « sur les tombes de ma mère et de Mimoun » son grand-père tué « par six Arabes à hauteur du boulevard Sébastopol ». Il y avait dans l’esprit de Charly une proximité évidente entre les identités ayant entraîné la mort de son grand-père et celles qui ont tué son ami Zeev. Peu lui importait les circonstances et les distances géographiques et temporelles.

 

Peu de temps après ce tragique événement, encore bouleversé, il se rendit au consulat d’Israël pour s’engager dans l’armée, mais son offre fut déclinée. Le fonctionnaire qui le reçut lui avança une raison biscornue pour justifier le refus, « tu as quitté Israël en mai 1967, tu n’avais pas encore 16 ans. On ne peut répondre favorablement à ta demande. » Charly se contenta difficilement de cette formule, mais il apprécia le long entretien qu’on lui accorda. Il répondit à toutes les questions avec un enthousiasme non dissimulé. Ce type d’entretien est rare, il n’est accordé par les services qu’à des personnes extrêmement motivées au discours tranché, proche du néosionisme. Charly répétait à ses parents, à ses amis « j’avais tellement envie d’en découdre, de venger mon ami, venger les pieds-noirs, venger mon grand-père Mimoun et tous les israélites assassinés ». « Tu as perdu la tête » lui reprochaient certains, mais lui n’en démordait pas. Il était prêt à tout abandonner, RTL, la France, la famille.

L’année suivante Charly faillit concrétiser son rêve. Une nouvelle guerre avait éclaté en octobre. Il lui fallait rejoindre le front par tous les moyens. Grâce à Jacques Doinas dont il était devenu le protégé, sa demande de mise en disponibilité fut acceptée, mais la bureaucratie était ce qu’elle était, il fallut des semaines avant qu’elle fût traitée. La direction était très compréhensive. « Reviens-nous entier » lui dit en souriant le chef du personnel en lui remettant l’attestation de mise en arrêt de travail. Charly douta de l’honnêteté de ses paroles et de son sourire qu’il jugea sardonique.

De l’autre côté de la Méditerranée, la guerre rêvée de Charly finissait. Il dut renoncer à son projet la rage au ventre, mais il eut toutes les peines du monde pour convaincre les responsables d’annuler la demande de mise en disponibilité, plus encore le responsable du personnel. Mais, grâce à Doinas on accéda à sa demande. Dans la foulée on lui offrit une opportunité qu’il saisit au vol, une opportunité en or : participer à la rubrique des courses hippiques. Tous les matins il se présentait à la station parmi les premiers, à l’aurore. Avec ses collègues il parcourait les journaux et les dépêches des agences de presse, puis ensemble ils préparaient l’émission qu’ils enregistraient au studio B. Charly n’était plus occasionnel. Pendant une année, il montrera à ses collègues, et plus encore à sa hiérarchie, combien il fallait compter avec lui. Son père était le plus heureux, car Charly n’hésitait pas à « lui filer de bons tuyaux » sur les chevaux ou les jockeys lorsqu’il en avait. Aujourd’hui grâce à la nouvelle grille 1974–1975 il fait partie de l’équipe Les Routiers sont sympas.

 

À suivre...

 

samedi, août 15, 2020

713_ LA HAINE EN OFFRANDE_ 06

 

 

 Dans la semaine de leur arrivée, Gaston embauche comme journalier dans ces mêmes constructions. Il travaille quand on a besoin de main-d’œuvre. Il lui arrive parfois d’exercer comme conducteur de camion. Les premiers mois il s’y rend quatre à cinq jours par semaine. Le ministère de l’intégration alloue aux nouvelles familles des aides de subsistance qui ne dureront que le temps d’une ou deux saisons. Dihia s’occupe de l’intérieur de l’appartement, secondée parfois par sa belle-mère lorsqu’elle n’est pas prise par une autre occupation qu’elle juge plus importante ou lorsqu’elle n’est pas de mauvaise humeur, ce qui lui arrive. Vivre des semaines et même des mois sans électricité, sans gaz, sans eau courante, ne perturbe que peu toutes ces familles dont la foi en Israël est abyssale. Mimoun intègre une école spéciale pour garçons où tous les élèves sont des olims. Il y a des Américains, des Polonais, des Africains du Nord. La plupart de ses camarades sont Français, mais son meilleur ami est un Polonais au nom de Zeev Friedman. Zeev est grand, ses épaules sont larges et il est bien portant. C’est un garçon très gentil. Il est surtout ce grand frère qui parfois manque à Mimoun. Il ressemble à Joselito avec ses sourcils fournis, ses longues pattes de cheveux et surtout ses gilets en V qu’il met presque tout le temps. Mimoun et ses camarades passent deux ans dans cet établissement à apprendre l’hébreu. Les élèves sont ensuite orientés vers des centres spécialisés pour une formation de deux autres années. Mimoun et son ami Zeev qui rêve de devenir entraîneur de foot se retrouvent dans le centre de formation. Au terme des deux premiers mois dédiés à la découverte de la géographie et de l’histoire du pays ainsi que des treize métiers enseignés, lorsque le responsable pédagogique demande à Mimoun quel est son choix, il répond spontanément « photographe ! » Zeev fait le même choix. Au retour de la première semaine de vacances, ils commencent par apprendre l’histoire de la photographie depuis la caméra de de Vinci à la conservation des images créées par les frères Niepce et jusqu’aux inventions des frères Lumière… puis le développement des photos : comment utiliser le révélateur, respecter la température et le temps, comment stopper l’action du révélateur avec de l’acide acétique, et comment stabiliser le négatif. Surtout éviter durant l’opération tout contact du film avec la lumière. L’apprentissage dure des semaines. Il y a des cours théoriques en studio et des séances de prise de photos, le plus souvent en extérieur, suivies par des ateliers de développement. Mimoun aime beaucoup cette école bien qu’aucun de ses trois enseignants ne maîtrise le français et malgré son hébreu approximatif qu’il parle, certes, mais comme on parle une langue étrangère, avec des approximations et des incertitudes aussi lourdes que contrariantes. Dans l’atelier du centre, il développe les photos qu’il avait prises avec son Brownie. Les responsables acceptent que les élèves utilisent leur propre appareil photo lorsqu’ils en possèdent un. Mimoun et Zeev sont ensemble en semaine, et plus encore les week-ends. Ils s’arrangent toujours pour être dans la même équipe de football.

Au début de la deuxième année de formation, en novembre, à l’occasion de reportages qu’effectuent des journalistes français sur la vie des nouveaux Israéliens, Mimoun et d’autres élèves du centre sont interviewés à la sortie de l’école. Pour nombre de journalistes occidentaux chargés d’une mémoire troublée, Israël est une curiosité. Comment ce jeune État d’à peine une quinzaine d’années d’existence et aux dimensions ridicules, né d’une monstruosité européenne plus que d’une catastrophe qu’aucune région au monde depuis que le monde est monde n’égala, s’y prend-il pour intégrer toutes ces populations venues en masse des nouveaux territoires indépendants d’Afrique du Nord dont elles ne voulurent pas, après qu’il eut assimilé des centaines de milliers d’Européens?

Les élèves sont questionnés aussi bien par des reporters de la première chaîne de l’ORTF que par ceux de radio Luxembourg et d’Europe numéro1. Zeev est présent, mais il ne parle que le polonais, alors Mimoun répond pour lui-même et pour son ami autant qu’il peut. Les journalistes commencent par leur demander leur nom, leur âge, leur ville de naissance, depuis quand sont-ils à Ashdod… Ils leur posent d’autres questions dont certaines demeurent sans réponse, car trop compliquées pour des enfants qui n’ont qu’un désir, celui de retrouver leur terrain vague. Les journalistes insistent, ils veulent les questionner plus longuement, questionner leurs parents également promettant aux gamins quelques billets. Les adolescents acceptent le marché et s’engagent à en parler à leurs familles. Les rendez-vous avec elles sont arrangés. Ils ont lieu à domicile sur deux journées à raison de deux heures en moyenne par famille. Le pari est tenu. Les entretiens se déroulent plus ou moins laborieusement, mais tout le monde est content, les journalistes d’avoir bouclé leur travail et d’avoir goûté aux matsot et à la Mouna, les olims adultes d’avoir dit tout le bien qu’ils pensent de leur nouvelle patrie et les jeunes d’avoir reçu quelques sous. Le dimanche après-midi les journalistes et les adolescents s’affrontent lors d’un match de foot « six contre six » sur un terrain vague, derrière les immeubles. Après le match gagné par eux sur un score fleuve (deux buts de Zeev) les jeunes se dirigent vers leur coin favori du port d’Ashdod où ils se retrouvent souvent. Ils plongent pour se rafraîchir, se débarrasser de la sueur et engager des batailles d’eau dont eux seuls connaissent les règles. La plupart des journalistes rejoignent leur hôtel alors que trois d’entre eux préfèrent rester avec les adolescents. Eux aussi goûtent aux joies de la mer. Durant tous ces jours, il fait très chaud. Des jours d’été égarés à l’orée de l’hiver. Mimoun affectionne ce port qui, avec ses imposants rochers et la végétation autour de vieilles baraques en bois — quoique sans falaises ni majestueux front de mer — lui rappelle Cueva del Agua à Oran. Lorsque les jours étalaient leurs parures estivales ou même printanières, Mimoun dévalait avec ses amis les tortueux escaliers taillés à même la roche de la falaise de Gambetta, avec sous le bras des chambres à air de camions ou de tracteurs qui faisaient office de bouée, jusqu’à la source d’eau douce, défiant les zarzas, orties et autres plantes peu amènes, jusqu’aux cabanons des fêtards Mamia et Dakiya, au seuil desquels gisaient à même la terre des dizaines de bouteilles de bière et de vin vides, avant d’atteindre la jetée cent mètres plus bas. Ils lançaient alors les chambres à air à l’eau, puis ils se laissaient ondoyer jusqu’au « premier canon », certains poussaient jusqu’au deuxième, à quelques mètres de l’entrée du port que franchissaient Le Ville d’Oran, Le Kairouan, Le Napoléon ou Le Ville de Tunis. Des pêcheurs à la ligne expérimentés les tançaient, car ils trouvaient ces jeux « idiots et dangereux », mais les enfants étaient heureux. Là, dans le port d’Ashdod on se jette à deux ou à trois en criant, imitant l’appel de Tarzan. Les journalistes prennent des photos pour le souvenir ou pour agrémenter leurs articles.

 

 

 

Comme dans toutes les villes et tous les villages du pays, hier dans la famille Pinto on a fêté Lag Ba’omer. Les enfants ont joué au tir à l’arc et allumé des feux de joie dans les terrains vagues, les derniers jeux et feux en Israël. La famille s’apprête en effet à quitter ce pays sans attendre la fin de l’année scolaire. Yvette commence à peine à saisir les mécanismes de base de la grammaire hébraïque, Yacoub finit lamentablement son année au collège, alors que Mimoun ne passera pas l’examen de fin de formation en photographie, prévu à la mi-juin. Toute la région est en ébullition. L’atmosphère lourde qui règne depuis plusieurs mois couve une guerre. En octobre dernier, la Syrie avait organisé de grandes manœuvres, « des manœuvres d’intimidation » répétait-on dans les journaux et la télévision : « Les Syriens voient des menaces partout », « l’objectif des Arabes est de nous jeter à la mer. » Toute la famille sait que Gaston ne supporte plus de vivre en Israël. Dihia et Habiba sont résignées, que peuvent-elles ? Voilà des mois qu’il se lamente. Il attendait qu’une bonne occasion se présente pour faire sa Yerida, sa descente, et cette possibilité se présente aujourd’hui. Il a hâte de retrouver la France, même si Mimoun ne veut pas vraiment abandonner ses amis, son nouveau pays qu’il commence à aimer. Il veut s’engager dans l’armée, mais il n’a pas l’âge légal d’incorporation. Hormis les premiers temps d’euphorie, Gaston ne se sentit jamais vraiment chez lui. Leur aliya est un échec cuisant. Il dit préférer supporter la vie en France, sa misère et son lot d’antisémitisme, plutôt que la souffrance que lui font subir en terre d’Abraham, dans le « pays de tous les juifs », ses coreligionnaires, ses frères. Il le répétait souvent ces derniers temps à ses enfants, à Dihia, à sa mère. À tous. Le pays, très soudé en apparence, est très fragmenté dans la réalité. Les Ashkenazes, généralement instruits et fortunés, méprisent les israélites d’Afrique du Nord plus humbles. Ils se proclament « les Occidentaux », un terme très valorisant dans la société, mis en avant comme un étendard alors que « les Marocains et les Algériens » sont à leurs yeux « les Orientaux ». Les arguments de Gaston sont solides, sauf que Mimoun n’eut jamais de problème avec Zeev ni avec les Friedman. Gaston économisa en utilisant toutes les combines, tous les moyens, travaillant parfois les jours fériés et le soir. Nuit et jour, il est tourmenté par cette injonction intime : descendre en France avant l’irréparable. « Et ce blocus de Tiran, c’est un pas de plus vers la guerre, c’est sûr. » 

Il y a deux ou trois semaines, Yvette — elle va sur sa neuvième année — pressait son père de questions sur Israël, la France, l’Algérie, la guerre, les Arabes. Toutes ces interrogations qui sont le fruit des échanges qu’elle capta chez les adultes la contrariaient. Elle lui disait ne rien comprendre. Gaston saisit l’occasion que sa fille lui offrait pour lui renouveler l’opinion tranchée qu’il a sur la situation du pays et répondre à ses questions bien sûr — « la France c’est un beau pays tu verras avec tes nouveaux yeux, la France ce n’est pas que le camp, tu te souviens du camp? » Yvette fit signe de la tête, elle était trop jeune —, mais surtout pour soulager sa conscience qui le malmène chaque fois qu’il pense au meurtre de son père en septembre 1941. Il tourna autour de la question, ne sachant comment l’aborder, comment dire à sa fille l’assassinat de son père, comment lui dire la vérité? puis il plongea. Parla sans précaution, brutalement. « La vérité, lui dit-il, n’est pas celle de l’Écho d’Oran, mais celle de plusieurs personnes qui ont assisté au meurtre. C’est des racistes qui ont tué ton grand-père ma fille, des amis du maire d’Oran qu’on appelait l’abbé Lambert. » Gaston ne voulut pas insister. Le plus important était dit. Il lui répéta, « les tueurs de mon père étaient des amis de l’abbé » et il passa à autre chose, il revint sur les juifs d’Europe de l’Est, «  on n’a rien à voir avec ces gens-là ma fille, les Russes, les Ukrainiens, les Polonais, oui, même les Polonais on n’a rien à voir avec eux, rien. On n’a rien à voir avec leur arrogance, leur hypocrisie, leur mentalité. On sera chez nous bientôt ma fille, et on y sera mieux, tu iras dans une belle école, tu auras beaucoup d’amies, beaucoup plus qu’ici tu verras. » Lorsqu’il dit « beaucoup plus qu’ici tu verras », sa voix s’enraya. Il l’embrassa longuement, il pleura peut-être lorsqu’il se trouva seul.

Quelques semaines auparavant, un soir d’avril, Dihia avait reçu par téléphone la nouvelle de la mort de sa grand-mère. « C’est arrivé brusquement. Elle a eu très mal au ventre mercredi, et jeudi c’était fini. Elle a très peu souffert, ‘‘nous venons de la poussière, nous retournerons à la poussière’’ » avait dit Zohar. Sadia Benhakim avait soixante-dix-sept ans. Elle mourut la bouche fermée, emportant dans sa tombe le secret de la filiation de sa fille. Oui, elle aussi, Dihia, voulait, plus que jamais, retrouver la France, son père, sa mère.

Dix jours auparavant la famille apprenait le décès de Daoud, fils unique de Yacob Benaroche. Il est mort à soixante-seize ans, un an de moins que la grand-mère Sadia. Daoud était le neveu de Ginette et avait dix-neuf ans de plus qu’elle. Cette partie de la famille vivait dans le sud-est de la France. Les uns et les autres ne se rencontraient guère. Ils se sont très peu vus depuis que dans les années trente Daoud décida de s’installer en France. Ils se sont complètement perdus de vue après la mort de Amar le grand-père de Denise lors du bombardement de la ville de Toulon. Ginette avait trente-trois ans et Dihia était encore adolescente.

 

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jeudi, août 13, 2020

712_ LA HAINE EN OFFRANDE _05

 

LA HAINE EN OFFRANDE _05

 

 

Les rayons de soleil de plus en plus mordants et familiers annoncent une saison estivale prometteuse et cela réconforte quelque peu la famille. Yacoub finit sa première année en cours élémentaire et Mimoun le cycle du primaire, mais il n’est pas autorisé, vu son jeune âge, à passer le certificat d’études. Les nouvelles que reçoivent Gaston et Dihia de Port-Vendres où les parents de Dihia et la grand-mère Sadia emménagèrent dans un deux-pièces sont rassurantes. Zohar fut, peu de temps auparavant, embauché au service de la confection des caisses et boîtes en carton de l’usine d’explosifs de Paulilles malgré ses cinquante-huit ans. La belle Ginette ne quitte presque pas l’appartement. Lorsqu’elle s’y résout, c’est pour faire quelques courses en compagnie de sa mère. Alors elle s’habille « comme il faut », met ses belles grosses boucles d’oreilles en forme de cœur et ses élégantes lunettes noires lorsque le temps est au soleil. Sa voix chaude elle la réserve à son mari et à Sadia. Personne dans la ville au-delà des pieds-noirs, au-delà de la Communauté, ne se doute de la fierté qui hier la portait elle et sa famille, ni de l’humilité et l’anonymat qui secrètement l’accablent aujourd’hui. À leur tour Gaston et Dihia confirment à la famille leur décision de quitter la France pour Israël, « notre rêve va bientôt se concrétiser Bezrat Hachem, N’challa. »   

 

 

Le centre de transit du Grand Arénas se trouve derrière la prison des Baumettes. Des milliers d’israélites s’y entassent en attendant le grand jour. On attribua à la famille Pinto un espace au sein du bloc numéro 17. Les blocs, qu’on appelle aussi « les tonneaux » sont de grands baraquements construits par monsieur Fernand Pouillon. Ils sont semblables aux cantonnements militaires tout en tôles ondulées, rouillées le plus souvent. Un bloc peut accueillir entre dix et trente familles, plus elles sont importantes, moins le bloc en contient. La plupart des familles sont nombreuses. Aussi dans certaines situations la promiscuité frôle la limite du supportable. Pour s’isoler des autres familles, avoir un peu d’intimité, Dihia tendit une corde sur laquelle elle fait pendre des draps. Le camp est infesté de rats jusque dans les cuisines. Les bruits courent que certains transitaires, acculés par la faim, s’en nourrissent en cachette. Les conditions de vie sont exécrables. On est assailli par la maladie au milieu de monticules de détritus. Devant le dispensaire, on fait la queue pour être soigné de la tuberculose, de la teigne et du trachome. Avec le Kodak Brownie flash de son père, Mimoun prend en photos ses camarades, ses parents debout derrière Yacoub et Yvette, les mains posées sur leurs épaules, tantôt à l’intérieur du baraquement, tantôt sur la grande place, devant les marches de la synagogue ou devant l’épicerie. Il fixe aussi des espaces du camp comme l’entrée du grand tonneau où ils logent. Et bien sûr le drapeau juif qui flotte sur la façade de La Maison de l’espoir, la Mizrahbé. « C’est à Arénas que j’ai découvert le drapeau de notre Communauté, celui de tous les israélites, le drapeau d’Israël. » Il y a quelques années madame Eleanor Roosevelt y était venue encourager les résidents. Mimoun n’est pas trop dépaysé dans cet ensemble peu affriolant fait de bric et de broc. À Oran il se rendait bien avec ses camarades à la grande basura de P’tit-lac face au « cimetière américain » à la recherche de câbles et objets en bronze ou en cuivre qu’ils revendaient au kilo aux récupérateurs de Lamur ou du « Village nègre » — c’est ainsi que les pieds-noirs désignent M’dina Jdida, le « Village nègre » — sans jamais rien dire aux parents. La basura était leur jardin initiatique. Quand sur la route qui la longeait, passait un Saviem poussif surchargé de cinsault de Rio Salado, les enfants criaient « la huvas! » en courant après. Parfois ils réussissaient à s’aggriper à la ridelle et chapardaient quelques grappes. À la basura Mimoun et ses copains n’hésitaient pas à se jeter à la figure toutes sortes d’immondices, mais aussi à partager le contenu de boîtes de conserve d’olives, de sardines, glanées dans les monticules de déchets, cabossées rouillées et tellement usées que les dates de péremption en étaient devenues complètement illisibles. À Arénas, pour avoir une boîte de conserve ou un sachet de riz il faut faire la queue durant dix ou vingt minutes, parfois beaucoup plus. Les résidents sont tellement nombreux que les autorités de l’Agence juive, en charge avec le commandant de la gestion du camp, plantèrent des centaines de tentes supplémentaires entre les baraquements. Malgré la situation désastreuse, la solidarité n’est pas un vain mot. On sait gré à l’administration qui vient en aide aux faibles, même si certains lui reprochent la minceur et l’inefficacité des couvertures militaires qu’elle leur distribua. Les transitaires qui disposent d’un laissez-passer pour sortir du camp descendent en ville pour s’abriter dans les hangars moins froids, dans les couloirs désertés du métro ou dans les cafés populaires s’ils ont de quoi s’offrir un café ou une limonade. Au bar de La Fontaine, lorsque Martine, la patronne, veut bien brancher la télévision, Mimoun et ses copains regardent des films comme Au nom de la loi. C’est plus agréable que de voir au camp un documentaire élogieux sur Israël ou un film projetés sur un drap blanc, plus gris que blanc, tremblotant entre deux baraques, retenu à ses extrémités par quatre morceaux de corde accrochés aux tôles. Des films qu’on ne comprend pas toujours à cause des bruits environnants et de la mauvaise qualité du son. En dehors des cafés et des films, il n’y a rien d’intéressant à faire, chahuter les filles peut-être, courir après un chien errant, se chamailler comme à la basura. Il semble à Mimoun que le temps s’immobilisa. Voilà trois semaines qu’ils reçurent leur passeport et aucune date de départ ne leur est encore proposée pour le grand voyage. Les documents — un « Titre de voyage tenant lieu de passeport » pour chaque adulte — ils les reçoivent rapidement grâce à l’Agence juive et à la mobilisation des employés des services sociaux. Chaque titre comprend l’identité du candidat à l’aliya, sa photo et un timbre de 100 francs. Le titre de Gaston Pinto porte le numéro 6317. Celui de Dihia Zenata (avec les trois enfants Yvette, Yacoub et Mimoun) le numéro 6318. Le 6319 est celui de la mère de Gaston, Habiba Dahan. La photo du titulaire est collée sur le titre. Celui de Dihia est bien chargé.

Mimoun vit des moments que l’insouciance propre à son âge empêche d’en mesurer la gravité ou la profondeur. Seul le temps présent qu’il dépense avec ses camarades sans modération, le préoccupe ou le comble : parfois, le prenant de court, une marque de lucidité submerge son adolescence. Elle lui donne cette impression que leur situation est figée et que c’est cet interminable temps, ce temps présent, qui leur avait été promis, celui du froid et de l’indigence. Comme son père, il n’accepte plus ces conditions de vie au milieu de poubelles, d’eau stagnante et de toute cette misère qui finit par coloniser leurs habits et leurs pensées, leur patience. Puis par le truchement d’une voix, d’un anodin événement, d’un jeu, la légèreté propre à son âge s’impose de nouveau.

Plus tard, Mimoun se souviendra que dans leur malheur ils vécurent dans le camp d’Arénas des moments de joie, de franche rigolade. Dans le flot des souvenirs, lui reviendront des épisodes fort amusants comme ce jour où, aidé de camarades d’infortune, il était tombé à bras raccourcis sur un Arabe, aussi meurtri par la vie qu’ils ne l’étaient eux-mêmes, qui venait de remettre à son père, cuisinier dans le camp, sa gamelle de soupe et son gros pain. Alors que le gamin s’apprêtait à quitter les lieux, Mimoun et sa bande le pourchassèrent derrière les grillages qui entouraient une partie du camp, jusqu’aux Îlots, la cité où il habitait, en criant « Un raton, un crouillat, un raton, un crouillat! » Le jeune Arabe, effrayé par les hurlements et les ricanements, s’écrasa sur un monticule de détritus. Lorsqu’il se releva, Mimoun et ses amis avaient disparu vers la station d’épuration, à proximité de l’infirmerie. Le lendemain, des inconnus lancèrent à l’entrée du camp, entre l’infirmerie et le bureau du chef de centre, un drapeau israélien auquel ils venaient de mettre le feu. Une importante bagarre avait suivi. Un homme utilisa même un pistolet. Il y eut peu de blessés, trois ou cinq, mais beaucoup de peur et un fort mouvement de panique. Dans sa solitude onirique, Mimoun se demandera s’il y avait un lien de cause à effet entre les deux événements.

Le jour décline et les côtes provençales ne sont plus qu’une masse de plus en plus informe, incertaine. Elle disparaîtra, emportée par la distance et l’immense manteau noir. Mimoun est assis sur le dernier banc, à l’arrière du Phocée, devant le parapet. Il fixe un point imaginaire, au large, comme d’autres passagers, chacun le sien. Dans le nouveau transistor Radiola que son père, allongé un peu plus loin derrière lui, lui prête de temps à autre, il écoute Salut les copains. Les radios françaises sont encore audibles. Sheila chante joyeusement la fin de l’école et Enrico Macias pleure après elle son pays perdu. C’est lui que Mimoun préfère. Sheila est trop contente et puis « Enrico, lui, il est de chez nous » : « J’ai quitté mon pays/J’ai quitté ma maison/Ma vie, ma triste vie… » Un jeune homme à quelques mètres arrête de discuter. Il lui dit « Fais-nous écouter! » Gaston est étendu sur une chaise en toile grise sur laquelle est imprimé, en bleu, « Compagnie française de navigation ». Le bleu du ciel se défait de plus en plus de son intensité, car le jour commence à s’engouffrer dans l’obscurité qui s’offre à lui. Les premières ombres n’entament nullement le moral de Gaston, au contraire. Il se laisse bercer par la pensée de la joie immense qui se profile et qu’il pressent si puissante qu’elle anéantira bientôt le souvenir de toutes les frustrations qu’il endura, jusqu’à ces derniers temps. Gaston arrive encore à lire le titre principal de L’Express qui annonce un candidat mystérieux contre le général qu’il n’aime plus : « Monsieur X contre De Gaulle ». Le répit est de courte durée. Alors que le jour agonise, qu’il ne permet plus maintenant de distinguer la ligne d’horizon, une pluie fine et glacée entreprend de contrarier le ciel et d’arroser le paquebot de poupe à proue, du pont avant au pont arrière et tout le reste, et les voyageurs ne peuvent tous s’abriter. Depuis quelques heures, des grésillements succédèrent à l’émission de radio qu’écoutait Mimoun. Les ondes, grandes et courtes, s’embrouillent et Naples, annonce-t-on dans le haut-parleur, n’est plus qu’à quelques dizaines de miles. Mimoun sort son appareil photo. Fixer sa famille et d’autres passagers du bateau — le flash B ne se visse pas facilement  — et qu’importe l’Italie. Son père lui demande d’être économe, car il y a peu de pellicules pour épreuves noir et blanc « et le flash, attention au flash ! » Les plus petits s’agitent. Yacoub a tantôt faim, tantôt soif, souvent s’ennuie. Yvette s’égosille pour un rien, encouragée par d’autres enfants de son âge qui braillent autant qu’elle. Dihia passe presque toute la traversée allongée, malmenée par le mal de mer, parfois cajolée par sa belle-mère qui fait toujours preuve d’empathie, mais qui n’a plus la sérénité d’antan ni la santé des grands jours. C’est elle, Habiba, qui compose les repas, rarement chauds, souvent des sandwichs faits de fromage Primula, Caprice des Dieux ou Vache qui rit, et de tomates. Mais Dihia ne peut rien avaler. Un sentiment étrange la saisit lorsqu’elle sent qu’elle va craquer. Elle pense « ça y est je vais pleurer », mais les larmes ne montent pas. Elle appréhende l’inconnu même si elle est heureuse de découvrir le pays où elle rêva toujours discrètement vivre et mourir. Dans le Phocée il y a près d’un millier de passagers sur le point de concrétiser la aliya. La Terre promise est enfin à portée d’une poignée d’heures. Après le dîner, pendant près de deux heures Yeshua Kadosh, Oseh Shalom sont diffusés par les haut-parleurs, suivis par des danses et d’autres chants : « Chantons le Seigneur, car Il est souverainement grand ; coursier et cavalier. Il les a lancés dans la mer. » Une partie des passagers, les plus pauvres, sont mis en quarantaine, dans les cales, en quatrième classe. On les entend sans jamais les apercevoir. Ils sont interdits de pont durant tout le voyage. Ce sont les Tunisiens, hommes, femmes et enfants, qu’on appelle « les sans-culottes », habillés comme ils le furent toujours, nombreux sont couverts de haillons. Eux aussi prient dans les ténèbres du Phocée. Ils ne voient rien du monde extérieur ni de cette nuit qui avance à la rencontre du jour qui l’absorbera.  

Ce sont des enfants insomniaques et vigies, allongés sur les coursives qui alertent les premiers : « des lumières, des lumières! » Elles apparaissent au loin annonçant la ville de Haïfa dont les formes se précisent dans les heures qui suivent. Des dizaines d’Israéliens arrivent à la rencontre des voyageurs. Constitués en comité d’accueil, ils accompagnent le paquebot pendant ses derniers miles entassés dans de petites embarcations. Ils chantent Hatikva. Sur certaines on peut lire « Exodus 2 » ou encore « Exodus AFN », et sur une banderole « Bienvenue aux Ma’aariviim ». Les passagers les remercient en leur adressant de grands signes, certains agitent des mouchoirs, sur leur joue il pleut les larmes d’un bonheur que du plus profond de leur être, de leur croyance, ils désirent définitif. De leur passé ils ont tous hâte de faire table rase. Un navire à quai sur le point de larguer les amarres accueille le Phocée en actionnant en long signal sa corne de brume. Le débarquement se déroule dans un désordre indescriptible qui dure des heures entières. On peut enfin mettre un visage sur chacun des passagers des cales auxquels on tend une grande échelle. Les hommes grimpèrent les premiers. Leurs yeux sont vides de toute expression, des billes creuses. Leurs bras se meuvent avec le peu de force qui leur reste. « À l’aide ! » ou « venez ! » semblent-ils implorer, qu’on les approche, les touche, qu’ils ne se sentent plus seuls enfin.

Les autocars en stationnement depuis la veille engloutissent les arrivants. Les véhicules sont blancs avec deux bandes rouges sur les côtés, de bout en bout. Sur leur fronton, sous trois ampoules rouges, dans un encadrement métallique, on peut lire le nom de la compagnie דגא, Egged, des lettres blanches sur fond noir. Les premiers autocars quittent le port vers midi trente. Certains passagers prennent la direction d’Ashkélon et de Beer-Sheva. La famille de Mimoun s’installe dans l’autocar 158-835 qui l’emmène à Ashdod, dans le sud, où elle arrive un peu moins de deux heures plus tard complètement épuisée. Les agorot nécessaires à l’achat des tickets furent offerts par des officiels locaux mobilisés pour cette occasion. En sus de ces derniers, les familles sont reçues par des compatriotes, des « Algériens » qui habitent là depuis deux ans ou plus. L’accueil aux sons de la ghaïta, du bendir et des youyous est chaleureux, mais les Pinto ne disposent plus suffisamment d’énergie à dépenser aux festivités. Les habitants d’Ashdod et d’autres localités ne se présentent pas comme Israéliens, mais comme Algériens, Marocains, et cetera. L’un d’eux est le responsable des services sociaux. Il fait un beau discours de bienvenue, dans un mélange de derja, de français et d’hébreu, au cœur d’un buffet disposé en U dans une salle aménagée pour l’occasion, où se pressent aussi les enfants. À tous ces olims, nouveaux immigrants juifs en terre d’Israël, il leur dit tout le bien que la Communauté les bras tendus leur réserve et tout l’espoir qu’elle place en eux. Après la collation on se dirige tous ensemble, à pied, dans une sorte de procession à la tête de laquelle on reconnaît le responsable des services sociaux discutant avec les plus âgés des olims et derrière des dizaines d’autres hommes, suivis eux-mêmes par leurs femmes et enfants jusqu’aux nouveaux bâtiments, construits pour eux, pas totalement achevés. Des commerces en tous genres s’étalent le long des immeubles, à même le sable pour la plupart. Tout le village, que les plus anciens appellent « La petite Algérie », est ainsi ensablé, et jusqu’aux maabarot, des baraquements étranges faits de bric et de broc, comme ceux d’un bidonville de Casa, d’Alger ou de Marseille. Les familles sont portées par la fierté de s’assimiler à la Communauté comme tous les autres juifs d’Israël. 

(à suivre)

mercredi, août 12, 2020

711_ LA HAINE EN OFFRANDE _04

 

LA HAINE EN OFFRANDE _04

Mais alors que le cher pays, l’Algérie, est abandonné par eux, la France n’offre ni fleurs ni royaume aux pieds-noirs et leurs alliés. Au mieux les Marseillais les accueillent-ils avec une indifférence portée par le même dédain qu’ils ont pour les ingrats en général. La population, selon Paris-Presse, remisa sa compassion. Sur de grandes banderoles, on lit « PIEDS-NOIRS RENTREZ CHEZ VOUS !! » en lettres majuscules avec deux points d’exclamation ou encore « ALGERIE LIBRE ! » en lettres majuscules également, mais un seul point d’exclamation. Gaston n’avait pas de mots pour répondre à Mimoun qui tirait sur un pan de la veste, « papa, c’est nous aussi les pieds-noirs ? » La renommée de Ginette, Lina l’Oranaise, ne semble manifestement pas avoir une quelconque prise de ce côté-ci de la Méditerranée. Confinée à sa communauté sa célébrité n’est par conséquent d’aucune aide à la famille Pinto face aux services administratifs marseillais. Pas de coup de piston. Heureusement, elle est prise en charge par Le Secours catholique qui l’héberge un temps avant de l’orienter vers un hôtel du troisième arrondissement pour quelques semaines. Mimoun reprend le chemin de l’école avec un retard de près de trois mois. Pour Yacoub tout est nouveau : la cour de récréation, la maîtresse, ces grappes d’enfants, tout ce remue-ménage. En Algérie Gaston et Dihia souffraient chaque jour de voir Mimoun quitter la maison pour aller à l’école, de ne plus l’avoir à leur côté avant la fin de la journée. Avant de refermer la porte derrière lui Dihia le mettait en garde, « surtout n’accepte rien de personne, tu entends ? » Les derniers mois étaient terribles, Radio-Alger alertait, « les morts et les disparitions se comptent par centaines ». Quant à Yacoub — il avait six ans et demi — les parents préférèrent le garder auprès d’eux.
Face au questionnement moqueur du directeur de l’école de la rue de Sery à la Belle de Mai où est affecté son fils, Gaston ne s’égara pas au-delà du rappel d’une réalité que nul, y compris les chefs d’établissement, n’était en mesure d’ignorer : « c’est à cause des événements, on vient de là-bas ». Le maître d’école n’apprécie pas ces écoliers venus d’Algérie. Dans la classe de CM1 que fréquente Mimoun, deux autres élèves arrivent comme lui du bled. À tous ceux qui fuirent le pays en guerre, on fait systématiquement redoubler l’année scolaire. Le maître répète à son directeur « les jeunes pieds-noirs sont taciturnes, absents, préoccupés par je ne sais quoi ». Il dit les avoir à l’œil, mais cela n’échappe pas à Mimoun qui rentre souvent en pleurs, car ses camarades moquent son accent, son accoutrement, ses oreilles décollées, sa maigreur, sa taille. Il n’est plus « enano », mais « rasqueux ». Et chaque soir il se plaint auprès de son père des sarcasmes et des injures dont il est l’objet. Un jour, n’en pouvant plus d’accumuler ses jérémiades, Gaston finit par le rabrouer vertement « défends-toi, ti es plus grand, casse-leur la gueule leche, qu’est-ce que ti attends ! ti as pas honte ! » 
Gaston supporte de moins en moins cette ville et le minuscule appartement de la rue Guibal que lui sous-loue un Arménien, beaucoup moins cher qu’une chambre d’hôtel. « Arménien mon œil, il me prend pour un coño » Le père ne le croit pas. Il dit à qui veut l’entendre que « ce type c’est un Arabe, ils nous chassent d’Algérie et on les retrouve ici à faire la loi déguisés en Russes, en Arménien ou je ne sais quoi, me cago en tu madre », fulmine-t-il. Gaston se sent rejeté par cette ville et ses habitants et cela s’aggravera avec le déferlement de plusieurs centaines de milliers de pieds-noirs, harkis et israélites mêlés, au courant de l’année 1962. « Les Français ils ne veulent pas de nous, de notre drôle d’allure comme ils disent. Ils nous accusent de tous les maux, de tous les vols commis dans la ville, de toutes les misères. Ils veulent qu’on aille nous ‘‘réadapter ailleurs.’’ » Gaston est très déçu par les Français. Déçu et désemparé. Il se demande si Zohar vit le même calvaire à Port-Vendres. Hormis quelque temps comme ouvrier à la Manufacture de tabacs, il ne bénéficie toujours pas d’un emploi stable. Journalier, c’est tout ce qu’on lui propose. Manutentionnaire quelques jours par semaine ou par mois. Comme elle n’a plus les moyens pour payer le loyer, les aides ayant fortement diminué, la famille est expulsée. Gaston ne sait plus à quel saint se vouer désormais. Il reprend les prières qu’il avait abandonnées à l’époque du service militaire. D’abord discrètement, puis à haute voix, dans un coin de la chambre, toujours seul. Il se met debout, face contre le mur. De temps à autre, il fait trois pas en arrière puis trois en avant. À un moment précis qu’il renouvelle, il récite en fléchissant les genoux et en inclinant le buste : « Ado-Naï Séfatay Tifta’h Oufi Yagid Téhilatékha : — Baroukh ‘Atah AdoNaï, ‘Elo-heinou Vé’lohei Avotéinou ‘Elohèi Avraham ‘Elohèi… »
Il les a acceptées à leur arrivée, mais aujourd’hui Gaston ne supporte plus la charité et les aides officielles ou communautaires. Plutôt que le réconforter ou le fortifier, ces soutiens le diminuent. En son être profond, il estime ne pas valoir plus qu’un misérable. La vie lui semble injuste et la nouvelle sur les vrais assassins de son ami ajoute à son désarroi. Lorsqu’il a pris connaissance de cette information, Gaston demeura sans voix pendant de nombreuses minutes. Il tentait confusément de reconstituer le fil des événements de ces infernales journées de septembre 1961 à Derb lihoud, particulièrement la semaine de Rosh Hashana. Puis soudain il se sentit comme libéré. Il se leva du banc où il s’était laissé tomber pour reprendre ses esprits, tapa du poing contre la paume de son autre main, puis aussitôt joignit les deux mains et dit « merci Éternel », il ajouta en levant les yeux vers le ciel « aide-moi » et il baisa ses doigts. La révélation concernant les véritables assassins de Gilbert Chakroun n’est pas étrangère à la décision qu’il est sur le point d’arrêter. C’est elle qui fera avancer le curseur de plusieurs crans en sa direction. En cette fin de printemps 1963, l’information qui se propagea dans toute la Communauté comme une traînée de poudre bouleversa Gaston. « Les commanditaires de l’assassinat de Gilbert Chakroun sont membres du FNF ». Pour attiser les haines et répandre le chaos chez les israélites, ils firent croire que les assassins étaient Arabes. C’est pourquoi Gaston envisage une réponse radicale, catégorique et non négociable. Chaque jour il accumule des informations, des indices, pour lui donner une forme en phase avec la tragédie. Chaque jour elle devient de plus en plus claire et évidente, de plus en plus enthousiasmante, exaltante même. En quelques semaines ses émotions se métamorphosèrent. Gaston y croit fermement, cette résolution rendra son honneur à toute la famille. Le moment venu, lorsqu’il aura pesé tous les facteurs positifs et tous les inconvénients, pesé tous les pour et tous les contre, Gaston la livrera à Habiba qui — depuis l’assassinat de son mari — n’a plus que Gaston sur qui compter. Il y a Dihia et Zohar évidemment lui rappelle son fils, mais « ce n’est pas pareil » répond-elle. Il y a aussi les petits-enfants, mais « ils sont trop jeunes les petits ! » Gaston lui fera part de sa volonté à elle d’abord qui s’en réjouira. 
Ce moment tant attendu arriva, c’est désormais une décision arrêtée plus qu’une idée projetée ou en maturation : quitter la France pour la aliya. C’est sa mère qui s’émut la première, « nous serons heureux dans notre Eretz mon fils ». Puis Gaston en parla à sa femme et à ses enfants. Les mois à venir donneront jour au grand rêve du père, à leur aspiration à tous, « rejoindre la Terre promise, c’est l’espoir de tout juif en ce bas monde ». Lorsque Gaston fait part aux agents des services sociaux de son désir de quitter la France pour Israël, ils le soutiennent aussitôt en lui proposant de rejoindre le flot des juifs au Grand Arenas, un ancien camp de transit jadis réservé aux prisonniers allemands, où les conditions de vie, lui disent-ils, seront moins mauvaises, « un transit de quelques semaines avant le grand saut ! » Les employés, submergés par l’empathie que leur conscience leur impose à l’égard des rapatriés — à l’inverse des officiels de la ville — ou débordés par la charge de travail tant le nombre de cas à traiter ne cesse de gonfler, ne supportent plus de voir Gaston et sa famille embourbés dans un quotidien chaque jour plus difficile, ou de le voir, lui, venir fréquemment se plaindre de sa situation. Ils ont hâte de lui trouver une place dans la grande famille d’Arénas avant l’été.

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LA HAINE EN OFFRANDE _03


Mimoun Pinto et sa famille vécurent toujours dans Derb lihoud, le quartier israélite d’Oran. Leur dernière adresse se trouve derrière la maison Darmon, précisément au 34 rue d’Austerlitz, la longue rue du marché, à quelques dizaines de mètres du temple protestant qui est, lui, dans la rue de la Révolution. Les plus jeunes comme les plus âgés des Pinto, enfants, parents, arrières-parents, tous n’habitèrent que dans ce quartier où ils naquirent. Les Pinto sont établis dans l’Ouest algérien depuis une vingtaine de générations. Leurs ancêtres, originaires de l’extrême ouest de la province de Valencia, furent condamnés pour impureté raciale et chassés d’Espagne à la fin du 15e siècle, à l’instar de plus de cent mille autres juifs victimes, avec les musulmans, de la Reconquista et de la Limpieza de sangre. Et, depuis, dans ce Maghreb central qui les reçut les bras grands ouverts, les Pinto arpentent les dimensions du temps, au gré des événements, heureux ou malheureux, des naissances et des morts. Mimoun ne se vanta jamais de cette origine. Il ne la récusa jamais non plus. Ces discussions n’encombraient pas les enfants. Sa mère, Dihia Zenata, est une Berbère juive Zénète dont les aïeux prennent source dans la région de Tlemcen. Lorsque dans les années trente une première tragédie vint directement les frapper ici même, les Pinto vivaient humblement, sans éclat, comme l’écrasante majorité des populations indigènes, entourés d’amis et d’anonymes. Dans les territoires du nord, entre les deux guerres mondiales, la Communauté juive était mise à l’index par des hommes et des femmes qui avaient laissé couler en eux la haine qu’on exaltait partout. Quelques années auparavant, dans ces contrées-là, un capitaine de confession juive avait été injustement accusé de collusion avec l’ennemi allemand. Ces mêmes hommes et femmes étaient venus jusque dans ces terres arides, vierges, mais plutôt paisibles et accueillantes, où les différentes communautés vivaient en symbiose depuis les temps les plus reculés, qu’ils fussent temps de paix ou de guerre, pour répandre leur venin. La nuit et le jour des groupuscules sillonnaient les rues d’Oran, particulièrement celles du Derb lihoud, en scandant des rengaines outrageantes. Ces provocations se répétèrent jusqu’à la grande catastrophe : 

« Y a trop longtemps qu’on est dans la misère
Chassons l’étranger ça fera travailler
Chassons chassons de notre pays
Cette sale bande de Youdis… » 

L’État national abrogea le Décret qui avait fait des israélites des membres à part entière de la communauté française en leur octroyant la pleine citoyenneté, mais en semant en conséquence les graines de la discorde entre juifs et musulmans. 

Le matin du 9 septembre 1941, comme tous les matins, Mimoun Pinto accompagnait son fils Gaston, le père de Mimoun, à sa nouvelle école qui se trouvait derrière la mairie, dans la rue Eugène Étienne. Des hommes les suivaient depuis la place Foch en sifflotant l’air de chansons scandaleuses, haineuses et antisémites. De temps à autre ils s’exclamaient « Señor cura ! Señor cura ! » en tapant dans leurs mains. Ces hommes partageaient avec l’ancien abbé et maire d’Oran, Gabriel Séraphin Lambert — Señor cura—, la haine des juifs. Dans l’esprit de l’ancien maire en soutane et col blanc « ces gens ne poursuivent qu’un but, se rendre maîtres du monde. Ils ont crucifié le Christ et attendent le Messie pour nous tenir sous leur domination. » Curieusement, de nombreux israélites avaient rallié les comités de soutien à l’abbé qu’on appelait « les Amitiés Lambert ». Ce n’était pas la première fois que ces individus intimidaient Mimoun et son fils, parfois jusqu’à la porte de l’immeuble qui abritait l’école. Ce mardi-là, alors qu’ils traversaient le boulevard Sébastopol, un des hommes donna un coup d’épaule au père en l’injuriant. Mimoun eut un geste défensif, et ce faisant, involontairement, libéra la main de Gaston qu’il avait serrée fort durant tout le trajet au point de lui en écraser les doigts. L’affront renouvelé que lançaient ces voyous à Mimoun, en même temps qu’il développait chez lui un courage dont il ignorait jusqu’alors être capable, réduisait la honte qu’il avait de son impuissance à réagir, de sa paralysie. Ce matin-là, contrairement aux jours précédents, Mimoun ne baissa pas la tête, ne fit pas le sourd, ne se laissa pas faire. Porté par une énergie dont il ne s’expliquait pas les ressorts, il ralentit le pas, se retourna vers les hommes qui redoublaient d’outrages, et se jeta sur celui qui le bouscula, en criant « ¡matones ! » Puis il les menaça de porter plainte. Sa colère était si grande qu’il s’adressa à eux dans la langue des aïeux, en espagnol, dans une gestuelle théâtrale qu’il n’aurait pu, pour sûr, rejouer si on le lui avait demandé, « ¡ que son tarados ! » À la maison, les Pinto parlent indifféremment le français, l’espagnol ou derja, l’arabe algérien très coloré. Du berbère il demeure quelques expressions qu’on retrouve dans la bouche de Habiba et Dihia sa bru. L’hébreu ils le connaissent suffisamment pour pratiquer les prières et les rites religieux en général. Pas les enfants. Mais dans certaines situations, lorsque l’émotion atteint son comble, de toutes les langues, c’est l’espagnol qui s’impose aux aînés comme un recours inévitable, une nécessité absolue dictée par la fidélité à la lignée paternelle. Les racistes reprirent à tue-tête « Y a trop longtemps qu’on est dans la misère/Chassons l’étranger ça fera travailler… » L’un des bandits, celui-là même qui donna à Mimoun un coup d’épaule, le somma « répète, répète voir, sale race » et Mimoun répéta « vous n’êtes que des abrutis, des voyous ! » « Sale youpin » reprit l’homme en glissant sa main dans la poche révolver de son pantalon. Il en sortit un couteau à cran d’arrêt qu’il actionna et planta à plusieurs reprises d’abord dans la gorge, puis dans le ventre de Mimoun Pinto en hurlant « Les Youpins hors de France ! » Mimoun s’écroula devant son fils qui se jeta sur lui en criant « papa, papa ! » Des dizaines d’hommes et de femmes s’étaient regroupés autour des malheureux et tenaient des propos incompréhensibles. Un homme, penché sur Mimoun, déboutonna sa chemise en bafouillant « je suis médecin, appelez la police ! » tout autour, d’autres personnes s’étaient agglutinées de sorte qu’on ne voyait plus le médecin incliné sur le père, ni celui-ci, ni Gaston. Lorsque l’ambulance s’immobilisa, il était trop tard et les agresseurs s’étaient volatilisés. On gesticulait, parlait haut, mais on ne comprenait rien. Deux fillettes pleuraient. Le cercle s’était encore renforcé quand la police arriva. Son chef s’adressa à la foule « Allez, poussez-vous ! » avant de se tourner vers le médecin : « comment étaient-ils, combien étaient-ils, c’étaient bien des Arabes ? » Le docteur répondit qu’il ne savait pas, mais une dizaine d’hommes et de femmes disaient être prêts à témoigner. Un policier nota leur nom et adresse. Puis les ambulanciers emportèrent le corps. Bien après leur départ, on continuait de s’agiter avec gravité. C’est un parent d’élève de l’école Bénichou qui raccompagna jusqu’à son domicile le petit Gaston pétrifié. Il avait douze ans ce jour-là. Il s’en souviendra toute sa vie. Régulièrement il racontera l’agression dans le détail à Mimoun, son propre fils. Comment les bandits les regardaient, comment ils les avaient bousculés et fait tomber à terre son père. Comment l’un d’eux, ils étaient six, exhiba un couteau qu’il brandit entre ses propres yeux comme dans les films noirs de Fritz Lang, puis le plaqua contre la gorge de son père. « Je ne voyais à ce moment-là que la lame et la lumière qui papillotait sur la surface », se rappelait-il. Il se souvenait de l’attroupement des curieux, de leurs commentaires souvent incompréhensibles. De l’ambulance et de sa sirène insupportable. Et du vacarme qui suivit. Gaston se remémorait aussi de parents tenant fermement la main de leurs petits qui s’agitaient comme s’agiterait tout enfant mis devant une même situation, dans le désordre, bruyamment. Il se souvenait de ce jeune enseignant, chétif, qui répétait en toussant et en balançant son cartable « Depuis des années, ce monde est livré à un déferlement de haine qui n’a jamais eu son égal ! Depuis des années, ce monde… » Mimoun Pinto allait sur ses trente-cinq ans. Il accompagnait son fils aux cours privés de la rue Eugène Étienne comme il le faisait depuis la nouvelle rentrée. On disait « L’école de Bénichou », mais en réalité c’était l’appartement d’un de ses proches. Depuis les lois raciales d’octobre 1940, le décret Crémieux qui accordait la citoyenneté française à tous les israélites indigènes d’Algérie fut abrogé et les enfants juifs interdits de scolarité publique. Parce que Juifs. 

Le lendemain, dans sa rubrique des faits divers, L’Écho d’Oran reprenait les termes du communiqué du commissaire de police. Sur la même page, dans un encadré officiel, le journal listait les professions interdites désormais aux Juifs : avocat, médecin, enseignant… Gaston ressortait tant de fois cette agression à son fils que le jeune Mimoun pouvait la dérouler dans son imagination dans le moindre de ses détails. Peut-être en atténuait-il certains, en accentuait, noircissait ou ajoutait d’autres. Gaston lui racontait avec précision les échanges qu’il avait avec son père lors des sorties au Théâtre de verdure, à la Promenade de Létang ou même au lointain Parc municipal. Tant et si bien que Mimoun avait appris à connaître son grand-père aussi bien que son père. Ainsi, il lui arrivait de lui attribuer telle qualité ou tel défaut dont la justesse, de l’une comme de l’autre, surprenait à peine Gaston. Évidemment, Mimoun ne vit jamais le corps de son grand-père allongé sur le trottoir devant l’immeuble qui abritait l’école fréquentée par son père. Il ne le connut naturellement pas. Et pourtant, il pouvait décrire les lieux et discourir sur les circonstances comme s’il avait vécu le drame dans sa chair. Son père lui racontait cette agression régulièrement en prenant soin de toujours présenter à son enfant la même source de son récit. « N’oublie jamais mon fils », répétait-il en agitant L’Écho d’Oran. Mimoun ne savait pas encore lire. Son père reprenait : « Zakhor, mon fils, zakhor… » 
Plus tard, dans le petit appartement familial de la rue des juifs à Derb lihoud, alors que des rumeurs affolantes se répandaient dans tout le quartier, que des événements secouaient le pays d’est en ouest, qu’une guerre indigène de libération avait succédé à une guerre mondiale, le père de Mimoun lui proposa de lire l’article du quotidien oranais. Mimoun avait appris à lire et ne trébuchait plus trop sur les mots. Ce jour-là il était plongé dans la page 29 de son Manuel d’histoire de Bernard et Redon pour élèves de CM1 que son maître d’école avait demandé d’apprendre par cœur : « Il faut aller faire la guerre aux Turcs, dit le pape Urbain. Pourquoi? Parce que les musulmans maltraitent et quelquefois tuent les pèlerins, c’est-à-dire les chrétiens venus à Jérusalem pour prier sur le tombeau du Christ. La foule a crié : ‘‘Partons! Dieu le veut!’’ » La révision du cours d’histoire achevée, Mimoun débita la leçon à son père, sans regarder le livre. Mimoun hochait de temps en temps la tête, car il n’approuvait pas ce qui était écrit dans le livre. Ce n’était pas la première fois. « Tiens » dit-il à son fils. Mimoun s’empara du journal que lui tendait son père. L’Écho d’Oran, daté mercredi 10 septembre 1941. « Tiens, lis mon fils, lis », avait répété le père. Il lut, d’abord le titre de la rubrique « Agressions », puis le texte : « Un homme, Monsieur Mim… moun… Mimoun… » Il buta sur son nom. Il reprit : « Un homme, Monsieur Mimoun Pinto, 35 ans, de confession israélite et son fils Gaston qu’il accompagnait au collège, ont été attaqués par six Arabes à hauteur du boulevard Sébastopol, non loin de la Grande synagogue. Les agresseurs ont été arrêtés. Il s’agit de : Mokhamed Lakrim, Khamed Amrani, Ali El-Torki, Kadour Betouil, Mohamed Soundouci et Amar ou Omar Lakhal. Ces individus sont encore, à l’heure où nous mettons sous presse, entendus au Commissariat du deuxième arrondissement. Les truands ont tenté de voler l’israélite qui ne s’est pas laissé faire. » 
De nouveau, un frisson parcourut son dos. « Il parle de l’attaque de saba » fit le fils. Gaston, lui qui savait, ne lui dit pas que le journal avait travesti la vérité. Il ne le lui dira jamais. Mimoun relut le papier sans que son père le lui ait demandé. Il s’exclama : « dans mon livre, c’est écrit! ‘‘Les Arabes sont méchants.’’ » Mimoun ressentit une grande et indéfinissable douleur dont il ne pouvait saisir sur le moment ni les contours ni même les prémices des transformations radicales qu’elle infusera dans son être. Comme si l’histoire de l’agression de son grand-père, saba, figée sur du papier jauni qu’il lut et relut jusqu’à ne plus pouvoir — une histoire partagée par de nombreux lecteurs — prenait soudain une dimension nationale, comme si elle délivrait la clé d’entrée dans cette guerre qui les enserrait tous. Mimoun avait punaisé l’article dans le couloir de l’appartement, à l’écart des photos de famille sous verre, comme étaient placardés autrefois sur les murs des saloons américains les wanted dead or alive, ces avis de recherche des bandits de grand chemin. Mimoun avait soigneusement recopié sur une feuille quadrillée le nom de chaque Arabe mentionné en gros caractères d’imprimerie qu’il scotcha au bas de l’article du journal. À cette époque les journaux pullulaient de noms d’Arabes — dans la presse aussi, on présumait que tous les autochtones musulmans étaient des Arabes — que l’on recherchait pour une raison ou une autre, ou de photos d’Arabes morts.

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