Le dernier livre de Boris CYRULNIK et Boualem SANSAL
Le dernier livre de Boris Cyrulnik et Boualem Sansal intitulé
« France-Algérie, Résilience et réconciliation en Méditerranée » paru il
y a quelques semaines aux Éditions Odile Jacob, est d’un intérêt
certain. Il a été écrit avant et pendant le Hirak, et achevé bien avant
l’élection présidentielle du 12 décembre 2019 dont il n’est rien dit.
Initialement prévue pour le deuxième trimestre de cette année, sa
parution a été reportée à cause du Coronavirus Covid 19. L’essai est
très dense. Il a été écrit à quatre mains sous forme d’un dialogue entre
les deux écrivains, organisé par José Lenzini, un ami de l’Algérie et
spécialiste d’Albert Camus « qui organise régulièrement des voyages en
Algérie. » Boualem Sansal est intervenu à 33 reprises, et Boris Cyrulnik
à 34.
Les deux auteurs, « deux hommes de paix », nous « invitent à
découvrir le peuple algérien et son pays, son histoire, ses luttes avant
et après l’indépendance pour le meilleur et pour le pire. » L’essai est
organisé autour de six chapitres : l’Algérie, une histoire complexe, La
colonisation, sa violence, La profonde blessure du 8 mai 1945, Aucun
terrorisme ne gagne la guerre, Des dictateurs élus démocratiquement, Le
Hirak et l’avenir. Ces chapitres sont très ouverts, ainsi on peut
trouver un thème développé dans un chapitre repris autrement ou complété
dans d’autres. La question de la violence par exemple les traverse
tous, celle du pouvoir algérien est traitée à travers plusieurs
chapitres. On a l’impression que l’essai n’a pas été pensé globalement.
La progression entre les sous-chapitres n’est pas toujours fluide, les
contenus des sous-rubriques ne s’emboîtent pas toujours facilement les
uns dans les autres, avec cohérence et cela se reflète clairement dans
le présent compte rendu. Le lecteur aurait raison de relever
l’enchevêtrement de certains extraits.
L’éditeur écrit en introduction : « À l’occasion d’une rencontre à
Hyères (Var), le neuropsychiatre français Boris Cyrulnik et le romancier
et essayiste algérien Boualem Sansal ont engagé un dialogue sur ce
phénomène inattendu (le mouvement de protestation ou Hirak), sur ses
racines, sur son possible avenir. » Point de départ donc de cette
entreprise, le Hirak – mentionné en pages 179 et 219, n’est réellement
traité qu’à partir de la page 253, soit dix pages avant la fin de
l’essai. Le livre de Boris Cyrulnik et Boualem Sansal, écrit « sans
faux-fuyants » (peut-être avec quelque empressement) est très
instructif. Le style de Boualem Sansal, enthousiaste, aère agréablement
le livre « Tu as porté la plume dans la plaie comme Albert Londres » lui
dit Boris Cyrulnik lequel use de pédagogie au gré des rubriques en se
référant à ses expériences personnelles. Le livre est très riche en
informations comme en prises de position. Les auteurs l’ont achevé en
quelques semaines, probablement bousculés par l’actualité algérienne et
plus encore par l’urgence des impératifs éditoriaux. J’ai relevé des
erreurs dans des datations d’événements, dans l’utilisation des pronoms
personnels, accords, ou autres tournures confuses et d’autres dues à la
précipitation ou à une relecture en diagonale de l’éditeur. Je n’ai pas
opté pour une analyse strictement linéaire, chapitre par chapitre. J’ai
mis en relief les thèmes que j’ai relevés dans le livre et les ai
classés plus ou moins aléatoirement : L’Algérie avant l’indépendance, Le
pouvoir dans l’Algérie indépendante, Reniement de l’autre, violences,
terrorisme, Le Hirak, les jeunes, l’avenir, Les relations
franco-algériennes, Algériens de France et binationaux. Néanmoins, le
souhait de demeurer au plus près du texte des auteurs a guidé la
construction de ce compte rendu. Il explique la reprise de nombreux
extraits du livre de Boris Cyrulnik et Boualem Sansal.
1_ L’Algérie avant l’indépendance
L’homme a besoin de se connaître, savoir d’où il vient, « cela lui
donne une identité durable ». Cette connaissance n’est pas une donnée
qu’on obtient à la naissance. Elle s’acquiert notamment par l’école.
Boualem Sansal relève que l’histoire algérienne n’est pas véritablement
enseignée ou bien elle est tronquée, idéologisée. « Elle commence avec
la conquête arabe. Et l’essentiel est consacré à la colonisation
française et la guerre de Libération.
Si aujourd’hui les Algériens sont divisés « en Arabes et Berbères »
et s’ils s’affrontent, c’est parce qu’ils ont longtemps subi une
« violence symbolique » qui les empêche d’accéder à leur longue
histoire. Cette histoire, Boualem Sansal la reprend depuis les comptoirs
phéniciens (dès le 12° siècle av. J.-C.). Et même depuis les premiers
hominidés. Il remonte jusqu’aux premiers chasseurs-cueilleurs, et
s’interroge sur « leur niveau d’organisation sociopolitique ». Nos
ancêtres « ont été confrontés à des problèmes gigantesques ». La vie ne
leur autorisait aucune autre issue que la bataille pour la survie. Il
pense que « le processus d’évolution s’est accéléré lorsqu’ils se sont
mis à regarder le ciel, ce que ne fait pas un animal ». De cette
exaltation de la vue du ciel, « les neurones de leurs cerveaux de brutes
se sont interconnectés ». Et ils découvrent l’angoisse métaphysique. La
nécessité matérielle croise l’immanence.
Nos aïeux furent confrontés à la modernité qu’ils maîtrisèrent durant
la période qui s’étale du 13° au 5° siècle avant notre ère, grâce à
l’apport des Phéniciens (qui, rappelons-le, ne sont pas un groupe
homogène). La modernité leur a permis de construire Cirta et Siga. La
première ville était la capitale du royaume de Massinissa et Siga celle
du royaume de Syphax. L’appui de la puissante Rome accordé à l’aguellid
Massinissa contre Syphax défait celui-ci. Pour maintenir leurs royaumes,
les rois ne cessèrent de mener des guerres contre les tribus
récalcitrantes. En dehors de la période numide, l’Algérie, un des
espaces de la Numidie, a toujours été gouvernée par des étrangers.
Boualem Sansal retrace les différentes invasions et les dynasties
berbères des Zirides et Hammadites (10-11° s) aux Mérinides (13°-15°s).
De tout temps le pays est resté « un monde de tribus et de sous-tribus
relativement indépendantes ». Boualem Sansal reprend les observations
d’Ibn Khaldoun sur les mondes bédouin et urbain, sa « description
passionnante du monde tribal maghrébin. » Cet ordre tribal qui a perduré
tout au long de leur histoire a imposé aux Algériens une arriération
qui leur a coûté cher. Le tribalisme a prêté le flanc à la colonisation
française qui visait non seulement la soumission des Algériens et
l’accaparement de leurs terres, mais aussi, « dans un processus
géostratégique » à abattre l’Empire ottoman qui s’étendait jusqu’en
Algérie (depuis le début du 16°s).
Les Algériens se dressèrent régulièrement contre la colonisation
française dès les années 1830. Boualem Sansal est convaincu que « jamais
au cours de l’histoire humaine, colonisateur ne fut plus mauvais maître
et plus piètre gouverneur que la France coloniale. » Dès les premières
années de la colonisation, la France dû faire face à la résistance des
tribus structurées autour de l’émir Abdelkader. Mais d’autres « tribus
arabes et berbères » ne suivirent pas l’émir, facilitant ainsi la
pénétration française. La France a réussi à les « dresser les unes
contre les autres, exacerbant leurs bisbilles ancestrales. » L’émir a
passé plus de temps à combattre les tribus que lutter contre les
Français. Certaines d’entre elles se sont élevées contre la France, mais
uniquement lorsque celle-ci pénétrait leurs territoires. Les
différentes populations ne vivaient donc pas souvent en bonne
intelligence entre elles. L’émir a été défait « autant par la France que
par cet esprit tribal incapable de s’élever à l’idée de nation ».
Suivent de longues pages sur les relations entre l’émir Abdelkader, « un
prince du Maghreb » et la France. Boualem Sansal regrette que l’Algérie
indépendante qui salue le guerrier Abdelkader « ignore le philosophe,
le poète, l’homme de science. »
Malgré cette colonisation qui ignorait les indigènes et malgré les
murs de tabous et d’interdits qu’érigeaient les Algériens, écrit Boualem
Sansal, une société nouvelle émergeait des confrontations et la nature
poursuivait son alchimie, « la même vieille alchimie fusionnelle se
poursuit entre les Algériens et les Juifs présents en Algérie depuis
plusieurs siècles, parfaitement arabisés » à Constantine Tlemcen, Blida.
Ils ont créé une culture judéo-arabe. À Oran on parle l’arabo-andalou,
on chante le flamenco qui a, de transformation en transformation, donné
le raï…» Boualem Sansal entend que Français et Algériens « ici et là »
construisaient une société nouvelle. J’ajouterais que dans cet apparent
melting-pot, où « on pratiquait la même cuisine, racontait les mêmes
histoires » d’aucuns étaient hautement plus égaux que d’autres et
défendaient bec et ongle leurs privilèges, si petits qu’ils eussent été,
jusqu’à la veille de l’indépendance, nous nous en souvenons. Le racisme
imprégnait largement la société des pieds-noirs et « les
racistes malgré eux », les pieds-noirs « frères de classe », se
contentaient de l’entre-soi et pire encore, du système colonial qui les
distinguait des « Arabes ».
En colonisant l’Algérie, la France voulait en faire « une terre
chrétienne, un bastion de la civilisation occidentale en Afrique du
Nord » dit Boualem Sansal, mais comme « le pouvoir et la souveraineté ne
se partagent pas », il devait y avoir un seul vainqueur qui absorbera
l’autre ou le réduira à la vie dans des réserves. L’auteur donne
l’exemple les Indiens d’Amérique, les Aborigènes d’Australie… Les
Algériens se sont arc-boutés « sur leur religion, leur langue » au
singulier, et « sur leurs traditions ». Ils ne voulaient pas de contact
avec « les roumis, les ‘‘cafards’’ » (sic), ni les « Gaouris » dont
Boualem Sansal précise le sens : « cochon en turc ». J’avoue que j’ai
utilisé très souvent dans ma vie ce terme de gaouri sans aucune
connotation, je n’en connaissais pas le sens, et je suis persuadé que
beaucoup d’Algériens sont dans mon cas. Il en va de même pour le terme
« cafard » qui traduit pour Boualem Sansal le terme « kouffar ». Si le
terme cafard provient du mot arabe kafir (kouffar au pluriel), il
désignait au Moyen-âge « celui qui, n’ayant pas la dévotion, en affecte
l’apparence… » explique le Littré. Le sens donné en arabe au terme
kafir, kouffar désigne bien des incroyants, sans lien aucun avec le
cancrelat (répugnant évidemment). Les Algériens ne sont pas responsables
du sens attribué à ce terme par ceux qui l’ont intégré à la langue
française. Le parallèle que fait Boualem Sansal avec le porc et la
blatte n’est pas innocent et je le regrette car il ne reflète pas la
réelle visée des termes algériens.
Boris Cyrulnik dit que la colonisation est un viol. Comme le violeur,
le colonisateur ignore l’Autre, ne le reconnaît pas. Cette ignorance
délibérée de l’Autre, lui permet de l’agresser sans culpabilité,
explique le neuropsychiatre. « On va éduquer ces peuples pense le
colonisateur, on va les soigner, ils vont finir par accepter nos
bienfaits. » Boualem Sansal qui a le sens de la formule, approuve : « la
colonisation est un viol, une humiliation, une œuvre de destruction
massive… Les mesures vexatoires, les expéditions punitives, la
confiscation des territoires… n’ont jamais cessé ». Il faut ajouter à la
honte de la défaite, celle des brimades et de la misère noire des
populations indigènes ». Y a-t-il plus terribles brimades et atrocités
que celles de Bugeaud ? Ce qu’il a fait en Algérie, il a appris à le
faire en Espagne : « foncer dans la population et tout massacrer ».
« Quand il a brûlé des villages et des tribus entières, il a été honoré
par la France de l’époque puisque c’est ainsi qu’on combattait. » Cette
attitude compréhensive wébérienne de Boris Cyrulnik « c’est ainsi qu’on
combattait » devrait valoir pour les résistants des tribus qui plus est
en situation défensive…
Boris Cyrulnik remarque néanmoins qu’« il y a tout de même eu des
mesures en vue de l’intégration ou de l’assimilation » durant la
colonisation. Boualem Sansal précise que des droits ont été accordés
« avec une parcimonie qui ajoute à l’humiliation » Il ajoute qu’il a
fallu attendre 1947 (donc après les massacres coloniaux de Sétif… pour
qu’un Algérien obtienne « le droit d’être élu ». Dans l’Assemblée
algérienne, 15 sièges étaient réservés aux 6 millions d’Algériens et 115
aux six cent mille Européens ! « Bien des Français se sont battus pour
que les indigènes aient les mêmes droits que les Français d’Algérie. »
Et l’auteur évoque le combat d’Ismaël Urbain au profit des musulmans,
qui n’a pas abouti. Aux yeux des Européens d’Algérie, les indigènes
musulmans devaient demeurer indigènes, autrement dit « rester à leur
place ». « M. Meyer pouvait dire sérieusement à l’Assemblée nationale
française qu’il ne fallait pas prostituer la République en y faisant
pénétrer le peuple algérien. » (Frantz Fanon « Les damnés de la terre),
Mais que faire lorsque toutes les voies pacifiques sont bloquées (urnes
falsifiées, Assemblée ségrégationniste…) et jusqu’à la main tendue par
des pacifiques, ainsi lorsque Ferhat Abbas tend les deux bras, tout son
corps au dialogue : « Après l’échec de Abdelkrim dans le Riff en 1925,
est-il possible qu’il y ait encore chez nous des partis politiques, des
hommes politiques qui songent sérieusement à l’emploi de la force et de
la violence pour libérer leur pays du régime colonial ? Est-il possible
qu’il y ait des hommes qui poussent, d’un cœur léger, nos malheureux
fellahs vers ce suicide collectif ? (« Mon testament politique » 1946-
Ferhat Abbas) quelle réponse fut celle de la France ? Elle ignora ce
discours et toute approche pacifique.
Suit une longue digression sur De Gaulle, son refus « d’offrir aux
Algériens les mêmes services qu’il offrait aux pieds-noirs. Comment
assimiler tout un peuple fortement attaché à sa religion, à ses
traditions, à sa culture ? » Les Algériens eux-mêmes ne voulaient pas
de cette assimilation/intégration. « Les colonisateurs en Algérie
empêchaient les Arabes d’accéder à l’instruction (15% allaient à
l’école). On constate ce phénomène aujourd’hui dans tous les pays où
seuls les enfants de riches vivent dans des conditions qui leur
permettent d’apprendre ». Soixante ans après l’indépendance, les pauvres
sont humiliés par l’étalage des richesses ou positions sociales des
élites.
Pour lutter contre la colonisation, le FLN a réussi à fédérer toute
la société algérienne sauf Messali et ses compagnons. « Ce qui déclencha
une guerre impitoyable » entre le FLN et le MNA de Messali. « À ce
jour, Messali Hadj est proscrit du récit national » écrit Boualem
Sansal, alors que Ferhat Abbas a été « honoré à sa juste dimension » par
ses frères, bien que toute sa vie on ne lui pardonna pas d’avoir écrit
(en 1936) qu’il n’a pas trouvé la nation algérienne. » Cela n’est que
partiellement exact concernant Messali Hadj. Le pouvoir a réhabilité ce
leader national. L’ancien président Bouteflika a reçu officiellement à
Tlemcen la fille de Messali. L’aéroport de Tlemcen porte son nom. Des
colloques sur Messali se sont déroulés en Algérie.
« La primauté accordée à la composante arabe de l’identité algérienne
au détriment de ses autres composantes, sa berbérité, son africanité a
créé un malaise dont ont pâti la société algérienne et le Mouvement
national. » Celui-ci ne s’exprime pas uniquement à travers les religieux
et les indépendantistes. Il y a « des organisations professionnelles,
des associations, des syndicats… » qui à l’indépendance « formeront
l’ossature du régime ». Ces organisations de masse « seront les
instruments d’embrigadement et de contrôle, la cheville ouvrière de la
soviétisation du pays ».
2_ Le pouvoir dans l’Algérie indépendante
L’Algérie est passée d’une « longue nuit coloniale » à la « lumière
aveuglante » de l’indépendance. La dictature qui a suivi en découle
presque logiquement. Boualem Sansal écrit dans le même chapitre (des
dictateurs élus démocratiquement), à trente lignes d’intervalles, qu’
« il n’y a de colonisateur que s’il y a des peuples qui se laissent
coloniser », puis les Algériens « ont subi la pire dictature ».
« À l’époque de l’indépendance, les Algériens croyaient que le
malheur venait de l’étranger, du colon qui avait pillé le pays. »
J’ajouterai « ils croyaient à juste titre ». « Les colons, eux-mêmes
issus d’un petit peuple, se sentaient de plus en plus proches des
Arabes » Boris Cyrulnik ajoute qu’un « processus égalitaire était
enclenché » sans plus de précision. Mais cette évolution a échoué écrit
l’auteur à cause de « la radicalisation du FLN et de l’OAS » et regrette
que les indigènes n’aient pas tenu compte « du fait que certains
pieds-noirs vivaient sur cette terre et avaient construit le pays depuis
plus de cent ans ». Boris Cyrulnik ne précise pas pour quels beaux yeux
ou belles âmes « les pieds-noirs avaient construit le pays ». Le
système tribal n’a pas disparu avec les indépendances en Afrique du
nord, même si en apparence les états sont modernes, « vivent grosso modo
selon les standards mondiaux » protégés par des frontières « consacrées
par l’Union africaine ». Les dirigeants sont « cooptés par les grandes
familles régnantes avec mission de préserver leurs intérêts ». Au Maroc
le Makhzen est un « système tout puissant qui lie les tribus et les
grandes familles au roi et à son clan. »
Je ne pense pas que Boris Cyrulnik traduit subtilement la pensée de
Bourdieu en écrivant que celui-ci avait noté qu’on retrouve en Algérie
« ce mouvement naturel des peuples qui veulent s’unir pour accéder au
pouvoir puis se désunir pour renforcer leur personnalité. » Aussitôt
leur unité acquise « on regrette l’originalité perdue des régions. »
Boris Cyrulnik ne distingue pas les époques. Il évoque les cas de
l’Italie, de l’Espagne. Concernant l’Algérie, il précise que « La France
a donné ses frontières » à l’Algérie et il considère que « La
colonisation a lutté contre la tendance au tribalisme. » Propos que
Boualem Sansal n’approuve pas. La colonisation n’a pas combattu le
tribalisme, au contraire elle l’a « renforcé et exploité, la France a
assis sa domination en utilisant les divisions tribales. » Quant à la
question identitaire, elle est universelle, elle se pose dans de
nombreux pays et pas uniquement en Algérie. Dans son introduction à
« Sociologie de l’Algérie » (PUF, 3° édition, 1974), Pierre Bourdieu
synthétise son ouvrage ainsi : « cette étude comporte une description
des structures économiques et sociales ‘originelles’ qui n’a pas en
elle-même sa fin, mais est indispensable pour comprendre les phénomènes
de déstructuration déterminés par la situation coloniale. » D’un côté
description des structures ‘originelles’ et de l’autre des phénomènes de
déstructuration du fait de la colonisation.
Dès l’indépendance « des seigneurs de guerre » s’accaparent le pays.
« L’armée des frontières a installé Ben-Bella dans le fauteuil de
président en se tenant très près derrière lui. Il s’en est suivi le
régime que nous connaissons encore aujourd’hui ». Dès 1962 s’est posée
la question (toujours d’actualité) de la construction d’un État et d’une
nation modernes alors que règne « l’esprit tribal renforcé et exploité à
la fois par la colonisation et par les clans qui se sont emparé du
pouvoir. » Boualem Sansal détaille sur trois pages entières la situation
de la toute jeune Algérie indépendante lorsque son premier président,
Ahmed Ben Bella (46 ans) voulut en faire le lieu des extravagances des
révolutionnaires du monde entier qui s’y bousculaient, leur « Mecque ».
Tandis qu’aux États-Unis les jeunes américains autour de « Students for a
Democratic Society » aspiraient à un monde meilleur, dans Alger la
blanche « il y avait du beau linge : on apercevait le fameux Che, les
opposants asiatiques et africains dont Mandela », et une liste des lieux
licencieux de la ville. L’auteur fait remonter à cette époque de folies
révolutionnaires le sulfureux roman « Les folles nuits d’Alger » de
‘Mengouchi’, « qui circulait sous le manteau ». Il me semble pourtant
que ce livre « mystère sorti de l’imaginaire sordide de la police
politique… (est) censé décrire les mœurs du régime Boumediène » (el
Watan 10 octobre 2016) « Hélas écrit Boualem Sansal, il n’est rien resté
de cette époque bénie ! » Boualem Sansal était jeune et « apprenait la
révolution avec les meilleurs. »
Après les années Ben Bella, il y eut le « redressement
révolutionnaire » ou précisément le putsch du 19 juin 1965. Boumediène
« avait une vision cinémascope de son œuvre et de son destin. » Il
élimina toute opposition. « C’est ainsi que le peuple fut mis au travail
sous la surveillance de l’invisible et omniprésente Sécurité Militaire
dite Sport et Musique car elle avait un talent fou pour faire danser et
chanter les contre-révolutionnaires. » Le dictateur « imposa au peuple
la plus terrible austérité que le monde ait jamais vue. » Les idéologues
du FLN « dont le chef de file était Boumediène » ont réservé au peuple
algérien un avenir sombre en voulant construire ‘‘un peuple imaginaire’’
pour reprendre l’expression de Lahouari Addi. » Nous serions tentés
d’ajouter que le pouvoir algérien, autant que le colonialisme, a
proscrit au peuple réel, qu’il se refusait de reconnaître, l’expression
de ses langues natives, réduites à la sphère privée. « Lorsque – d’une
manière ou d’une autre – la langue de naissance est obstruée, écrit le
linguiste Abdou Elimam, c’est toute une structure des fonctions du
cerveau qui est inhibée. Une telle entrave à la nature génère des
conséquences en chaîne : troubles du comportement, violences, repli sur
soi, etc. » (in Le Quotidien d’Oran, daté 31 août)
Si la France a assis sa domination en utilisant les divisions
tribales, avec l’indépendance de nouvelles tribus se sont constituées,
encouragées par le régime. Boualem Sansal nomme ces nouvelles tribus :
« la tribu des anciens combattants et ayants droit, la tribu des
retraités de l’armée, la tribu des anciens condamnés à mort, les
zaouias, le clan BTS… » C’est cette architecture tribale et clanique que
les Algériens désignent sous le nom de « Système ». Une jonction s’est
opérée entre les confréries des zaouias et les oligarchies civiles et
militaires, facilitée par un « choix de développement calamiteux des
gouvernants ». De nombreux chefs de guerre dont les quatre B :
Boumediène, Boussouf, Ben Bella, Bouteflika et leurs équipes furent
peut-être des révolutionnaires lorsqu’ils étaient tous jeunes, « mais
très vite la plupart d’entre eux devinrent des seigneurs de guerre, des
profiteurs, des fascistes, des assassins. » Le plus malin fut
Boumediène. « Il a bien enfumé le peuple, ‘‘un peuple de héros dans un
pays de miracle’’ disait-il, les yeux hallucinés, comme un assassin qui
entre en transe quand la lune est pleine. » Derrière l’essayiste,
l’écrivain talentueux est aux aguets. Avec sa verve épatante, on ne le
répétera jamais assez, reconnue et appréciée, Boualem Sansal compare le
dictateur qui se transforme en « personnage shakespearien, jusque dans
sa démesure ! » écrit Boris Cyrulnik. Le dictateur « avait quelque chose
de Richard III à la mort de son cheval, criant ‘‘A horse ! A horse ! My
kingdom for a horse !’’ » Il a couvert le pays d’innombrables
entreprises publiques « SONA », « SONI »… qui « sonnaient partout, mais
ne résonnaient nulle part… Le résultat se manifestait par la formation
d’un État à double corps : l’État- FLN, l’État- SM, une horrible usine à
gaz avec son triptyque l’Islam d’État, le socialisme spécifique, le
centralisme bureaucratique… À sa mort il a laissé derrière lui un champ
de ruines, un pays exsangue, désorienté, coupé du monde. » L’Algérie
sous Boumediène, « qui importait la totalité de ses intrants et ne
produisait rien, était semblable à un palais des ‘‘Mille et une nuits’’
implanté au cœur d’un bidonville. »
Le successeur du colonel serait un autre colonel. Le « brave Chadli
Bendjedid dirigeait sa région militaire comme on gère un centre de
loisirs, passant son temps en heureux vacancier à faire de la chasse
sous-marine, et à taquiner la gueuse. Un homme qui ‘‘ne remplissait pas
l’œil’’. Il régnait de manière seigneuriale, mais sans abus notoires ce
que chacun lui reconnaissait… Il a introduit un peu de vie, un nuage de
liberté, un chouia d’espoir, un brin de nonchalance. » Il voulait faire
oublier Boumediène. Alors que « le précédent régime » était si opaque
que personne n’y voyait goutte, Chadli a introduit la transparence. Il a
fait du Gorbatchev avant Gorbatchev. » Mais sous ses beaux slogans,
Chadli a fait exploser la corruption au sommet de l’État et a provoqué
une émigration à flot continu. Mais que faire de tout ce qui « empêchait
le pays de vivre et de prospérer : le FLN, la SM, les organisations de
masse, les frontières physiques et mentales… » Que faire de la machine à
inféoder à l’Arabie Saoudite, à l’Iran, au Quatar, au Baath ? Plus
fondamentalement, enchaîne Boualem Sansal, une économie moderne est-elle
possible dans une société bridée par des pouvoirs totalitaires et
inhibée par les archaïsmes religieux ?
« L’Algérie a maintes fois changé d’étoile polaire idéologique pour
se guider. Du socialisme militaro-bureaucratique au libéralisme sauvage,
de l’islam politico-administratif à l’islamisme » jusqu’à la
mondialisation. Les Algériens ont vu s’opérer autour d’eux, chez leurs
proches, leurs familles « des conversions surprenantes sur un claquement
de doigts. C’est ainsi qu’après le printemps algérien d’octobre 1988,
on a vu des millions d’Algériens, apparemment sains de corps et
d’esprit, dont une majorité de cadres, de médecins, d’avocats,
d’ingénieurs… se convertir à l’islamisme alors que personne ne leur
avait rien demandé. Ils ont tout simplement suivi la foule. » C’est à
cette époque que l’auteur a définitivement désespéré de l’université.
« Le système mis en place par le FLN et les islamistes est si
profondément ancré dans le pays qu’il faudrait une nouvelle révolution…
L’impétrant qui veut parler de vérité, de lutte contre la corruption
risque gros. Les manipulateurs l’abattront avant qu’il commence à
œuvrer. C’est le cas de Mohamed Boudiaf. Un homme qui est resté toute sa
vie probe, courageux, fin tacticien, ce qui lui a valu de réussir dans
tout ce qu’il a entrepris. » Boualem Sansal détaille le parcours de
Mohamed Boudiaf jusqu’à sa disparition en juin 1992. Le président
assassiné résumait le problème de l’Algérie en quelques mots, « ce sont
ses généraux… il l’a dit haut et fort et cela lui a coûté la vie, six
mois après son installation à la tête de l’État. » Le pays sombre
progressivement dans la guerre civile.
Boualem Sansal raconte son premier roman Le serment des barbares,
écrit durant la décennie noire, dans lequel dit-il « j’ai tenté de
montrer que cet affrontement (la guerre civile) était une guerre interne
au régime entre son aile civile gagnée par l’islamisme et son aile
militaire affairiste et « compradore ». Les recettes pétrolières étaient
insuffisantes, « elles avaient chuté de moitié et ne pouvaient même
plus assurer le service de la dette extérieure. » Le FMI a été appelé à
la rescousse qui a imposé un système « d’une extraordinaire dureté ». En
moins de trois années, 1500 entreprises furent liquidées, 500.000
travailleurs furent licenciés. Quelque part, la guerre civile a été
utilisée, voire provoquée pour faire passer des réformes extrêmement
brutales qui ont jeté le peuple dans une misère noire et mis l’Algérie
sur le chemin de l’ultralibéralisme. » À cet égard, Boualem Sansal
rappelle le livre de Naomi Klein. « The shock doctrine » décrit les
scénarios adoptés par le FMI et qui visent à plonger les pays en
faillite dans un état de choc pour briser toute résistance aux réformes.
Il n’est pas sans intérêt de rappeler ce que Boualem Sansal disait de
son premier roman, Le serment des barbares : « Au départ je pensais
écrire un essai, mais comme il me manque les outils méthodologiques,
j’ai choisi la fiction romanesque pour m’exprimer. » (Le Quotidien
d’Oran, 24/09/2000)
Le pouvoir a profité de l’état d’urgence (mars 1992 à février 2011)
pour assoir sa mainmise sur l’économie nationale qui a été offerte à
« une oligarchie formée par les familles et les clientèles d’officiers
supérieurs de l’armée ». En prolongeant volontairement la guerre civile
(1992-2002) ils appliquèrent la déclaration de George Orwell qu’ils
avaient « magnifiquement comprise. L’auteur britannique disait dans son
fameux ‘‘1984’’ que le but de la guerre n’est pas de la gagner, mais de
la prolonger indéfiniment ». La récupération d’une partie de la richesse
nationale par Bouteflika et son clan « a provoqué son éviction en 2019,
sous le couvert de manifestations grandioses tombées à pic ». Le
« Hirak béni » ne serait ainsi pas né du hasard de conjonctures, mais
inscrit dans un agenda clanique ?
Boualem Sansal dit que le pouvoir algérien s’efforce de fonctionner
avec une façade démocratique. Son déguisement c’est le formalisme et le
légalisme. « Nul n’est dupe, mais les intérêts convergent et tous font
mine d’y croire. » Le peuple lui-même écrit-il est dimorphe. Il
applaudit le dictateur et dans son intimité familiale il l’insulte. « Il
y a un échec patent dans la construction d’une économie satisfaisant
les besoins nationaux. L’Algérie n’exporte aucun produit manufacturé
parce que les politiques économiques n’ont jamais eu pour objectif
stratégique de construire un marché national régulé par les lois de
l’économie… L’état de ruine générale dans lequel se trouve le pays et le
peuple algérien tient essentiellement à cette distorsion puérile de la
réalité : si une idée germe dans la tête des dirigeants elle sera mise
en œuvre, qu’elle soit folle, ruineuse ou inutile. »
L’auteur écrit qu’il a suivi de près le déroulement d’ajustement
structurel du FMI en Algérie lorsqu’il avait en charge la direction
générale de l’Industrie, avant d’être licencié en 2003 « sans autre
forme de procès. » Bouteflika précise-t-il était au faîte de sa gloire.
« Même le soleil et les étoiles se couchaient devant lui. » Le pouvoir a
développé et modernisé son appareil de répression. « Il a formé des
spécialistes dans tous les domaines de la gestion des crises, de la
surveillance des citoyens, du contrôle des foules. »
3_ Reniement de l’autre, violences, terrorisme
« L’homme a besoin des autres pour devenir soi. La pédagogie de
l’empathie est possible et nécessaire par le truchement de l’art qui
nous rapproche de l’autre. » Il y a comme une sorte de stimuli qui
s’opère entre les cerveaux lorsque des individus agissent en proximité.
« Un cerveau a besoin d’un autre cerveau pour vivre… Mais quand les
autres sont trop différents, on ne les comprend plus, on angoisse, on ne
se sent plus soi-même. » Inversement, lorsque je partage la même
langue, les mêmes rituels, je me sens apaisé, en sécurité « jusqu’à
l’engourdissement ». Cette appartenance peut avoir des effets pervers.
« Un jour ou l’autre je penserai que l’étranger est un agresseur »
pourtant, « nous avons besoin des autres pour devenir nous-mêmes. »
Boris Cyrulnik est convaincu que « la prévention de l’esprit totalitaire
consisterait, justement, à présenter le monde de l’autre », à le faire
découvrir. Lorsque les défenseurs de « L’Empire français sur lequel le
soleil ne se couche jamais » nient l’autre, l’Algérien, le Malgache ou
l’Ivoirien, n’échangent pas avec lui, la radicalité s’installe chez eux
avec l’intention par conséquent « de ramener l’homme aux racines de son
être. Se radicaliser c’est se rendre intransigeant par rejet du monde de
l’Autre. L’idéologie qui prétend éclairer « plonge dans le noir ceux
qui ont une autre conception du monde et de la vie en société… Quand
l’étranger est différent de moi, on peut s’éviter, ne pas se rencontrer
jusqu’au jour où un incident dévoilera la haine… Si je ne me représente
pas le monde de l’autre, je peux le détruire sans aucune culpabilité…
Quand le langage totalitaire prend le pouvoir, quand il n’y a qu’un seul
récit, on ne peut pas découvrir le monde de l’autre. Une étincelle, un
accident, produit une indignation qui déclenche une passion que la
raison ne peut endiguer. » La complexe réalité algérienne d’aujourd’hui
est le résultat des violences séculaires coloniales et internes, y
compris religieuses. Durant la guerre de libération, se souvient Boris
Cyrulnik, il y avait parmi ses amis un soldat du contingent français
fortement engagé pour l’indépendance de l’Algérie. Il a été retrouvé
mort, « égorgé par le FLN. »
Boris Cyrulnik désapprouve la violence exercée par le FLN, par les
Palestiniens lorsqu’ils visent des civils et se demande « quelles sont
la nécessité et l’efficacité du terrorisme ». Mais il n’approfondit pas
la question, n’introduit pas la thèse adverse (pas même pour la
déconstruire), nous pouvons donc questionner son affirmation suivante en
interrogeant d’autres faits ajoutés aux siens, « Il y a une sacrée
différence entre résistance et terrorisme ». Mais que fallait-il faire
alors que la France a toujours refusé la main pacifique tendue (des élus
du 2° collège à Ferhat Abbas, je l’ai précisé plus haut). L’utilisation
du Napalm est bien le fait de l’armée française. Quant aux
Palestiniens, il suffit de constater ce à quoi a mené la politique de
dépossession israélienne, les bombardements de leurs villages depuis
près d’un siècle et leur bantoustanisation. Comment garder raison et se
contenter de contempler l’évaporation de dizaines de mechtas sous le
napalm français, comment assister les bras ballants à l’exécution de
quatre gamins jouant au ballon. Quatre enfants qui se font canonner,
écharper, anéantir sur une plage de Gaza par un navire de guerre
israélien ? La seule compassion pour « ce petit peuple » palestinien
suffit-elle ?
La violence coloniale est mère de toutes les suivantes et ce qu’on a
nommé terrorisme des révolutionnaires est en fait une contre-violence,
une réponse à cette violence initiale et à toutes les portes et fenêtres
closes. Nous rappelons ces mots attribués par Jean-Paul Sartre à Frantz
Fanon, dont les pensées ont été totalement ignorées dans les échanges
entre Boris Cyrulnik et Boualem Sansal : « L’Europe a mis les pattes sur
nos continents, il faut les taillader jusqu’à ce qu’elle les retire.
Raphaël Confiant dit ceci à propos de l’indépassable Les damnés de la
terre, du long cri de Frantz Fanon : « Il s’agit d’un ouvrage
fondamental et qui est toujours d’actualité. Chaque fois que je vois les
images terribles des centaines de migrants qui se noient en
Méditerranée, je pense à lui. Chaque fois que je vois Gaza dévasté sous
les bombes et des enfants palestiniens tués, je pense à lui. » (in Jeune
Afrique 31.08.2017). Boris Cyrulnik amalgame la lutte du FLN pour
l’indépendance (parfois nécessairement violente) et l’annexion de
territoires palestiniens par des sionistes venus d’Europe, annexion
qu’il appelle la guerre « d’indépendance d’Israël » qui provoquerait la
grande Naqba et la chasse de près de 80% des Palestiniens de leur terre,
et interroge « Pourquoi ces deux entreprises terroristes n’ont pas
échoué ? » Boualem Sansal veut bien avancer une explication, mais il
prévient « elle est hasardeuse ». J’avoue ne pas bien comprendre sa
tentative de réponse où il est question de « plusieurs forces fortes »
comme en physique, d’eschatologie propre à l’Islam et au Judaïsme et
irrédentisme qu’il impute aussi aux Palestiniens. Un simple regard, même
furtif, sur deux cartes de la Palestine, la première telle qu’elle se
présentait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et la seconde
telle qu’elle a évolué, suffirait à clarifier ce point. Et puis comment
insister sur ce problème (drame) de la diaspora palestinienne et de son
très aléatoire retour « qui équivaudrait aux Israéliens à la perte de
Sion » et passer par pertes et profits soixante-douze ans de malheurs –
du groupe Stern (allié des nazis) à Ben Gourion à Netanyahou – infligés
par les sionistes et leurs alliés occidentaux au peuple palestinien ? et
même, comme insiste Boualem Sansal, par les pays arabes « frères ». Je
trouve que juxtaposer les « incroyables persécutions subies par les
Juifs » et les « souffrances endurées par les Algériens » relève d’une
démarche que je qualifierais – parce que j’ai beaucoup d’estime pour
Boualem Sansal et sa plume de très haute facture – d’erronée, pas plus.
Les Palestiniens et les hommes justes n’ont de cesse de rappeler que les
Palestiniens ont un problème avec l’État colonial israélien, qu’ils
n’ont pas de problème avec les Juifs en tant que tels, ni les Algériens,
malgré les dérapages bien réels et inacceptables dans les sociétés
maghrébines et arabes. Boualem Sansal le sait parfaitement lui qui
aurait dû se rendre aussi à Ramallah et à Bethléem comme il s’est rendu
du côté où ruissellent « lait et miel ».
Boris Cyrulnik explique que si on devient terroriste c’est qu’on n’a
pu parler, qu’on n’a pu négocier avec l’adversaire, « quand on coule on
s’accroche à tout ce qui flotte ». Un voyage en Turquie est suffisant
pour que ces jeunes passent à l’acte. Ces « gogos de l’Islam connaissent
à peine le Coran comme les Jeunesses hitlériennes connaissaient à peine
‘‘Mein Kampf’’. « Les récitations donnent une apparence rationnelle qui
cache un désespoir. » Les musulmans, et pas qu’eux, seront
reconnaissants pour cette caustique proximité que propose Boris
Cyrulnik : Coran – Mein Kampf. Je l’espère involontaire et malheureuse.
Le radicalisé se construit un schéma manichéen simple dit-il. « Il
suffit d’éradiquer le mal pour que tout aille bien. » Il suffit que les
radicalisés du même bord se retrouvent pour que « la contagion
émotionnelle les saisisse et les exalte jusqu’à ce que mort s’ensuive ».
Le phénomène de radicalisation qui se répète dans l’histoire de
l’humanité témoigne d’une défaillance sociale éducative, culturelle. »
« Les recruteurs des jeunes font leur marché sur Internet, dans les
prisons, dans les quartiers déculturés, dans les familles délabrées. »
Boris Cyrulnik avance que dans l’ensemble le terrorisme a échoué,
comme en Espagne avec l’ETA, en Italie avec Les Brigades rouges, en
Colombie, etc. Même El Qaïda « qui a réalisé ‘‘un chef-d’œuvre
d’attentat’’ » et qui a fait monter la côte de popularité de Georges
Bush qui s’est permis d’envahir par son armée l’Irak et l’Afghanistan.
Mais qui connaissait le but réel d’El Qaïda ? Boris Cyrulnik regrette
que « les subventions américaines et européennes aillent dans les poches
d’hommes d’État et de terroristes », mais omet de préciser le jeu
malsain de ces multinationales comme Lafarge Cement Syria, Imerys, MTN…
accusées de financer le terrorisme international. Boris Cyrulnik parle
des extrémismes qui se renforcent et se nourrissent mutuellement
s’agissant de l’islamisme en Turquie, en Algérie et dans le monde arabe
et continue sur « l’exemple de la montée du communisme en Europe dans
les années 1930 qui a effrayé les bourgeois qui se sont jetés dans les
bras du national-socialisme. » Le même phénomène s’est produit après la
chute du Mur de Berlin en 1989. « En Pologne et en Russie, le
totalitarisme idéologique a provoqué le retour des religions extrêmes. »
La raison perd la tête lorsqu’on érotise la violence. « Les deux mots
le plus souvent utilisés sont des mots extatiques : peuple et héros… On
aime encore plus les héros quand ils désirent mourir pour nous sauver.
Quel plaisir de les aimer morts ! C’est au nom du peuple que s’expriment
les dictateurs qui veulent imposer leur loi. Cette complexité des
extrêmes, cette balance du pouvoir entre deux groupes opposés ont existé
en France pendant la seconde Guerre Mondiale. Mais il s’agissait de
résistance, bien plus que de terrorisme. »
Ici (pas qu’ici) Boualem Sansal s’emprisonne dans un cliché auquel,
j’en suis convaincu, il ne croit pas lui-même. Il écrit que les
musulmans sont soumis. Ils ont une « incroyable incapacité à penser
l’autre, à le voir simplement. L’autre est une aberration. » Incroyable
incapacité. Cette généralisation et cette essentialisation qui relèvent
du bon gros sens commun sont insupportables. On retrouve cette même
soumission des musulmans « derrière l’extrême liberté dont jouissent les
Occidentaux ». La formulation est ici soft, plus légère, plus
« aérienne » où il est question de chair, d’égocentrisme et en filigrane
de consumérisme, presque supportable. Comment échapper à la soumission
dès lors qu’elle est « consubstantielle à la nature humaine vivant en
société… et puis à quoi sert la liberté si on se complaît dans la
soumission ? » Je demande à Boualem Sansal si la vie (tout court) est
possible sans soumission quelle que soit celle-ci ? peut-on se
soustraire à toutes les lois humaines et naturelles ?
Boualem Sansal nous met en garde, « la soumission appelle à la
dictature », et nous renvoie au Discours de la Servitude volontaire de
La Boétie pour corroborer ses propos. Nous pourrions leur ajouter ceux,
tempérés, de Spinoza sur la même question. Puis nous glissons de mot en
mot, de notion en notion, de soumission à misère, puis à plaisir
secondaire, à victimisation : « voilà pourquoi les musulmans sont
champions du monde de la victimisation ». Tous dans la même gibecière.
Essentialiser donc : de l’ignorant à l’intellectuel, du citadin au
montagnard, du Marocain à l’Indien, du Machreq au Maghreb. De Ahmed le
quidam yéménite ou algérien à Ali Abderraziq l’érudit : « Les musulmans
sont soumis » ou « Les musulmans sont champions de la victimisation ».
Et, comme en résonnance, il y a les replis identitaires un peu
partout. Ils sont nombreux issus aussi de pays alliés au « monde libre »
ou à l’Europe. « De plus en plus de dictateurs sont démocratiquement
élus. Ce malheur peut être réel après une guerre ou un affrontement
social. Un brouhaha de théories opposées aggrave la confusion », si bien
qu’on ne sait plus vers qui aller. Arrive alors « un sauveur » qui
s’évertuera à trouver un ennemi, quel qu’il soit et de préférence dans
les minorités du pays, ou des groupes, un pays étranger. França
et ses partis-relais par exemple. Pour se faire élire cet apprenti
dictateur peut se victimiser « il peut provoquer verbalement ou
physiquement afin de se faire persécuter et provoquer l’indignation. »
4_Le Hirak, les jeunes, l’avenir
Boris Cyrulnik dit qu’il est « retourné récemment en Algérie pour en
faire connaissance. J’y ai été enchanté par l’accueil des jeunes ». Il a
découvert deux types de jeunesse en Algérie, « une jeunesse cultivée et
francophile qui regrette de s’être laissée ‘‘entraîner dans le conflit
israélo-palestinien’’, l’autre jeunesse malheureuse et entravée qui se
laisse convaincre par la désignation d’un ennemi pour renforcer le
panarabisme. J’ai rencontré d’un côté des jeunes très cultivés,
courageux, amoureux de la France, de l’autre, des jeunes très
inquiétants, pleins de certitudes totalitaires (le vide au-delà de ces
deux types). Comme en France, une partie des jeunes est composée par des
‘‘errants’’, des largués de la culture. Ces jeunes sont des proies pour
les ‘‘sauveurs’’ qui se servent de leur détresse pour légitimer la
violence. Les jeunes évoquent l’antisémitisme de certains imams qui
imputent toutes les difficultés du pays et du monde musulman aux Juifs.
Les Hommes ont tous besoin d’utopies pour s’orienter vers un avenir
meilleur, mais l’utopie des uns n’est pas celle des autres. Le mouvement
du 22 février 2019 « apportera peut-être des éléments de réponse »
quant à la formation d’un état et d’une nation modernes, ouverts sur le
monde, sur l’altérité. Boualem Sansal doute que « les deux puissances
qui régentent le pays, l’armée et la religion, le permettent ». Mais il
veut y croire quand même « pour que le miracle se réalise ». Il me faut
rappeler que le livre « France-Algérie – Résilience et réconciliation en
Méditerranée » a été écrit avant l’élection du 12 décembre 2019 dont il
n’est rien dit, probablement, dans l’urgence. Il faut comprendre donc
que le peuple algérien (manifestement très majoritairement musulman)
peut s’extraire de l’assujettissement (il l’a maintes fois montré),
contredisant des propos écrits dans le sous-chapitre « La soumission
appelle-t-elle à la dictature ?… les musulmans sont soumis et donc peu
enclins à penser l’autre ». Revenons au mouvement populaire du 22
février 2019. Il devra, écrit Boualem Sansal, au-delà du renvoi des
têtes d’affiche de la nomenklatura, rompre définitivement le lien
ombilical qui le rattache au système dont il était un acteur principal.
Mais Boualem Sansal est très lucide. « Je pense que le système qui
succédera à Bouteflika prendra une direction semblable à la sienne : ce
sera un mélange entre le capitalisme d’État à la Poutine et le
capitalisme à la Sud-coréenne avec d’immenses conglomérats familiaux
opérant avec l’appui de l’administration. »
Le Hirak, 2° printemps algérien, est un long cri dans le désert que
le pouvoir refuse d’entendre et auquel refusent de tendre l’oreille les
« amis et partenaires ». Avoir de la sympathie pour le Hirak et sa belle
Silmya ne suffit pas. Les hirakistes attendent un soutien politique
concret et une dénonciation claire du pouvoir autoritaire. Le 1°
printemps, en octobre 1988, a produit bien plus en moins de dix jours de
manifestations ininterrompues (nouvelle constitution, fin du parti
unique…) Aujourd’hui non seulement le Hirak n’a rien produit, mais on
peut même dire qu’il a renforcé le Système qui s’est débarrassé de ses
branches mortes, mis fin au clan Bouteflika… et à une partie du
« gang », la Issaba. Il est à noter que les importants mouvements d’avril 1980 et d’avril 2001 ne sont pas évoqués.
Le peuple est traumatisé par la guerre civile des années 1990. Le
pouvoir l’a enfermé dans un consumérisme fou. Il assure le service
minimum en matière de révolution : le peuple manifeste de 14h à 17h les
vendredis, de 10 à 12h les mardis. Après dix mois de manifestation, les
appels à la grève générale et à la désobéissance civile pour faire
tomber le régime sont restés lettres mortes. Le pouvoir a compris que la
population ne peut pas et ne veut pas aller plus loin. Il ne voit donc
aucune raison de céder quoi que ce soit. On relève les mêmes lacunes
lors des deux printemps algériens : les manifestants qui ‘‘ se sont mis
d’accord pour n’être d’accord sur rien’’, n’arrivent pas à s’entendre
sur les suites à donner au mouvement alors même que les islamistes « se
préparent activement » et que le pouvoir envisage « tous les scénarios.
Il est important que les manifestants dépassent le service minimum. » Si
le Hirak échoue, il faut craindre le pire, des conséquences graves pour
le pays, ses voisins, ses partenaires. Et on verra les
ultranationalistes et les islamistes revenir en force et ramener le pays
à la décennie noire. La suite s’avère problématique poursuit Boualem
Sansal. Comment reconstruire le pays, quel statut pour la femme, quelle
place de l’islam dans l’édifice, comment organiser la justice,
l’éducation… ? Ce qui se joue en Algérie aura un impact très important
dans les pays de la Méditerranée occidentale. Avec le succès du Hirak,
l’Algérie deviendrait un pays ‘‘normal’’. « Son échec renforcerait
l’isolement du pays dans lequel il vit depuis son indépendance. » Le
succès ou l’échec du mouvement de protestation est lié à la verve, à la
puissance ou au silence des intellectuels. Pour répondre à la question
concernant les forces du changement, Boualem Sansal procède « à une
longue digression » où il détaille son évolution personnelle depuis son
premier emploi jusqu’à des postes de direction au sein des Ministères du
Commerce, de l’Industrie et les difficultés auxquelles il a dû faire
face et que l’on peut imaginer aisément, jusqu’à son métier d’écrivain.
Une digression « qui permet de comprendre le silence des
intellectuels. » Le relèvement du pays nécessite des volontaires et des
héros, des stratèges et des tacticiens aux postes de commandement
sensibles, capables de sortir l’Algérie de l’isolement et du huis clos
dans lequel le pouvoir l’a enfermée si longtemps.
5_Les relations franco-algériennes
Pour Boualem Sansal, la coopération entre les deux pays a toujours
été bonne dans certains domaines de l’économie, la sécurité, la
diplomatie. Mais il se reprend plus loin et écrit que la relation
politique de la France avec l’Algérie indépendante est à l’avenant,
toujours à contre-courant de l’histoire, souvent indigne comme son
soutien au pire dictateur que les Algériens ont eu à subir :
Bouteflika. » Parfois des crises émergent, comme en février 1971 lorsque
Boumediène annonce la nationalisation des hydrocarbures. La crise a
failli dégénérer. « Le président Pompidou envoya la marine française
mouiller en face d’Alger, alors que Boumediène mettait l’armée sur le
pied de guerre. » Tout est rentré dans l’ordre grâce à la diplomatie et
« la nationalisation donna lieu à des indemnisations correctes ». Il
développa plus encore les relations d’affaires entre les deux pays. Les
compagnies françaises firent de belles affaires jusqu’au premier
printemps algérien en octobre 1988. Les domaines qui posaient problème
entre les deux pays étaient censés avoir été réglés par les accords
d’Évian : indemnisation des pieds-noirs, pensions dues aux anciens
combattants algériens lors des deux guerres mondiales, la question de
l’émigration, le statut de la langue française, « la repentance dont le
FLN a fait son cheval de bataille », etc. « Ces questions ont été
instrumentalisées par les deux pays, par le lobby de la Françalgérie. »
Un point commun est partagé par les deux pays et de nombreux autres,
celui de la manipulation des systèmes d’information. Boualem Sansal pose
les questions de leur manipulation, « les gens sont formatés, on leur
vend des éléments de langage comme des vérités absolues. » En France les
vérités du politiquement correct ne sont pas écrites et « Il est très
risqué en de s’exprimer librement. » On risque d’y être « bâillonné,
sanctionné ». Par contre, en Algérie, « les vérités irréfragables de la
révolution et de la religion sont écrites, enseignées, protégées
officiellement et consignées dans la Charte Nationale. »
Par son soutien au pouvoir algérien, la France « montre qu’elle
continue de voir les Algériens comme ses indigènes, des sauvages qui ne
peuvent être gouvernés que par la trique. » Tous les accords entre la
France et l’Algérie portent cette empreinte coloniale. Les autorités
françaises traitaient les gouvernants algériens comme leurs supplétifs
d’antan (bachagas, caïds, aghas) et les gouvernants algériens
regardaient les gouvernants français comme des féaux obséquieux. » Sur
cette question, Boualem Sansal nous invite à lire ou à relire Albert
Memmi, Frantz Fanon, Edward Saïd, Aimé Césaire. Colonisateur et
colonisés ne peuvent échapper à leur passé. Pourtant la réconciliation
est nécessaire. L’auteur propose d’engager une démarche semblable à
celle qu’ont développée Allemands et Français dès la fin de la 2° Guerre
mondiale. Boris Cyrulnik rappelle les guerres en Europe, notamment les
conflits ayant impliqué la France. Depuis des décennies la paix s’est
établie entre la France, l’Italie et l’Espagne si souvent combattues,
l’Angleterre « ennemie héréditaire » et surtout avec l’Allemagne « avec
laquelle la France a été en guerre presque un siècle entre 1870 et
1945 ». Boris Cyrulnik se rappelle « quand j’étais enfant, j’entendais
encore parler de la ‘‘perfide Albion’’ » (infidèle Angleterre), se
félicite que ces haines sont aujourd’hui gommées notamment par le
programme Erasmus (programme d’échange d’étudiants à travers notamment
l’Europe)
En Algérie, « les événements récents (le Hirak) ont montré une
jeunesse algérienne mature. » Si demain, ces jeunes au pouvoir
parviennent à construire une culture forte et paisible, la France en
profitera, les échanges se développeront. Mais si l’Algérie explose et
se ruine, beaucoup de souffrances retomberont également sur la France.
Qui a senti venir février 1917, le 14 juillet 1789, Mai 1968 ?
interroge-t-il.
L’Algérie comme la France et d’autres pays risquent une autre
mésaventure bien plus grave que les crises économiques ou sociales. Un
naufrage du fait du dérèglement climatique entre autres peut les
emporter. Cette problématique de la nature et de l’environnement semble
ne plus finir et toucher tous les endroits du monde. Comment ferons-nous
s’interroge Boris Cyrulnik « quand nous serons dix milliards d’êtres
humains sur la terre, quand les végétaux et les animaux auront disparu »
et quand les déplacements pour cause de dérèglements climatiques se
feront par millions des pays pauvres vers les pays encore verts. »
Puis il évoque le risque de la soumission à une dictature induit par
la nécessaire adaptation. Nous assistons un peu partout à des replis
identitaires. Le point de vue de Boualem Sansal est identique : « J’ai
tendance à croire que la dictature est l’avenir du monde. Je veux dire
qu’elle serait le seul moyen pour l’humanité de se préserver d’elle-même
et des dérèglements de la nature et de se maintenir en vie. » Lorsque
l’homme aura épuisé la nature, lorsque celle-ci aura fortement changé,
lorsque l’émigration du fait du changement climatique (plutôt que du
seul réchauffement) bouleversera des zones entières, lorsque l’homme
aura été au bout de ses massacres, alors « la dictature apparaîtra comme
une nécessité absolue. Une dictature invisible dont nous avons un
avant-goût aujourd’hui où de nombreuses décisions sont le fait de
structures « invisibles » plus que des États.
Boualem Sansal nous invite vivement à « lire et relire » 1984 de
George Orwell et « Walden ou la vie dans les bois » de Henry David
Thoreau, précurseur de la désobéissance civile. Je ne peux qu’approuver.
Du reste, Boualem Sansal a consacré de longues pages à ces deux
auteurs, dans sa dystopie « 2084 » pour le premier et « Le train
d’Erlinguen… » pour le second auquel il adresse ses pensées en exergue
du livre et qu’il cite « À quoi bon avoir une maison si l’on n’a pas de
planète acceptable où la mettre ».
Une autre évolution est possible, identique à celle des pays
européens cités plus haut, souvent en guerre, aujourd’hui réunis autour
d’un projet commun. Alors pourquoi pas entre la France et l’Algérie ?
« Je connais une autre évolution possible, écrit Boris Cyrulnik, c’est
celle que propose la résilience des peuples quand, après un trauma, une
autre entente sociale se met en place. » Pourquoi se rendre prisonnier
du passé, pourquoi s’y complaire ? Pourquoi ne pas tisser de nouveaux
liens sociaux, amicaux, culturels ? Cela aurait pour effet d’apaiser le
cœur des citoyens des deux pays et notamment les Algériens et
binationaux dont nombreux sont ceux qui vivent à la marge des deux
frontières, dans une sorte de no man’s land marécageux et instable. « La
situation se crispe entre la France et l’Algérie lorsque, surtout, les
Algériens de la 2°, 3° génération, développent une hypersensibilité à
l’égard de leur passé et des questions qu’il soulève. » Des blancs-becs
dirais-je, et orgueilleux. La situation se crispe également lorsque les
politiques optent pour des tensions à usage interne, au détriment de la
clairvoyance et du courage.
6_Algériens de France et binationaux
« Ceux qui affichent leur souffrance sont ceux qui n’ont pas vécu les
drames directement. Ce sont les enfants qui étaient trop jeunes au
moment des faits, ceux qui les voyaient depuis leur exil à l’étranger »
écrit Boualem Sansal. Il en est ainsi des « jeunes français d’origine
algérienne de la 2°, de la 3° génération qui vivent la colonisation non
comme des événements historiques, mais comme une actualité qui se
déroule dans leurs quartiers, sous leurs yeux » poursuit l’auteur qui
trouve ces jeunes « brutaux et haineux ». Le substantif « jeune » n’est
pas défini par Boualem Sansal. Je l’entends comme une personne dont
l’âge se situe entre la mûre adolescence et l’âge adulte bien entamé. En
fait le comportement de ces jeunes exprime leur refus d’être
continuellement ostracisés comme l’ont été leurs pères et plus encore
leurs grands-pères les « chibanis » (aussitôt évoqués, aussitôt oubliés)
qui se tuèrent à la tâche et se turent (cela dure depuis plus de
cinquante ans !) Eux, enfants de France (la plupart sont binationaux,
d’autres sont Algériens, n’ayant pas demandé la nationalité française à
leur majorité) ne se taisent pas, ne veulent pas être considérés comme
des citoyens de second rang et le crient haut et fort dans la rue et
dans les urnes (avec un marqueur fort en 2005) dans la lignée de la
« marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983 (et qu’à dessein,
les médias français ont longtemps appelée « la marche des beurs ») Ils
continuent de revendiquer – à juste titre – l’égalité comme tous les
autres citoyens. Il est à noter que beaucoup parmi ces jeunes ou jeunes
adultes ne connaissent le pays de leurs grands-pères que par les
relations familiales et quelques rares photos de vacances. Ils sont
plutôt bien « intégrés » si tant est que ce terme soit approprié (il ne
fait pas l’unanimité chez les chercheurs). Ces jeunes se considèrent
comme des citoyens ordinaires, et pour les concernés « votent et paient
l’impôt », malgré les difficultés objectives liées à leur origine
sociale, familiale ou géographique (quartiers populaires), obstacles
qu’ils combattent de diverses manières y compris au sein d’associations.
Boualem Sansal parle indistinctement de « jeunes français d’origine
algérienne de la 2°, de la 3° génération ». Or, il y a au moins deux
‘‘groupes’’ (2 et 3) en sus de celui évoqué ci-dessus (le ‘‘groupe 1’’)
composé donc de citoyens qui revendiquent l’égalité, dans la lignée des
années des marches citoyennes et qui ne s’en laissent pas compter.
Le premier des deux autres ‘‘groupes’’ est constitué de jeunes
algériens d’immigration familiale récente (années 1995-2000) pour la
plupart. Le second est représenté par des jeunes « affairistes
instables » eux aussi arrivés récemment. Il faut lire ‘‘groupe’’ comme
un ensemble d’individus, avec guillemets (donc pas dans son acception
sociologique). Rappelons que le nombre d’Algériens ayant reçu un premier
titre de séjour a progressé sur les cinq années de référence, passant
de 8564 durant l’année 1995 à 32596 pour l’année 2003 (sources INED).
Commençons par le ‘‘groupe 3’’ : il est constitué par des jeunes
« affairistes ». Ils sont désignés en Algérie par le terme de « M’halleb »
(a été trait/trayeur). Ce sont des jeunes opportunistes qui ont les
pieds sur terre et pas froid aux yeux. Ils vivent à la fois en Algérie
et en France. Ils n’ont qu’une seule obsession « traire la vache » avec
pour objectif unique d’amasser toujours plus de biens, faire fortune
sans aucun état d’âme et louangent le Chiffre d’affaires. Ils sont
ingénieux, et malins, maîtrisent les circuits de l’informel. Ils se
croient nés d’eux-mêmes, pétris de bon sens, y compris celui qui « amène
au pire » (J. Lacan). Ils sont concentrés sur leurs projets, font feu
de tout bois, naviguent avec aisance au cœur du nouveau champ religieux
dominant. Ceux-là vont et viennent sans cesse entre l’Algérie et la
France dont ils rejettent les modes de vie et les valeurs morales. Ils
sont en cela proches du premier groupe. Ils représentent bien cette
Algérie et ce peuple devenus étrangers à Mohammed Harbi (lire
ci-dessous) et à des milliers ou des millions d’entre nous. Ils ne sont
pas toujours officiellement installés en France. Nombreux sont ceux qui
possèdent un titre de séjour en France ou parfois une carte de
nationalité française, mais sont établis en Algérie. Les allers-retours
entre les deux pays sont très fréquents. Ils sont « instables ». Ils
achètent, vendent, louent des biens en France par divers truchements.
Lorsqu’ils le peuvent, ils exploitent judicieusement les failles des
systèmes d’aides diverses destinées aux populations confrontées aux
aléas et vicissitudes de la vie (allocations familiales, aide au
logement, revenu de solidarité, parfois même l’aide médicale de l’état…)
Ils sont beaucoup moins nombreux que les jeunes des ‘‘groupe’’ 1 ou 2,
mais on ne peut les ignorer.
Le ‘‘groupe 2’’ : une partie de ces jeunes algériens d’immigration
récente est mal intégrée en France pour des raisons longues à lister
ici. Relevons que la société algérienne actuelle – celle dont sont
issues ces familles nouvellement installées en France – est fortement
conservatrice, intolérante, bigote, où le prisme du religieux domine, ce
qu’elle n’était pas du tout dans les années 1960-1970 (celle qui a
produit les futurs « chibanis »). La régression culturelle est immense en Algérie déclarait récemment Mohammed Harbi dans une interview : « Je suis moralement au service de l’Algérie. Mais je l’ai perdue et j’ai perdu son peuple. Ce ne sont plus les mêmes. »
(Le Monde, 6/12/2019). Retenons que ces jeunes ont (ont eu) une
scolarité plutôt chaotique (souvent entamée en Algérie), que leurs
parents, qui côtoient essentiellement d’autres Algériens ou des
Maghrébins, ne leur parlent qu’en algérien. Retenons également que chez
eux les chaînes de télévision française sont peu regardées, ou pas du
tout. Les écrans transmettent très souvent des émissions du Moyen-Orient
ou d’Algérie dont les contenus politiques et sociaux anti-français
primaires (histoire et actualité) sont légion et dont les commentaires
religieux rigoristes (et même radicaux selon les télés) sont souvent
anachroniques et nient les contextes et normes sociaux. Ils tendent les
uns et les autres, contenus politiques et commentaires religieux, à
éloigner ces jeunes de toute intégration sereine. Nonobstant la
responsabilité des politiques d’intégration évoquée plus bas. Sortis de
chez eux, ces jeunes immigrés sont confrontés à la réalité d’un
quotidien écrasant nié en famille ou à tout le moins dénigré. Ces jeunes
vivent tantôt dans un monde (la maison), tantôt dans un autre (la
ville). Précisons qu’on retrouve certains traits de ce ‘‘groupe 2’’ dans
le ‘‘groupe 1’’ d’il y a quelques décennies. On trouve bien sûr dans ce
‘‘groupe 2’’ des jeunes binationaux comme dans le ‘‘groupe 1’’, des
Français donc, des jeunes majeurs qui ne votent pas, qui rejettent
« tout ce qui est français » qui reproduisent une haine anti-française
notamment en réaction à la politique française en Afrique, au
Moyen-Orient très favorable à Israël (rocher plus que pierre
d’achoppement extrêmement sensible chez la quasi-totalité des Algériens
et binationaux compte tenu de leurs propres humiliations et profondes
blessures subies (par famille interposée) lors de la colonisation
française), pour les raisons détaillées ci-dessus, mais également en
réaction à la stigmatisation et au racisme qu’ils subissent, en
reprenant le discours de certains parents et amis. Cela ne nous interdit
néanmoins pas de souscrire à l’idée que certains comportements de ces
jeunes sont « brutaux et haineux » comme le dit Boualem Sansal ou
« agressifs contre le pays d’accueil » comme l’affirme Boris Cyrulnik.
Pays d’accueil, peut-être pour certains, pays de naissance pour les
autres. Un no man’s land certainement, piégé et piégeant. Boualem Sansal
dit que les jeunes algériens ou binationaux « sont dans la haine, la
victimisation, la colère, la rupture ». En comparant les « jeunes
français d’origine algérienne aux jeunes français enfants de
pieds-noirs » il dit que les seconds sont « parfaitement intégrés,
qu’ils sont dans le questionnement et la recherche de la vérité, ils
veulent comprendre et éventuellement nouer des liens… » Il y a de mon
point de vue un biais à vouloir comparer ces groupes sans un éclairage
en amont de ce que sont les individus qui les constituent, ce que sont
leurs trajectoires, leurs milieux… Autant comparer des milieux sociaux
sans au préalable les « dénuder » (cf. Bourdieu le capital économique,
social et culturel…) Boualem Sansal rappelait pourtant qu’ « aux yeux
des Européens d’Algérie, les indigènes musulmans, y compris les rares
naturalisés, devaient demeurer indigènes et par conséquent « rester à
leur place » ainsi que le précisait Frantz Fanon : « la première chose
que l’indigène apprend c’est de rester à sa place, à ne pas dépasser les
limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves
musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. » (Les damnés de
la terre). Les rêves des uns ne sont pas ceux des autres.
Boris Cyrulnik dit qu’il « vivrait très mal qu’on expulse les enfants
d’Algériens qu’on a fait venir en 1960 pour travailler dans les usines
et construire des ponts, ou ceux qui viennent aujourd’hui en France
parce que les libérateurs algériens n’ont pas su construire un pays
paisible et prospère. » Il dit aussi des « Algériens arrivés ou nés en
France – sans distinction ni nuance – qu’ils se sont identifiés à des
héros revanchards ou nihilistes dont la pire image est Mohammed Merah. »
Ici l’auteur aurait dû modérer son propos, car dans cette phrase on
comprend (je comprends) que ces « Algériens arrivés ou nés en France »
se sont plutôt identifiés à Merah. Ce qui est faux et absurde. Ils ne
sont pas tous concernés. Ils ne s’identifient pas tous à Merah, avec ou
sans l’adverbe. Tant s’en faut ! Le parcours rapporté de ce « terroriste
islamiste franco-algérien » de 24 ans est partiel et les manipulations
de la Direction générale de la sûreté extérieure française (DGSE) sont
étrangement omises par Boris Cyrulnik. Peu avant sa mort, Merah
s’adressait ainsi à son interlocuteur des services secrets : « C’est vous (DGSE) qui m’avez entraîné dans cette situation. Je ne te pardonnerai jamais » rapporte Le Monde. Boris
Cyrulnik évacue le fait que le père d’une des victimes accuse le
service d’espionnage français d’avoir versé à celui de Merah une
importante somme pour récupérer un clip dans lequel le terroriste
détaille ses liens avec les services secrets français. Écrire que
« cette radicalisation entraîne la haine de tout ce qui n’est pas
musulman » et passer à une autre rubrique n’est pas suffisant. Boualem
Sansal regrette de son côté que cette « maîtrise des émotions qui
facilite l’expression de la raison ne se retrouve pas chez les jeunes
Algériens de France. Après chaque match de foot, on constate des
débordements que je trouve stupides et hyperdangereux. » Cela n’est
pourtant pas propre aux jeunes Algériens. Il y a des dizaines de matches
de football auxquels ces Algériens n’ont pas participé et qui se sont
finis par des batailles rangées inouïes entre hooligans
(PSG-Galatasaray, Grande-Bretagne-France…) – qui n’ont pas soulevé
d’émotions particulières au-delà des 24 premières heures – ce qu’admet
Boris Cyrulnik, pour ajouter aussitôt concernant ce qu’il appelle les
« désordres intentionnels » que le comportement de ces jeunes Algériens
« font honte aux Algériens qui travaillent pour s’intégrer en France.
Mes étudiants se sentent disqualifiés par ces supporters violents. »
Quasiment à aucun moment n’est interrogée profondément la question
des politiques néfastes concernant l’intégration des immigrés
(Algériens) en France. Boris Cyrulnik aborde la question autrement « les
pères étaient très peu payés, ils devaient payer un loyer et ils
envoyaient tout le reste au bled. » Boris Cyrulnik parle d’une époque
lointaine en omettant que les immigrés dont il parle, ces « chibanis »
sont aujourd’hui pour une grande part d’entre eux grands-pères ou
arrière-grands-pères de Français décomplexés. Que ces derniers, souvent,
n’ont qu’une attache relative avec le pays de leurs arrières
grands-parents. Ce sont les hommes politiques français qui devraient
avoir honte de leur refus d’intégrer les familles algériennes (exclues
du décret du 29 avril 1976 relatif au regroupement familial) et plus
généralement les quartiers populaires dans leurs stratégies, plus que
ces jeunes étudiants algériens ‘‘qui se sentent disqualifiés’’, peu ou
mal informés. Ce sont ces politiques cyniques assumées ou honteuses qui
sont « insécurisantes » plus que les familles en situation de précarité.
« Les enfants qui sont nés en France ont donc dû se développer au
contact de parents insécurisants, eux-mêmes insécurisés, les pères
hébétés de travail et les mamans malheureuses de quitter le bled coloré
et vivant. » « Une telle absence de construction de la personnalité de
ces enfants en a fait des proies pour les gourous totalitaires,
religieux ». Il me semble que Boris Cyrulnik confond « les mamans » des
années 1950 et 1960, isolées en Algérie avant même le grand saut, et les
femmes algériennes des années 1995-2000 connaissant la France et le
cours du franc puis de l’euro avant même d’avoir posé les pieds dans
l’hexagone. « Parce que l’équipe de foot d’Algérie avait gagné un match,
les jeunes algériens exprimaient leur joie de manière agressive contre
le pays d’accueil ». Boris Cyrulnik lui-même écrit « le pays d’accueil »
(alors qu’ils sont majoritairement français) puis ajoute « ils n’ont
acquis qu’un faible sentiment d’appartenance à la France » « Maîtrisant
mal le langage, contrairement aux Algériens bien intégrés, ils explosent
bêtement un peu n’importe où là où ça gène les nantis. » De très
nombreuses « bonnes questions » sur le rejet de ces jeunes par les
politiques françaises, sont élaguées par Boris Cyrulnik probablement par
manque d’espace, et se demande si « on peut espérer une évolution
civilisée au Maghreb. » Je me demande si ce célèbre et respectueux
neuropsychiatre n’était pas à deux doigts d’écrire ici « Algérie » à la
place de « Maghreb ».
L’essai de Boris Cyrulnik et Boualem Sansal « France-Algérie,
Résilience et réconciliation en Méditerranée » est très intéressant et
instructif, même si l’on n’adhère pas à l’ensemble du contenu et malgré
les insuffisances, peu importantes à vrai dire, qu’il contient. Le livre
déborde d’informations, d’observations et d’opinions. Il encourage la
recherche et l’échange. Il y a si peu d’ouvrages traitant sans
complaisance ni ménagement à la fois de l’histoire de l’Algérie, de la
violence, des relations complexes franco-algériennes… et de tant
d’autres domaines que je n’ai pu pour des raisons objectives rendre
compte ici. « Un livre nécessaire pour sortir des mensonges et des
hypocrisies » lit-on en quatrième de couverture. Il est temps pour les
Algériens de construire un réel national partagé, de s’abandonner au
monde les yeux grands ouverts, apaisés. Il est temps pour les Algériens
de s’extraire du nationalisme étriqué périlleux et d’extraire enfin
d’elle-même cette « Algérie tourmentée, schizophrène tournant sur
elle-même, crapahutant avec ses malheurs et ses bonheurs, plus hantée
par son passé décomposé et travesti que par son devenir » écrivais-je en
mars 2006 à la suite d’un entretien que m’avait accordé Boualem Sansal.
Ahmed Hanifi,
Marseille, le 8 septembre 2020