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L’auteur - Ahmed HANIFI - ahmedhanifi@gmail.com
_ 2005 _ 2020 - 15 ANS !
"Sur le plus beau trône du monde, on n'est jamais assis que sur son cul !"
Michel de Montaigne.
MON SITE: http://ahmedhanifi.com
Il est difficile en ces temps moroses, en ces temps de crises sanitaires, économiques, du politique, de revirement, de lâcheté, il est difficile en ces temps de retournement de vestes, en ces temps de retour vers des solutions que des millions de peuples à travers le monde ont définitivement rejeté dans les poubelles de l’Histoire après les avoir vécues dans leurs chairs. Le faire d’une minorité à travaux forcés sans égard pour l’écrasante majorité sommée de se terrer. Mais la nécessité exige de nous de garder vivants nos vœux, de les essaimer. Ils sont notre utopie aujourd’hui, ils seront notre réalité demain ou après-demain.
Voici les miens à travers cette vidéo. La musique tout le long de la vidéo est les célèbres concertos « Les Quatre saisons » d’Antonio Vivaldi (1723).
Je vous dis donc BONNE ANNÉE 2023 et à bientôt n’challah. LIBERTÉ POUR TOUS LES DÉTENUS D’OPINION.
Les principes du Droit doivent s’appliquer à tout citoyen. Lazhari Labter est un citoyen algérien arrêté pour on ne sait quelles raisons. Nous ne savons pas si celles-ci lui ont été notifiées. Le Droit doit lui être appliqué. Si son Droit a été offensé par la force, au détriment du Droit, il faut dénoncer ce recours à la force. Lui-même ne dit rien à ce propos. Aujourd’hui monsieur Labter a été libéré après avoir purgé sa garde à vue. Et c’est tant mieux, même s’il demeure sous contrôle judiciaire (nous ne sommes pas dans la transparence, tant s’en faut).
Puisqu’il ne dit rien, osons ces questions. Soit Lazhari Labter a été arrêté pour ses opinions et auquel cas nous dénonçons, car on ne demande pas ses papiers à un poète ! On ne le met pas en prison. Ça ne sert à rien de mettre en tôle un ami des mots (s’il s’agit de cela évidemment) et Nazim Hikmet connaît la chanson « Ce n’est pas pour me vanter,/, mais j’ai traversé d’un trait, comme une balle, / les dix années de ma captivité./ Et si on laisse de côté les douleurs que j’ai au foie,/ le cœur est toujours le même, la tête celle d’autrefois… » Il avait raison bien sûr.
Soit Lazhari Labter n’a pas été arrêté pour ses opinions. Mais alors pourquoi l’a-t-il été ? Aussitôt libéré, il a remercié et rassuré ses lecteurs. Il les a remerciés « vous tous, nombreux, très nombreux, de toutes les régions de notre pays et de l’étranger qui m’ont ( !) exprimé, sous une forme ou une autre, leur ( !) solidarité… » L’émotion peut-être (« vous tous qui m’ont exprimé leur solidarité »), l’émotion disais-je . Puis il les a rassurés : « votre place dans mon cœur est spéciale, je continuerai mon combat pour ma patrie, dans le respect des principes de justice et de liberté » (ces mots de Justice et Liberté sont très puissants !) puis autocongratulation « Je suis fier de ma carrière propre (il écrit « propre ») en tant que journaliste de 1976 à 1990… » Il rassure ses lecteurs et ses proches donc, met en avant ses principes « de justice et de liberté », puis il se vante d’avoir contribué dit-il – accrochez-vous s’il vous plaît – « à changer l’image de l’Algérie détériorée à cause… de la propagande ‘‘qui tu qui ?’’ ». Oui, oui : « tu » (l’altérité mon frère au pilori ! qui tue ? tu. Serait-ce encore l’émotion ?) Et là ça ne va pas du tout ya Si Mohammed Wech eddek ? Mais alors pas du tout. Il escamote l’essentiel pour se vendre ou offrir ses services. Allez savoir, il noie le poisson : « Ya si Mohammed, que t’a-t-on reproché ? » Lazhari Labter sort de garde à vue et vers quoi vont ses premières pensées ? vont-elles vers le questionnement ou la clarification des causes et des raisons qui lui ont valu le mitard ? Ne veut-il pas en parler ? Non, il ne parlera pas de ce qui fait problème, de ce qui fait os, de ce qui a inquiété tous ses proches et moins proches « pourquoi a-t-il été arrêté ? » Non, pas du tout.
Personnellement je m’attendais à un partage de questionnements de sa part sur son arrestation, sur une erreur de personne, sur sa saine gestion de ses entreprises (gestion des subventions par exemple…), ou je ne sais quoi d’autre, se poser des questions « qui ? quoi ? où ? quand ? comment ? ». Non. Les 5WH ça ne se ramasse pas à la pelle chez lui, ils ne l’intéressent pas. Il sort de prison, l’équilibre et l’air frais du matin pas tout à fait retrouvés et la première chose à laquelle il s’attaque, la première, vingt ou trente ans après, la première, sa seule préoccupation c’est, en substance, « pourquoi user du Droit au profit de qui n’en a pas le droit ? » Il dénonce « Le qui tue qui » et ses défenseurs durant les années de terreur (1990-2000), les années grises où les loups et autres affidés marchaient sur toutes les ombres à s’y amalgamer, leurs ombres, mais pas que (lire ses deux uniques messages d’hier mardi 29 novembre).
Chers amis, j’ai décidé d’écrire ce texte uniquement parce qu’il a fait un bond en arrière de 30 à 20 ans pour accabler des hommes des causes justes, en faisant l’impasse totale sur son arrestation et sa garde à vue de la veille et de l’avant-veille. Une sorte de mauvais dribble croisé quoi, comme disent les footeux fous de Messi.
Chers amis, je n’ai pas l’espace suffisant ici pour écrire tout ce qui se bouscule à cet instant même dans mon cerveau aux capacités incertaines malgré tout avec le temps qui fuit. 1001 pages n’y suffiraient pas. Donc, j’irai à l’essentiel. Et si je suis dur ou crash avec monsieur Labter, c’est parce que ses mots contre mon camp (moi cet homme obscur, hchicha qui ne se laisse toutefois pas marcher sur les pieds, puis quoi encore ? !) m’ont été insupportables au plus haut point. Qu’il me pardonne, mais les faits sont têtus (je suis sociologue et les faits qui m’intéressent je les emprisonne, les fais mijoter jusqu’à leur faire rendre gorge). Tiens, je vais lui parler directement à ce « poète, journaliste, éditeur, manageur, éveilleur de conscience » (138 lignes plus, plus, plus, chez madame Wikipédia s’il vous plaît) qui insulte les défenseurs des Droits humains en faisant quelques petits détours (c’est lui qui a commencé ! – les années noires…) et en deux points :
1_ Monsieur Labter, vous vous honorez de « défendre les principes de justice et de liberté », de défendre la veuve et l’orphelin donc. Mais cher monsieur, votre métier (de justicier) c’est aussi de défendre le principe de présomption d’innocence. En dénigrant les défenseurs du DROIT (maître Ali Yahia, Bouchachi, Tahri…) ah la belle époque n’est-ce pas ? un coup de fil et c’était réglé et vous applaudissiez… Souvenirs, souvenirs : en insultant les mères des disparus forcés « mères de terroristes » et tous ceux qui les soutenaient et les soutiennent encore, vous et certains de vos compères vous avez déshonoré votre métier durant les années de terreur. Ces mères, ces Locas de La Place de Mai, sont notre honneur, notre fierté. Elles ont été, sont et seront (y compris après leur mort physique) la tâche éternelle sur le front de tous les staliniens et assimilés.
À faire justice à la place de la Justice vous vous êtes sali plus encore les mains et la cervelle, déjà salis par ailleurs, et hélas, le journalisme avec vous. Comment peut-on par exemple applaudir à la disparition d’un grand journal comme La Nation dont la petite musique ne vous seyait pas (à vous comme à vos donneurs d’ordre) ? Il a été interdit et vous vous êtes réjouis en y mettant les formes évidemment « problème économique » ! Nos archives sont hautes comme ça vous savez. Des centaines de journaux, quotidiens, hebdomadaires, revues diverses disponibles à l’exploration.
J’ai pensé un temps que vous vous étiez repenti (vous et vos semblables). Pas du tout. Vous êtes fier. Vous êtes bien plus fier qu’Artaban, d’avoir contribué avec vos livres dites-vous à changer l’image de l’Algérie détériorée aussi bien en Orient qu’en Occident. À l’Est et à l’Ouest. Un Messie. Rien que cela. Vous devriez postuler pour le prix Nobel de la Paix monsieur Labter ou celui de l’entourloupe. Songez-y, cela vous refroidirait les pattes.
2_ Mettons s’il vous plaît maintenant les pieds dans le couscoussier. Rappelez-vous, c’était la période « post 88 ». Les langues se déliaient. Un vent de folle folie embaumait le pays. Depuis des années de nombreux démocrates algériens sont morts ou furent torturés, emprisonnés pour avoir défendu les Droits fondamentaux des Algériens (y compris les vôtres), il y eut Tasfut en avril 1980, la LADH (1985, MCB) et bien sûr il y eut Front uni à trois faces dénaturées contre les ‘‘opposants au régime’’, les ‘‘anti-nationalistes’’, ah, la presse algérienne ! Il y eut également les lycéens en 1986, la jeunesse en octobre 1988, puis certains partis politiques et ONG diverses. Vous devez vous demander où je veux en venir ? Patientez. C’est comme au foot, il faut élaborer une tactique, préparer des combinaisons avant d’aller droit au but, ça ressemble à la guerre, mais ce n’est que ludique. Patientez.
Voyez-vous monsieur, ce sont des gens comme vous qui nous désespèrent d’une Algérie libre et démocratique, plus que d’autres, car les gens comme vous, bousculent, alimentent, gesticulent et crient fort, voyagent de salons en manifestations jusqu’à Mouans-Sartoux et Salon, Paris…, actionnant et réactionnant les éléments de leurs réseaux sectaires (piston)… les amis des amis des amis… pour réécrire l’histoire. Bousculer pour être au centre de la photo de famille pour se faire un nom qui remplacerait d’autres noms. Un nom qui lave plus blanc. Les uns se battent toute l’année dans la discrétion et la conviction, les autres arrivent vers la mi- mars avec troupes et trompettes, billes en poche « poussez-vous c’est moi ! » Ils crient plus fort en comité de quartier pour se métamorphoser en héros. Il faut savoir que Kafka lui-même a dû attendre sa propre mort pour se métamorphoser en Kafka, pas en faisant feu de tout bois et de tout écran.
Mais, Hamdoullah, grâce aux archives des archivistes (le plus beau métier concernant certaines contrées), les gesticulations ne sont que vaines, la vérité est sauve, même si elle ne se dévoile pas aussi vite qu’on le souhaiterait. La vérité prend son temps. Tenez, celle qui suit est demeurée longtemps sous le boisseau. Son moment est enfin venu. Ouvrez le grand rideau.
Vous étiez journaliste, monsieur Labter. Vous devez alors vous souvenir de ce morceau de rouleau de papier hygiénique que je vous avais envoyé à la rédaction de Révolution Africaine en décembre 1989 à vous et à votre compère A.L ou l’inverse, peu importe (je ne donne pas le nom de votre comparse, car il a disparu lui de la circulation et je lui en sais gré, je serais même tenté de lui rendre hommage. On faute lourdement, on se tait longtemps. On ne fait pas de harage dans un bocal vide). Je vous avais envoyé ces feuilles de rouleau de PQ pour que vous vous essuyiez la bouche avant de parler, car c’est comme cela que faisaient les opposants roumains (les vrais, pas les copies prestidigitatrices) aux journalistes roumains qui défendaient le régime communiste agonisant du sanguinaire Ceausescu. Aujourd’hui j’ai pris du poids et de l’âge, je ne procèderais pas de la même manière et puis le PQ est passé de mode. Jouer avec les mots et les partager me suffit amplement. Mais la jeunesse, ah la jeunesse !
Monsieur Labter, alors que des camarades croupissaient en prison pour avoir défendu « le droit d’avoir des droits » Révolution Africaine vous commande des articles élogieux sur Ceausescu (que vous signez avec AL. Révaf du 7 juillet 1989, du 21 juillet 1989, du 5 janvier 1990… ) Il y eut certainement d’autres flagorneries du même genre concernant Ceausescu ou d’autres tyrans. Et quel article ma mère celui du 7 juillet ! Un panégyrique sur – c’est vous et votre collègue qui repreniez ainsi, comme la propagande roumaine : « le génie des Carpates » !, LE « défenseur des libertés ». Dans votre article du 7 juillet vous consacrez cinq pages au régime sanguinaire « la Roumanie n’est pas l’enfer tant décrié par une certaine presse. » Ah ce magnifique langage, orwellien jusqu’à l’os.
Le Régime National Communiste stalinien de Ceausescu que vous défendiez serait renversé par des communistes réformateurs (le Front de Salut National). Des millions de Roumains sortaient tous les soirs dans les rues, éblouis par l’espoir levant que – le nez dans le guidon du Danube de la Pensée – vous ne voyiez pas, vous et vos semblables. Un peu d’humilité cher monsieur Lazhari Labter, un peu de décence ! Hchem chwiya âla rouhek. Les héros ne se fabriquent pas dans des comités sectaires (appuyés par « LA presse »), non, ils sont le fruit de leurs actes généreux, leurs actes de convictions, leurs actes répétés. Ils ne sont pas nés dans le gris du noir, dans ce « clair-obscur ». Méfions-nous de ceux-là agonisait Gramsci !
Ceci étant dit, je ne suis pas rancunier vous savez, j’ai porté (et même anticipé, faut pas être Saint-cyrien), j’ai porté vos Commandements de mars 2019 (avec un brin de méfiance, je l’avoue et vous le comprendriez), j’ai applaudi certains de vos écrits, téméraires, mais justes. Je vous demande simplement de ne pas trop user de l’omission. Méfiez-vous des procédés staliniens qui consistent en la falsification des textes (images…) en éliminant les hommes (idées) tombés en disgrâce pour les leaders du moment. En donnant toutes ces informations sur Révaf, je diminue le risque de falsification en marche. Il y en a d’autres en attente. Les archives sont immenses.
Cher monsieur, je vous suggère de faire vos ablutions et de réciter (à haute voix s’il vous plaît) un mea culpa en bonne et due forme. Vous seriez alors un homme digne du grand club d’humanistes (et peu loquaces- ils n’ont pas de toits, eux, sur lesquels crier), le club des défenseurs des DROITS HUMAINS FONDAMENTAUX.
Des Droits pour tous, les mêmes droits pour tous. TOUS. Pour conclure, je paraphraserais cher monsieur, un célèbre poète victorien « l’humilité est la mère de toutes les vertus ». Et puis, disons-le ouvertement comme ce grand Yankee (je n’aime pas les Yankees, mais là, ‘‘chapô’’ ! « On peut tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps. »
Last but not least, votre panier sera complet si vous le remplissiez des sept pièces jointes (dans l’œil de Satan).
Ahmed Hanifi,
Marseille le mercredi 30 novembre 2022
(J’ai failli préciser « auteur, écrivain, sociologue, poète, ex-gestionnaire, humanitaire, grand voyageur sympathique et tout le chkoupi » à la suite de mon nom, mais vous nous avez tout raflé)
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Lu ce jour 02.12.2022 sur la page >FB de « SOS Disparu »
ANNIE ERNAUX recevra officiellement le prix Nobel de littérature à Stockholm, demain samedi 10 décembre 2022. Voici l’intégralité de son discours devant l’Académie suédoise.
Par où commencer ? Cette question, je me la suis posée des dizaines de fois devant la page blanche. Comme s’il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d’entrer dans l’écriture du livre et lèvera d’un seul coup tous les doutes. Une sorte de clé. Aujourd’hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l’événement – « est-ce bien à moi que ça arrive ? » –, mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c’est la même nécessité qui m’envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m’invitez ce soir.
Cette phrase, je n’ai pas besoin de la chercher loin. Elle surgit. Dans toute sa netteté, sa violence. Lapidaire. Irréfragable. Elle a été écrite il y a soixante ans dans mon journal intime. « J’écrirai pour venger ma race. » Elle faisait écho au cri de Rimbaud : « Je suis de race inférieure de toute éternité. » J’avais 22 ans. J’étais étudiante en lettres dans une faculté de province, parmi des filles et des garçons pour beaucoup issus de la bourgeoisie locale. Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’École avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. J’avais quelques excuses.
Depuis que je savais lire, les livres étaient mes compagnons, la lecture mon occupation naturelle en dehors de l’école. Ce goût était entretenu par une mère, elle-même grande lectrice de romans entre deux clients de sa boutique, qui me préférait lisant plutôt que cousant et tricotant. La cherté des livres, la suspicion dont ils faisaient l’objet dans mon école religieuse me les rendaient encore plus désirables. Don Quichotte, Voyages de Gulliver, Jane Eyre, contes de Grimm et d’Andersen, David Copperfield, Autant en emporte le vent, plus tard Les Misérables, Les Raisins de la colère, La Nausée, L’Étranger : c’est le hasard, plus que des prescriptions venues de l’École, qui déterminait mes lectures.
Je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture
Le choix de faire des études de lettres avait été celui de rester dans la littérature, devenue la valeur supérieure à toutes les autres, un mode de vie même qui me faisait me projeter dans un roman de Flaubert ou de Virginia Woolf et de les vivre littéralement. Une sorte de continent que j’opposais inconsciemment à mon milieu social. Et je ne concevais l’écriture que comme la possibilité de transfigurer le réel.
Ce n’est pas le refus d’un premier roman par deux ou trois éditeurs – roman dont le seul mérite était la recherche d’une forme nouvelle – qui a rabattu mon désir et mon orgueil. Ce sont des situations de la vie où être une femme pesait de tout son poids de différence avec être un homme dans une société où les rôles étaient définis selon les sexes, la contraception interdite et l’interruption de grossesse un crime. En couple avec deux enfants, un métier d’enseignante, et la charge de l’intendance familiale, je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture et de ma promesse de venger ma race. Je ne pouvais lire « la parabole de la loi » dans Le Procès, de Kafka, sans y voir la figuration de mon destin : mourir sans avoir franchi la porte qui n’était faite que pour moi, le livre que seule je pourrais écrire.
Mais c’était sans compter sur le hasard privé et historique. La mort d’un père qui décède trois jours après mon arrivée chez lui en vacances, un poste de professeur dans des classes dont les élèves sont issus de milieux populaires semblables au mien, des mouvements mondiaux de contestation : autant d’éléments qui me ramenaient par des voies imprévues et sensibles au monde de mes origines, à ma « race », et qui donnaient à mon désir d’écrire un caractère d’urgence secrète et absolue. Il ne s’agissait pas, cette fois, de me livrer à cet illusoire « écrire sur rien » de mes 20 ans, mais de plonger dans l’indicible d’une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d’exister des miens. Écrire afin de comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m’avaient éloignée de mes origines.
Il me fallait rompre avec le « bien-écrire »
Aucun choix d’écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux qui, transfuges de classe sociale, n’ont plus tout à fait la même, se pensent et s’expriment avec d’autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. Un dilemme. Ils ressentent, en effet, la difficulté, voire l’impossibilité d’écrire dans la langue acquise, dominante, qu’ils ont appris à maîtriser et qu’ils admirent dans ses œuvres littéraires, tout ce qui a trait à leur monde d’origine, ce monde premier fait de sensations, de mots qui disent la vie quotidienne, le travail, la place occupée dans la société. Il y a d’un côté la langue dans laquelle ils ont appris à nommer les choses, avec sa brutalité, avec ses silences, celui, par exemple, du face-à-face entre une mère et un fils, dans le très beau texte d’Albert Camus Entre oui et non. De l’autre, les modèles des œuvres admirées, intériorisées, celles qui ont ouvert l’univers premier et auxquelles ils se sentent redevables de leur élévation, qu’ils considèrent même souvent comme leur vraie patrie. Dans la mienne figuraient Flaubert, Proust, Virginia Woolf : au moment de reprendre l’écriture, ils ne m’étaient d’aucun secours. Il me fallait rompre avec le « bien-écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venu, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte.
Très vite aussi, il m’a paru évident – au point de ne pouvoir envisager d’autre point de départ – d’ancrer le récit de ma déchirure sociale dans la situation qui avait été la mienne lorsque j’étais étudiante, celle, révoltante, à laquelle l’État français condamnait toujours les femmes, le recours à l’avortement clandestin entre les mains d’une faiseuse d’anges. Et je voulais décrire tout ce qui est arrivé à mon corps de fille, la découverte du plaisir, les règles. Ainsi, dans ce premier livre, publié en 1974, sans que j’en sois alors consciente, se trouvait définie l’aire dans laquelle je placerais mon travail d’écriture, une aire à la fois sociale et féministe. Venger ma race et venger mon sexe ne feraient qu’un désormais.
Comment ne pas s’interroger sur la vie sans le faire aussi sur l’écriture ? Sans se demander si celle-ci conforte ou dérange les représentations admises, intériorisées sur les êtres et les choses ? Est-ce que l’écriture insurgée, par sa violence et sa dérision, ne reflétait pas une attitude de dominée ? Quand le lecteur était un privilégié culturel, il conservait la même position de surplomb et de condescendance par rapport au personnage du livre que dans la vie réelle. C’est donc, à l’origine, pour déjouer ce regard qui, porté sur mon père dont je voulais raconter la vie, aurait été insoutenable et, je le sentais, une trahison, que j’ai adopté, à partir de mon quatrième livre, une écriture neutre, objective, « plate » en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphores ni signes d’émotion. La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture. Trouver les mots qui contiennent à la fois la réalité et la sensation procurée par la réalité allait devenir, jusqu’à aujourd’hui, mon souci constant en écrivant, quel que soit l’objet.
Le désir de me servir du « je »
Continuer à dire « je » m’était nécessaire. La première personne – celle par laquelle, dans la plupart des langues, nous existons, dès que nous savons parler, jusqu’à la mort – est souvent considérée, dans son usage littéraire, comme narcissique dès lors qu’elle réfère à l’auteur, qu’il ne s’agit pas d’un « je » présenté comme fictif. Il est bon de rappeler que le « je », jusque-là privilège des nobles racontant des hauts faits d’armes dans des Mémoires, est en France une conquête démocratique du XVIIIe siècle, l’affirmation de l’égalité des individus et du droit à être sujet de leur histoire, ainsi que le revendique Jean-Jacques Rousseau dans ce premier préambule des Confessions : « Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. (…) Dans quelque obscurité que j’aie pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les rois, l’histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs. »
Ce n’est pas cet orgueil plébéien qui me motivait (encore que…), mais le désir de me servir du « je » – forme à la fois masculine et féminine – comme un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps. Ce préalable de la sensation est devenu pour moi à la fois le guide et la garantie de l’authenticité de ma recherche. Mais à quelles fins ? Il ne s’agit pas pour moi de raconter l’histoire de ma vie ni de me délivrer de ses secrets, mais de déchiffrer une situation vécue, un événement, une relation amoureuse, et dévoiler ainsi quelque chose que seule l’écriture peut faire exister et passer, peut-être, dans d’autres consciences, d’autres mémoires. Qui pourrait dire que l’amour, la douleur et le deuil, la honte ne sont pas universels ? Victor Hugo a écrit : « Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. » Mais toutes choses étant vécues inexorablement sur le mode individuel – « c’est à moi que ça arrive » –, elles ne peuvent être lues de la même façon que si le « je » du livre devient, d’une certaine façon, transparent et que celui du lecteur ou de la lectrice vienne l’occuper. Que ce « je » soit, en somme, transpersonnel, que le singulier atteigne l’universel.
C’est ainsi que j’ai conçu mon engagement dans l’écriture, lequel ne consiste pas à écrire « pour » une catégorie de lecteurs, mais « depuis » mon expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d’images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l’écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu’un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l’indicible vient au jour, c’est politique.
Forme la plus violente et la plus archaïque
On le voit aujourd’hui avec la révolte de ces femmes qui ont trouvé les mots pour bouleverser le pouvoir masculin et se sont élevées, comme en Iran, contre sa forme la plus violente et la plus archaïque. Écrivant dans un pays démocratique, je continue de m’interroger, cependant, sur la place occupée par les femmes, y compris dans le champ littéraire. Leur légitimité à produire des œuvres n’est pas encore acquise. Il y a en France et partout dans le monde des intellectuels masculins, pour qui les livres écrits par les femmes n’existent tout simplement pas, ils ne les citent jamais. La reconnaissance de mon travail par l’Académie suédoise constitue un signal de justice et d’espérance pour toutes les écrivaines.
Dans la mise au jour de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l’objet, il y a la possibilité d’une émancipation individuelle mais également collective. Déchiffrer le monde réel en le dépouillant des visions et des valeurs dont la langue, toute langue, est porteuse, c’est en déranger l’ordre institué, en bouleverser les hiérarchies.
Mais je ne confonds pas cette action politique de l’écriture littéraire, soumise à sa réception par le lecteur ou la lectrice avec les prises de position que je me sens tenue de prendre par rapport aux événements, aux conflits et aux idées. J’ai grandi dans la génération de l’après-guerre mondiale, où il allait de soi que des écrivains et des intellectuels se positionnent par rapport à la politique de la France et s’impliquent dans les luttes sociales. Personne ne peut dire aujourd’hui si les choses auraient tourné autrement sans leur parole et leur engagement. Dans le monde actuel, où la multiplicité des sources d’information, la rapidité du remplacement des images par d’autres accoutument à une forme d’indifférence, se concentrer sur son art est une tentation. Mais, dans le même temps, il y a en Europe – masquée encore par la violence d’une guerre impérialiste menée par le dictateur à la tête de la Russie – la montée d’une idéologie de repli et de fermeture, qui se répand et gagne continûment du terrain dans des pays jusqu’ici démocratiques. Fondée sur l’exclusion des étrangers et des immigrés, l’abandon des économiquement faibles, sur la surveillance du corps des femmes, elle m’impose, à moi, comme à tous ceux pour qui la valeur d’un être humain est la même, toujours et partout, un devoir de vigilance. Quant au poids du sauvetage de la planète, détruite en grande partie par l’appétit des puissances économiques, il ne saurait peser, comme il est à craindre, sur ceux qui sont déjà démunis. Le silence, dans certains moments de l’Histoire, n’est pas de mise.
Une victoire collective
En m’accordant la plus haute distinction littéraire qui soit, c’est un travail d’écriture et une recherche personnelle menés dans la solitude et le doute qui se trouvent placés dans une grande lumière. Elle ne m’éblouit pas. Je ne regarde pas l’attribution qui m’a été faite du prix Nobel comme une victoire individuelle. Ce n’est ni orgueil ni modestie de penser qu’elle est, d’une certaine façon, une victoire collective. J’en partage la fierté avec ceux et celles qui, d’une façon ou d’une autre, souhaitent plus de liberté, d’égalité et de dignité pour tous les humains, quels que soient leur sexe et leur genre, leur peau et leur culture. Ceux et celles qui pensent aux générations à venir, à la sauvegarde d’une Terre que l’appétit de profit d’un petit nombre continue de rendre de moins en moins vivable pour l’ensemble des populations.
Si je me retourne sur la promesse faite à 20 ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature.
Voilà. L’inéluctable est tombé. Mahmoud s’en est allé. Mon ami de plus de trente ans est parti dans la nuit de mercredi 23 à jeudi 24 novembre 2022. Nous venions de l’abandonner aux siens dans la chambre 309 de l’hôpital Avicenne de Bobigny, cette ville qu’il a aimée et où il a habité des décennies jusqu’au dernier jour de sa vie. Il y a une quinzaine de jours, nous échangions au téléphone avec légèreté, peut-être un peu feinte. Si-Mahmoud avait ses croyances et ses convictions. J’ai les miennes. Parfois les unes et les autres engendraient de la friture sur nos lignes, mais rien de bien grave. Mais il ne plaisantait jamais avec ses principes. Nous avions tant de choses essentielles en commun que nous partagions. Les monuments, les amis, les voyages en faisaient partie. Les sujets tels que la découverte de nouveaux pays, de leur Histoire, de leur population, de leur culture nous rapprochaient, tandis que nous en évitions d’autres.
Ces dernières années, après Guernica en Pays basque espagnol, Mahmoud avait concrétisé un autre rêve de jeunesse, visiter Cuba, découvrir les Cubains, les vrais. Il parlait avec générosité de l’accueil très fraternel des Havanais de Lavibora, de Puentes grande, des plantations, des récoltes (la zafra) et de la transformation de la canne à sucre, de leurs boutiques à bière au bord de l’effondrement, d’autres très réputées ouvertes aux touristes en mal de nostalgie ou de spleen : le bar-restaurant El Floridita que fréquentait Hemingway, les pêcheurs à la ligne et les sublimes cubaines – répétait-il. Évidemment, le grand adversaire, el gran imperialista, les États-Unis d’Amérique avec leurs gringos qui s’étaient métamorphosés. Mahmoud racontait les routes mythiques et le Bagdad Café sur « la 66 » complètement déclassé où il s’est rendu, en Newberry Springs (Californie), le désert du Mojave. Las Végas qu’il a détestée, mais qu’il lui fallait découvrir et la folie autour, Los Angeles et San Francisco… Il n’avait qu’une envie : retourner en Californie et traverser le pays d’ouest en est jusqu’à New-York, à l’image de Jack Kerouac avec la folie en moins. Il racontait avec moult détails, les rencontres, les monuments, si bien que j’avais l’impression de l’avoir accompagné.
Il est vrai que nous avons visité le pays des Cow-boys, chacun de notre côté, lui l’ouest, moi l’est. Mais il est vrai aussi que nous avons traversé ensemble une partie de l’Europe du Nord pendant des semaines en passant par Bruxelles, Copenhague, Malmö, Hambourg, presque comme des jeunes routards en ébullition.
Lorsque, comme lui, j’habitais Paris (ou sa banlieue), nous parcourions la plus belle ville du monde de la Porte de Clignancourt à La Porte d’Orléans, de la Porte de Bagnolet à la Porte d’Auteuil. À la recherche de rien, juste pour marcher et observer, voir, écouter, échanger. Cela pouvait aller des quais de la Seine avec ses bouquinistes, de la rue de la Huchette et le Cabaret El Djazaïr, aujourd’hui disparu, à Saint-Denis, entre la basilique et la Place du 8 mai 1945 (leur 8 mai) dans un bar où nous avions appris presque instantanément son assassinat, l’horrible nouvelle de l’exécution de Matoub Lounès. Le bar se ferait soudain silencieux. La rumeur enflerait sur le trottoir à n’en plus pouvoir.
Des anciennes halles de la Villette où Cheikha Rimitti régalait la galerie avec à sa tête le dandy Jack Lang, venu en soutien à la culture algérienne, à la MJC de Bobigny avec les toutes premières interventions des frères Naoui et Khaled (j’avais écrit pour Libé un papier sur la soirée qu’ils ont intitulé « Du rail, du raï, oh yeah ! »
Lorsque nous avions emmagasiné tant et tant de kilomètres dans les mollets (entrecoupés de quelques transports en métro), il ne nous restait qu’à rejoindre feu Larry et tous les Oranais de Barbès dans son ridicule bistrot à Simplon, Aïcha dans son boui-boui face au Pont tournant et au regard de Garance ou Kader rue de Lappe, rue de Lappe/Passez la monnaie /Passez la monnaie / Et ça tournait /Et plus ça tournait / Et plus ça tournait… Je n’oublie pas notre ami commun Hadj évidemment qui était le troisième larron de toutes nos péripéties. Nous connaissions tous les recoins de la ville-Monde. Il nous arrivait de nous retrouver sur la Place de la République pour une marche ou une manifestation pour les libertés en Algérie, un colloque à l’EHESS une soirée politique à Paris 8, au Salon du Maghreb du livre, à une rencontre autour de l’Algérie avec Mohammed Harbi ou Pierre Bourdieu. Nous étions (je suis toujours) en recherche naïve d’une potion magique (puisque tout le légal devint interdit) pour chasser du pays les requins, mais les requins sont comme les loups. Et nous avons fait chou blanc. À ce jour. Les mêmes requins et leurs progénitures sont toujours là, comme par magie après le grand coup de semonce, à saigner les Algériens toujours plus que la veille, à leurs profits et à ceux de leurs premiers et seconds cercles. Et aux opportunistes évidemment qui ont acheté de nouvelles vestes à retourner chez les premières friperies. En dernier adieu j’ai fait la tournée de quelques lieux de Paris que nous fréquentions et aimions. Puis nous nous sommes, cas de force majeure, séparés.
Mahmoud, tu es resté à Paris, alors que je suis descendu sous le soleil provençal. Je t’ai eu au téléphone il y a une vingtaine de jours. J’ai compris qu’il me fallait te rendre vite visite. Le temps au mauvais a refroidi le soleil. Il est implacable avec ou sans cache-nez et bonnet. La visite s’est transformée en à Dieu à la porte 15 du funérarium d’Avicenne. Pour toi, je suis allé faire un dernier grand tour à la bibliothèque Mohammed Arkoun (Paris 5°), à la bibliothèque Assia Djebar (20°), au jardin Kateb Yacine (13°), la rue Frantz Fanon (20°), la place Rimitti (18°), la place Maurice Audin (5°)
Aujourd’hui, autour de toi, au cimetière de La Senia, se sont réunis tous ses amis pour une dernière accolade. C’est le seul faux bond cher ami Mahmoud de ne pas y être, pardonne-moi. Je voudrais, pour conclure cher ami, reprendre ton cri de joie préféré que tu me lançais lors de nos retrouvailles : « Aïwa ! »
Annie Ernaux, la Nobel Par Tiphaine Samoyault 8 octobre 2022
L’Académie Nobel cherche rarement à justifier l’attribution de ses prix par des arguments politiques et n’admet pas toujours qu’on le fasse. L’annonce qui a accompagné la désignation de la lauréate, le 6 octobre, saluant « le courage et l’acuité clinique avec laquelle elle découvre les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle », n’échappe pas à cette règle. Si l’œuvre d’Annie Ernaux peut en effet être lue comme l’exploration aiguë d’un arrachement à des déterminismes existentiels et historiques, elle est d’abord un événement politique que le prix permet d’affirmer.
5. L’événement politique, c’est aussi ce que cette œuvre fait depuis toujours à l’idée de littérature, en particulier en France. En la reliant à l’histoire et à la sociologie, elle fait tomber la littérature de son piédestal, elle renverse son autonomie. Son écriture se caractérise par une sorte de maigreur volontaire qui crée le trouble dans l’institution littéraire. On sait comment elle travaille : elle barre dans ses manuscrits tout ce qui pourrait « faire littérature », des figures héritées, des métaphores, des références qui renverraient à l’autorité des écrivains canonisés. « Venger sa race » implique de rendre ses livres accessibles à celle-ci. Elle a souvent dit qu’elle écrirait des livres que son père pourrait lire, des livres qui ne l’excluraient pas. Ce faisant, elle s’expose au reproche d’avoir une écriture plate ou même d’écrire mal, ce que ne manquent pas de dire des dandys mâles qui ne voient dans la littérature qu’excès et maniement spectaculaire de la langue française et qui préfèrent de toute façon les écrivains de droite, plus courageux et libres selon eux que les soi-disant « bien-pensants ». On l’a vu au moment où Annie Ernaux a écrit une tribune contre deux livres de Richard Millet, le premier faisant « l’éloge littéraire » d’un criminel, le second accusant « l’immigration extra-européenne » d’attenter à la « pureté » de la langue française (tel Céline parlant du « franco-yiddish tarabiscoté » de Proust). Beaucoup d’hommes se sont déchaînés contre Ernaux au nom de la liberté de la littérature et surtout de la défense de la belle littérature écrite, une passion française. Là se joue une bataille qui est loin d’être terminée, tant aujourd’hui les polarités s’exacerbent et parce que l’indignation n’est pas unanime et que souvent, elle indigne à son tour. 6. Parce qu’elle part d’histoires « de filles », ou du point de vue d’une fille et d’une femme, on dit parfois qu’Annie Ernaux a des sujets restreints. Mais n’est-ce pas précisément la politique de la littérature que d’égaliser les sujets ? Parce qu’elle ne condamne pas directement – à part l’arrogance de la domination ordinaire et la machine infernale du capitalisme avancé –, on ne retient d’elle parfois que les émotions positives, la solidarité, la compassion, le souci de tous les autres. Certes, elle n’a pas de grands mots à la bouche. Mais il ne faut pas oublier non plus la grande violence de cette œuvre qui cherche toujours à dire ce qui ne peut pas se dire ou qui ne se dit pas, qui se coltine avec ses hontes, qui se laisse traverser par les douleurs de toutes celles et ceux qui sont pris dans l’histoire. Annie Ernaux voue sa vie à l’écriture. Elle reconnaît sa vocation dans celle de Virginia Woolf, dans son rapport de fusion et de distance avec le monde, son rapport avec la vie sensible. Elle est constamment préoccupée par la forme, ce dont témoigne au plus haut degré L’atelier noir, journal d’écriture des Années ; et elle pose le problème formel de l’accueil, qui n’est pas de pouvoir tout contenir. L’hospitalité de la forme n’a pas à voir avec des questions de quantité ou de totalité, mais avec une puissance de surgissement où une vérité de la condition humaine est donnée tout d’un coup à voir avec éclat. 7. Annie Ernaux tient un journal, dont certains livres sont issus (Se perdre, L’atelier noir, « Je ne suis pas sortie de ma nuit ») mais qui s’annonce aussi comme un événement à venir, celui de sa publication, forcément différée. Il lui arrive de revenir sur certains moments de son existence, sur des personnes, sur des lieux de mémoire toujours lacunaires et changeants. Mais elle ne se répète jamais, car la forme change et avec elle tout le particulier. « Ce qui compte pour elle, c’est de saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant. […] Elle retrouve alors, dans une satisfaction profonde, quasi éblouissante – que ne lui donne pas l’image, seule, du souvenir personnel –, une sorte de vaste sensation collective, dans laquelle sa conscience, tout son être est pris. » (Les années) Ainsi, sa vie n’explique pas son œuvre mais l’œuvre déplie le sens ténu, parfois absurde ou bouleversant, de nos vies matérielles, solitaires et communes, dans le temps qui bientôt ne nous contiendra plus. En attendant Nadeau a consacré plusieurs articles à Annie Ernaux : en mai dernier, Gabrielle Napoli rendait compte du Jeune homme, son dernier livre, et du Cahier de l’Herne qui lui était consacré. À l’été 2019, Zoé Tomes éclairait les lieux qui traversent son œuvre. En avril 2016, Norbert Czarny recensait Mémoire de fille. Lire aussi, dans ce même numéro, les extraits de l’entretien donné par Annie Ernaux à la revue La Femelle du Requin en 2021.
www.en-attendant-nadeau.fr/2022/10/08
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LIBÉRATION 13 mars 2019 _
Accueil/Opinion
TRIBUNE
SOROR LILA
Annie Ernaux s’interroge sur la polémique sur le hijab de course : les opposantes à cet accessoire n’ont-elles pas oublié la femme qui était derrière le voile ? N’ont-elles pas oublié la sororité ?
«On réduit la femme à un objet chargé d’un tombereau de symboles, étendard politique de l’islamisme.» (Photo Laurent Troude)
LIBÉRATION
Par Annie Ernaux , Ecrivaine
publié le 13 mars 2019
Une fois de plus, on a frôlé l’affaire d’Etat, l’embrasement de la France comme naguère avec le burkini au motif qu’une entreprise française, Decathlon, a envisagé de commercialiser le hijab de course destiné aux filles et femmes musulmanes. Des bords de la droite et de l’extrême droite, du Modem, du Parti socialiste et de membres du gouvernement – des femmes notamment – ce fut à qui dénoncerait le plus fort ce funeste dessein. Le responsable de la communication de l’entreprise eut beau arguer que cette pièce de vêtement était destinée «à rendre le sport accessible pour toutes les femmes dans le monde», il y a eu consensus pour signifier tacitement que, en France, il en allait tout autrement, le port du voile contrevenant aux valeurs de la République. Des mails haineux et des menaces physiques à l’égard des vendeurs ont entraîné le retrait du projet par Decathlon et la réaction soulagée de Muriel Pénicaud, comme si la France venait d’échapper à un grand péril : «Heureusement qu’ils ont reculé.» A noter que personne ne s’est élevé contre la violence déployée à l’égard des employés de Decathlon, faute de pouvoir s’en prendre à celles qui portent le hijab.
Si quelques voix ont souligné la liberté d’une entreprise privée de vendre ce qu’elle veut, d’autres rappelé que c’est l’Etat qui est laïque et non pas les individus, lesquels ont le droit d’arborer les signes d’une pratique religieuse (la loi de 1905 n’a pas obligé les prêtres à enlever leur soutane ni les religieuses leur voile), il n’a pas été fait mention de cette violence infligée, une nouvelle fois, à une partie des femmes qui vivent, travaillent, étudient sur le sol français, qui sont une composante de notre société.
Violence, parce que sous couvert de défendre la liberté et l’égalité, dans les faits on tente de limiter le droit des femmes qui portent le hijab, ici, à faire du sport, là à chanter dans un télé-crochet (Mennel), à militer (Maryam Pougetoux), à accompagner des enfants en sortie scolaire (et se souvient-on de ce projet d’une sénatrice socialiste d’interdire le voile, dans leur domicile, aux assistantes maternelles ?), naguère à fréquenter les plages et se baigner. Bref, c’est de la vie collective qu’on cherche à les écarter.
Violence, parce que dans cet épisode qui les concerne, elles, au premier chef, nul, dans les médias, à ma connaissance, ne s’est avisé de leur donner la parole (1). Qu’avaient-elles à dire sur cette possibilité de pratiquer le sport conformément à leur croyance ? Qu’éprouvaient-elles à entendre les propos stigmatisants proférés tous azimuts ?
Tout se passe comme s’il n’y avait personne sous le «voile», pas d’être humain capable de réfléchir, de sentir, et de s’exprimer. La femme comme individu disparaît. On la réduit purement et simplement à un objet chargé, outre de sa signification musulmane – mais n’en doutons pas, à cause d’elle – d’un tombereau de symboles, soumission, archaïsme, étendard politique de l’islamisme, voire du jihad. En se référant à Simone de Beauvoir, on peut dire que sous le voile la femme n’est plus son corps, qu’il a disparu entièrement sous autre chose qu’elle (2).
Plus que d’autres épisodes, celui du Decathlon me laisse une impression boueuse, parce que j’ai entendu trop de femmes politiques s’insurger contre le hijab et pas assez défendre la liberté de le porter. Parce que, de plus en plus, lorsque je croise une femme en hijab dans le bus ou à l’hypermarché, je peux, me mettant à sa place, penser que j’ai, dans la France d’aujourd’hui, le visage de son exclusion. Je pose la question, celle-là même que l’on met en avant pour faire valoir la liberté d’un choix existentiel : pourquoi refuser d’accorder aux individus un droit qui ne retire rien aux autres ? Comment nous, femmes féministes, qui avons réclamé le droit à disposer de notre corps, qui avons lutté et qui luttons toujours pour décider librement de notre vie pouvons-nous dénier le droit à d’autres femmes de choisir la leur ? Où est la sororité qui a permis, par exemple, la fulgurante expansion du mouvement #MeToo ? L’empathie, la solidarité cessent dès qu’il s’agit des musulmanes en hijab : elles sont le continent noir du féminisme. Ou plutôt d’un certain féminisme qui fait la guerre à d’autres femmes au nom d’une laïcité devenue le mantra d’un dogme qui dispense de toute autre considération.
Si l’idée de me couvrir d’un voile – et plus encore celle que mes petites-filles le fassent – m’est profondément et intimement inimaginable, il me faut accepter que l’inverse, ne pas vouloir sortir sans hijab, puisse être vécu de la même manière absolue, intransigeante, quoi qu’il m’en coûte au regard de ce qu’est pour moi la liberté et une vie libre de femme. Qui suis-je pour obliger d’autres femmes à se libérer sans délai de la domination masculine ? Examiner loyalement son trajet personnel sous l’angle de la soumission et de la révolte à l’égard de celle-ci rabat l’orgueil et entame les certitudes. Je ne suis pas née féministe, je le suis devenue.
N’y a-t-il pas de quoi échanger entre nous sur les images de notre identité sexuelle, sur le contrôle du corps féminin, l’injonction de le dévoiler ou le cacher, l’impératif impossible de rester toujours jeune ? Briser l’ignorance réciproque. Se parler comme le font ces adolescentes, l’une voilée et l’autre pas, que l’on voit marchant et riant ensemble dans les rues et les centres commerciaux. J’entends déjà les rires condescendants sur ma naïveté, les arguments définitifs qu’on m’assènera. Ni rire, ni pleurer, ni haïr mais comprendre, je reste fidèle au principe de Spinoza. Vouloir comprendre le sens de la pratique du hijab, ici et maintenant, c’est ne pas le séparer de la situation dominée des immigrés en France, ni par ailleurs des bouleversements, des mutations, de l’anomie même, des sociétés occidentales actuelles. C’est reconnaître dans celle qui choisit de le porter la revendication visible d’une identité, la fierté des humiliés.
(1) Des femmes voilées ont écrit une tribune pour Libération.fr : Hijab de running : « Nous demandons à Decathlon de ne pas céder aux intimidations. »
(2) «La femme comme l’homme est son corps mais son corps est autre chose qu’elle», le Deuxième Sexe.
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Entretien avec Annie Ernaux
par La Femelle du Requin
8 octobre 2022
En 2021, La Femelle du requin s’entretenait avec Annie Ernaux, qui vient de recevoir le prix Nobel de littérature 2022. En attendant Nadeau partage ici quelques extraits de cet entretien, qui se trouve dans le numéro 54 de la revue, en compagnie d’articles sur Annie Ernaux et d’un inédit de l’écrivaine.
Au printemps 2021, la revue La Femelle du requin s’est rendue à Cergy pour rencontrer Annie Ernaux. Pendant près de quatre heures exceptionnelles, elle a parcouru avec l’auteure son œuvre, qu’elle évoque en insistant sur la vérité du moment, laissant s’installer certains silences, reprenant le fil de ses réflexions et souvenirs traversés de rires : le désir féminin (Passion simple, Se perdre, Mémoire de fille…), la volonté douloureuse d’échapper à son milieu et de « sauver » du néant littéraire et social auquel ils sont relégués les êtres qui peuplent son passé (La honte, La place, Une femme, La femme gelée…), l’éducation catholique qu’elle a reçue et que l’écriture dévoile, le temps qui passe et que l’écriture rend mélancoliquement sensible (Les années). Tous ses récits, jusqu’au dernier [en cours ; un extrait a été publié dans le numéro 54 de La Femelle du Requin] sont sous-tendus par une conscience politique aiguë : la rage est intacte face à l’injustice que la société réserve aux plus vulnérables, aux femmes, aux jeunes aussi, une rage à la mesure de la générosité avec laquelle elle s’engage par ailleurs pour les défendre.
Entretien avec Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022
Dans Les armoires vides, vous écrivez : « La littérature, c’est un symptôme de pauvreté, le moyen classique de fuir son milieu. »
C’est une vision que j’avais à vingt ans. J’étais alors très folle de littérature, ce qui à l’époque revenait à ne pas avoir les pieds sur terre. Je fais dire cette phrase que vous citez à Marc, un personnage qui représentait la classe dominante, alors que moi j’appartenais à la classe dominée. Je ne me parlais pas, bien sûr, en ces termes bourdieusiens. La littérature me semblait le moyen de fuir ma condition. J’avais conscience d’y trouver une échappée, un autre monde. Enfant, la lecture a été pour moi non seulement la porte de l’imaginaire mais aussi une manière de sortir de mon milieu. Dans Les armoires vides, je relate un souvenir : quand j’avais environ dix ans, lorsque je rentrais de l’école, le midi, j’imaginais rentrer non pas chez mes parents, au café-épicerie de la rue Clopart, mais dans un château ou au moins une grande maison. Mes parents étaient bien mes parents mais très différents.
La question serait plutôt de savoir quel sens a eu la littérature à partir du moment où je l’ai pratiquée. Avec le premier texte que j’ai écrit, lorsque j’étais étudiante, je fuyais effectivement en me coulant dans la mode du Nouveau Roman, que je lisais beaucoup et que je connaissais bien, à la différence d’ailleurs des autres étudiants en lettres. Ce que j’avais inventé n’avait rien à voir avec la réalité que je connaissais. C’était une réalité uniquement psychologique, en lien avec ce dont j’allais parler bien plus tard dans Mémoire de fille. Tout était tellement transposé… J’ai l’impression d’avoir eu conscience, au moment d’écrire ce roman qui a été refusé par Le Seuil, que je fuyais la réalité. Ensuite le réel me rattrape, me submerge, m’étouffe : un avortement clandestin, un mariage, un enfant, et un poste de prof, à 40 kilomètres de chez moi, parce qu’il faut bien gagner sa vie. Pas moyen d’écrire une ligne. Tous les étés j’y pense, je n’abandonne jamais cette idée, mais je m’en suis détournée, j’ai même eu l’impression que c’était un peu un rêve, d’autant plus qu’à cette époque, peu de gens écrivaient. Aujourd’hui, avec entre autres les réseaux sociaux, on a l’impression que tout le monde écrit. Ce n’était pas du tout le cas dans les années soixante. Je tenais bien un journal intime, j’en parlais à mes amies, mais je ne le leur faisais pas lire. Écrire demeurait quelque chose d’exceptionnel, on n’en parlait pas sauf pour se faire mousser. Même dans les milieux un peu bourgeois.
Après l’obtention du CAPES, je rends visite avec mon premier enfant à mes parents que je n’ai pas vus depuis deux ans. Et là, mon père meurt. Ce bouleversement intime m’a retournée, a renversé l’être que j’étais. De retour à Annecy où j’habitais, j’ai la conviction que c’est là-dessus que je veux écrire. À ce moment-là je n’ai pas vraiment les mots, je sais seulement qu’on a été séparés, et c’est terrible parce que je pense que j’éprouve de la culpabilité mêlée à de l’incompréhension, c’est très violent. C’est tout ce que mon écriture va ensuite développer. J’avais le sentiment d’être une bourgeoise. Sans doute une petite bourgeoise. On habite alors un appartement, rien de luxueux, mais on a choisi les meubles les uns après les autres, quelques-uns sont d’ailleurs encore ici. J’ai complètement changé de mode de vie. Autre chose, je découvre dans les vieux quartiers d’Annecy, qui n’étaient pas touristiques comme aujourd’hui, un café aux rideaux toujours fermés, où se rassemblent ceux qu’on appelle alors les Nord-Africains, café dans lequel personne n’aurait l’idée d’entrer. Il y a donc tout cela qui n’est pas clair mais c’est ce qu’il y a de plus fort pour moi à l’époque. J’ai mon premier poste et je me trouve très désarmée avec mon CAPES de lettres en découvrant parmi certaines de mes classes des élèves qui au fond étaient du même milieu que le mien. J’ai une sixième et des classes techniques, qui faisaient du commerce et du secrétariat, majoritairement des filles. C’était des classes de relégation pour la plus grande partie. Je n’avais évidemment pas le temps d’écrire. Je rêvais d’être nommée à Annecy pour ne plus avoir ces temps de trajet, ce qui s’est finalement produit. Ma mère est venue vivre avec nous, m’a déchargée de beaucoup de choses, y compris des enfants qu’elle adorait. Je disposais tout à coup d’un temps faramineux et la première chose que j’ai faite a été de préparer l’agrégation à distance, que j’ai eue. Je me suis retrouvée alors face à moi-même. J’avais écrit un roman qui avait été refusé, il n’était donc plus question de parler à quiconque du livre que j’avais en tête.
Comment ce livre a-t-il pris forme ?
La lecture des Héritiers et de La reproduction, dans un cadre pédagogique, a contribué à l’écriture des Armoires vides. Les années soixante-dix ont représenté un bouleversement total de la société, notamment dans le milieu scolaire. Tout était remis en question, on se réunissait sans cesse, on discutait de tout. On avait créé une bibliothèque avec de nombreux ouvrages de pédagogie, comme par exemple Libres enfants de Summerhill d’Alexander S. Neill, mais aussi d’autres livres d’Ivan Illich, de Bourdieu. J’ai emprunté ces livres. J’ai brutalement pris conscience de ce que j’étais, et que je ne me situais pas de plain-pied avec toute la culture que j’avais avidement voulu faire mienne. J’étais en terra incognita. Cela m’a suffi pour savoir ce qu’il fallait que j’écrive.
Je suis maintenant une bourgeoise, et il faut essayer de refaire le parcours. À ce moment-là, mon écriture n’est pas du tout violente, et ça ne fonctionne pas. Quelques mois plus tard, je reprends sans hésitation, en décidant d’aller au bout et de refaire ce parcours désormais clair dans mon esprit. On a très mal compris dans Les armoires vides toute la période heureuse que je décris dans le café. En trouvant ça dégueulasse, les critiques ont fait une lecture de classe. Seule la journaliste du Monde, Jacqueline Piatier, a vu un peu plus loin. C’est entièrement autobiographique. En expédiant le tout à trois éditeurs, j’ai le sentiment d’avoir accompli quelque chose mais je n’imagine pas du tout que cela va former la matrice de la suite.
[…]
Avez-vous le souci d’être utile à vos lecteurs ?
Je ne pense pas en écrivant Les armoires vides ou La place deux ans plus tard que je veux être utile. Je pense que je veux déplier quelque chose. J’emploie souvent ce terme mais je n’en vois pas d’autres : mettre au jour des choses de l’ordre du vécu, qui relèvent du social et du politique. J’en ai eu conscience dès Les armoires vides, parce que l’on vivait une époque très politique et très féministe. Beaucoup plus politique qu’aujourd’hui. Féministe, on le redevient, mais politique non. C’est vrai que je ne vis plus dans le monde du travail mais c’est une impression que j’ai. Il y a des choses dont je voulais vraiment parler dans Les armoires vides, non seulement l’avortement mais aussi les règles, le plaisir féminin, la masturbation. Le corps féminin était vraiment important pour moi. Il y avait des livres à l’époque, Parole de femme d’Annie Leclerc, qui ne me parlaient pas. Pour moi ce qui était incontournable, c’était le corps populaire, et bien entendu les différences culturelles, ce gouffre qui demeure.
Entretien avec Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022
Ce corps populaire, on le retrouve dans toute votre œuvre.
Pour moi, le vrai corps c’est le corps populaire. Il y a longtemps que le mien ne l’est plus, mais je n’y peux rien. Le corps avec lequel on arrive au monde, c’est celui qui est le plus fort, même si l’on change. Ce n’est pas seulement la langue maternelle, ce sont aussi les gestes et les sensations. C’est l’idée du « premier homme » chez Camus, qu’on trouve aussi chez Bourdieu. Le corps populaire est en opposition au corps bourgeois. C’est difficile à expliquer, par exemple dans mon enfance les femmes ne portent jamais de soutien-gorge, les femmes bourgeoises oui ; elles ne portent pas de gaines non plus, ma mère n’en porte que pour sortir. Elles ne surveillent pas leur silhouette. Le corps populaire est marqué par le travail. Les mains de mon père, ce sont des mains avec des ongles noirs, ma mère, ce sont des mains qui sont abîmées ; on ne se fait pas les ongles, on les coupe rapidement avec des ciseaux, et c’est vrai que je n’ai jamais réussi à soigner mes ongles. Cela ne faisait pas partie de l’habitus, notion que j’ai trouvée ensuite chez Bourdieu dans La distinction. Les armoires vides c’était ça. C’était ma petite distinction à moi.
Dans Une femme, vous parlez de la rencontre avec votre tante M. et vous dites que vous ne pourrez jamais écrire comme si vous ne l’aviez pas rencontrée.
Oui, c’est ça : elle représente la domination. Elle est dominée. Elle n’a jamais pu faire d’études, elle a travaillé comme ouvrière toute sa vie. Elle et son mari n’avaient absolument pas d’argent et elle s’est mise à boire. Il n’y avait personne pour la sauver, même si ma mère, par exemple, était toujours attentive à elle. Et pour moi, elle représentait la grande misère, la pire misère à laquelle le prolétariat peut être condamné. Et je me souviens – ce n’est pas dans le livre – qu’elle subissait en plus la loi masculine d’un mari jaloux qui refusait, par exemple, qu’elle soit syndiquée dans son usine. Voilà : il y avait tout. Je me souviens très bien de cette après-midi où je l’ai vue, c’était la veille de Pentecôte, il faisait très chaud, je revenais du pensionnat, j’étais en classe de seconde et les études représentaient tant pour moi. Je crois que cette image-là me suivra toujours. Je n’ai pas dit que j’y pensais tout le temps, mais on ne peut pas écrire sans y penser.
C’est de l’ordre du saisissement ?
C’est de l’ordre du « c’est pas juste ». Il y a quelque chose d’une injustice telle qu’on a envie de mourir. On se dit que c’est trop moche, que c’est trop moche la vie. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Et à ce moment-là, je pense que je ne peux rien faire, que je suis destinée à faire des études. Le plus terrible, c’est que c’est ma famille, c’est la sœur de ma mère qui a, je pense, beaucoup compté pour elle. Quand ma mère est atteinte d’Alzheimer, elle me parle de cette sœur et pas des autres.
L’écriture, est-ce une façon de rendre justice ?
Bien sûr. D’ailleurs, il y a cette phrase de Rimbaud qui a ensuite couru, parce que je l’ai citée, « J’écrirai pour venger ma race ». Mais oui, je l’ai écrite ! Même si le premier livre que j’ai écrit, très Nouveau Roman, ne faisait rien du tout pour venger ma race. C’est sans doute la chose qui me motive le plus profondément – et le plus anciennement. C’est celle qui réapparaît toujours. Par exemple, quand Pierre Rosanvallon m’a proposé de participer à sa collection, « Raconter la vie ». C’est sûr que « raconter la vie », ce n’est pas facile quand on a les mains dans le cambouis, donc cela revient forcément à ceux qui peuvent écrire et raconter pour les autres. Je me suis intéressée pour ce texte aux hypermarchés parce qu’on y trouve toutes les classes sociales, et c’était un moyen de parler aussi de quelque chose qui me tient à cœur : les femmes voilées qu’on y voit et dont je sais que la présence insupporte des gens. Mon intention est à la fois politique et sociale. Quand Regarde les lumières mon amour est sorti, le mépris a éclaté dans les critiques, « Le Masque et la Plume » et d’autres. Comme vingt ans plus tôt à propos de Journal du dehors, quand j’ai eu droit à « La Madone du RER ».
[…]
Vous dites dans La place que vous n’avez aucun bonheur à écrire.
C’est vrai, c’était une souffrance, comme si j’étais vraiment à la place de mon père, ce qui n’était évidemment pas le cas. J’étais mue à la fois par une immense culpabilité et une très grande émotion. Ce n’était donc pas le bonheur mais une nécessité. Je n’étais pas contente de ce que j’écrivais, et par moments je me disais : oui, c’est ça, je tiens la bonne façon de dire.
Qu’est-ce que vous appelez rester « au-dessous de la littérature » ?
J’ai eu le malheur d’écrire cette phrase et on me l’a balancée tant de fois depuis : « C’est pas de la littérature, la preuve, c’est elle-même qui l’écrit ! » J’ai utilisé cette formule dans Une femme. Ma mère vient de mourir, je suis vraiment dans la perte et non dans l’émotion de la mémoire alors que dans La place, l’émotion vient de la mémoire. Je ne supporte pas que ma mère soit morte, je veux la ressusciter. Je fais bien sûr de la littérature, mais je voudrais rester au-dessous de cette littérature qu’on enseigne comme dirait Barthes, et dont on parle à l’époque à Apostrophes.
Entretien avec Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022
Dans La place, vous dites refuser le passionnant, l’émouvant.
Tout à fait. Là non plus, je n’aurais pas dû parler d’« écriture plate » mais franchement, quand j’écris, je ne pense jamais à la façon dont on peut détourner les choses, uniquement à la justesse de ce que j’écris par rapport à ce que je pense. Pourquoi écriture plate ? Il faut avoir en tête l’écriture des Armoires vides : ça, c’est une écriture en couleurs, avec des hauts et des bas, des montagnes russes. Pour La place, je veux une « écriture plate », et j’ajoute, c’est important, « comme les lettres que j’écrivais à mes parents pour leur donner des nouvelles essentielles ». Mais je ne m’insurge pas, c’est le lot d’écrire, pas la peine de vouloir rectifier quoi que ce soit. Ce qui est important, c’est que les gens lisent les livres et que ça leur fasse quelque chose.
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Vous écrivez dans La honte que vous parvenez à vous « revoir » enfant à la place que vous occupiez dans la classe. Quelle part ce type de visions occupe-t-il dans votre écriture ?
C’est ainsi que je travaille, même si ça dépend des livres. Il faut que je revoie. Dans La honte, L’événement, même dans Mémoire de fille lorsque j’évoque par exemple la chambre que j’avais dans un foyer de jeune fille, j’y suis. Y être. C’est un sentiment d’extrême présence. Il ne s’agit pas de visions mais du sentiment d’être entourée, immergée, c’est une immersion dans l’image. J’ai cette possibilité de retrouver le présent tel qu’il était quand on ne connaît pas l’avenir. La force de ce moment, c’est qu’il est clos. Après avoir travaillé à le retrouver, vient l’écriture.
Par ailleurs vous semblez vous méfier du souvenir.
Bien sûr, il y a toujours une analyse des phénomènes de la mémoire.
Cette vision, en revanche, vous lui faites confiance.
Je fais confiance à la sensation et à la mémoire, pas forcément aux idées, qui sont beaucoup plus soumises à l’époque. J’en suis en quelque sorte la preuve vivante. J’appartiens à une génération qui a vu les transformations de ses diverses croyances, de ses diverses façons d’envisager les choses. On évolue en même temps que le monde. La sensation, elle, est beaucoup moins soumise au temps, elle est enracinée dans l’enfance, elle alerte sur quelque chose. Au moment où j’ai écrit La honte, j’ai beaucoup pensé à tout cela, c’était pour moi ce que j’appelais une pré-vérité, qui menait vers une vérité.
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Vous écrivez dans Les années « Le temps nous manquait pour la mélancolie des choses ». Vos livres peuvent rendre assez mélancoliques à certains égards.
J’aime bien la mélancolie, je la crée. Il n’y a pas de nostalgie dans Les Années mais le livre crée de la mélancolie. Qu’il ait pu en être autrement ou pas n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est que les choses aient eu lieu, qu’elles diffusent une douceur qui n’est pas de la tristesse. Le terme mélancolie me plaît, tout comme cette idée que je pourrais fabriquer de la mélancolie.
Propos recueillis au printemps 2021 à Cergy par Joachim Arthuys, Christian Casaubon, Adeline Chave et Gabrielle Napoli.
Tous les numéros de l’excellente revue La Femelle du Requin sont à retrouver sur son site internet.
En attendant Nadeau a consacré plusieurs articles à l’écrivaine française : en mai dernier, Gabrielle Napoli rendait compte du Jeune homme, son dernier livre, et du Cahier de l’Herne qui lui était consacré. À l’été 2019, Zoé Tomes éclairait les lieux qui traversent son œuvre. En avril 2016, Norbert Czarny recensait Mémoire de fille. Lire aussi, dans ce même numéro, l’article de Tiphaine Samoyault sur la première écrivaine française prix Nobel de littérature.