le cahier rouge
Mélenchon, c’est l’Arabe
Publié le 1° juillet 2024
Voici ma thèse : Mélenchon, c’est l’Arabe. Dans la triste France effondrée d’aujourd’hui, cet homme de chair et d’esprit est devenu non seulement un objet politique, mais aussi un sujet d’empoignades en étant devenu un fantasme, une entité imaginée, ou plutôt rêvée, ou plutôt délirée. Comme l’Arabe.
On a d’ailleurs fini par parler de cet homme comme d’une généralité, une catégorie à part de l’humanité politique, comme on dit l’Arabe du coin, mais aussi la racaille ou, à l’inverse (et encore, pas vraiment l’inverse : plutôt comme l’image inversée), mon ami arabe. Ce n’est plus un homme et une vie entière, ce n’est plus le témoignage complexe et mouvant de cinquante ans de lutte, de paroles et d’actes, mais autre chose de bien plus mou et de bien plus gazeux : l’épouvantail Mélenchon ou bien encore le repoussoir, et même l’obstacle. Mais sans que jamais, après ces qualificatifs infamants, ne suive autre chose que l’écroulement à ses propres pieds de ses propres terreurs, comme lorsque l’on vide maladroitement ses poches et qu’en tombe l’un de nos pauvres petits secrets. Mais rien, ou si peu, qui lui soit imputable à lui, en personne.Oui, Mélenchon, c’est bien l’Arabe, drapé dans sa fumée menaçante, dans sa posture imaginée, dans son ombre irréelle dressée dans l’ombre de l’époque. L’Arabe qui entre chez les gens non par la fenêtre, mais par la télévision. Et d’ailleurs, tout bien pesé, je suis sûr que c’est pour cela que je l’ai entendu, l’autre jour, répondant à des gamins issus de l’immigration comme on dit, lesquels le remerciaient de ne pas les avoir enfoncés dans la boue du mépris, dire, la gorge nouée, qu’il était l’un des leurs. « Je suis l’un des vôtres, les petits… » Eh oui, l’un des leurs. Aussi repeint, aussi projeté, aussi flouté, aussi malmené.
On vote contre lui. On cherche à le contraindre, à le faire taire, à le cacher, à le réduire, à l’assimiler. On se mobilise contre son influence. On ne veut pas être associé avec lui. On s’éloigne. On change de trottoir, au cas où.
Comme l’Arabe, il fait mauvaise impression en société. C’est une image embarrassante, et surtout, au-delà de sa personne réelle, une succession de séquences télévisées répétées à l’envi, sans contexte et sans passé. Des vignettes. Alors, comme l’Arabe, il suscite une mesquine petite terreur imprécise et indécise, c’est-à-dire qui ne tient pas vraiment au regard de la réalité, ou en tout cas à l’épreuve des faits constants, sinon par quelques filaments fragiles à ses marges, mais qui parle à tout le monde. Ils ne sont pas tous comme ça, bien sûr ou Il n’est pas toujours comme ça, bien sûr ou Y en a des bien ou Parfois il peut être très bien. Tout ça, c’est kif-kif.
De l’Arabe, on lui colle à la peau toutes les caractéristiques imaginaires : brutal, autoritaire, malpoli, parlant mal et fort, sournois, complice du terrorisme et idiot utile de tyrannies lointaines, et bien sûr antisémite. Sa personne n’a pas d’importance, ses actes ne sont la preuve de rien, ses paroles n’ont pas valeur de démenti : il demeure cette seule menace imprécise, ou même seulement ambiguë, dont on a évidemment peur. Dont on avait peur avant. Dont on a construit la peur en soi, sans même se soucier de sa vérité, de sa dimension personnelle, de l’infinie profondeur de chacun des vivants. Lorsqu’il parle, ce ne sont plus ses paroles, les mots qu’il prononce, les idées qu’il articule qui importent. Mais un sous-texte qu’on y entend, une attitude qu’on croit deviner, un soupçon, un tremblement, un coup au cœur de porte claquée dans son dos par un courant d’air. Il ne peut pas être innocent. Il ne le peut pas structurellement, puisqu’on le déteste, puisqu’on en a peur.
Donc, cette peur du Croquemitaine, du diable caché, peut être basée sur des calomnies, des exagérations, des insinuations, des divagations, elle emporte quand même tout sur son passage dans la discussion. Aussi, pour parler de lui, faut-il d’abord démentir. Mais les bobards solidifiés sont répétés par ceux qui ont peur à ceux qui ont peur d’avoir peur. Et ainsi l’objet de la peur devient objet de « débat », ou mieux encore, de « polémique ». Et ainsi Mélenchon devient, par le simple effet d’un jeu de ping-pong de trouillards unanimes dans leur trouille, non pas une personne sur laquelle on controverse, mais une personnalité controversée.
Et puis il y a autre chose encore. Il y a l’image. La peur qu’il inspire y est pareillement irrationnelle, au point d’en devenir physique. Et du reste, c’est à son allure qu’on s’en prend toujours d’abord : on est tétanisé par ses cheveux en bataille, ses yeux cruels, son doigt accusateur, sa veste, sa cravate, sa boutonnière, de même que l’Arabe fantasmé effraie par son survêtement, les signes cryptiques et assassins, et même haschischins qu’on y voit, ou bien sa barbe et son parler. Ou son keffieh…
Comme l’Arabe est devenu en France « une question qu’on doit affronter », « une réalité à regarder en face », Mélenchon est pris dans une espèce d’économie circulaire, où les commentateurs radiotélévisés décident l’un après l’autre, et l’un imitant l’autre, qu’il est un problème. Ou plus exactement « 1 pb ». On pose donc à ses interlocuteurs la question de savoir s’il est vraiment « 1 pb » et le faisant donc advenir comme « 1 pb » aussitôt, par le fait de l’imposer comme un sujet de discussion problématique, puis enfin déplorant cet état de fait et rejetant la faute du débat dévié de sa course rationnelle par celui qui, décidément, est « 1 pb ».
Mais pour qui Mélenchon est-il « 1 pb » ? Pour ceux qui ont peur de l’Arabe et qui, simultanément, dans une synchronie confuse, imaginent que cet effrayant Monsieur-Mélenchon existe. Ceux qui ont peur, non pas de Jean-Luc Mélenchon, né en 1951 à Tanger, mais du Mélenchon fourré à la peur, conceptuel, abstrait, et à la fin purement typographique. Le Mélenchon qu’on voit en manchette des journaux ou des médias de la haine qui nous accablent, en bandeau sur les écrans bleus de la télévision française, en allusions paranoïaques dans les articles des journaux, de tous les journaux.
Comme l’Arabe de banlieue, on fait partout surgir le Mélenchon du Gévaudan. Jamais vu, jamais pris, mais partout, et disant davantage ce que nous sommes et de quoi nous avons peur que ce qu’il est vraiment. Ainsi, quand on parle de lui, on parle de nous. « Nous ne voyons jamais les choses telles qu’elles sont, disait justement Anaïs Nin. Nous les voyons telles que nous sommes. »
Tout cela, tout ce tremblement, toute cette folie, tous ces fantasmes, toute cette frousse, tout ce mépris déversé sur un homme, et c’est lui qui brutaliserait le débat public ? Et c’est lui, l’Arabe imaginaire qui hante l’esprit de ceux qui ont peur des Arabes, le problème ? Vous n’êtes pas sérieux.
Léonard Vincent
In : leonardvincent-net-2024-07-01-melenchon-cest-larabe