Salim BACHI est né en 1971 dans l’Est algérien. Il a suivi des études de lettres en Algérie puis en France. Il écrit depuis le lycée. Son premier roman « Le chien d’Ulysse » publié en 2001 aux éditions Gallimard fut salué par une critique unanime. Chez le même éditeur il a publié en 2003 « La Kahéna », en 2006 « Tuez-les tous » . En 2005 il a publié une autofiction aux éditions du Rocher : « Autoportrait avec Grenade ».
Salim BACHI jongle avec les mots, avec notre impatience, il est un architecte « lyrique », un chef d’orchestre qui peut agacer par la précision de son spectacle tourbillonnant, parfois enivrant. Il nous invite à plonger au-delà des mots dans un univers romanesque où, tels des balises d’orientation immanquables, personnages du passé ou contemporains, voix uniques ou multiples, lieux éloignés ou proches, temps passé ou présent, s’entrecroisent et s’entremêlent pour structurer des histoires en apparence éclatées, en apparence seulement.
Salim BACHI vit en France depuis 1997. Il a reçu plusieurs prix littéraires. Reconnu comme un écrivain talentueux, l’auteur est peu connu dans son propre pays où il est malheureusement peu diffusé. Son prochain recueil paraîtra en février prochain nous a dit Salim BACHI dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder.
Ahmed HANIFI : Alain Mabanckou a écrit que vous êtes « un électron libre dans l’espace littéraire d’expression française » (et non de la francophonie tient il à préciser).
Salim BACHI : J’aime beaucoup Alain Mabanckou. Et c’est sans doute ainsi qu’il me perçoit. Pour ma part, je ne saurais me définir dans l’espace « quantique » dont on sait bien qu’il n’a pas de règles et qu’il change selon l’observateur.
A.H: Vous ne dites pas comme Kateb Yacine que la langue française est un butin de guerre, mais un piège de caverne platonicienne, même si la caverne est « bourrée de lumière » ?
Salim BACHI : Oui, toute langue est un piège, puisqu’au final elle ne dit qu’elle-même. Elle n’est que le lointain reflet de la réalité. Il se peut que la langue française vienne redoubler ce constat que fait tout écrivain conscient de son pouvoir hypothétique sur le langage. Mais c’est sans doute de cette impossibilité à dire le réel que naît la poésie. Alors qu’importe le flacon pour peu qu’on ait l’ivresse.
A.H: Confirmez-vous que vous êtes un spécialiste des envolées lyriques absconses ?
Salim BACHI : Cela dépend pour qui. Pas pour moi, c’est certain. Mais c’est un reproche que l’on peut me faire, j’en suis conscient. Pourtant pour qui se donne la peine de lire mes métaphores, il peut y découvrir des sens nouveaux qui portent à la réflexion.
A.H: Dans tous vos écrits il y a un enchevêtrement continue des multiples dimensions du temps : passé-présent, de style : direct-indirect, de la double réalité : la fausse réalité, celle du quotidien – la vraie, celle de l’écriture, des lieux, des personnages.
Salim BACHI : Oui, c’est vrai. J’essaye d’écrire sur une réalité complexe et fluctuante, sans manichéisme. Il me faut pour cela mettre en place des stratégies différentes, multiples, aussi bien narratives que stylistiques. Même si je prévilégie une apparente univocité, le narrateur du Chien d’Ulysse par exemple est Hocine, d’autres voix viennent se mêler au roman, d’autres récits s’insèrent dans le courant principal porté par Hocine. De même pour La Kahéna j’ai choisi le récit de Hamid Kaïm, le journaliste, mais rapporté par une Narratrice anonyme, j’utilise à dessein la majuscule, qui en rapportant les dires de Kaïm colore de sa sensibilité les propos de ce dernier. Cette stratégie narrative me permettait de maintenir une zone floue ou obscure d’où pouvait naître le légendaire, le mythe, voire même le mensonge. La Kahéna, plus même que Le chien d’Ulysse, a été un travail sur l’Odyssée (traversée des enfers dans la forêt amazonienne, métamorphoses successives dans la villa kahéna, voyages amazoniens et européens…etc.). La Kahéna a aussi été un travail sur Les Mille et Une Nuits et plus particulièrement sur les contes et la littérature algérienne : Le grain magique, Le fils du pauvre, Le premier homme, Le sommeil du juste, La Grande maison et même Nedjma à la fin du roman. Pour répondre à la deuxième partie de votre question, oui mes personnages voyagent de livre en livre, du moins pour trois d’entre eux en prenant en compte Autoportrait avec Grenade qui n’est pas tout à fait un roman, même s’il joue avec cette ambigüité là. Tuez-les tous ne se rattache pas tout à fait au cycle de Cyrtha et à son exploration de l’Histoire algérienne.
A.H: Dans vos romans, notamment Tuez-les tous des phrases reviennent en boucle comme pour marquer le martèlement du temps qui passe et qui revient : extraits du Coran, des spectres, des lieux, un oiseau …
Salim BACHI : J’ai beaucoup travaillé sur le rythme dans Tuez-les tous, la scansion et le ressassement. Cela me semblait aller de soi puisque le personnage est pris dans le tourbillon d’une folie meurtrière qui ne lui laisse aucune échappatoire. Il est littéralement hanté par ses « références » coraniques, shakespeariennes, filmographiques plus sans doute que par les épisodes d’une vie banale et sans intérêt. L’oiseau est la métaphore même de Tuez-les tous, c’est le Simorgh de ‘Attar, l’oiseau divin qui part à la rencontre de Dieu et qui ne rencontre que sa propre image. C’est dans la bible aussi Caïn qui tue Abel et qui dans la tombe s’aperçoit que l’Œil le regarde. Et cet oiseau est aussi la métaphore du Boeing qui s’encastrera dans une des tours du World Trade Center, l’œuvre de l’homme qui se voulait Dieu.
A.H: Vous ‘‘louchez’’ entre le référent et les jeux de mots, le signifiant. Votre écriture sophistiquée s’inscrit en marge de la littérature algérienne la plus visible, plutôt militante et sans distanciation.
Salim BACHI : J’ai pensé en écrivant mon premier roman, Le Chien d’Ulysse, qu’il y avait une nécessité à dire l’Algérie et sa tragédie, pour autant j’ai toujours refusé l’expression d’une écriture de l’urgence pour s’absoudre de tout travail littéraire, de toute élaboration artistique. Je ne suis pas un écrivain de l’urgence, j’écris sur des états d’urgence, c’est différent.
A.H: Dans tous vos écrits traînent des drogues (Ventoline, opium).
Salim BACHI : La Ventoline n’est pas une drogue contrairement à l’opium. L’une permet de respirer mieux, l’autre permet d’échapper à la fatale attraction comme l’écrivait si bien Kateb Yacine. Dans mes livres, les drogues permettent d’ouvrir d’autres horizons ; elles permettent le surgissement de la féerie. Ceci dit, je n’en suis pas un consommateur et je ne pousse personne à en consommer. Je vous avouerai pourtant, comme je l’ai évoqué dans Autoportrait avec Grenade : elles m’ont été d’un grand secours dans un contexte particulier.
A.H: Les titres de vos livres semblent dissimuler d’autres titres, d’autres réalités.
Salim BACHI : Mes livres renvoient, pour certains, à d’autres réalités, ou je dirai plutôt, à d’autres livres. Hocine est le chien d’Ulysse, Argos aussi, l’un n’exclut pas l’autre. Et Hocine est Ulysse, reconnu par son chien Argos, mais méconnu par ses frères. La Kahéna c’est l’Algérie, une maison, une reine berbère, une histoire, une métamorphose, des histoires, des Algéries, la porcherie de Circée, la maison de Circée, un bordel dans Ulysse, une reine juive, une guerrière et une amante. Autoportrait avec Grenade, une ville, un fruit représentant la passion du Christ dans les tableaux de la Renaissance italienne et bien sûr l’arme qui éparpille les corps. Et bien sûr Joyce, oui, mais de loin et avec amour. Cette grenade dans votre main est-elle un fruit ou arme. La grenade explosera dans Tuez-les tous, les deux livres ayant été écrits en même temps. Alors, pile ou face ? à vous de décider ou de lancer la pièce sans espoir de retour.
A.H: Toute civilisation qui ignore la littérature (culture) est vouée à la disparition, lit-on dans Tuez-les tous. Est-ce le point de vue du narrateur ou celui de l’auteur, ce même Salim Bachi qui est sauvé du suicide par Garcia Llorca dans Autoportrait avec Grenade ?
Salim BACHI : C’est le point de vue du personnage. Il est certain qu’une civilisation se distingue aussi par ses réalisations artistiques. On connaît encore l’Egypte antique par ses Pyramides et par son écriture. Et l’Alhambra est le plus beau témoin du passé musulman de l’Andalousie. Pourquoi ne sommes-nous plus capables de telles réalisations ? Pourquoi notre architecture ne reflète pas notre culture, notre passé et aussi le présent du monde ? Notre ignorance est telle que nous ne sommes pas voués à la disparition, pire encore, nous n’existons même pas. Je suis dur, je le sais, mais il faut commencer à se regarder en face pour pouvoir avancer un jour. Nous avons besoin d’une Renaissance, nous avons besoin de nous ouvrir au monde, de réévaluer notre passé, de s’inspirer de ses plus hautes réalisations et de délaisser ses impasses. Assez de bêtise et d’apitoiement ! Assez de vains ressassements !
A.H: Dans Autoportrait avec Grenade Salim Bachi dit avoir une vision pessimiste du monde, mais vous, êtes-vous un écrivain pessimiste ?
Salim BACHI : Puisque nous sommes là, et nous ne l’avons pas choisi, autant faire quelque chose de sa vie. Appelez cela comme vous le souhaitez. Je dirai que c’est le début de la sagesse, d’autres penseront que c’est de l’hérésie. Si dans une hypothétique fiction on m’avait demandé mon avis, j’aurais répondu par la négative, je ne préfère pas, I prefer not de Bartelby [Herman Melville]. Mais on ne m’a rien demandé, alors je fais avec et du mieux possible en n’ignorant pas que cela ne sert à rien.
A.H: Serge Doubrovsky comme Philippe Lejeune n’ont pas inventé l’autofiction, ils l’ont nommée. Le premier dit lui-même avoir inventé le mot pas la chose ; la pratique existait déjà, il n’y a qu’à lire Enfance par exemple, de Nathalie Sarraute. L’autofiction a nourri des polémiques, elle est une synthèse (entre fiction et autobiographie), ce que dénonce Génette. Quel est votre point de vue ?
Salim BACHI : On écrit toujours sur soi, n’en déplaise à Genette. On peut le faire avec une certaine naïveté et cela donne L’inceste [Christine Angot] ou le faire avec un art consommé et cela donne Ulysse de James Joyce. Pour ma part, je ne pense pas qu’Autoportrait avec Grenade fasse partie de la seconde catégorie, mais il ne fait pas non plus partie de la première : c’est un livre personnel qu’aiment ceux qui m’aiment et me connaissent. Je l’ai écrit parce que j’avais besoin de l’écrire, et sans naïveté quant à mes motivations.
A.H: Le chien d’Ulysse est-il un éloge du voyage comme l’indiquent les deux termes du livre, un éloge du voyage ou bien celui de la fuite dès lors que l’espoir est assassiné par tous les Seyf ?
Salim BACHI : Dans Le chien d’Ulysse les voyages conduisent à des impasses. Ils sont soit fantasmés (Hamid Kaïm, Ali Khan) soit marqués par la mort, Hocine. Seul Mourad s’échappe. Mourad c’est moi, n’en déplaise toujours à Genette.
A.H: Vos livres sont écrits à la première personne sauf Tuez-les tous, de mon point de vue la narration à la première personne se justifiait autant sinon plus.
Salim BACHI : Le chien d’Ulysse a été écrit à la première personne, ensuite pour La Kahéna comme vous avez pu le remarquer, cela a été un peu plus différent. Pour Tuez-les tous, j’ai délibérément choisi d’écrire ce livre à la troisième personne parce qu’il me semblait que le narrateur devait demeurer l’oscillographe de la folie du personnage, la machine enregistreuse en quelque sorte ou alors le livre épousait la seule thèse de personnage, ce qui était contraire à mon principe d’ambiguïté et à mon principe éthique. C’était pour moi un pari que de rendre le monologue intérieur d’un personnage en utilisant la troisième personne du singulier. D’ailleurs vous ne vous y êtes pas trompé si vous posez la question du statut du narrateur.
A.H: Justement, quelques questions à propos de votre dernier roman Tuez-les tous. Les turbulences de la réalité qui environne le kamikaze, ses perturbations, pétage de plomb, soubresauts de conscience, tout cela se retrouve dans une construction littéraire architecturale et d’une précision d’horloger.
Salim BACHI : Le roman est un roman court, il n’y a donc pas de place à l’imprécision. C’est une tragédie où tout doit conduire au dénouement final. Le processus enclenché plus rien ne doit l’arrêter même si le personnage fait tout pour l’arrêter de son côté, mais à chaque fois le fatum le rappelle à l’ordre. D’ailleurs le référent du 11 septembre est un surcroît de déterminisme. Le fait divers (historique ?) comme moteur du tragique c’est l’essence même de la tragédie antique. Agamemnon rentre chez lui, sa femme l’assassine avec l’aide de son amant parce qu’il a sacrifié leur fille, Iphigénie, avant de partir en guerre. Oreste, son fils, doit le venger. Tout est déjà écrit dans un contexte domestique et pourtant historique ( la guerre de Troie). C’est fascinant, non ? Mon personnage est rejeté par sa femme et veut se venger de l’humanité dans un contexte historique le 11 septembre. Et les dieux, là-dedans, se baladent.
A.H: Comme Hamlet, le narrateur semble crier ‘‘The time is out of joint. O cursed spites’’ puis va tenter de mettre de l’ordre dans ce monde à la dérive, ce monde chaotique qui était dans une autre sphère, ‘‘ce temps sorti de ses gonds ne mesure alors plus rien’’ disait Deleuze. Il faut le remettre à sa place.
Salim BACHI : Oui, mais il n’y parviendra pas. Hamlet n’y parvient pas non plus. Il meurt à la fin de la tragédie. C’est la seule manière d’y échapper. Il entraîne avec lui son monde comme un convive qui s’écroulerait à la table du festin en emportant la nappe et les couverts dans sa chute.
A.H: Il y a comme une contradiction insoluble dans la position du narrateur qui, d’un côté considère qu’il n’est qu’un instrument (moucheron) d’un vaste dessein et de l’autre désire échapper à Dieu en commettant des actes répressibles (tentative de suicide et attentat contre l’humanité).
Salim BACHI : La contradiction vous faites bien de le relever est insoluble. Pour ma part, et chaque lecture est différente, le personnage est profondément religieux, il atteint même à l’état mystique. C’est pourquoi il se sait damné, sans rémission tout en faisant partie d’un dessein plus vaste que sa personne. Il n’épousera pas Dieu comme Hallaj mais le néant. Et c’est cette conscience même qui fait son tragique. Il est du côté du Diable dans toute théologie valable et sincère.
A.H: Dans Tuez-les tous il y a comme un dérèglement de la conscience du narrateur en dernière page lorsqu’il sombre dans le néant définitif.
Salim BACHI : Il ne demeure plus que la litanie des versets coraniques. Le personnage est déjà mort, oui, ce n’est plus qu’une machine sans âme.
A.H: Dans Tuez-les tous la compagne du narrateur a assassiné l’avenir du narrateur en sa présence est-ce l’acte originel qui a transformé Seyf, lequel sera poursuivi par son enfant-fœtus jusqu’à la fin ?
Salim BACHI : Dans une conscience fortement empreinte de religiosité cet acte peut avoir des conséquences néfastes. Mais il n’explique pas tout non plus. C’est tout un contexte de rejet, et ce dernier acte est vécu comme le rejet ultime. Vous savez, sans amour nous sommes des enfants perdus.
A.H: On a vu dans Tuez-les tous la narration d’un attentat en devenir, j’y vois des mots en fête, une poésie en devenir.
Salim BACHI : Une poésie folle, destructrice. Comme j’aimerais retrouver cette énergie qui m’a fait écrire Tuez-les tous. Merci pour le compliment.
A.H: Est-ce que vous vous êtes relevé des prix qui vous sont tombés dessus dès 2001 ?
Salim BACHI : La Kahéna en 2003, Autoportrait avec Grenade en 2005, Tuez-les tous en 2006, Les douze contes de minuit en 2007 (à paraître en février), Le roman de Rome en 2007 ou 2008. Pas mal pour quelqu’un qui a trébuché, non ? Ces prix m’ont permis de continuer à écrire, c’est l’essentiel, je crois.
A.H: Parlez-nous de votre prochain roman
Salim BACHI : C’est un recueil de nouvelles sur air de Cyrtha, Les douze contes de minuit.
AH : Sortirez-vous un jour de Cyrtha/Algérie ?
Salim BACHI : On n’échappe jamais à son premier amour.
A.H: Que pensez-vous de l’écriture effervescente de Boualem Sansal ? celle d’autres…
Salim BACHI : J’ai beaucoup aimé Le serment des barbares, je le lui ai dit et je l’ai dit souvent quand j’en ai eu l’occasion. Verre cassé d’Alain Mabanckou pour une littérature « africaine » qui sait rire d’elle-même. Le livre de Benamar Medienne, Kateb Yacine, le cœur entre les dents. Et maintenant ils peuvent venir d’Arezki Mellal. Formidable roman sur la décennie noire. Le châtiment des hypocrites de Leila Marouane pour la violence de son écriture. Et aussi French Dream de Mohamed Hmoudène.
* * *