Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-
panthères, je serais un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas
l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture
on pouvait à n'importe quel moment le saisir le rouer
de coups, le tuer - parfaitement le tuer - sans avoir
de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom
un chiot
un mendigot
mais est-ce qu'on tue le Remords, beau comme la
face de stupeur d'une dame anglaise qui trouverait
dans sa soupière un crâne de Hottentot?
Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je
dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies,
humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l'oeil des mots
en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre.
Et vous fantômes montez bleus de chimie d'une forêt de bêtes traquées de machines tordues d'un jujubier de chairs pourries d'un panier d'huîtres d'yeux d'un lacis de lanières découpées dans le beau sisal d'une peau d'homme j'aurais des mots assez vastes pour vous contenir
et toi terre tendue terre saoule
terre grand sexe levé vers le soleil
terre grand délire de la mentule de Dieu
terre sauvage montée des resserres de la mer avec
dans la bouche une touffe de cécropies
terre dont je ne puis comparer la face houleuse qu'à
la forêt vierge et folle que je souhaiterais pouvoir en
guise de visage montrer aux yeux indéchiffreurs des
hommes
Il me suffirait d'une gorgée de ton lait jiculi pour qu'en toi je découvre toujours à même distance de mirage - mille fois plus natale et dorée d'un soleil que n'entame nul prisme - la terre où tout est libre et fraternel, ma terre.
Partir. Mon coeur bruissait de générosités emphatiques. Partir... j'arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : « J'ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies ».
Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : Embrassez-moi sans crainte... Et si je ne sais que parler, c'est pour vous que je parlerai».
Et je lui dirais encore :
« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir. »
Et venant je me dirais à moi-même :
« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle,car une mer de douleurs n'est pas un proscénium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse... »
AIME CESAIRE In: CAHIER D'UN RETOUR AU PAYS NATAL Ed: Présence africaine.
MORT CE MATIN JEUDI 18 AVRIL 2008
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L'EXPRESS
jeudi 17 avril 2008, mis à jour à 15:10
Martinique
Hommage de Patrick Lozès et Louis-Georges Tin à Césaire
Le poète antillais est décédé ce jeudi matin au CHU de Fort-de-France, à l'âge de 94 ans. Initiateur du concept de "négritude", il s'est de tout temps battu pour l'autonomie de la Martinique. Patrick Lozès et Louis-Georges Tin, respectivement président et porte-parole du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran), reviennent sur l’héritage de cet ardent défenseur de l’émancipation noire.
Patrick Lozès : Si je devais définir brièvement Aimé Césaire, je choisirais trois mots : nègre, universel et révolté. Nègre parce qu’il préférait ce mot qui bravait l’aliénation culturelle (Césaire a endossé l’insulte, "petit nègre", prononcée à son encontre par un automobiliste pour en faire un catalyseur de l’identité noire NDLR) et disait avec force une identité assumée, une conscience noire. Césaire a fait de la "négritude" un mouvement de résistance au racisme.
Universel, car Césaire avait tourné le dos au climat nationaliste qui régnait dans les années 1930 en Martinique pour adopter, au contraire, une posture extrêmement politique: il liait avec génie la population noire à un universel dont on avait longtemps essayé de l’exclure. En clair, Aimé Césaire a toujours refusé d'évincer les intellectuels blancs du combat identitaire des Noirs des Antilles ou d’Afrique. Pour lui, l’identité noire était universelle et non synonyme de clivage entre les hommes. C’est pourquoi certains penseurs blancs ont adhéré a sa pensée, à l'image de Jean-Paul Sartre qui déclarait : "La négritude est la négation de la négation de l’Homme noir".
Enfin, Aimé Césaire est un révolté. Contre le colonialisme français avant tout, car, même âgé, il a toujours refusé de cautionner toute justification de cette période de l’histoire. Je me souviens de son refus de recevoir, en 2005, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur. Il entendait ainsi signifier son profond désaccord avec la lettre de la loi du 23 février 2005 qui "reconnaissant le rôle positif de la présence française outre-mer".
Louis-Georges Tin : Aimé Césaire est une figure essentielle de la lutte pour l’émancipation noire et un héraut du combat contre le colonialisme. Il est par ailleurs un écrivain de premier ordre qui habitait la fonction politique en homme de lettres. Et c’est justement la jonction de ces deux domaines qui me paraît tout à fait singulière et exceptionnelle chez cet homme.
En dépit de son éducation française, il semble bénéficier d'une plus large reconnaissance en Afrique et aux Antilles plutôt qu’en métropole...
Patrick Lozès : Je suis d’accord avec ce constat. C’est un drame que la société française n’ait pas fait en sorte que cet immense poète, député pendant 47 ans, soit d’avantage reconnu. Cela dit bien comment la société française laisse de côté une certaine partie des ses enfants, y compris les plus brillants. Outre ses combats, son oeuvre littéraire foisonnante mérite également toute notre attention. Ses luttes font de lui une icône qui reste très écoutée par le monde intellectuel. Toutefois sa popularité est moindre qu'à une certaine époque.
Je considère comme une victoire le fait que le Cran soit parvenu à faire figurer, dans la définition du "colonialisme" du Petit Robert, inchangée depuis 1957, une citation d’Aimé Césaire. Une telle initiative contribue à populariser sa pensée profonde et juste.
Il appartient à mon sens aux responsables politiques et sociaux de démocratiser son œuvre. J’invite notamment l’actuelle ministre de la Culture, Christine Albanel, à magnifier la connaissance d’Aimé Césaire auprès des jeunes générations, moins au fait, c’est certain, de sa pensée.
Louis-Georges Tin : Il est exact qu’Aimé Césaire est d’avantage connu en dehors de la France, notamment aux Etats-Unis et en Afrique. Je pense que s'il n’est pas reconnu comme il le devrait en France c’est notamment parce que ses écrits sont d’une dureté terrible pour notre pays, qu’ils constituent une âpre dénonciation du colonialisme français. Je me souviens que le Discours sur le colonialisme a été inscrit au programme du baccalauréat pour la première fois en 1998. Cela tient peut être aussi à l'exigence de ses écrits, en tout cas pour la partie poétique.
Quel héritage intellectuel lègue-t-il après sa mort?
Patrick Lozès : Un héritage de résistance et de force. Politique bien sûr, mais aussi littéraire par le biais de sa poésie fulgurante. Aujourd’hui je ne peux qu’encourager à la lecture de ses poèmes. Le concept de "négritude" dont Césaire à généreusement refusé la paternité exclusive, en parlant de "création collective" (Césaire partage notamment la création de ce concept avec le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, NDLR), constitue un autre legs essentiel de ce penseur.
Quelle est l'oeuvre d’Aimé Césaire qui vous aura le plus marqué?
Patrick Lozès : Le Discours sur le colonialisme. Cette œuvre mérite d’être découverte, d’autant qu’elle pointe des faits malheureusement encore d’actualité. Je pense par exemple au président Nicolas Sarkozy qui, en juillet 2007 à Dakar, semblait vouloir légitimer le colonialisme en affirmant: "Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire".
Louis-Georges Tin : Comme je le disais précédemment, je trouve la pièce, la Tragédie du roi Christophe, particulièrement éclairante. Naturellement, je ne peux que recommander la lecture de son célèbre Discours sur le colonialisme, dont l’inscription dans les programmes scolaires me semble être une bonne initiative.
K.C. : La Tragédie du Roi Christophe, malgré les scènes de détente qui la parsèment, est une pièce extrêmement dure. Historiquement, elle retrace un épisode authentique de l’Histoire d’Haïti, mais souvent, on a l’impression que, par-delà Haïti, c’est à l’Afrique moderne que le Roi Christophe s’adresse. Que représente pour vous cette pièce ?
A. Césaire : Tout d’abord, je désire insister sur le fait que la tragédie du Roi Christophe représente un épisode authentique de l’Histoire d’Haïti. En France, beaucoup de gens m’interrogent sur le Roi et croient que c’est une histoire imaginaire. Il n’en est rien. Nous avons une documentation extrêmement détaillée sur le règne du Roi Christophe, les ruines de la Citadelle qu’il a construite pour commémorer à tout jamais la libération d’Haïti existent encore.
La pièce respecte scrupuleusement l’histoire, les événements, au point que beaucoup de mots prononcés par Christophe sont historiques, parfois rapportés tels quels. C’est donc une pièce haïtienne, Antillaise avant tout. J’ai même essayé de donner à la langue française cette couleur antillaise, à la fois dans le vocabulaire et la syntaxe. Cette atmosphère authentique, on la retrouve aussi dans une certaine emphase, très caractéristique de la vie politique haïtienne.
Cela, pour mettre en garde contre les analogies trop rapides. Mais, il est clair que par-delà Haïti, le Roi Christophe de ma pièce s’adresse à l’Afrique (indirectement, si vous voulez). J’ai été frappé moi-même, et si j’ai choisi ce sujet, c’est pour cela, par l’intérêt que l’épisode du Roi Christophe présente, et les analogies qui existent entre les problèmes qu’il eut à résoudre et ceux auxquels doivent faire face les pays sous-développés.
Aucune analogie n’est totale, mais en fait le Roi Christophe, c’est un peu l’homme d’Etat aux prises avec les problèmes de l’indépendance réalisée, quand il faut édifier l’Etat : c’est à ce moment-là que se présentent les grands problèmes : liberté, démocratie ou autocratie, les relations entre le « leader » et le « peuple », le grave problème du choix des idéologies, le problème de la différentiation en classes sociales de la population. Le Roi Christophe est aux prises avec tout cela, et dramatiquement, il échoue, car il n’est pas préparé à cela... Il est un esclave révolté, un homme de sang et d’orgueil, mais malgré ses bonnes intentions, il échoue.
Je ne cache pas, dans ma pièce, ses faiblesses ni ses ridicules, mais ne le condamne pas, car par-delà son ridicule, il y a l’amour qu’il porte à son « peuple » (je n’aime pas ce terme, mais il n’y en a pas d’autre !), et l’orgueil collectif qu’il veut rendre à ses concitoyens humiliés par la colonisation. Son aventure est tragique : il s’isole, un fossé se creuse entre lui et la population, et il se retrouve seul.
Or, c’est là le problème de la condition de l’homme politique dans les pays sous-développés, et en Afrique particulièrement. Je n’ai pas voulu faire une pièce didactique, dont l’objet essentiel serait « d’enseigner », ... ce qui ne signifie pas non plus qu’on ne puisse pas en tirer la leçon.
On me demande souvent : « Etes-vous Christophien ou non ? » . La réponse n’est pas simple. Je suis choqué par toute une série d’attitudes du Roi Christophe, qui a un côté « nouveau riche », un côté « Monsieur Jourdain ». Et puis, par les moyens extrêmement brutaux, le côté « despote » du personnage qui ne peut avoir mon approbation. Mais le Roi Christophe n’est pas un héros, c’est un homme, dans toute sa complexité, et c’est cela qui est dramatique, pathétique. L’originalité de ma pièce, c’est de montrer l’aspect multiple des gens.
On peut ne vouloir voir dans le Roi Christophe que son ridicule, ces ducs de la Marmelade qu’il nomme à sa « Cour », et dire : « Eh bien, voyez les nègres ! ». Ce que j’ai voulu faire, c’est expliquer ces singeries humainement, et on s’aperçoit alors qu’il y a une démarche qui ne manque pas de pathétique ni de grandeur. En fin de compte, c’est ce côté pathétique, « grand », qui émerge le plus.
Le Roi Christophe est un esclave, et ses démarches sont maladroites, ridicules parfois, mais attendrissantes. Ces démarches, je les comprends. Et il y a surtout la tragédie de l’homme qui dit : « On nous vola nos noms ». Car, moi-même, mon nom, qu’a-t-il d’authentique par rapport à moi ?
Ce que j’ai voulu, c’est, par-delà le ridicule, retrouver et expliquer la démarche humaine. Car, il est très facile de se moquer des Haïtiens qui ont de « drôles de noms », tous ces Toussaint, etc., mais il ne faut pas oublier que ces noms, ces sobriquets (Trou Bonbon, Tape-à-l’œil...) ce sont les Français qui les ont donnés aux Antillais.
K.C. : Vous parlez du Roi Christophe avec respect pour sa souffrance, mais avec amour aussi, bien qu’il soit le « tyran ». A ce sujet, un des personnages de votre pièce dit, et cela explique le drame du Roi Christophe : « L’Histoire pour passer n’a parfois qu’une voie. Et tous l’empruntent... si bien que celles de la liberté et de l’esclavage se confondraient. » Cette affirmation est très grave, à notre époque caractérisée par le « mythe du Chef ». Voudriez-vous, pour éviter tout malentendu, nous expliquer plus en détail votre pensée ?
A. Césaire : Le problème de la mystique du Chef est en effet extrêmement grave. Lénine, c’est aussi le chef, si vous voulez. Mais il ne faut pas de malentendu : Christophe échoue ; et c’est parce qu’il a pris la mystique du chef, qu’il s’est isolé, qu’il n’a pas suffisamment tenu compte de son peuple, qu’il échoue. Parce qu’il ne manifeste pas de « compréhension », comme dit un des personnages. Pourquoi alors la pièce est-elle un hymne à Christophe ? C’est parce que, malgré toutes ses erreurs, ses faiblesses, c’est un homme qui a voulu la grandeur de son peuple, qui a voulu réhabiliter sa race, parce qu’il était porté, dans ses actes, par une grandiose aspiration à la dignité.
C’est un homme très ambigu, mais très important en ce qu’il constitue une articulation historique : c’est un homme de transition. Je n’ai pas voulu simplifier, j’ai voulu montrer les choses dans leur ambiguïté. Lénine lui aussi, qui comprenait cet aspect ambigu des hommes, a parlé en termes élogieux de certains hommes de l’Histoire qui étaient de grands féodaux, mais qui étaient aussi des libérateurs de leur peuple.
En dehors du côté politique du Roi Christophe, il y a le côté humain : c’est le problème de l’homme seul, de l’action, du tragique de la condition humaine. Mais il y a aussi le côté religieux et métaphysique, qui ne ressort pas à la lecture de la pièce, mais que j’ai accusé à la représentation sur scène : il y a l’existence d’une lutte secrète. Remarquez le couple Christophe-Hugonin. Tout le monde y voit un côté shakespearien : roi et bouffon. Mais plus profondément, il faudrait partir d’un côté africain. Christophe, l’homme dur, est la représentation du Dieu « SHANGO », le grand « Dieu du ciel » de la mythologie du Dahomey, du Brésil et de Haïti. C’est le « tonnerre », Dieu très violent, mais bienfaisant et rajeunisseur : il est l’orage, qui est violent, mais qui féconde la terre en apportant la pluie bienfaisante. Extraordinairement, Shango est le seul Dieu de la mythologie qui se tue : il se pend.
L’autre aspect des choses est représenté dans cette mythologie par un Dieu-clown, que les Anglais appellent « trickster » (qui joue des tours), incarné dans la pièce par le « bouffon » Hugonin. C’est un Dieu malin qui, sous son caractère ironique, représente l’autre aspect, complémentaire, des choses. C’est la lutte de l’esprit ironique contre l’esprit sérieux. Or, Christophe s’est suicidé, et Hugonin devient fou. Le « bouffon » qui devient fou, c’est cela la tragédie, aussi, dans son horreur.
K.C. : Aimé Césaire, vous avez écrit, en introduction à votre pièce : « Les pays coloniaux conquièrent leur indépendance, là est l’épopée. L’indépendance conquise, ici commence la tragédie. » Voudriez-vous nous commenter cette pensée ?
A. Césaire : Effectivement, la lutte pour l’indépendance est glorieuse, magnifique. Mais, je dirais que c’est « relativement facile ». Qu’on ne se méprenne pas sur ma pensée. La lutte pour l’indépendance coûte beaucoup de sang et de larmes, c’est un acte héroïque, mais c’est « facile » comparé aux problèmes qu’il faut résoudre, une fois l’indépendance conquise. La lutte est épique, mais avec du courage et de l’enthousiasme, c’est réalisable. C’est l’épopée. Après l’indépendance, c’est la tragédie. Car, c’est à ce moment-là, et les gens devraient s’en rendre compte, que la lutte difficile commence, que la lutte pour la libération prend son sens. A ce moment-là, on lutte pour soi-même, il n’y a plus d’alibi possible, l’homme est aux prises avec lui-même.
C’est là le côté le plus viril de la lutte, mais aussi le plus dur. Car l’esclave, à la limite, n’a pas de responsabilités : théoriquement, il se contente de faire le travail qu’on lui ordonne de faire, de manger et de dormir.
Naturellement, il est bien plus difficile d’être un homme libre que d’être un esclave. Mais toute la dignité de l’homme vient de ce qu’il préfère la liberté difficile à l’esclavage et la soumission faciles. C’est de cela que les pays nouvellement indépendants doivent prendre conscience, c’est de cela que le Roi Christophe a pris conscience... Sekou Touré a très bien exprimé cela en répondant au Général de Gaulle : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à l’opulence dans l’esclavage. »
K.C. : Aimé Césaire, votre œuvre, l’une des lus profondément originales du Tiers Monde et des temps modernes d’une manière générale, trouve son inspiration la plus puissante dans les racines les plus « authentiques » de Haïti et de sa culture, mais c’est en même temps une œuvre extrêmement difficile et élaborée du point de vue artistique. C’est l’un des points les plus délicats de l’art contemporain du Tiers Monde : l’art doit-il d’abord chercher à être accessible au grand public, ou bien l’artiste doit-il faire son travail « en artiste », sans faire de concessions aux contingences de son époque ?
A. Césaire : Votre question est extrêmement intéressante, et soulève un problème très important. Je vais essayer d’y répondre. Tout d’abord, bien que mon œuvre soit « haïtienne », je suis Martiniquais, non Haïtien. Mais je suis « Antillais » surtout (les Antilles englobant Haïti, la Martinique, etc. Haïti m’a intéressé parce qu’elle a l’histoire la plus mouvementée, la plus passionnante, la plus glorieuse, la plus malheureuse aussi. Savez-vous que Haïti est la première colonie noire à s’être battue pour son indépendance puis, une fois son indépendance conquise, à prendre le régime de république ? Cela se passait à la fin du 18è s. Et pourtant, actuellement, le peuple haïtien est l’un des peuples les plus malheureux, à cause de la situation que vous connaissez. J’ai été fasciné par Haïti, parce que c’est une sorte « d’œil grossissant » pour toutes les Antilles, et pour l’Afrique aussi, et en étudiant l’histoire d’ Haïti, on pourrait avoir une idée de tous les problèmes du Tiers-Monde.
En ce qui concerne votre question sur l’œuvre « difficile », c’est un problème esthétique extrêmement important. Difficile ? Vous dirais-je qu’à mon avis, cela n’est pas entièrement, totalement vrai ? En ce qui concerne mon œuvre, en particulier mon recueil de poèmes « Cahier d’un retour au pays natal », je dois vous dire que ce qui m’a toujours frappé, c’est que malgré leur caractère de prime abord « ésotérique », mes lecteurs les plus compréhensifs sont des gens du peuple. Il y a des milliers d’Africains qui connaissent par cœur de grands extraits du « Cahier d’un retour... », et pourtant c’est une œuvre difficile. Les hommes de culture française, occidentale, sont ceux qui parlent le plus de la difficulté de mon œuvre. Cette œuvre rejoint, par ses démarches, les démarches de la pensée dite « primitive ».
Des gens disent : « c’est du surréalisme ». Mais alors, beaucoup de paysans africains font du surréalisme sans le savoir, car la pensée africaine n’est pas analytique, sa démarche est synthétique, analogique et métaphorique. C’est cela le « surréalisme ». Le surréalisme est opposé à la tendance analytique occidentale, mais est conforme à la pensée africaine. Vous avez l’exemple de cet Africain, Amos Tutola, homme du peuple qui était concierge dans un hôtel, et qui s’est mis à écrire des œuvres d’une poésie et d’une fraîcheur extraordinaires, toutes en métaphores. S’il était sorti de l’université, on aurait dit : « c’est un surréaliste ». Le développement de la culture occidentale s’est fait au détriment du sens de l’image, et on est très surpris de voir combien mon œuvre, dite difficile par les intellectuels, est relative.
Mais il y a un problème malgré tout, et c’est pour cela que, depuis quelque temps, je me suis dirigé vers l’art théâtral. Pour moi, le théâtre est le moyen de sortir de la contradiction que vous signalez, et de mettre la poésie à la portée des masses, de « donner à voir » comme dirait Eluard. Le théâtre, c’est la mise à la portée du peuple de la poésie.
Le théâtre est très important dans nos pays sous-développés, il y a dans ces pays une faim de théâtre. Car ce sont des pays qui s’interrogent. Autrefois, ils étaient soumis à une domination étrangère, ils subissaient leur sort. Maintenant, ce sont eux qui forgent leur destinée, et mettent en question, et le théâtre est la mise en question de la vie par elle-même. Avec l’indépendance, le Tiers-Monde est arrivé à l’âge où l’on s’interroge sur soi-même, et c’est là l’âge du théâtre.
K.C. : Arthur Miller a écrit : « L’art se doit de témoigner sous peine de tomber dans l’artifice et la complaisance. Quand je parle de l’art en tant que témoin, c’est simplement pour lui rendre sa fonction première, qui est d’ouvrir les yeux à la vie et non pas de procurer un faux réconfort. » Cela, c’est le thème de « l’art engagé », un des thèmes les plus discutés du Tiers-Monde. Quels commentaires feriez-vous à propos de cette citation ?
A. Césaire : Je suis tout à fait d’accord avec cette phrase de Miller et, à ma manière, je considère que je témoigne. Le Roi Christophe est un témoignage. « Ouvrir les yeux à la vie », comme dit Miller, c’est ce que je disais tout à l’heure : « la vie qui prend conscience d’elle-même et fait prendre conscience (par le théâtre). » Je suis rigoureusement « engagé » et ne conçois pas qu’un artiste du Tiers-Monde ne soit pas engagé. Cela ne signifie pas que l’engagement permet d’éviter les problèmes esthétiques qui se posent à l’artiste, mais l’engagement est nécessaire. Je ne conçois même pas que nous ne puissions pas l’être. Je ne conçois pas que l’artiste puisse rester un spectateur indifférent, refusant de prendre une option.
Mais, attention à la notion d’engagement : engagement ne signifie pas pour l’artiste être engagé dans un parti politique, avoir sa carte de membre, et son numéro. Etre engagé, cela signifie, pour l’artiste, être inséré dans son contexte social, être la chair du peuple, vivre les problèmes de son pays avec intensité, et en rendre témoignage. Pour cite un maghrébin, Kateb Yacine par exemple est un homme absolument représentatif. Son œuvre reflète les souffrances du peuple algérien qui lutte pour la libération, elle porte témoignage. C’est cela l’engagement. Toute œuvre d’art, d’ailleurs, à condition d’être profonde, porte témoignage, et elle ne le peut que si elle est vraiment vécue, sous-tendue par tout le drame intérieur de l’écrivain, qui résulte de l’engagement. Kateb Yacine, c’est l’Algérie.
Ce qu’il faut distinguer, c’est les niveaux de l’engagement. L’engagement politique est un niveau. Mais ce n’est pas le seul niveau. Le deuxième niveau est celui de l’engagement de l’écrivain, et cet engagement est plus fort encore. Il faut fixer l’engagement de l’écrivain à son propre niveau. Si cela n’était pas vrai, alors Dostoïevski ne serait pas un artiste engagé, à cause de ses attitudes politiques. Et pourtant, Dostoïevski est un artiste engagé, qui porte témoignage, parce que nul n’a exprimé de manière aussi profonde la réalité du peuple russe.
Je lutte là contre une conception trop primaire et schématique de l’engagement, et contre la littérature des « mots d’ordre », la littérature « dirigée » qu’on a pu voir naître dans certains pays. L’artiste doit être suffisamment engagé dans sa situation pour vivre dramatiquement à lui tout seul les problèmes de son peuple. Dans cette optique, Kateb Yacine porte tout le drame du peuple algérien, tout comme Kafka portait le drame du peuple juif. C’est cela l’art engagé.
Khalid Chraibi
Economiste (U. de Paris, France, et U. de Pittsburgh, USA), a occupé des fonctions de consultant économique à Washington D.C., puis de responsable à la Banque Mondiale, avant de se spécialiser dans le montage de nouveaux projets dans son pays.
In: http://www.caraibeexpress.com)
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