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dimanche, avril 20, 2008

79- Germaine TILLON


Je considérais les obligations de ma profession d'ethnologue comparables à celles des avocats, avec la différence qu'elle me contraignait à défendre une population au lieu d'une personne."


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El Watan dimanche 20 avril 2008

Décès de l’ethnologue et résistante Germaine Tillion
La pourfendeuse du colonialisme tire sa révérence

L’ethnologue et résistante Germaine Tillion, qui a pris fait et cause pour la justice durant la guerre de Libération nationale en dénonçant notamment la torture, est décédée hier à l’âge de 101 ans.

Née le 30 mai 1907 à Allègre (Haute-Loire) dans une famille d’intellectuels, Germain Tillion a été l’élève de Marcel Mauss, sociologue et ethnologue qui transmettait à ses étudiants une éthique de l’enquête et une méthode de travail non dogmatique. Cette femme, qui a su mener dans un même mouvement action et réflexion, s’est distinguée, dès 1934, par son engagement contre le nazisme et contre l’injustice et les pratiques coloniales qu’elle avait constatées en Algérie. La vie de celle qui avait pris fait et cause pour la justice en condamnant les exactions du colonisateur français lors de la guerre de Libération nationale et, notamment la torture, est, rappelle l’APS qui a rapporté l’information, émaillée de parcours algériens qu’elle décrit à travers ses nombreux ouvrages. Sa première mission dans les Aurès lui a permis d’aller à la rencontre d’un peuple chaleureux et hospitalier malgré ses conditions de vie difficiles et sa paupérisation dues à la colonisation. Entre novembre 1954 et février 1955, Germaine Tillion est chargée d’enquêter sur « les réalités algériennes ». Ces réalités découlaient d’un système juridique corollaire du code de l’indigénat mis en place par la loi du 26 juin 1881. Il marginalisait les Algériens sur leur propre sol. « Quand j’ai retrouvé les Auressiens, entre novembre 1954 et février 1955, j’ai été atterrée par le changement survenu chez eux en 15 ans et que je ne puis exprimer que par ce mot ‘‘clochardisation’’ », révèle-t-elle. Germaine Tillion dénoncera la déportation des populations algériennes et l’utilisation du napalm par l’armée coloniale. L’autre action qu’elle a réalisée est sa décision de créer des centres sociaux (120 construits sur l’ensemble du territoire accueillant chacun 2000 personnes). Entre mars 1957 et juin 1959, des membres de ces centres sont arrêtés et torturés par l’armée coloniale avant d’être libérés faute de qualifications fondées. En mars 1962, l’organisation criminelle OAS assassine les responsables de ces centres sociaux : « Mouloud Feraoun, dans les jours les plus noirs, il continuait à espérer que le bon sens serait finalement plus fort que la bêtise. Et la bêtise, la féroce bêtise l’a tué. Non pas tué : assassiné, froidement, délibérément », cria alors l’ethnologue. En juin 1957, Germain Tillion revient en Algérie avec une commission internationale pour visiter les camps et les prisons coloniaux en Algérie. Ce qu’elle découvre dépasse son entendement et elle le condamne fermement. « Ce qui se passe sous mes yeux est une évidence : il y a, à ce moment-là, en 1957, des pratiques qui furent celles du nazisme. Le nazisme que j’ai exécré et que j’ai combattu de tout mon cœur... », écrivait-elle. Dans Ennemis complémentaires, livre publié pour la première fois en 1960 et réédité en 2005, Germaine Fillon rapporte les récits de ses rencontres avec Yacef Saâdi et Zohra Drif. Le harem et les cousins (1966), L’Algérie en 1957 (1957), L’Afrique bascule dans l’avenir (1999), des écrits sur l’Algérie, ou A la recherche du vrai et du juste (2001), entre autres ouvrages de Germaine Tillion qui reflètent ses engagements poursuivis autrement après l’indépendance du pays. Jusqu’à 1980, l’Algérie et le Maghreb resteront dans la recherche scientifique à travers ses productions et l’aide apportée aux étudiants venant de cette partie du monde. En 2000, elle a signé « l’Appel » lancé pour que soit reconnue et condamnée officiellement la pratique de la torture pendant la guerre de Libération nationale.

A. Z.
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Le Quotidien d'Oran, lundi 05 mai 2008
Mort de Germaine Tillon Une grande figure de l’ethnologie nord-africaine nous a quittés par Nadir Marouf *

Je sais que quelques papiers ont paru dans des quotidiens nationaux pour faire part de la disparition de Germaine Tillon. J’aimerais, si ce n’est pas trop tard, y apporter ma contribution. Avec le départ de cette figure emblématique de l’ethnologie nord-africaine et surtout algérienne, c’est tout un pan de l’histoire sociale et de l’aventure coloniale qui s’en va avec elle.
Née en 1906 (seul Claude Lévi-Strauss né à la même date reste encore vivant de nos jours parmi les anthorpologues francophones), elle a pu jouer un double rôle, celui de militante agissant pour la promotion et l’émancipation des opprimés, et celui de femme de science, mettant en évidence un certain nombre de phénomènes de société que l’orientalisme ambiant du début du 20ème siècle a eu tendance à occulter. Concernant son premier rôle, n’oublions pas qu’elle comptait parmi les résistants français face à l’occupation nazie et qu’à ce titre, elle avait fait partie du contingent des déportés dans les camps de concentration dont elle sortira par miracle. Quant à son attitude face à l’occupation coloniale, notamment en Algérie, elle s’est toujours rangée du côté du peuple sans faire montre d’un activisme besogneux. En 1957, elle avait été à l’origine du service des centres sociaux (CSE) en Algérie dans le cadre d’une mission dont elle avait été chargée par une Commission Internationale d’enquête sur les Régimes Concentrationnaires. Cette mesure initiée par l’Unesco, avait déjà été appliquée en Amérique Latine. Il s’agissait de mettre en place des structures rattachées à l’Education Nationale et ayant pour objet l’alphabétisation et l’apprentissage au bénéfice des enfants et adolescents vivant, soit en milieu rural, soit en zones suburbaines deshéritées. Cette initiative pédagogique a été menée conjointement à une enquête sur la torture dans les camps et dans les prisons en Algérie, dont Germaine Tillon était également chargée. Elle a d’autant plus accepté une telle mission qu’elle avait elle-même, en tant que résistante, vécu les affres de la déportation dans le camp de Ravensbrück. Cette enquête lui a permis d’entrer en contact clandestinement avec le FLN qui lui a fait rencontrer dans une maison de la Casbah d’Alger, Zohra Drif, Yacef Saadi, Ali la Pointe, et Fatiha Bouhired, qui lui firent un compte-rendu détaillé de la pratique de la torture. Notre ethnologue missionnaire tenait à relier ainsi la réalité prosaïque d’alors et l’oeuvre d’émancipation par l’éducation, la formation et la santé, trois maîtres-mots qui exprimaient la tâche des centres sociaux d’éducation et qui devaient servir d’antidote à l’action répressive. Ces centres, abrités par l’institution éducative, étaient répartis partout en Algérie. Il va de soi qu’un tel dispositif ne pouvait passer inaperçu, et les Ultras vont veiller au grain dès les débuts de sa fondation.
Sid Ahmed Dendane, ancien instituteur, lui-même affecté à l’antenne du CSE de Valmy (près d’Oran), raconte les violences menées tambour battant contre ces centres dans un livre autobiographique publié dans une collection que je dirige aux éditions L’Harmattan et que j’ai eu l’honneur de préfacer («Chronique d’un citoyen ordinaire», Cahiers du CEFRESS, L’Harmattan, 2001). Voici quelques extraits de son témoignage :
«Parceque cherchant l’amélioration du niveau de vie des populations musulmanes deshéritées et analphabètes à 80% en 1955, les CSE ont été ciblés dès leur création et désignés à la vindicte des militaires professionnels français venus d’Indochine après leur échec au Vietnam, et des Pieds-Noirs, patisans enragés de l’Algérie française. «Quand j’entends parler de culture, je sors mon revolver», disait un responsable. (p.100)... En février 1957, parmi les 120 membres des CSE, 16 arrestations sont opérées : cinq femmes et onzes hommes. Cette même année à Alger, le Général Massu, qui a les pleins pouvoirs, envoie une note secrète datée du 10 mars 1957 et qui vise à démanteler les CSE... Dans le rapport de Faulques, Chef du Service de Renseignement du premier RP, il est dit : «Il s’agit des Centres Sociaux parmi lesquels ont trouve un type de progressistes laïques ou confessionnels, très répendu et très actif. Les stages de d’El-Riath semblent avoir été particulièrement nocifs. La collusion avec le FLN de certains européens d’Algérie est mise à jour.».
En mai-juin 1959, 20 membres des CSE sont arrêtés. L’Echo d’Alger du 10 juillet 1959 annonce à la Une : «Développant son activité dans les centres sociaux de la région d’Alger, un réseau FLN dirigé de métropole est détruit par Alger-Sahel : 802 arrestations, armement saisi, atelier de bombes découvert.» (p.101) ... Les calomnies proférées par les factieux et leur défenseurs au cours du procès des barricades, ont eu comme suite logique les pérsécutions contre tous les membres du CSE , et comme objectif final, l’assassinat collectif de leurs principaux chefs, le 15 mars.» (p.103)».
Cette offensive, préparée par un battage médiatique sur de prétendues collusions du CSE avec le FLN, aboutira, comme on sait, à l’assassinat perpétré par un groupe OAS, sous la direction du tristement célèbre Lieutenant Degueldre (1), des six inspecteurs d’Académie qui se sont rencontrés dans une réunion fédérale du CSE à Ben-Aknoun, le 15 mars 1961. Il s’agit de Max Marchand, Mouloud Feraoun, Ali Hamouten, Salah Ould-Aoudia, Marcel Basset et Aymart.
Quant au rôle scientifique, voire éthique tout à la fois, Germaine Tillon s’en est acquitté de manière exemplaire sur deux terrains distincts :
Celui de la segmentarité berbère, manipulée à satiété par l’ethnologie coloniale, et dont le but inavoué était de contrôler les soubresauts d’un peuple dont les manifestations locales oscillaient entre des «violences rituelles» et l’envie d’en découdre avec l’occupant. Ainsi l’épisode de Grine Belkacem (à ne pas confondre avec Krim Belkacem), bandit d’honneur de la dernière heure, qui avait fait parler de lui dans les Aurès à la veille du déclenchement de la Révolution, et que la Direction des Affaires Indigènes du Gouvernement Général de l’époque voulait assimiler à une vieille réplique de type dualiste entre çoff et leff. Il faut rappeler à cet effet que le père de la théorie segmentaire (qui consiste à analyser une communauté locale à partir d’organisations dualistes «primaires») fut Roberston Smith. Ce dernier a essentiellement travaillé sur le monde sémitique (les arabes d’Orient). Emile Durkheim s’en est abondamment inspiré sans citer ses sources, ce qui est assez étonnant pour le père fondateur de la sociologie française. Tel ne fut pas le cas en revanche de Sigmund Freud qui révela au monde cet historien des religions, notamment dans un ouvrage fondateur («Totem et Tabou») où le psychanalyste viennois reprend la figure symbolique de la «horde primitive» et de «l’assassinat du père» à partir des travaux de Roberston Smith, puis beaucoup plus tard, dans un ouvrage publié à titre posthume (1939) intitulé «Moïse ou l’origine du monothéisme». L’usage que les orientalistes font de la segmentarité en milieu berbère, en s’inspirant de la version durkheimiènne, donc d’une référence de seconde main, consiste à accréditer l’idée d’une spécificité berbère que l’islamisation d’origine arabe n’a que peu affectée. Toute l’ethnologie religieuse Nord-Africaine (à l’exception de Jacques Berque et de son prédecesseur Louis Massignon qui travaillaient sur la sociologie de l’Islam) mettait alors l’accent sur les pratiques syncrétiques dont l’effet est d’atténuer l’impact de l’Islam (par déduction, de la civilisation arabe) et de surfaire les pratiques folkloriques (maraboutisme, sorcellerie, et autres pratiques mâtinées de rituels païens). Il suffit de se reporter à quelques travaux du genre publiés durant l’entre-deux-guerres comme ceux de J.Desparmet, A. Joly, E. Doutté, A. Bel, E. Dermengheim, etc. Une tentative relativement récente (1988) d’un anthropologue marocain, Abdallah Hammoudi, de restituer le rituel de ‘Achoura dans un village berbère de l’Atlas marocain («La victime et son masque»), consiste à souligner l’importance significative, notamment pour les enjeux sociaux contemporains, de ces institutions séculaires, tout en rejetant l’hypothèse longtemps dominante d’une influence saturnienne héritée de l’Empire Romain. A l’opposé de cette heureuse mise au point, on se souvient des «Portes de l’année» de Jean Servier chez qui le rituel du premier sillon inaugurant les labours en Kabylie et confié pour la circonstance au doyen du village, n’est rien d’autre qu’une influence du culte d’Athéna voué aux initiés d’Eleusis à l’entrée des «Grands Mystères». Une telle posture, où tout ce qui respire vient de l’Est comme le soleil levant, c’est à dire des Hellènes (nous retrouvons ces stigmates par ailleurs avec l’historiographie arabe qui fait venir les Berbères du Yémen, les Touaregs des Garamantes d’Egypte) est décodée par l’idéologie coloniale sur le thème de la primogéniture : le peuple berbère aurait été romanisé (voire «byzantinisé») avant d’être arabisé, en vertu de quoi la France impériale, fille aînée de l’Eglise, ne fait que recouvrer des droits légitimes fondés sur le principe d’antériorité. L’ethnologie Nord-Africaine en tant que telle n’est pas responsable de ces déductions idéologiques, sauf pour quelques ethnologues qui s’en sont prêtés de bonne grâce, mais le fait est là.
C’est dans ce contexte particulier, notamment celui qui campe la première moitié du 20ème siècle en Algérie, que Germaine Tillon a fait montre d’une vigilance salutaire. Elle ne s’est nullement laissée fourvoyer dans des missions que le gouvernement général, et dans une certaine mesure le Musée de l’Homme à Paris, tenaient pour stratégiques, et au regard desquelles les crédits de recherche étaient on ne peut plus généreux, tout comme pour l’archéologie antique, la préhistoire et la paléontologie.
L’autre versant des recherches qui immortalisera Germaine Tillon, c’est sans doute, à côté de ses travaux sur la parenté touareg, ceux qu’elle consacre à la tradition népotique méditérranéenne dont l’Algérie fait partie («Le Harem et les cousins») d’une part, et le rapport au sexe et surtout aux classes d’âges au sein de la famille élargie («Les belles-mères contre les filles»). Ces travaux, relativement récents, de Germaine Tillon, ont inspiré de nombreuses thèses tout à fait originales. La démarche globale consiste à sortir des sentiers battus de la femme éternellement sequestrée par l’ordre masculin. Certes, cette disgrâce est réelle dans l’épisode de jouvence et de statut d’épouse. Là, l’univers carcéral féminin est patent : le mari est aux champs, à la mosquée ou au café maure avec les copains. L’épouse ne tient cette fonction que de son rôle de génitrice dans l’intimité du lit conjugal. Pour le reste, la segrégation d’avec le mari la met face aux autres membres de la ‘Aïla, et notamment face à la belle-mère, gardienne du temple. On peut même imaginer (et certains l’ont fait) que sur les rives méridionales de la méditerrannée, l’épouse esseulée fabrique un confident, lui, accessible : son bébé mâle. Le répertoire des berceuses est truffé de ses complaintes amoureuses de la mère pour son enfant, à qui elle raconte son infortune. On pourrait même se hasarder - n’en déplaise aux canons d’une psychanalyse coulée dans le marbre - à dire que c’est Jocaste qui a fabriqué Oedipe. D’ailleurs, un universitaire tunisien a mis en évidence ce qu’on pourra appeler le complexe de Jawdar (alias Jocaste, mère d’Oedipe). Bref, tout cela est riche en interrogations, à partir de l’expérience maghrébine pour le moins. Germaine Tillon n’a nullement suggeré aux jeunes chercheurs de travailler dans le sens de cette inversion du paradigme freudien, mais elle en a été indirectement l’inspiratrice.
Le paradoxe relevé, en revanche, par Germaine Tillon, est celui du passage du statut d’épouse à celui de mère et de grand-mère, après avoir été réduite à sa fonction utérine, elle aspire enfin à la consécration des madones sacrées. Le fils aîné se mariant à son tour, met ainsi sa mère sur un pied d’estale. Elle jouera le rôle de belle-mère auprès de la bru avec le même zèle dont elle avait elle-même été l’objet, et comme par amnésie, elle ne tirera aucune conséquence de sa propre disgrâce passée. La boucle est bouclée. On en retiendra que le machisme imputé exclusivement aux hommes est quelque part conforté par les mères de ces derniers. Elles seraient à ce titre les principales barrières à l’émancipation des femmes et à la démocratisation de la vie du couple. C’est là une conclusion rédhibitoire pour la famille musulmane, voire méditerranéenne. Bien sûr les choses bougent, et on ne fera jamais assez de monographies susceptibles de déceler des contre-tendances du verdict de Tillon. Les conclusions de cette dernière n’étaient du reste tirées que des enquêtes locales qu’elle avait pu mener elle-même à son époque.
En tout cas, elle a ouvert un débat qui est loin d’être clos aujourd’hui pour tous ceux qui travaillent sur la sociologie de la famille.
Que l’on soit pour ou que l’on soit contre la thèse de cette grande dame, nous ne pouvons que la remercier d’avoir tout simplement existé.


* Professeur à l’Université d’Amiens

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1- Degueldre, né en 1925, en Belgique. Engagé volontaire dans la légion SS de Wallonie, il combat sur le front russe de l’armée allemande. Condamné à mort par les tribunaux belges, il parvient à s’échapper et à s’engager dans la Légion étrangère française. Il aurait été condamné pour avoir participé à des actions criminelles contre des résistants français à Charleroi en 1944. Il fera ses armes en Indochine, puis en Algérie en intégrant le régiment étranger de parachutistes. Nommé sous-lieutenant en 1958, il est promu en janvier 1961, Lieutenant, et décoré par le Général Massu, du grade de Chevalier de la Légion d’honneur. (Nous tenons ces infomations de l’ouvrage de S.A. Dendane, cité dans le corps du texte).


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