Le
magazine L’IvrEscq et la Direction du livre et de la lecture publique du
Ministère algérien de la culture, ont organisé du 13 au 16 courant, en divers
lieux d’Alger dont la Bibliothèque nationale d’El- Hamma, un forum international
du roman- Algérie, en présence de nombreux auteurs, éditeurs, traducteurs,
directeurs d’institutions, universitaires, algériens et étrangers.
Un
hommage appuyé fut rendu à Assia Djebar ainsi qu’en leur présence à Rachid
Boudjedra pour ses 50 années d’écriture et au traducteur Marcel Bois.
Un
prix L’IvrEscq fut remis à un primo-écrivain, en l’occurrence une jeune fille
dont je n’ai malheureusement pas retenu ni noté le nom.
Plusieurs
tables-rondes se sont tenues autour des questions de la traduction, de la place
du roman algérien dans le monde, l’écriture féminine, le roman algérien
d’expression tamazight, arabe. De nombreux auteurs ont pris la parole dont
Rachid Boudjedra, Maïssa Bey, Waciny Laaredj. Nous pouvons citer parmi les
autres intervenants Nadia Agsous, Rasha El Ameer, Djoher Amhis,
Fatima Bekhaï, Bouziane
Benachour, Aïcha Bouabaci, Karima
Berger, Suzanne El Farah El Kenz, Donata
Kinzelbach, Djamel Mati, Brahim Tazaghart, Hiba Tayda, Fatma Zohra Vesely,
Armand Vial, Miloud Yabrir, votre serviteur…
Nadia
Sebkhi, directrice de la revue L’IvrEscq et organisatrice du Forum, eut le
privilège de l’inaugurer : « Chers amis, nous sommes ravis et honorés
de votre présence, vous qui accompagnez la littérature et les langues. La
littérature contre la régression, la littérature pour réinventer l’art. Pour
s’ouvrir à la pensée universelle… ». La séance fut largement consacrée à
la question de la traduction. Maïssa Bey relate son expérience personnelle,
notamment dans la traduction de ses ouvrages en allemand, suédois, anglais. Et
de donner cet exemple « faut-il traduire en anglais le mot ‘el-kebda’ (le
foie) par ‘liver’ ou par le très chrétien ‘fruits des entrailles’ ?... Il
y a dans le processus de traduction une appropriation de la culture de l’autre,
qui est essentielle. La traduction ne peut se faire qu’à ces conditions. Par
ailleurs, notre écriture, à nous Algériens, est irriguée par la présence de
plusieurs autres langues et sa traduction en est d’autant plus difficile. »
A
l’occasion de l’hommage à Rachid Boudjedra,le modérateur Youcef Immoune
(maître de conférence à l’université d’Alger2) dira : « Rachid
Boudjedra est un auteur prolifique. C’est une valeur incontournable du champ
littéraire mondial. On reconnaît à son œuvre son caractère avant-gardiste. Son
écriture novatrice bouscule les codes du roman. On lui reconnaît la complexité
de ses thématiques centrées autour de soi, des structures narratives, des
effets stylistiques. La narration ouvre sur des univers de sens qui brassent
les préoccupations de son temps… ».
Dans
son intervention, Rachid Boudjedra dira : « Il n’y a pas de
sociologie dans mes romans... il y a de la métaphysique et de la mathématique,
mais pas de sociologie… La littérature est un jeu. Un jeu douloureux. La
littérature c’est dire le malheur humain… J’aime beaucoup William Faulkner. Faulkner
est le maître de Kateb Yacine et de Boudjedra. On dit que les Algériens se
réfèrent à Boudjedra comme moi je me suis référé et continue encore à mon âge
(j’ai 76 ans, je suis né en 1939, pas en 41) à me référer à Kateb. Je me suis
référé à d’autres, à Faulkner que j’ai lu en même temps que Kateb, à 15 ans… Le
roman c’est le texte qui le parcourt, ce n’est pas du tout la thématique. Je le
dis depuis 1965. J’écris de petites histoires que j’adosse à la grande. A 14
ans j’avais lu cette phrase de Victor Hugo : « Je serai
Chateaubriand ou rien du tout ». Je me suis dit : « je serai
Kateb Yacine ou rien du tout. » C’était un an après la lecture de Nedjma.
Je suis devenu Kateb Yacine, peut-être un peu moins ou un peu plus. Je suis
content. »
Cette
réponse de Boudjedra m’a renvoyé à une scène où William Faulkner se prévalait
d’écrire aussi bien que Shakespeare. (Cela a été rapporté par Jean Roubérol in « Faulkner
cet élisabéthain », revue Europe, janvier-février 1992). J’ai alors posé
cette question à Boudjedra : « Vous avez dit que vous êtes devenu
Kateb Yacine. Lui même aspirait à devenir Faulkner, lequel un jour que se
tenait une importante réunion, il n’avait pas 20 ans, s’est levé et a crié à
l’assistance : ‘‘Je pourrais très bien écrire une pièce comme Hamlet si je
veux.’’ Est-ce que chez vous il y a une part de Shakespeare ? » La
réponse de Boudjedra : « Je n’aime pas passionnément Shakespeare. Il
ne m’émeut pas autant que Faulkner. Faulkner est le maître de Kateb Yacine et
de Boudjedra. » Des extraits de romans de l’auteur sont lus : La
Répudiation et Printemps.
Le
lendemain, lors de l’hommage à Assia Djebar, Malika Boukhalou, Fatima Bekhaï,
Maïssa Bey, Karima Berger… rendent compte de leur première rencontre avec
l’auteur des Alouettes naïves. Les autres séances furent tout autant riches.
Nous
avons eu l’agréable surprise de rencontrer de jeunes auteurs, écrivant dans les
trois langues et même quatre, la Derja (très important), des jeunes hommes et
jeunes femmes absolument formidables et culottés ! Et c’est une bien bonne
posture. La relève est assurée. Tête haute.
(Désolé pour ce compte-rendu très
réduit et très partiel. Je suis débordé par d’autres activités tout autant
captivantes).
________
Ce post date du 17. il est sur Facebook:
Nous voilà au terme du forum International Roman- Algérie, tenu à la Bibliothèque Nationale d’Alger, d’une main de maître et avec brio, par Nadia Sebkhi et toute l’équipe de L’IvrEscq. De bout en bout, durant quatre jours. J’y reviendrai à l’occasion d’un autre papier. En cet après-midi de jeudi (je me trouve au sein de l’Institut français d’Alger) j’avais besoin de calme après ces journées fort chargées. J’y reviendrai donc. Maïssa Bey, Waciny, Boudjedra… ont pris vacance aussitôt après la clôture du forum, hier à quatorze heures. La plupart ont rejoint l’hôtel (Hussein-Dey). Vers quinze heures trente, un groupe de dix s’est formé avec pour objectif de se retrouver à la Casbah pour les uns, pour la découvrir pour d’autres. Le temps n’était pas tout à fait au rendez-vous. Non pas qu’il fut mauvais ou froid, non. La célèbre luminosité de la capitale relativement blanche a fait défaut. A l’angle de la rue Larbi Ben M’hidi et de la place Port Saïd, des dizaines de jeunes agitaient d’importantes liasses de billets. Des billets de mille, deux mille dinars comme s’il en pleuvait, « change, change »… des bureaux de change ambulants illégaux, mais tolérés. En face le Tantonville nous faisait de l’œil… Comment ne pas s’arrêter devant ce monument – aussi important que le théâtre national sur son aile gauche – à la devanture bleue Méditerranée ? même si sur le fronton du théâtre flotte un immense drapeau tricolore. Nous avons bifurqué sur la gauche et emprunté l’escalier aux rampes vertes qui, pour tromper notre réticence, au bout d’une pente droite, zigzague sur cinq niveaux. Sur une fenêtre une pancarte publicitaire multicolore, entre fils électriques et lampadaire, invite à consommer de la « Bonalo, la peinture mate – distributeur ». Nous sommes arrivés au bout de l’escalier (première tranche, raide : 32 marches, 50 pour la seconde), essoufflés, à tout le moins pour les fumeurs et les moins sportifs. Photos : café des amis en contre-bas, et la mer, létale et majestueuse là-bas, tout au bout, sur laquelle une quinzaine de navires se balancent en attendant l’autorisation d’amarrer à l’un des quais au pied du front de mer. Ils s’incrustent dans les photos, comme autant de virgules rouge-blanc, gris-blanc, noir-blanc, ici, là et encore là. Des enfants jouaient au football, d’autres, plus petits, assis sur un muret, partiellement enduit de chaux, les regardaient jouer. Ceux-ci nous faisaient signe en plaquant leurs bras sur le visage, les coquins, semblant nous dire « ne me prenez pas en photo », mais leur sourire avant et après disait tout le contraire. Les maisons typiques – entrée en fer forgé en forme de demi-lune, surmontée de faïence tout en losanges bleus et en cercles bleus aussi, et blancs sont nombreuses. Nous étions au cœur de la médina. Nous avancions ainsi, en échangeant nos impressions lorsqu’est apparue une construction ornée de roseaux et d’un grand pot de plantes vertes. Deux colonnes jaunes indiquent l’entrée du café. Le lieu est un café et son nom est « Le Repère ». La couleur jaune diarrhéique contraste avec les couleurs chaudes de la clôture en roseaux et des pavés qui les portent. Un homme sur le seuil, la barbe poivre-sel et les pouces sous le revers de la veste en tweed – nous saurons plus tard que c’est le patron et qu’il s’appelle Momo – nous a invités à y entrer. « Bienvenue messieurs-dames, marhaba, azul ! » insistait-t-il en souriant. Nous sommes entrés aussitôt. C’est un petit espace où trônent deux tables basses autour desquelles on a posé des poufs hauts et larges vert-foncé et des sièges confortables. Trois murs sur quatre sont fait de parpaings et ciment. Sur l’un d’eux il y a des belles photos d’Alger, d’acteurs de cinéma, de Ali-la-pointe (et comment !), du Mouloudia d’Alger, un motif berbère... La quatrième partie est tout en verre, ornée de plantes. La vue qu’elle offre sur la jetée du port et sur la mer, est des plus belles, il faut l’imaginer des plus belles car à vrai dire, à ce moment-là, le temps n’était pas des plus brillants. Le patron nous a servi du thé à la menthe et nous a vanté son établissement, et son quartier. Et c’est alors que, le plus normalement du monde nous avons improvisé un atelier de lecture, lecture de nos propres textes.
Et lorsque mon tour fut venu, voici ce que je lus :
« Le blues, Oum Keltoum et moi - Ne vous arrive-t-il jamais d’être pris dans la nasse de ce qu’on nomme trivialement « le cafard », d’avoir « un coup de blues » ? Comment y réagissez-vous ? « Cela dépend ». Je suis parfaitement d’accord. Cela dépend de la profondeur du spleen, du degré de fragilité de notre état au moment où il s’impose à lui et des circonstances de sa manifestation. Voici ce qui m’est arrivé récemment.
Jeudi dernier, alors que je montais dans le bus et que j’interrompais une communication téléphonique pour ne pas gêner les autres passagers, ou bien était-ce au moment où, dans ce même autobus, je cédais ma place à un malvoyant, mon esprit se mit à errer. Progressivement, sans autre alerte ni procès, un sentiment étrange m’assiégeait. Quelque chose se tissait, se tramait. J’étais pris dans quelque zone de turbulence. Le doute m’envahissait sans que je sache de quoi il retournait. Les passagers me semblaient tristes. Moi-même je le devenais. Une peine m’enveloppait sans crier gare. Je n’ai rien demandé pourtant. Il est arrivé le blues, sans même demander mon avis, alors que je montais dans l’autobus, ou bien alors que je cédais mon siège. Toc, toc, « bonjour, c’est moi. Je viens t’accompagner un moment, pousse-toi. » Et je me suis poussé, obligé. En de telles situations, nous n’avons guère la possibilité de choisir. Le cafard s’est assis en moi et m’a tenu compagnie pendant plusieurs heures. Je ne l’ai pas rejeté, je n’en avais pas les moyens. Il a attendu que j’arrive à la maison pour me souffler une idée. Mais était-elle vraiment de lui ? Aussitôt la porte de mon appartement ouverte, un souffle, impossible à définir me poussait dans le salon, vers le meuble noir près de la bibliothèque. Provenait-il du spleen, d’un elfe, d’un lutin ou d’un ange gardien ?
Je me suis dirigé vers ma discothèque, on dit cédéthèque aujourd’hui ? je ne sais pas. Bref j’ai pris un CD et l’ai introduit dans la fente du lecteur de CD de la chaîne hi-fi du salon. En quelques secondes j’ai été projeté dans mon passé, aux confins de ma mémoire. Un coup de poing n’aurait pas mieux fait. 45 ou 48 ans plus tôt dans le rétroviseur de ma vie. Fichtre, tant que ça ? « Eh oui mon cher, qu’est-ce que tu crois ? » me suis-je entendu murmurer (je n’ai rien murmuré), un claquement de doigts et pschitt. Vous verrez (si vous n’avez pas encore vu). Une vie c’est comme une Agera sur Le Dakar ou la Highway 66. Vous verrez, vous verrez (si vous n’avez pas encore vu donc).
Que disais-je ? que j’ai inséré un CD dans la chaîne à l’insu du cafard. Un CD d’Oum Keltoum. Pourquoi Oum Keltoum ? Je n’en sais rien. Je ne contrôlais pas grand-chose. J’ai pris une dizaine de CD, et c’est le sien que mes doigts ont extrait du lot. Je ne sais pourquoi. C’est Oum Keltoum que je voulais entendre. Et dans mon palais, sur ma langue, des mots salivent dans mes souvenirs amers. Al Atlal*. Il n’y avait rien de rationnel. Un geste. Et la voix. Un tremblement, des frissons, une chair de poule. Et la mémoire qui s’agite me secoue. Du cocotier ou de l’Orangina surgissent Oran, Covalawa, Gambetta, Ellidou. L’humus de l’émotion qui travaille sur les sols arides de l’être déconfit.
En attendant le film, en attendant que la salle de cinéma se remplisse, c’est elle, Oum Keltoum, Kewkeb Echarq qui nous tient compagnie. L’agitation dans la salle enfle, mais ne peut rien contre cette voix, et quelle voix…
Aatini hourriyyati atliq yadayya / Innani outaytou Ma stabqaytou chaï’a… »
Et les placeuses – je ne plaisante pas, dans ces années-là, à Oran, il y avait des cinémas, beaux et propres avec des placeuses, je vous l’assure – et les placeuses qui nous installent contre un pourboire de vingt centimes ou rien (je ne m’en souviens plus très bien à vrai dire). Et les placeuses disais-je, en blouse bleue, blanche et même rose, sur un jean ou une jupe au genou, nous placent et nous font toujours la même recommandation. « Ne jetez rien par terre s’il vous plaît » – elles étaient très polies et très jolies, les placeuses. Elles n’ont rien contre les cosses de cacahuètes ou de graines de potirons grillées, mais elles ne supportent pas qu’on les jette par terre. Et cette voix inimitable, à ce jour inégalée, divine,
« Hel raa el Hobbo soukara mithlana / Kem Banaïna min khiyalin hawlana… »
Dès que Abdallah le projectionniste donne le signal, on éteint une première fois les lumières. D’abord la rangée de lumières qui se trouve au fond de la salle, puis progressivement, rangée après rangée, jusqu’à les éteindre toutes. C’est l’heure des Actualités. Le brouhaha s’estompe quelque peu. Étrangement, l’obscurité décuple nos capacités olfactives. Les odeurs mélangées de chewing-gum, de cacahuète, de cigarettes comme retenues par la lumière se propagent aussitôt dans toute la salle. Le président Ben-Bella squatte le grand écran avec la foire d’Oran ou le Comité de gestion de la Coopérative Franz Fanon. Quelques retardataires se font accompagner par une placeuse. Un filet de lumière en entonnoir qu’éjecte sa lampe de poche leur montre la voie. Dix minutes et de nouveau les lumières inondent la salle. « Aaaaah ! » soupirent les impatients. C’est « Lentrac ». De nouveau l’Étoile envoûtante « Eh toi le noctambule qui s’assoupit / Tu marmonnes ton serment et tu te réveilles / Si une plaie se ferme / Le souvenir en fera revivre la blessure… »
La blessure de notre insouciance. « Kewkew, kewkew, zerriâa… » propose le vendeur ambulant. Abdallah descend dans la salle. En quelques minutes il vérifie les allées, les sièges et les strapontins en bois. Puis il quitte la salle pour aller se caller contre le mur près du guichet et fumer une Bastos en discutant avec tel ou tel, ou avec le guichetier qui satisfait les retardataires jusqu’au dernier. Un dinar cinquante le ticket. Les lumières s’estompent de nouveau puis disparaissent. Le brouhaha tombe raide, paralysé par les nombreux « chuuut » lancés des quatre coins de la salle qui indiquent que la fin de l’entre-acte. C’est l’heure du film : « Les dix Commandements » avec Yul Brynner (ah Anne Baxter !), ou « La flèche brisée » avec James Stewart et Jeff Chandler (ah Debrat Paget !) ou alors « La prisonnière du désert » avec John Wayne (ah Natalie Wood !) Plus on tue d’Indiens, plus on exulte ! C’était comme ça à l’époque. On nous a toujours fait croire que les hommes les plus vilains, les plus méchants étaient les Sioux, les Comanches, les Apaches, les Iroquois, les Cheyennes… Alors évidemment nous souhaitions, comme tous les gamins du monde, que les Indiens soient exterminés jusqu’au dernier. C’était la Vérité venue du Nord et dont il nous fallait savourer le contenu de chacune de ses dimensions. Comme aujourd’hui pour d’autres situations tout aussi dramatiques. Prenez les Indiens de Palestine par exemple, ils se font écharper, leurs terres sont spoliées depuis la nuit des temps et ce sont leurs colons qui couinent qu’on encense. Lorsque le film nous plaisait, on pouvait rester pour le revoir, car c’était souvent « permanent ». Une fois je suis resté cloué à mon siège pour voir et revoir un même film. C’était à L’Idéal sur la Place des Victoires, ou au Mogador sur l’étroite rue pentue, pas au Lido. J’ai vu trois fois « Spartacus » avec Kirk Douglas et Tony Curtis (ah Jean Simmons !) trois fois cent quatre-vingt-quatre minutes dans la même journée ! Nous étions heureux. Oui, nous étions heureux à quinze ans.
« Wa dahakna dahka tiflayni maân / Wa âdawna fassabaqna Dhillana ! »
Le CD derviche dansa combien de fois ? Peu importe, monsieur spleen s’est fait discrètement la belle. Mes amis, mon quartier, une part de moi-même, disparurent, mais pas Madame Keltoum la Diva, l’Astre de l’Orient. Il me suffit d’appuyer sur la touche Play et les voilà tous réunis. Et jeudi passa aussi.
(Extrait de « La petite mosquée des Inuits et autres confettis_ Incipit en W_ 2014) »
Le patron du café a souhaité prendre une photo avec notre groupe, ce que chacun de nous a accepté avec plaisir. Puis, insouciants, nous avons repris la descente vers la sortie de la Casbah… comme on descend en enfer. Nous marchions, tête et nez dans le ciel, jusqu’à hauteur de la rue Ben M’hidi, à quelques mètres de la cinémathèque. Nous n’y verrons pas le beau film (dit-on) « j’ai un rond-point dans ma tête ». Nous si. Car il s’est passé quelque chose, « un truc dingue. » Nous n’avons rien vu, rien entendu. Ou tout comme. [cf plus bas texte de Nadia A.] Il y eut comme un blanc. Nous n’avons rien compris. Comme un mouvement furtif de foule, ou de chacals, va pour chako. Comment le dire, comment l’écrire ? Un vol à l’arraché. Nous ne verrons pas « j’ai un rond-point dans ma tête ».
Voilà qui est dit en un peu plus d'une heure et d'une traite… Il est maintenant 17h… je me dois de quitter l’Institut français… A très bientôt.
Et lorsque mon tour fut venu, voici ce que je lus :
« Le blues, Oum Keltoum et moi - Ne vous arrive-t-il jamais d’être pris dans la nasse de ce qu’on nomme trivialement « le cafard », d’avoir « un coup de blues » ? Comment y réagissez-vous ? « Cela dépend ». Je suis parfaitement d’accord. Cela dépend de la profondeur du spleen, du degré de fragilité de notre état au moment où il s’impose à lui et des circonstances de sa manifestation. Voici ce qui m’est arrivé récemment.
Jeudi dernier, alors que je montais dans le bus et que j’interrompais une communication téléphonique pour ne pas gêner les autres passagers, ou bien était-ce au moment où, dans ce même autobus, je cédais ma place à un malvoyant, mon esprit se mit à errer. Progressivement, sans autre alerte ni procès, un sentiment étrange m’assiégeait. Quelque chose se tissait, se tramait. J’étais pris dans quelque zone de turbulence. Le doute m’envahissait sans que je sache de quoi il retournait. Les passagers me semblaient tristes. Moi-même je le devenais. Une peine m’enveloppait sans crier gare. Je n’ai rien demandé pourtant. Il est arrivé le blues, sans même demander mon avis, alors que je montais dans l’autobus, ou bien alors que je cédais mon siège. Toc, toc, « bonjour, c’est moi. Je viens t’accompagner un moment, pousse-toi. » Et je me suis poussé, obligé. En de telles situations, nous n’avons guère la possibilité de choisir. Le cafard s’est assis en moi et m’a tenu compagnie pendant plusieurs heures. Je ne l’ai pas rejeté, je n’en avais pas les moyens. Il a attendu que j’arrive à la maison pour me souffler une idée. Mais était-elle vraiment de lui ? Aussitôt la porte de mon appartement ouverte, un souffle, impossible à définir me poussait dans le salon, vers le meuble noir près de la bibliothèque. Provenait-il du spleen, d’un elfe, d’un lutin ou d’un ange gardien ?
Je me suis dirigé vers ma discothèque, on dit cédéthèque aujourd’hui ? je ne sais pas. Bref j’ai pris un CD et l’ai introduit dans la fente du lecteur de CD de la chaîne hi-fi du salon. En quelques secondes j’ai été projeté dans mon passé, aux confins de ma mémoire. Un coup de poing n’aurait pas mieux fait. 45 ou 48 ans plus tôt dans le rétroviseur de ma vie. Fichtre, tant que ça ? « Eh oui mon cher, qu’est-ce que tu crois ? » me suis-je entendu murmurer (je n’ai rien murmuré), un claquement de doigts et pschitt. Vous verrez (si vous n’avez pas encore vu). Une vie c’est comme une Agera sur Le Dakar ou la Highway 66. Vous verrez, vous verrez (si vous n’avez pas encore vu donc).
Que disais-je ? que j’ai inséré un CD dans la chaîne à l’insu du cafard. Un CD d’Oum Keltoum. Pourquoi Oum Keltoum ? Je n’en sais rien. Je ne contrôlais pas grand-chose. J’ai pris une dizaine de CD, et c’est le sien que mes doigts ont extrait du lot. Je ne sais pourquoi. C’est Oum Keltoum que je voulais entendre. Et dans mon palais, sur ma langue, des mots salivent dans mes souvenirs amers. Al Atlal*. Il n’y avait rien de rationnel. Un geste. Et la voix. Un tremblement, des frissons, une chair de poule. Et la mémoire qui s’agite me secoue. Du cocotier ou de l’Orangina surgissent Oran, Covalawa, Gambetta, Ellidou. L’humus de l’émotion qui travaille sur les sols arides de l’être déconfit.
En attendant le film, en attendant que la salle de cinéma se remplisse, c’est elle, Oum Keltoum, Kewkeb Echarq qui nous tient compagnie. L’agitation dans la salle enfle, mais ne peut rien contre cette voix, et quelle voix…
Aatini hourriyyati atliq yadayya / Innani outaytou Ma stabqaytou chaï’a… »
Et les placeuses – je ne plaisante pas, dans ces années-là, à Oran, il y avait des cinémas, beaux et propres avec des placeuses, je vous l’assure – et les placeuses qui nous installent contre un pourboire de vingt centimes ou rien (je ne m’en souviens plus très bien à vrai dire). Et les placeuses disais-je, en blouse bleue, blanche et même rose, sur un jean ou une jupe au genou, nous placent et nous font toujours la même recommandation. « Ne jetez rien par terre s’il vous plaît » – elles étaient très polies et très jolies, les placeuses. Elles n’ont rien contre les cosses de cacahuètes ou de graines de potirons grillées, mais elles ne supportent pas qu’on les jette par terre. Et cette voix inimitable, à ce jour inégalée, divine,
« Hel raa el Hobbo soukara mithlana / Kem Banaïna min khiyalin hawlana… »
Dès que Abdallah le projectionniste donne le signal, on éteint une première fois les lumières. D’abord la rangée de lumières qui se trouve au fond de la salle, puis progressivement, rangée après rangée, jusqu’à les éteindre toutes. C’est l’heure des Actualités. Le brouhaha s’estompe quelque peu. Étrangement, l’obscurité décuple nos capacités olfactives. Les odeurs mélangées de chewing-gum, de cacahuète, de cigarettes comme retenues par la lumière se propagent aussitôt dans toute la salle. Le président Ben-Bella squatte le grand écran avec la foire d’Oran ou le Comité de gestion de la Coopérative Franz Fanon. Quelques retardataires se font accompagner par une placeuse. Un filet de lumière en entonnoir qu’éjecte sa lampe de poche leur montre la voie. Dix minutes et de nouveau les lumières inondent la salle. « Aaaaah ! » soupirent les impatients. C’est « Lentrac ». De nouveau l’Étoile envoûtante « Eh toi le noctambule qui s’assoupit / Tu marmonnes ton serment et tu te réveilles / Si une plaie se ferme / Le souvenir en fera revivre la blessure… »
La blessure de notre insouciance. « Kewkew, kewkew, zerriâa… » propose le vendeur ambulant. Abdallah descend dans la salle. En quelques minutes il vérifie les allées, les sièges et les strapontins en bois. Puis il quitte la salle pour aller se caller contre le mur près du guichet et fumer une Bastos en discutant avec tel ou tel, ou avec le guichetier qui satisfait les retardataires jusqu’au dernier. Un dinar cinquante le ticket. Les lumières s’estompent de nouveau puis disparaissent. Le brouhaha tombe raide, paralysé par les nombreux « chuuut » lancés des quatre coins de la salle qui indiquent que la fin de l’entre-acte. C’est l’heure du film : « Les dix Commandements » avec Yul Brynner (ah Anne Baxter !), ou « La flèche brisée » avec James Stewart et Jeff Chandler (ah Debrat Paget !) ou alors « La prisonnière du désert » avec John Wayne (ah Natalie Wood !) Plus on tue d’Indiens, plus on exulte ! C’était comme ça à l’époque. On nous a toujours fait croire que les hommes les plus vilains, les plus méchants étaient les Sioux, les Comanches, les Apaches, les Iroquois, les Cheyennes… Alors évidemment nous souhaitions, comme tous les gamins du monde, que les Indiens soient exterminés jusqu’au dernier. C’était la Vérité venue du Nord et dont il nous fallait savourer le contenu de chacune de ses dimensions. Comme aujourd’hui pour d’autres situations tout aussi dramatiques. Prenez les Indiens de Palestine par exemple, ils se font écharper, leurs terres sont spoliées depuis la nuit des temps et ce sont leurs colons qui couinent qu’on encense. Lorsque le film nous plaisait, on pouvait rester pour le revoir, car c’était souvent « permanent ». Une fois je suis resté cloué à mon siège pour voir et revoir un même film. C’était à L’Idéal sur la Place des Victoires, ou au Mogador sur l’étroite rue pentue, pas au Lido. J’ai vu trois fois « Spartacus » avec Kirk Douglas et Tony Curtis (ah Jean Simmons !) trois fois cent quatre-vingt-quatre minutes dans la même journée ! Nous étions heureux. Oui, nous étions heureux à quinze ans.
« Wa dahakna dahka tiflayni maân / Wa âdawna fassabaqna Dhillana ! »
Le CD derviche dansa combien de fois ? Peu importe, monsieur spleen s’est fait discrètement la belle. Mes amis, mon quartier, une part de moi-même, disparurent, mais pas Madame Keltoum la Diva, l’Astre de l’Orient. Il me suffit d’appuyer sur la touche Play et les voilà tous réunis. Et jeudi passa aussi.
(Extrait de « La petite mosquée des Inuits et autres confettis_ Incipit en W_ 2014) »
Le patron du café a souhaité prendre une photo avec notre groupe, ce que chacun de nous a accepté avec plaisir. Puis, insouciants, nous avons repris la descente vers la sortie de la Casbah… comme on descend en enfer. Nous marchions, tête et nez dans le ciel, jusqu’à hauteur de la rue Ben M’hidi, à quelques mètres de la cinémathèque. Nous n’y verrons pas le beau film (dit-on) « j’ai un rond-point dans ma tête ». Nous si. Car il s’est passé quelque chose, « un truc dingue. » Nous n’avons rien vu, rien entendu. Ou tout comme. [cf plus bas texte de Nadia A.] Il y eut comme un blanc. Nous n’avons rien compris. Comme un mouvement furtif de foule, ou de chacals, va pour chako. Comment le dire, comment l’écrire ? Un vol à l’arraché. Nous ne verrons pas « j’ai un rond-point dans ma tête ».
Voilà qui est dit en un peu plus d'une heure et d'une traite… Il est maintenant 17h… je me dois de quitter l’Institut français… A très bientôt.
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[Voici le texte de Nadia A.]
merci de nous faire revivre avec autant d´intensité les moments forts du FIR-A.
RépondreSupprimerla lauréate du prix livresq est Djoher Wallis pour son livre "l´emprunt".
RépondreSupprimersvp je chrche l'email de fatima bekhai.
RépondreSupprimersamir.errahmani@h.c