In
Memoriam
Au
matin de ce jeudi-là, le temps s’annonçait resplendissant. Mais quoi de plus
ordinaire qu’un soleil de carte postale hawaïenne dans un village de la côte
oranaise au plus fort d’un mois de juin ? Précisément le 25 de l’année
1992, au sixième mois de l’année de démarcation entre un avant et un après.
Ce
matin-là, le président Mohamed Boudiaf
faisait une tournée d’inspection dans la
zone industrielle d’Arzew, avant de se rendre à Oran. En fin de matinée il
était précisément à Aïn El-Biya, le village où nous résidions. Mon fils M.,
sept ans, et moi, ne pourrions le voir, car nous nous préparions à quitter
notre village pour aller à Oran assister à la finale de la coupe d’Algérie de
football, au « stade du 19 juin », appelé aussi « le stade du coup
d’État ».
Entrée du Camp5- Aïn el-Biya |
Les
résidents étaient nombreux à se bousculer le long de l’artère principale du Camp5,
au moment où je la traversais en voiture
pour me rendre à Oran. Le Camp5, ou camp Sonatrach, est un village dans le
village. Comme nombre d’autres tout autour de la zone industrielle d’Arzew. D’un
moment à l’autre le président et sa suite allaient quitter le centre
administratif où se déroulait l’essentiel des cérémonies d’accueil de Tayeb
El-Watani (c’était le nom de guerre du Président). Il nous fallait rapidement
sortir du Camp avant que la police et les autres services de sécurité
n’interdisent toute circulation. Vite quitter le village. Les gardiens actionnaient
l’ouverture des barrières pour laisser sortir les voitures, mais refusaient l’entrée
à celles qui s’y risquaient. Moins de cinq minutes plus tard, nous abordions
par la droite la nationale 11, ralliant Mostaganem à Oran.
À
hauteur de l’entrée de Gdyel, les gendarmes affectés à l’entrée est de la ville
nous empêchèrent de continuer. « Par là c’est interdit, mais par là vous
pouvez » me fit l’un d’eux. Les services de sécurité attendaient l’arrivée
du cortège présidentiel. Le deuxième « Par là » indiquait un passage
à l’intérieur des terres, parallèle à la nationale. Je pénétrai dans la piste,
la longeai. Une piste qui n’en est vraiment pas une. Les tracteurs peut-être… Je
l’ai tant bien que mal suivie. J’ai traversé Gdyel. À la sortie ouest de la
ville, je retrouvai la nationale en même temps qu’arrivait le cortège
présidentiel. Les services de sécurité avaient, permettez cette trivialité – mis les voiles.
Je suis tombé nez à nez avec la dernière voiture du cortège. Elle filait à la
même allure que toutes celles qui la précédaient : 140 km/h au bas mot. Je
lui ai emboîté le pas. Est arrivé alors un motard de la garde, sorti de je ne
sais où. Il avait dû ralentir et s’arrêter, pressé probablement par un besoin
naturel avant de reprendre sa course. Plus incertain que moi, il me doubla en
me faisant signe d’accélérer, pensant certainement que je faisais partie du cortège
officiel. Il n’a pas vu M. allongé sur la banquette arrière. Certes, j’avais
une belle 505 GTX injection, mais quand même…
Cette
facilité d’accès et cette porosité de la route à un moment pareil me déconcertèrent
et me donnèrent des sueurs. Je ne les ai pas comprises (et ne les comprends
toujours pas). Mais l’heure n’était pas à la gestion des émotions ni à ce type
de réflexion. Mon véhicule était de même marque que nombre d’entre ceux qui
formaient le cortège, mais assez poussiéreux. Me voilà, à mon corps défendant,
« dedans ». Il me fallait dès lors assurer l’allure. C’est à dire
rouler à très grande vitesse. Comme les véhicules qui me précédaient, j’ai
activé les feux de détresse. Lorsque vingt minutes plus tard nous sommes arrivés
à Oran Bernandville, une armada de policiers au garde à vous, un tous les cinq
mètres, nous accueillait. Des gouttelettes de sueur froide ou tiède, peu
importe, grosses comme des grêlons, perlaient sur mon front, sur ma nuque et le
long du dos.
Comment sortir de ce qui m’apparaissait comme une souricière ou un
pétrin. « Nous sommes en danger mon fils et moi » pensai-je. Je me
devais hélas constater que je n’avais de choix que de continuer. Le boulevard
Champagne (Gambetta), le rond-point du lycée Lotfi, celui de l’Académie. Enfin
la wilaya. Tout autour de l’immense escalier de l’entrée officielle, les
policiers en tenue et d’autres en civil me paraissaient innombrables. Ce
trop-plein de sécurité à l’arrivée contrastait avec l’incertitude du parcours.
Les
premières voitures pénétrèrent dans le sous-sol de la préfecture. Beaucoup (une
trentaine ?) tentaient tant bien que mal de se garer par-ci, par-là. À
hauteur du 110 rue Mouloud Feraoun, j’ai immobilisé mon véhicule, éteint
aussitôt le moteur et désactivé les warnings. Je demeurai immobile, alors que
mon fils, jusque-là allongé sur la banquette arrière se réveillait, un peu
perdu. Je l’étais plus que lui. Je lui ai demandé de rester calme. Je ne
sortirai pas du véhicule. Pas dans l’immédiat. J’ai attendu que mon esprit me
revienne et que les autres véhicules se fussent vidés de leurs passagers, une
dizaine de minutes, avant de repartir, avec le maximum de douceur. Il me
fallait planer si possible. Si j’avais pu nous rendre transparents, je n’aurais
pas hésité à le faire. Vingt minutes plus tard, nous étions à El Hamri. Le
« stade du 19 juin » était bien rempli. Avec M. nous nous sommes installés
dans les tribunes, à moins de cent mètres du président Boudiaf, que je montrais
du doigt à mon fils, « il est là, regarde ». Comme nous, il assistait
à la finale de la coupe d’Algérie. Au terme de la rencontre, la JSK a battu
l’ASO par 1 à 0. J’ai mis plusieurs semaines à me remettre de mes émotions de
la journée.
Mohamed
Boudiaf, Tayeb El-Watani, ne verra plus Oran. Le lundi suivant, 29 juin, il sera
assassiné à Annaba. El-Watan titrait le lendemain : « Le
complot », Le Matin : « Ils l’ont assassiné ». « Ils »…
Plus
tard, dès le mois de juillet, une rumeur folle (ou juste) courait :
« Boudiaf devait être assassiné à Aïn-Témouchent ou Oran ». « Tu
l’as échappé belle » m’avait dit un jour un ami cher, qui ne l’est plus,
depuis cette année-là. Il avait fait un choix, j’en ai fait un autre.
A.
Hanifi.