Dédicace à Josyane Savigneau- Vanityfair |
Aujourd’hui, lundi 19 mars, je vous propose de lever un
verre (ou deux) à la santé de Philip Roth, 85 ans. L’écrivain américain a
décidé, il y a cinq ans, de ne plus écrire, et jusqu’à nos jours il se tient à
cet engagement. « Un écrivain ne doit pas écrire après l’âge de 80
ans » disait-il. Et il s’y tient donc. Après plus de 50 ans d’écriture on
comprend bien que cet auteur génial veuille apprécier la nature, marcher en
sifflotant, promener son chien, ne rien faire d’autre…
Si vous l’avez lu, vous comprenez que j’écrive
« génial », mais si ce n’est pas le cas, si vous ne l’avez que peu lu
ou si vous ne le connaissez pas, si vous voulez faire plus ample connaissance
avec ses humeurs, ses goûts et ses coups de plume acérée, alors je vous
conseille tout simplement de vous y plonger le plus rapidement possible. Vous
ne le regretterez pas. Lisez tout ce qui vous tombe entre les mains : La
tache, Exit le fantôme, J’ai épousé un
communiste, Némésis, Pastorale américaine etc, tout. Vous ne vous mordrez vraiment
pas les doigts (si vous aimez la littérature évidemment). Si vous êtes au bled,
je sais, c’est encore plus difficile de le trouver, mais quand on veut on peut.
Une parenthèse : j’ai été stupéfait de constater qu’à Oran la (fameuse)
librairie de Bensmaïl a déposé les armes, que celle de la place du 1° novembre
a fait pareil. Mais, heureusement, il y a la librairie Art et Culture qui se
trouve dans la rue qui monte, Moulay Mohamed, en face au Café le Clichy (au 22,
face à l’hôtel) qui tient (bien) la route.
L’autodérision, l’humour, la satire de l’élite juive de New
York et de Newark où il est né (qu’il évoque dans ses différents Zuckerman)
rythment tous ses livres. Il fut à cet égard accusé d’antisémitisme. Je ne
pense pas me tromper en écrivant que nombre de ses romans sont teintés
d’autobiographie, (on évoque souvent l’autofiction à son égard, « le
maître du genre »). Un délice. Et vous constaterez (écoutez aussi les
vidéos) qu’on est loin, très loin, des petits discours et récits de combats, à thèse,
des jérémiades, recommandés aux auteurs algériens dont la mise en vue par certains grands éditeurs
parisiens est conditionnée (lire Kaoutar Harchi).
Maintenant, je vous propose ci-devant un extrait de Exit le fantôme (Gallimard- 2009),
juste pour que vous en ayez un avant-goût. Dans ce roman,
plus de dix ans après l’avoir quittée, Zuckerman, 71 ans, quitte « son
coin perdu dans les hauteurs du Berkshires » (Connecticut) pour revenir à
New York afin de passer des examens liés à sa prostate. Nous sommes en 2004, sous
la présidence de George Bush junior. Les trois personnages que sont Jamie, Amy
Bellette, et Richard Kliman (jeune biographe) vont tout bouleverser.
Et comme à son habitude, Philippe Roth déploie son génie,
l’humour y est très présent, l’autodérision aussi…
Voici
l’incipit et ce qui suit : « Je n’étais pas retourné à New York
depuis onze ans. À part un bref séjour à Boston afin d’y subir l’ablation de la
prostate pour cause de cancer, j’étais, au cours de ces onze années, à peine
sorti de mon coin perdu dans les hauteurs des Berkshires et qui plus est,
depuis le 11 septembre, il y a trois ans, j’avais rarement lu un journal ou
écouté les nouvelles. Sans ressentir la moindre impression de manque–rien
d’autre, au début, qu’une sorte de sécheresse intérieure–j’avais cessé
d’habiter non seulement le vaste monde mais le moment présent. J’avais depuis
longtemps tué en moi toute velléité d’y jouer un rôle actif, ou seulement de
témoin.
Mais
voilà que, mettant cap au sud, j’avais fait les deux cents kilomètres en
voiture jusqu’à Manhattan pour aller voir à l’hôpital du Mon-Sinaï un urologue
spécialiste d’une méthode destinée à venir en aide aux milliers d’hommes que
l’opération de la prostate avait, comme
moi, rendus incontinents. En injectant du collagène sous forme gélatineuse au
point de jonction entre le col de la vessie et l’urètre, à l’aide d’un cathéter
inséré dans l’urètre, il obtenait une amélioration sensible chez environ
cinquante pour cent de ses patients. Ce n’était pas un pourcentage
extraordinaire, d’autant qu’ « amélioration sensible » voulait
seulement dire allègement partiel des symptômes, permettant de passer d’
« incontinence sévère » à « incontinence modérée », ou de
« modérée » à
« légère ». Malgré tout, étant donné qu’il obtenait de meilleurs
résultats que ceux d’autres urologues en utilisant grosso modo la même
technique (il n’existait pas de remède quant à l’autre risque inhérent à la
prostatectomie totale, risque auquel, pas plus que des dizaines de milliers de
patients, je n’avais eu la chance
d’échapper, à savoir, si le nerf était touché, l’impuissance), je me rendais à
New York pour une consultation, alors que j’avais longtemps cru m’être adapté
aux inconvénients pratiques de ma condition.
Dans les années qui avaient suivi l’opération,
j’avais même cru avoir surmonté la honte
que c’est de faire pipi sur soi, et dépassé le sentiment de désarroi qui avait
été particulièrement éprouvant pendant les dix-huit premiers mois, période où
le chirurgien m’avait laissé espérer que l’incontinence finirait par
disparaître avec le temps, comme c’est le cas pour un petit nombre de patients
qui ont cette chance. Mais malgré les soins quotidiens indispensables afin de
me garder propre et exempt de toute
odeur, il faut croire que je ne m’étais jamais totalement habitué au
port des caleçons spéciaux et à la nécessité de changer les protections, ni aux
« petits accidents», pas plus que je n’avais réussi a vaincre un fond
secret d’humiliation, vu que je me retrouvais là, à soixante et onze ans, dans
l’Upper West Side, à quelques rues de l’endroit où j’avais jadis vécu en homme
jeune, vigoureux et en pleine santé, oui, je me retrouvais là, dans la salle
d’attente du service d’urologie de l’hôpital du Mont-Sinaï, sur le point de
recevoir l’assurance que, grâce à la présence permanente de collagène sur le
col de la vessie, j’aurais une petite chance de contrôler un peu mieux
l’écoulement de mon urine qu’un enfant en bas âge. Tandis que j’attendais, me
racontant comment les choses allaient se passer, et feuilletant des numéros empilés de People et du New York magazine, je me suis dit : Tout ça ne rime à rien.
Lève-toi et rentre chez toi.
J’avais
passé ces onze dernières années seul dans une petite maison perdue en bordure
d’un chemin de terre au fin fond de la campagne, ayant pris la décision de
vivre loin de tout, deux ans environ avant le moment où l’on avait diagnostiqué
mon cancer. Je vois peu de gens. Depuis la mort, il y a un an, de mon voisin et
ami Larry Hollis, il peut se passer deux ou trois jours sans que je parle à qui
que ce soit, à part la femme de ménage qui vient une fois par semaine et son
mari qui est mon homme à tout faire. Je
n’accepte pas d’invitations à dîner, je ne vais pas au cinéma, je ne regarde
pas la télévision, je n’ai pas de téléphone portable, pas de magnétoscope, pas
de lecteur DVD, pas d’ordinateur. Je continue à vivre à l’âge de la machine à
écrire, et je n’ai pas idée de ce que peut être la Toile mondiale. Je ne prends
plus la peine de voter. Je passe la plus grande partie de la journée à écrire,
souvent jusque tard dans la nuit. Je
lis, principalement les livres que j’ai découverts lorsque j’étais étudiant,
les chefs-d’œuvre littéraires dont l’emprise sur moi est toujours aussi forte
et parfois même plus encore que lors de la révélation initiale. Récemment, j’ai
relu Joseph Conrad pour la première fois depuis cinquante ans, en tout dernier
lieu La Ligne d’ombre que j’avais
emportée avec moi à New York afin de la
parcourir une fois de plus, l’ayant lue d’une traite pas plus tard que l’autre
soir. J’écoute de la musique, je me promène dans les bois, quand il fait chaud
je me baigne dans mon petit étang, dont la température, même en été, n’atteint
jamais plus de vingt degrés. Je me baigne nu, à l’abri de tout regard, de telle
sorte que si je laisse dans mon sillage une mince et ondulante traînée d’urine
qui jaunit visiblement les eaux alentour, ça ne me dérange guère, et je ne
ressens nullement c’est honte qui m’envahirait si ma vessie se mettait à fuir
pendant que je nage dans une piscine publique. Il existe des caleçons en
plastique serrés par de puissants élastiques, qui sont conçus pour les nageurs
incontinents et dont la publicité jure qu’ils sont imperméables. Mais lorsque
après moult hésitations je finis par en commander un dans un catalogue
d’accessoires de piscine et que j’en fis l’essai dans mon étang, je m’aperçus
que, certes, le port d’une de ces grosses culottes blanches sous mon maillot de
bain atténuait le problème, mais qu’il ne le faisait pas disparaître au point
de me libérer de toute appréhension. Plutôt que de prendre le risque de
connaître l’embarras et d’offusquer les autres, je renonçai à l’habitude d’aller
nager à la piscine de l’université en toute saison (avec une culotte sous mon
maillot) et me contentai de continuer à jaunir occasionnellement les eaux de
mon étang pendant les quelques mois de chaleur des Berkshires, et là, quel que
soit le temps, je fais une demi-heure de natation.
Une
ou deux fois par semaine, je descends de mes collines et je vais à Athéna, à
treize kilomètres, pour faire mes courses, aller au pressing, parfois déjeuner
en ville où acheter une paire de chaussettes,
m’offrir une bouteille de vin ou faire un tour à la bibliothèque de
l’université d’Athéna. Tanglewood n’est pas loin, et je m’y rends en voiture
une dizaine de fois par été pour assister à un concert. Je ne donne pas de lectures publiques, pas de
conférences, pas de cours à l’université, je ne passe pas à la télé. Quand mes
livres sont publiés, je reste dans mon coin. J’écris tous les jours de la
semaine, à part ça, je me tais. Je suis tenté par l’idée de ne rien publier du
tout–en somme, ce qui m’importe, n’est-ce pas le travail et le fait même de
travailler ? Qu’est-ce que cela peut bien faire, désormais, que je sois
incontinent est impuissant ? »
Carnet_de_route_Busnel-Philip_Roth- Merci olataltan_ 12'27
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In VANITYFAIR_ 06.03.2018
Parce que c'était
lui
Philip Roth et Josyane Savigneau, une amitié
particulière
La première fois qu’elle a rencontré le grand écrivain américain, Josyane Savigneau était prévenue : il déteste les journalistes, les expédie en moins d’une demi-heure et les femmes ne l’intéressent guère passé la trentaine. Un quart de siècle plus tard, la légendaire directrice du « Monde des livres » raconte l’histoire d’une amitié à laquelle ni elle ni lui ne s’attendaient.
Mais
pourquoi ne répond-il pas ? Je frappe pourtant très fort à la porte. Pas un
bruit. Par la fenêtre, je vois l’ordinateur allumé. Il est donc là. J’essaie
d’entrer. La porte est verrouillée. Panique. Je pense au pire. Il doit être
derrière, dans la salle de bains, par terre, inconscient. Mort peut-être. Oui,
mort ! Le grand Philip Roth est mort, le 14 septembre 2010, dans sa maison de campagne du
Connecticut. Et moi qui suis venue le voir pour parler de son dernier livre
paru en français, Indignation, c’est sa nécro que je vais devoir écrire.
Faut-il enfoncer la porte ? Appeler les secours ?
Pour tout arranger, il se refuse à avoir un téléphone portable. Je laisse un
message sur le répondeur de la maison : « Hi Philip, c’est Jo, je suis là, mais vous n’y êtes
pas, appelez-moi dès que possible. » Je laisse un petit mot sur la porte, redonnant mon
numéro et précisant que je vais attendre quelque temps dans le village voisin.
Trois heures plus tard, je reprends la route de New York. Mon téléphone sonne.
Numéro inconnu : « C’est Philip, je viens de rentrer, je
suis désolé. » Il a sa voix
des mauvais jours, un peu brève. « Hier, en
dînant avec un ami, j’ai eu un malaise. Rien de grave, mais l’hôpital a voulu
me garder en observation. Je ne savais comment te joindre. » Il parle, il est vivant, mais tout de même... « Non, je n’ai pas pensé à appeler mon agent. » Je suis rassurée, mais un peu agacée : « Mais l’ordinateur allumé ?
– C’est
un vieux, il ne bascule pas en veille. Je vois qu’il t’a fait peur.
– Je te croyais mort.
– Je te croyais mort.
– Raté,
mais tout ça m’a fatigué. Même si tu es encore très près, ne reviens que
demain. »
Deux heures et demie
pour rentrer à New York, autant pour revenir... Cinq heures de route. Allez, sa
survie vaut bien ça.
Le lendemain, il est
au mieux de sa forme, avec tout ce que j’aime chez lui : son jeu avec lui-même, avec ses doubles, son ironie qui n’épargne
personne. Il est long et mince, pantalon gris, chemise bleue. On s’installe
dans le bureau, la pièce que je préfère, pas très grande, simple, pleine de
photos de famille. Son ami écrivain, Ben Taylor, est là. Il propose du thé, je préfère de l’eau. Elle est sur la table.
Ben nous laisse. Après une longue conversation sur Indignation, je me
prépare à partir. Et là, quelque chose m’intrigue. Chaque année, quand je viens
pour le livre qui sort en français, il m’en offre un autre, qui va être publié
en anglais. Cette fois, il me tend Némésis, son dernier livre, à
paraître le mois suivant, et ajoute : « C’est tout. Rien d’autre.
–
Tu n’écris pas ? Mais c’est pour ça que tu as eu un malaise hier !
–
Tu penses que ne pas écrire va me rendre
malade ! Trop drôle ! Depuis Némésis, j’ai pris des vacances, je passe deux heures par jour dans ma piscine. »
Il voit que ça ne
m’amuse pas. « Et puis, j’ai découvert une chose qui est
encore mieux que le sexe : la sieste. » Décidément, je manque d’humour : « Bon, je fais aussi des choses sérieuses, je lis les
journaux et je range mes archives pour les envoyer à la bibliothèque du
Congrès. »
Le scoop. Philip
Roth a cessé d’écrire. Voilà ce qu’il faut raconter, d’urgence. Mais pour moi,
c’est impossible. C’est un de ses jeux, une pirouette, je ne veux en tenir
aucun compte. Dans Le Monde, j’affirme qu’il prétend ne plus écrire. Je
rapporte l’anecdote comme l’une des farces de Roth. Plus tard, quand Nelly Kapriélian fera un entretien
avec lui pour Les Inrockuptibles, il le répétera. Elle le croira,
l’écrira, ça deviendra officiel. Et tout le monde apprendra avec tristesse que
Roth en a fini avec la littérature.
Une larme coule sur
ma joue
Samedi 7 octobre 2017, quand je le retrouve dans son appartement de Manhattan,
l’été indien ensoleille le salon. Il n’a pas beaucoup changé. Sa silhouette
s’est peut-être un peu tassée, mais il porte avec élégance ses 84 ans. Il a
nagé tout l’été dans la piscine de sa maison du Connecticut. Il voit ses amis.
Je lui apporte un exemplaire du premier volume de ses œuvres dans la « Pléiade », en librairie depuis le jeudi 5 octobre, le jour où le Nobel a été attribué à Kazuo Ishiguro : « Je suis à jamais le type qui rate le
Nobel, mais me voilà dans ce Panthéon français. » Il veut savoir quels grands auteurs du XXe siècle ont leur « Pléiade » et si beaucoup y
sont entrés de leur vivant. « Oui, beaucoup plus qu’on ne le croit,
mais pas les étrangers.
–
De vivant, il n’y a que moi ?
–
Non, aussi Vargas Llosa. »
Il aurait bien aimé être le seul.
Savoir que certains de ses lecteurs français me demandent s’il écrit en
secret l’amuse : « Tu peux dire que la réponse est non. Rien
depuis sept ans, depuis Némésis. Je n’en
ai pas envie, donc ça ne me manque pas. J’ai aidé la fille d’une amie à
composer un petit conte. Elle a 8 ans. Je lis, je vais à l’église
épiscopale tous les matins... » Je souris. « On ne se moque pas ! C’est pour nager. La piscine est au
sous-sol de l’église. » Il n’écrit
plus de romans, mais il les raconte. Je suis toujours un peu embarrassée pour
traduire ce qu’il me dit. Non que ce soit complexe, mais nous ne parlons qu’en
anglais et « you » est neutre, alors, en français, est-ce
« tu » ou « vous » ?
Depuis qu’il me donne de « big hugs » pour m’accueillir, je préfère le « tu » : « Tu vois comme je suis devenu gentil. Gentil et ennuyeux. » Ennuyeux, non, mais beaucoup plus urbain que quand il
écrivait. « Je sais que tu me préférais avant. Le bad
guy écrivain. C’est ton côté masochiste. Et quand je t’ai dit, à toi la
première, que je n’avais plus de roman en cours, tu ne m’as même pas cru. Tu as
raté le scoop. Tu te souviens ?
–
En français, on dit « remuer le couteau dans la plaie ».
–
C’est une de mes spécialités. Pense à
Blake Bailey, mon biographe. Il est obligé de vivre avec moi tous
les jours. Pendant qu’on parle ici, tranquillement, toi et moi, que fait-il ? Il s’occupe de moi. Il n’en peut plus. Ça m’enchante... Tu me
connais... »
Affirmer que « je le connais » serait excessif, mais je l’ai vu souvent depuis 1992 et,
puisqu’il n’écrit plus de livres, il a accepté d’avoir une adresse e-mail, donc
on correspond. C’est généralement assez bref. Depuis la dernière élection – « le jour le plus triste de ma vie », m’a-t-il écrit –, il dit volontiers tout le mal qu’il pense de Trump, « auprès duquel même George W. Bush semble être George Washington ». Il commente
ses décisions « toutes plus stupides et plus cinglées » ; il s’inquiète du pouvoir des « suprématistes blancs ». Avec lui, malgré les « hugs » et la complicité, j’ai toujours une retenue, une étrange
inquiétude. Quand il dit : « Appelle-moi pour qu’on fixe un rendez-vous », j’envoie un SMS et j’attends qu’il m’appelle. Je ne sais
trop comment qualifier la relation que j’ai avec lui, cette amitié de
vingt-cinq ans, à la fois proche et lointaine. Il en sourit : « Nous sommes amis. Où est la difficulté ? » D’où vient-elle ? Serait-ce dû à ce qui s’est passé lors de notre première rencontre ?
Voici donc le tout
début de l’histoire. Nous sommes en 1992. Je travaille au Monde. Tous les
livres de Roth m’enchantent et leur auteur me semble mystérieux. Je le lis
depuis seulement une dizaine d’années, l’envie m’en est venue à cause de sa
mauvaise réputation – narcissique, misogyne, mauvais juif, pornographe... Je
n’ai pas commencé par son grand succès, Portnoy et son complexe, mais par
Zuckerman délivré, son douzième livre et le deuxième dans lequel apparaît son
double préféré, Nathan Zuckerman. Puis j’ai lu tout le reste et
je viens de terminer Patrimoine le récit bouleversant de la fin de vie de son
père. Tous ses romans me donnent un sentiment de liberté. Il me plaît que Nathan Zuckerman se désigne comme « le sauvage satirique des lettres
américaines ». Alors il serait peut-être temps de mettre en pratique ce
que j’ai lu dans son Écrivain fantôme: « Quand on admire un écrivain, on est
curieux de le connaître. On cherche son secret – les clés de son puzzle. » Idée folle d’après ceux qui ont tenté le coup. Il déteste les
journalistes, les expédie en moins d’une demi-heure, il est toujours de
mauvaise humeur. Les femmes l’agacent, et je suis déjà trop vieille pour qu’il
ait envie de me séduire. Dès qu’on a passé la trentaine, ça ne l’intéresse
plus. Je n’aime pas qu’on décide à ma place, rien ne me fera renoncer. Mais
comment le convaincre de me recevoir ?
Je demande l’aide de
Philippe Sollers. Je sais qu’ils s’apprécient. On est à l’époque des fax, pas à
celle d’Internet. La réponse arrive vite. Il donne son numéro de téléphone et
demande que je l’appelle. Les sous-entendus du fax, jouant, d’homme à homme, de
macho à macho, sur l’ambiguïté du mot « amie » me plaisent moyennement. Le coup de fil
ne me réconforte pas. Il veut savoir si mon journal m’envoie seulement pour le
voir : « En ce cas, ils ont de l’argent à perdre. » Je reste sans
voix. « Téléphonez-moi quand vous êtes à New York et on verra ». Le lundi suivant, étonné que je sois venue malgré tout, il me fixe un
rendez-vous pour le lendemain et note mon numéro de téléphone. Chaque jour, il
appelle pour changer la date et le lieu : Manhattan, le Connecticut, Manhattan,
le Connecticut... Finalement, ce sera Manhattan, à 14 heures, le samedi de mon départ.
Il habite l’Upper
West Side, comme aujourd’hui, mais dans une autre rue. Deux appartements au
même étage. Dans l’un, il vit avec la comédienne britannique Claire Bloom – ils sont ensemble depuis 1975, ils divorceront en 1994. L’autre,
au bout du couloir, lui sert de bureau. C’est là que je suis conviée. Le lieu
est spartiate : une grande pièce, très claire, rien aux murs, un tapis
pour courir, un bureau avec une machine à écrire électrique à boule. Un peu
plus loin, un canapé, deux fauteuils. Roth est grand, élancé, un beau regard
noir. Courtois mais peu chaleureux (euphémisme). Commence alors l’interview, ou
plutôt le cauchemar. Il regarde sans cesse sa montre, rejette certaines
questions, « trop universitaire, passons à la suivante ». D’angoisse, je me mets à tousser. Une fois... deux fois... Encore... Il
attend qu’une larme coule sur ma joue pour me proposer un verre d’eau. Je
refuse. Ses mains ne cessent de jouer avec un long trombone ramassé sur son
bureau. Au lieu de me répondre, soudain il demande: « Ça vous ennuie que je joue avec ce trombone ?
– Et vous, ça vous ennuie que je regarde vos mains ?
– À la fin de l’interview, je vais vous le jeter à la figure.
– Parfait : je suis fétichiste. »
Il a fait ce qu’il
avait dit et j’ai gardé le trombone. J’avais tenu une heure et demie. Mais on
ne m’y reprendra plus. Je ne vais cesser ni de le lire ni de l’admirer, mais le
revoir ? Jamais.
Il est allongé, je
suis assise
Combien de temps
ai-je résisté au désir de parler avec lui ? Ou plutôt combien de romans ? J’ai laissé passer les deux qui sont pour moi des chefs-d’œuvre,
Opération Shylock, en 1993 – où il pousse à l’extrême le jeu sur le double,
puisque celui-ci s’appelle aussi Philip Roth – et Le Théâtre de Sabbath, en 1995
–, le livre qu’il estime avoir écrit avec le plus de plaisir et de liberté.
Tous deux détestés par la critique américaine. Ces gros romans sont parmi mes
préférés. Pour Shylock, j’ai fait la « une » du « Monde des livres », en titrant « Roth plus fort que Roth », et pour Sabbath, presque une page entière. En France, ils ont été
plutôt bien accueillis. Mais il n’a pas donné d’interview – ou personne ne
s’est risqué à en demander. Puis, en 1997, Pastorale américaine paraît aux
États-Unis et reçoit un accueil critique enthousiaste. Je le lis en anglais. Ce
n’est vraiment pas mon Roth préféré, en dépit du propos politique – cela se
passe pendant la guerre du Vietnam, à laquelle il a été très hostile. Mais j’ai
le sentiment que la narration moins folle, moins autocentrée, va plaire au
public français. Le revoir serait donc une bonne idée.
Il a désormais pour
agent Andrew Wylie, si redoutable en affaires qu’il est surnommé « Le Chacal » par les éditeurs américains. Je lui écris. La traduction
française doit paraître en 1999, donc je voudrais venir avant la sortie. La
date choisie par Roth sera la mienne, sauf telle semaine du début de l’année,
où il me sera difficile de me rendre à New York, parce que Le Monde m’envoie à
Londres. La réponse est aussi rapide qu’en 1992. Et pire. Il propose le mardi
de ladite semaine, pour vingt minutes, dans les bureaux de l’agence
Wylie. Je dis non. L’agent n’en croit pas ses oreilles. Une Pygmée se révolte
contre l’Oncle Sam. On appelle son éditeur français, Gallimard, pour se
plaindre, parce que « les journalistes, on les connaît : s’ils n’ont pas l’entretien, ils ne font qu’un tout petit article ». Les Américains se trompent. Un mois plus tard, je leur envoie un « Monde des livres » avec trois pages sur Roth. La critique
de Pastorale américaine, des témoignages de jeunes écrivains français qui
l’admirent – dont Stéphane Zagdanski –, et un texte de lui, « Ma vie d’Américain », paru dans The Los Angeles Review of
Books, et acheté à prix d’or à Wylie. Changement de cap : tout ça est un horrible malentendu et, la prochaine fois que je viendrai
à New York, « Philip » sera enchanté de déjeuner avec moi.
En réalité, je vais
le revoir avant, à l’automne 1999, à Aix-en-Provence, où, sous le titre « The Roth’s explosion », trois jours de rencontres lui sont
consacrés, avec des affiches dans toute la ville. Il n’aime pas vraiment
voyager. Surtout pas assister à des colloques sur lui. Je suis donc étonnée de
le voir là. Je ne reconnais pas l’homme tendu, sec, mordant, dont j’avais le
souvenir. Il est disert, souriant, animant des master class avec des étudiants,
signant des livres. Il est avec une amie, mais regarde quand même les jolies
filles. À un dîner, avec lui et d’autres participants aux débats, on rit
beaucoup. Alors je sors de ma poche le fameux trombone : « Mon Dieu, elle est vraiment fétichiste ! » Roth pense que c’est de ce soir-là qu’est né entre nous autre chose
qu’une relation de travail, une amitié. Je crois qu’il va un peu vite.
L’épisode du
trombone est une sorte de gag entre nous, un souvenir amusant. Pourtant, dès
que je fais allusion, devant témoins, à cette première rencontre si
réfrigérante qu’elle a failli être la dernière, Roth éclate de rire – il sait
que j’adore son rire énorme : « Ne l’écoutez pas, elle raconte toujours
que je lui ai fait une peur terrible la première fois. Ce doit être sa manière
de chercher à me séduire. » Ma manière de chercher à le séduire,
c’était de lui parler de ses livres. À partir de 2000 on s’est revus au moins
une fois chaque année. Jusqu’en 2010, il publiait quasiment un livre par an.
Moi, j’ai perdu le trombone. Alors il lui arrive encore, en fixant un
rendez-vous, de me dire qu’il doit en acheter un avant notre rencontre.
L’interview ratée
pour Pastorale américaine n’est pas un motif de discorde entre nous, mais le
livre lui-même l’est. Il plaisante dès qu’il en est question. « Oui, je sais, trop réaliste ! Mais je suis un romancier réaliste. » On ne doit pas s’entendre sur la définition du réalisme. Ou il fait
semblant. Kepesh transformé en sein, un roman réaliste ? L’invention d’un double qui s’appelle Roth, et qu’on rejoint en Israël
dans Opération Shylock pour le détruire, lui montrer que la fiction est plus
forte que lui, encore une histoire réaliste ? Au-delà du bon
mot, je crois que, comme tout écrivain, il estime que si on l’aime, on aime
tous ses livres. Lui seul peut se permettre de dire, par exemple, que certains
romans de Hemingway, grand écrivain à coup sûr, sont carrément ratés. Ça ne me
choque pas. S’il n’était pas du tout mégalomane, je le trouverais banal. Et,
comme il se doit, c’est avec Pastorale américaine que Roth a commencé à être un
auteur de best-sellers en France. Plus encore avec La Tache, en 2002 – 300 000 exemplaires vendus contre 50 000 aux États-Unis, ce qui lui a fait dire,
bien avant la consécration de la « Pléiade » :« En France, je suis sanctifié. »
En 2002, justement,
pour parler de La Tache, il m’a demandé de venir dans sa maison du Connecticut.
Barbara, mon amie américaine de toujours, a décidé qu’elle m’y conduirait,
persuadée que, impressionnée à l’idée de rencontrer Roth, j’allais rater la
sortie de l’autoroute et me perdre en chemin. Pourtant le fax de Roth qui
donnait l’itinéraire était très précis et se terminait par ces mots : « Cela prend approximativement deux heures et dix minutes. » Je ne sais plus si ça a pris « approximativement » ce temps-là, ou moins, ou plus, car,
c’est vrai, j’avais peur, je relisais mes questions, au lieu de regarder le
paysage, la nature magnifique. J’avais deux machines à enregistrer, au cas où
l’une tomberait en panne. À ma grande surprise, Roth avait accepté que je
vienne avec un cameraman, pour une émission de télévision à laquelle je
participais. Il était là avant moi, filmant le chemin qui mène à la propriété.
La campagne, dans ce coin du Connecticut, est vraiment très belle. Et on sent
que la maison de Roth est ancienne – construite en 1790 –, qu’elle a toute une
histoire. Je sors de la voiture. Il vient à ma rencontre. Sa haute silhouette
me fait un signe de bienvenue et, dès que je suis à portée de voix, il s’écrie : « C’est vous ? Je vous attendais demain ! » Je suis défaite, mais aussitôt : « Joke ! Bad joke ! » Très mauvaise en effet.
Il est de bonne
humeur. On parle d’abord pour mon article du Monde, de La Tache, un livre qui
dénonce les excès du politiquement correct, roman sur le mensonge et le secret,
avec un très beau personnage de femme, Faunia. Il est content que je fasse
cette remarque « parce que les critiques américains évidemment, n’ont rien
compris à cette femme ». Il s’énerve : « On parle à des sourds. On écrit pour des sourds. Mais je n’écris même plus
pour eux. J’écris. » Ensuite, nous passons à l’entretien pour la télévision,
dans le vaste salon aux couleurs apaisantes, meublé sobrement, avec goût. Je
lui fais lire un passage du livre, sur Faunia, justement. « Finalement, ce n’est pas si mal écrit », dit-il en se
moquant. On va garder cette remarque en conclusion. La télévision ne passera
qu’un bref extrait de l’entretien, mais Gallimard le diffusera en entier, en
boucle, le soir où l’on fêtera – en son absence – son prix Médicis étranger
pour La Tache.
En 2004, je
veux faire un très long entretien pour le magazine du Monde. Il est d’accord.
Il fait chaud en cette fin juin. Nous nous installons sous la moustiquaire, au
milieu du jardin en fleurs. Son amie du moment est là, elle propose du thé. Il
a de nouveau mal au dos – une blessure, au moment de son service militaire, lui
a laissé de terribles douleurs. Il est donc allongé. Je suis assise à côté de
lui, comme si j’étais la psychanalyste et lui, le patient sur le divan.
Situation bizarre. Il a très envie de parler et on dépasse, de loin, le temps
qu’il me faut pour l’entretien. Comme je mentionne un journal britannique le
décrivant en observateur ascétique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle, il s’offusque : « Ascétique ? Ascétique ? Comme un moine ? » Et ajoute avec un clin d’œil : « Did you see the girl ? » – allusion à sa jeune et belle girlfriend, blonde, sportive, partie
faire du kayak après nous avoir servi le thé. Avec n’importe qui d’autre
j’aurais trouvé ça d’un goût douteux et je l’aurais fait remarquer. Mais avec
lui...
Entre Don
DeLillo et Paul Auster
Je me suis
souvent reprochée d’avoir raté le scoop sur sa retraite. Mais il m’a bien aidée
à ne pas le croire. Il en a rajouté. En 2011, quand je viens à New York lui
parler du Rabaissement – l’histoire d’un acteur qui « a perdu sa magie » et ne peut plus jouer –, Roth,
facétieux, me fait croire qu’il a recommencé à écrire. Il me dit qu’il tient un
journal « pour une parution posthume » et reste vague sur un éventuel roman « assez bref ». « Je n’ai plus
assez d’énergie pour composer une longue histoire », dit-il. Je gobe tout et je le raconte. L’année suivante, quand paraît
Némésis en français, je prépare un long portrait et là, je suis obligée
d’admettre qu’il n’écrit plus. Je déteste cette idée. Il me trouve « trop romantique ». Je suis surtout triste. Pour me
dérider, il a une bonne nouvelle : « Le 19 mars 2013, je vais avoir 80 ans. C’est du moins ce que tout le monde
croit. On va me fêter.
–
Tu vas assister à ta propre fête ?
– Bien sûr. Parce que personne ne sait qu’en fait j’aurais... 106 ans ! Et toi, tu veux venir ?
– Évidemment. Je voudrais même qu’on fasse un hors-série du Monde, Une vie,
une œuvre.
– Pourquoi pas ? Reviens en janvier, je préparerai des
documents, des photos. »
Roth va célébrer en grande pompe son anniversaire, à Newark, où il est né ? Il va confier ses photos intimes, ses souvenirs de jeunesse, pour qu’on les publie en France ? De plus en plus déconcertant.
Roth va célébrer en grande pompe son anniversaire, à Newark, où il est né ? Il va confier ses photos intimes, ses souvenirs de jeunesse, pour qu’on les publie en France ? De plus en plus déconcertant.
Le 19 mars 2013, c’est jour de fête à Newark, petite ville du New Jersey,
essentiellement connue désormais pour son aéroport et pour avoir vu naître
Philip Roth. À la bibliothèque, se tient une exposition Roth, photos et
manuscrits. Depuis deux jours, un colloque est organisé par la
Philip Roth Society, une association des amis de Roth créée en 2002 et à
laquelle on peut adhérer. La journée du 19 va se terminer par une cérémonie à
l’auditorium du musée, avec prises de parole de plusieurs de ses amis. Et même
un gâteau. Il est légitime que la fête ait lieu à Newark, parce que cette ville
est une référence dans toute son œuvre, presque un personnage à part entière.
Et puis, comme souvent, la fiction a précédé la réalité et on voit se réaliser
une scène de Zuckerman délivré, écrite quelque trente ans plus tôt. Alvin Peper, un type un peu cinglé qui harcèle Zuckerman – « Vous êtes notre Marcel Proust » – est lui aussi originaire de Newark : « Dans les années à venir, je vois très bien les écoliers visitant la ville
de Newark. » Zuckerman pense qu’il faudra beaucoup plus que lui pour
déplacer des écoliers et des foules. Il avait tort. Aujourd’hui, un
tour-opérateur local organise, en bus, des « Roth’s tours » : la maison natale de l’écrivain, les lieux de l’enfance, le terrain de
base-ball...
L’auditorium est une
salle banale, assez grande heureusement, car il faut faire la queue pour y
entrer. Chacun doit prendre un badge, une photo de Roth avec la mention « Roth@80 ». Je me suis dispensée du Roth’s tour, je suis seulement
allée me promener du côté de la place baptisée Philip Roth Plaza. Je suis
flattée d’être invitée, avec quelques autres européens, dont Alain Finkielkraut, l’essayiste britannique Hermione Lee, la romancière irlandaise Edna O’Brien. Et des Américains très chics.
Parmi eux, David Remnick, le patron du New Yorker, des
écrivains, dont Don DeLillo et Paul Auster, Rose, la veuve de William Styron. Roth est au premier rang pour
écouter les discours. Avant de passer, hors de l’auditorium, au « happy birthday », il se lève et monte sur la scène.
Costume et chemise noirs, il salue l’audience debout pour l’applaudir. Puis il
s’assoit et ouvre un grand cahier noir. Et, pendant quarante-cinq minutes, il lit deux très beaux textes. Le premier, préparé pour la
circonstance, un petit bijou de rhétorique, expliquant qu’il ne va pas, à 80 ans, ennuyer son auditoire avec son enfance – et bien sûr il parle de son
enfance : le quartier de Weequahic, le base-ball, Newark, alors un assemblage de
villages et de communautés, les Juifs, les Italiens, les Polonais, les
Latinos... S’il a cessé d’écrire, « c’est pour ne plus avoir à raconter » tout un tas de choses, qu’il se plaît à décrire, avec son habituelle
précision : la nature, les arbres, les quartiers de la ville, autrefois peuplés,
aujourd’hui abandonnés... Puis il lit un second texte, un passage à la fois
sombre et comique du Théâtre de Sabbath où Mickey Sabbath parle de lui-même et
termine par « Me voici ». Standing-ovation. Quand je vais le
saluer, il m’embrasse en disant : « Dès que tu reviens à New York, fais-moi
signe. » À cela non plus je n’ai pas cru, bien qu’il ait ajouté : « Maintenant on va se voir entre amis, comme des êtres humains, sans ta
petite machine à enregistrer entre nous deux. » Moi je me sentais
totalement humaine avec cet enregistreur, et parler avec lui de ses livres est
ce que je préférais. Va-t-on vraiment se revoir ? Et pour se dire
quoi ? Au fond on ne se connaît qu’à travers les livres.
Portnoy dans une
synagogue
C’était « son » année, 2013. Anniversaire en mars, légion d’honneur en septembre... Je
ne sais plus comment nous avions parlé de cette médaille, en 2012. Roth m’avait
raconté que Frédéric Mitterrand, alors ministre de la culture,
la lui avait proposée. « Mais quand il a appris que je ne
viendrais pas à Paris – tu sais que même en première classe mon dos refuse de
faire sept heures de voyage –, il a renoncé. » La voulait-il vraiment, cette légion d’honneur ? Pas de réponse directe mais une remarque : « Dis-moi, William Styron l’a bien eue ? » J’avais compris. À mon retour à Paris,
j’ai sollicité l’aide de Pierre Bergé, familier du président de la
République, François Hollande, et du ministère de la culture. Bergé m’a
expliqué que les étrangers n’étaient pas obligés de suivre toutes les étapes –
chevalier, officier, etc. : Roth serait directement élevé au grade
de commandeur. En quelques semaines l’affaire était entendue. La légion
d’honneur lui serait remise au consulat de France à New York, par le ministre
des affaires étrangères, Laurent Fabius. Je n’ai pas fait le voyage. Même pour
Roth, une remise de médaille... Mais j’aurais bien aimé assister à l’incident
que Roth aurait pu écrire : quand Fabius a voulu lui attacher le
cordon rouge autour du cou, il s’est cassé. On a dû en apporter un autre et
tout recommencer.
En octobre 2013, me revoilà à New York. Une bonne occasion pour vérifier si son « fais-moi signe » était seulement une formule de
courtoisie, vite oubliée. Je lui envoie un SMS. Il appelle : « Je sors d’une semaine d’hospitalisation ; j’ai la force d’un
enfant de 6 mois. Dès que j’aurais atteint l’âge de 5 ans, vendredi, on pourra se voir. En attendant tu vas aller mardi à la
grande synagogue de la Ve Avenue. On m’y rend hommage, pour mes 80 ans. » Inouï... « Oui, oui, tu as bien entendu. La grande synagogue, là où
les rabbins autrefois me traitaient d’antisémite et disaient qu’au Moyen Âge,
on aurait su me faire taire. Je suis trop faible pour y aller, mais vas-y, mes
amis y seront et vous me raconterez. » Une cérémonie pour Roth dans une
synagogue ! Un moment assez irréel quand on a lu les attaques dont il a été l’objet,
dès la sortie de son premier livre, Goodbye Columbus, en 1959, puis dix ans
plus tard, avec Portnoy et son complexe. Un Juif qui abordait de front la
question sexuelle, c’était épouvantable. Et à jamais impardonnable. Alors, en
2013, entendre un rabbin, devant une salle bondée, célébrer la place éminente
de Roth dans la littérature du XXe siècle... Le plus drôle restait à venir.
Des lectures de textes. J’étais sûre qu’on allait lire un passage de Pastorale
américaine, peut-être le plus consensuel de ses romans – ce fut le cas – et
qu’on allait bien se garder de faire résonner le nom de Portnoy dans une
synagogue, fût-ce dans l’auditorium. Je me trompais. Certes, ce n’était pas un
passage qui aurait encore provoqué des remous, mais tout de même. Lorsque je
lui raconte tout cela, trois jours plus tard, je dois être la quatrième ou
cinquième personne à laquelle il demande de lui faire le récit. Quand j’arrive
à Portnoy, il lève les bras et s’écrie : « J’ai gagné. » Oui, il a
gagné, il a prouvé que la littérature, au bout du compte, est plus forte que
les préjugés.
Josyane Savigneau - Avec Philip Roth- Librairie Mollat 15 01 2015_ 5'21
Cet épisode, qu’il a
manqué en direct, le ravit toujours. Quatre ans plus tard, il me repose la
question : « Mais j’ai vraiment crié “J’ai gagné” ? » Oui. Cette fois, c’est moi qui regarde
ma montre. Je suis là depuis presque trois heures, il est temps de prendre congé.
Sur la table, j’ai vu le dixième et dernier volume de ses œuvres dans la « Library of America », l’équivalent de la « Pléiade » mais réservée aux auteurs américains. Avant lui, seuls
Eudora Welty et Saul Bellow y sont entrés de leur vivant. Il le dédicace, me le
tend : « À ta prochaine visite, je n’aurai plus aucun livre à t’offrir. Fini. Mais
il te reste une chose à faire, ma nécrologie. » C’est fou. Quand
j’ai accepté l’idée de cet article sur lui, c’était pour lutter contre le
sentiment qu’en cessant d’écrire, il s’était voulu posthume de son vivant,
curieux d’assister à sa postérité, de lire la biographie à laquelle travaille,
avec son accord, Blake Bailey. Et maintenant la nécro : « Oui écris, fais traduire, je veux la lire. Attends, je vais te donner la
première phrase... Non, je ne trouve pas... » Moi, je l’ai, la première phrase : « On dit que Philip Roth est mort. Ce ne peut être vrai. Il a tué un de ses
doubles, probablement Nathan Zuckerman, peut-être David Kepesh, et il vit, bien
à l’abri, dans sa belle maison grise du Connecticut. Il nage tous les jours. Il
est immortel. » Il trouve ça désopilant. Pas moi. Parce que le jour où je
l’écrirai, ce sera pour ajouter que c’est faux.
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Philip Roth est-il un personnage de roman devenu romancier ?
Entretien réalisé par Muriel Steinmetz
Jeudi, 5 Octobre,
2017
L'Humanité
Le grand écrivain américain entre dans « la Pléiade ».
Philippe Jaworski, préfacier de l’ouvrage, nous donne quelques pistes pour
mieux saisir celui pour qui écrire est un acte essentiel dangereux.
«La Pléiade »
publie cinq romans et nouvelles (1959-1977) de Philip Roth : Goodbye, Columbus, la Plainte de Portnoy, le Sein, Ma vie
d’homme et Professeur de désir (1). Philippe Jaworski a préfacé le volume. Il
nous parle de Philip Roth.
Philip Roth n’est-il pas un grand écrivain européen qui vit
aux États-Unis ?
PHILIPPE JAWORSKI Il a presque été mieux accueilli en
Europe que dans son propre pays. Sollers et Finkielkraut l’on commenté. Kundera
était de ses amis. La préface a été un exercice redoutable. S’agissant d’un
écrivain vivant, on manque de perspective. Il n’est pas difficile de lui trouver
sa place dans la littérature américaine des XIXe et XXe siècles, aux côtés de
Melville, Twain, Faulkner ou Bellow. Roth se réfère à Kafka, à Tchekhov, mais
il faut distinguer le romancier de ses personnages, souvent écrivains,
critiques, professeurs de littérature. Devant Kepesh transformé en sein géant
dans le Sein, on songe à Gogol (le Nez) et à Kafka (la Métamorphose). Il se
rattache à toute une tradition américaine. Il y a chez lui deux grands thèmes.
Le premier est le chaos. Le roman américain est une chronique du chaos. Le
chaos, c’est l’Ouest, l’océan, la jungle urbaine, l’argent, la duplicité,
l’exploitation. Face au chaos, deux choix : l’enfermement ou la fuite. Ses personnages entrent dans
ce schéma. Le second thème au cœur de son œuvre, c’est le patrimoine. Comment
se débarrasser de l’héritage ?
Est-ce possible ? Là, on tombe sur
le problème de la condition juive. Ses personnages disent : « Non, ce n’est pas
possible, j’étouffe. » Il élargit
l’héritage aux normes sociales, au conformisme, à la bien-pensance, au milieu
culturel. Par ces deux thèmes, il est très américain. L’originalité est dans la
manière dont il s’en empare, sur le mode du tragique bouffon, qu’il découvre
avec Portnoy et qui vient sans doute de Shakespeare.
Il invente Nathan Zuckerman, qui lui permet d’explorer
jusqu’au vertige les rapports entre la vie personnelle de l’écrivain et la
fiction, à un point tel qu’on ne fait plus la différence. Jeu dangereux. Avec
le risque que l’homme privé perde toute espèce de réalité. Le seul autre
exemple de ce type, c’est Proust. Les dix livres de Nathan Zuckerman disent que
la vie d’écrivain est un bonheur absolu et un enfer total.
Qu’en est-il, chez lui, du grand roman américain ?
Philippe Jaworski Cela fait partie de la mythologie
littéraire. Le rêve du roman total qui embrasse le pays tout entier. Newark
délimite la carte réelle et imaginaire de Roth, comme le comté de Yoknapatawpha
pour Faulkner et le Mississippi pour Twain. En 1973, Roth a écrit le Grand
Roman américain, mais il peut être candidat à ce championnat par l’ensemble de
ses écrits, à peine secs sur le papier.
Comment est-il perçu aux États-Unis ?
Philippe Jaworski De manière très ambivalente. Passé
l’accueil terrible réservé à Portnoy, il a été en butte aux attaques des
tenants du politiquement correct, sous le prétexte qu’il ne peignait pas les
minorités et les femmes comme il faudrait. On lui a également reproché
d’exploiter sa vie privée de façon trop voyante. En même temps, il a reçu un
nombre considérable de distinctions et de prix décernés par ses pairs. C’est
une gloire dont l’Amérique ne sait trop quoi faire. Il est admiré. On le lit.
On l’étudie. Il attend le Nobel depuis longtemps.
J’insiste sur son génie comique, sa verve narrative, son
art de raconter. À son sujet, on évoque volontiers la sexualité, les rapports
hommes-femmes, la critique des États-Unis, le sarcasme pamphlétaire à l’égard
de Nixon, ses passionnants tableaux de l’Amérique des années 1960, 1970, 1980,
1990, sa représentation du juif. Au cœur de mon analyse, je place la fiction,
la littérature. Et le danger que suppose l’exposition de soi quand on devient
soi-même personnage de fiction. Dans Opération Shylock (1993), il met en scène
un personnage qui se nomme Philip Roth, doté d’un double appelé… Philip Roth !
(1) N° 625 de la
collection, 1 280 pages. Prix de lancement jusqu’au
30 mars prochain : 64 euros.
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In: Non fiction. fr
Philip
Roth le controversé
[samedi
30 avril 2016]
L’auteur se livre à un examen approfondi de l’évolution de Philip Roth en tant qu’écrivain, à travers l’évocation notamment de ses thèmes de prédilection : les juifs, le sexe et l’amour, le sexe sans amour, le sens de la vie, le sens de sa propre vie, ses parents, les idéaux américains, les bouleversements des années 1960, le corps humain dans sa beauté, dans la maladie, les ravages de l’âge, ou encore la mort.
Spécialiste de l’œuvre de l’écrivain, Claudia Roth Pierpont a, comme il est précisé sur la quatrième de couverture, longtemps fait partie du cercle des premiers lecteurs auquel l’écrivain envoyait ses manuscrits pour avis. Ce livre est le résultat de nombreuses conversations avec l’écrivain mais aussi avec certains de ses proches. L’auteur le précise, Philip Roth a accepté de ne pas lire une seule ligne avant la parution. Le livre étant plutôt élogieux, on doute que l’écrivain aurait souhaité dans le cas contraire empêché sa parution.
Un écrivain juif et antisémite ?
Bien qu’il refuse l’étiquette d’« écrivain juif » et se veut « écrivain américain », Philip Roth ne peut se détacher de cette image. En mettant en scène dans la plupart de ses romans des personnages juifs, il se voit rangé dès lors dans une case. Cela ne l’empêche pas, bien au contraire, de subir de nombreuses accusations d’antisémitisme, et ce dès sa première nouvelle, Défenseur de foi. Dans ce texte, il livre une satire de ses personnages qui sont pour la plupart juifs. Il refuse cependant de faire porter à ses personnages le poids de la tragédie ou de l’oppression. Alors qu’il participe à une conférence intitulée « La crise de conscience chez les écrivains des minorités », il est choqué, car il ne s’attend pas à autant de critiques et d’accusations d’antisémitisme. Il déclare alors à sa femme et à son éditeur : « Je n’écrirai plus jamais sur les juifs. » Ce ne sera pourtant pas le cas.
Augie March de Saul Bellow sera pour lui une révélation. Il découvre alors le type de littérature qu’un juif peut écrire sur des juifs. Il prend conscience que l’expérience juive peut être transformée en sujet de littérature américaine, au même titre que Paris, Long Island… Dans Goodbye Columbus et les nouvelles qui l’accompagnent, Roth s’intéresse à l’adaptation – souvent l’inadaptation – culturelle des juifs à la vie américaine moderne. Il refuse pourtant que son œuvre soit assimilée à une étude de l’assimilation du peuple juif.
Après avoir abandonné le sujet dans son roman Laisser courir, Roth reprend une thématique juive dans son chef-d’œuvre Portnoy et son complexe. Il s’adonne alors à l’humour juif, dresse le portrait d’un personnage archétype de la mère juive, autoritaire, puissante, stressée et stressante. Selon lui, la prudence excessive de la mère juive, dont on fait souvent une caricature, est un héritage inconscient de l’holocauste. À l’occasion de ce livre, Philip Roth s’interroge et voit naître une problématique qui ne le quittera plus : peut-on être Américain en étant juif ou faut-il nécessairement n’être que juif ? Son personnage, Alexander Portnoy, soupçonne que le fait d’être juif l’empêche d’être un vrai Américain.
Ce roman provoque à son tour un tollé dans une partie de la communauté juive. On lui reproche de donner des armes aux antisémites, en mettant en scène des héros juifs ravagés par des désirs sexuels immoraux. Gershom Scholem, universitaire, écrivait dans un journal israélien que Roth avait écrit « le livre que tous les antisémites ont appelé de leurs vœux ».
En 1979, Philip Roth publie L’Écrivain fantôme. Depuis longtemps, l’auteur souhaitait prendre pour sujet Anne Frank. Il savait le sujet difficile, d’autant plus qu’il désirait changer son histoire, la faire survivre et la faire venir en Amérique. Dans cette entreprise, il décide de reprendre son personnage de Nathan Zuckerman, créé pour la première fois pour son roman Ma vie d’homme. Le jeune écrivain se rend chez E.I. Lonoff, un grand admirateur séduit par ses écrits. Zuckerman est inquiet de la réception de sa dernière nouvelle par son père. Dans cette nouvelle, l’auteur évoque une dispute familiale au sujet de l’argent. Le père de Zuckerman est très affecté et veut l’empêcher de la publier, car il craint que les Gentils n’y voient que ce qu’ils souhaitent y voir, à savoir le rapport des juifs à l’argent. Le père ne parvient pas à empêcher la parution et fait appel au juge Wapter qui à son tour écrit à Zuckerman en lui posant cette question : « Si tu avais vécu en Allemagne nazie durant les années trente, aurais-tu écrit ce récit ? » Et en l’enjoignant d’aller voir Le Journal d’Anne Frank qui se joue à Broadway.
Chez le grand écrivain E.I. Lonoff, Nathan Zuckerman rencontre Anne Frank, qui se fait appeler Amy Belette depuis qu’elle se cache en Amérique. Roth, qui a une vision très tendre d’Anne Frank et de son journal, s’interroge, à l’instar du personnage d’Amy Belette, sur la réussite du livre. Il compare son emprise à celle d’un Holden Caulfield ou d’un Huckleberry Finn. C’est la sincérité de sa voix adolescente qui joue un grand rôle dans l’attrait porté à son journal. Qu’en serait-il néanmoins si elle avait survécu ? Un autre élément semble important selon Roth pour expliquer cet attrait. Selon lui, la jeune fille « est beaucoup plus juive à nos yeux qu’elle ne l’était aux siens ». Ce qui lui inspire cette interrogation : « Que pensez-vous qu’il se passerait si je disais tout haut (c’est-à-dire, à l’écrit) que la moins juive des enfants juifs est notre sainte juive ? » Roth invite à observer que, malgré l’exemplarité d’Anne Frank, l’antisémitisme perdure. Cela étaye sa thèse selon laquelle il est impossible de contrôler l’antisémitisme par le seul fait de se montrer exemplaire, car l’antisémitisme et le problème des antisémites.
On retrouve le personnage de Nathan Zuckerman en 1981 dans Zuckerman délivré. Ce roman traite des conséquences que peuvent avoir la publication d’un livre, sujet que connaît bien Philip Roth. Suite à la parution du roman à succès Carnovsky, Nathan se voit accusé d’antisémitisme. Il reçoit du courrier adressé à l’« ennemi des juifs ».
En 1986, Philip Roth publie son roman La Contrevie dans lequel il met en scène Nathan Zuckerman, son double littéraire, en visite en Israël chez un ami journaliste. Le roman a pour principal sujet les lieux, et plus spécifiquement l’Angleterre et Israël. Roth veut montrer l’influence des lieux sur les gens. L’écrivain avait visité Israël pour la première fois en 1963 alors qu’il était invité à un colloque sur les écrivains juifs. Il y retourne ensuite plusieurs fois pour découvrir les différentes facettes du pays. Il est marqué par l’écart entre sa première visite avant les guerres et celles qui suivent pendant lesquelles il constate que les gens ne parlent que de politique. Il visite également des colonies, ce que lui reproche notamment son ami Amos Elon. Il continuera de le faire mais de façon plus discrète. Les juifs d’Israël sont un sujet d’inspiration dans La Contrevie. Qui d’autre pour représenter le thème de la contrevie mieux que des juifs qui ont tout reconstruit sur un nouveau territoire ? On trouve dans ce roman les questions sur l’identité juive chères à Roth. Ainsi, Nathan s’interroge sur ce qu’il y a de plus typiquement juif chez son frère. Plus que son installation en Israël et son apprentissage de l’hébreu, le fait qu’il ait eu besoin de faire toutes ces choses moralement irréprochables afin de justifier la décision de quitter sa femme est certainement la plus grande marque de son identité juive.
Bien des années plus tard, la question juive continue de le hanter. À son retour aux États-Unis, à la fin des années 1980, il donne des cours sur l’Holocauste. Il fait étudier des livres comme Aux douches, Mesdames et Messieurs de Tadeusz Borowski et fait dessiner à ses étudiants le plan du camp de Treblinka suite à la lecture d’Au fond des ténèbres de Gitta Sereny, pour qu’ils sachent qu’il était réellement impossible d’en sortir. Il donne également des cours sur Primo Levi, qu’il avait rencontré à plusieurs reprises et dont il devient l’ami.
Dans son roman Opération Shylock, il met en scène un faux Philip Roth, un homonyme, imposteur, qui défend le projet d’un diasporisme. Le diasporisme est le sionisme à l’envers. Selon ce personnage, les juifs israéliens de tradition européenne devraient retourner en masse dans leurs pays d’origine. Ce second exode serait inévitable pour éviter un second holocauste. Dans le roman, les gens confondent le vrai et le faux Roth, notamment du fait de la réputation des livres du vrai Roth, que l’on dit hostile aux juifs.
Au milieu des années 1980, alors qu’il est interrogé dans la Paris Review sur l’écriture juive, Philip Roth tente une réponse. Selon lui, ce qui fait un livre juif, ce n’est pas le sujet, mais le fait qu’il n’arrête pas d’en parler. Il y a quelque chose dans le style nerveux, bavard, excité, indigné, obsédé, qui définirait peut-être l’écriture juive. Pour autant, Roth insiste sur son refus de porter une telle étiquette: «L’étiquette “écrivain juif américain” ne signifie rien pour moi […]. Si je ne suis pas américain, je ne suis rien.»
Un homme à femmes et un écrivain misogyne ?
Philip Roth rencontre Maggie Williams à Chicago. À première vue, Maggie incarne le rêve américain de Roth. Protestante aux longs cheveux blonds et aux yeux bleus, elle est issue d’une petite ville du Midwest. Mais la réalité s’avère différente. La vie de Maggie, tout d’abord, n’a rien d’un rêve. Fille d’un père alcoolique qui séjourne plusieurs années en prison, elle doit quitter la fac à 18 ans, car elle tombe enceinte. C’est en tout cas ce qu’elle raconte à Roth. Mais Maggie est spécialiste dans l’art du mensonge. La relation entre Roth et Maggie est tumultueuse et connaît de nombreux rebondissements. Roth finira néanmoins par épouser Maggie mais uniquement en échange de son avortement… Elle lui révélera quelques années plus tard qu’elle avait menti, qu’elle n’était alors pas enceinte, qu’elle était allée jusqu’à acheter un échantillon d’urine à une femme sans-abri enceinte. Cette relation va influencer toute son œuvre. Cette histoire d’amour romanesque et toxique est un des épisodes charnières de sa vie.
Roth est un homme à femmes. On lui connaît de nombreuses relations, notamment avec Jackie Kennedy. Un des grands amours de sa vie, comme il la considère encore aujourd’hui, est Ann Mudge, une femme fort heureusement très différente de Maggie. Elle en sera en quelque sorte l’antidote même s’il ne peut éviter un passage par la psychothérapie. L’écriture l’aide aussi dans sa reconstruction. Il écrit sur Maggie, sur les histoires de son enfance, car il est encore incapable de parler de son mariage. Il est encore trop tôt pour lui pour évoquer la Maggie qu’il a connue, il s’en tient à la petite fille qu’elle était dans son roman Quand elle était gentille. Ce roman voit naître les premières attaques lancées par des féministes. On lui reproche d’écrire sur des personnages féminins antipathiques. Cette attaque irrite Roth qui décrit alors son personnage principal comme « un cas de rage féministe prématurée ».
Ce n’est que dans Ma vie d’homme que Philip Roth parvient enfin à évoquer son mariage avec Maggie en mettant en scène Peter Tarnopol, son alter ego dans le roman, qui lui-même se crée un double littéraire Nathan Zuckerman. Il ne cache rien dans ce roman de sa difficulté à écrire sur le sujet, de ses faux départs. Peut-être, doit-il se dire, qu’il sera capable une fois l’histoire racontée dans un livre de comprendre et surtout de surmonter cet échec retentissant.
Ma vie d’homme provoque une fois encore la colère des féministes. Claudia Roth Pierpont évoque un article en couverture de Village Voice dans lequel Vivian Gornick, critique et féministe, présente les photographies de Roth, Mailer, Bellow et Henry Miller sous le titre « Pourquoi ces hommes haïssent-ils les femmes ? ». L’auteur de l’article ne nie pas le talent de ses écrivains. Elle admire même les œuvres de Roth et distingue la critique des femmes dans Portnoy et son complexe ‒ c’est alors Portnoy qui a un problème avec les femmes ‒ et dans le texte de Ma vie d’homme qui dépasse le cadre de la fiction. Beaucoup d’autres critiques ont considéré ce livre davantage comme une thérapie que comme un roman. La même critique, Vivian Gornick, poussera plus loin encore sa réflexion sur la supposée misogynie de Philip Roth. Elle considère que l’auteur, tout comme son confrère Bellow, transpose sur les femmes une colère juive contre les Gentils. Selon elle, « dans tous les livres des trois décennies suivantes, les personnages féminins sont monstrueux parce que, pour Philip Roth, les femmes sont monstrueuses ». D’autres critiques partagent cette vision d’un Roth misogyne suite à la lecture de Ma vie d’homme.
Des années plus tard, dans son roman Tromperie, il mettra en scène une femme procureure qui accuse le personnage de Philip de misogynie et de sexisme. Encore une fois, une belle mise en abyme de la part de l’auteur. Le personnage se défend alors en demandant pourquoi le portrait d’une femme doit être interprété nécessairement comme le portrait de toutes les femmes. On retrouve là une réponse habituelle de l’écrivain Philip Roth.
En 1999, Roth est invité à un séminaire pour parler de ses œuvres et répondre aux questions concernant celles-ci. Il apprend au cours de ce séminaire que son livre J’ai épousé un communiste a engendré beaucoup de colère chez les femmes présentes pour assister au séminaire. Une jeune femme lui reproche notamment de décrire des personnages masculins avec de la profondeur tandis que ses personnages féminins sont superficiels. Sa réponse est claire. Il existe dans ses romans des femmes fortes mais il n’écrit pas sur des genres, simplement sur des individus. Les femmes du séminaire lui faisant part de leur difficulté à s’identifier aux personnages féminins de la littérature, il leur répond que lui a eu, de son côté, du mal à trouver des héros juifs auxquels s’identifier. Il les invite alors à s’identifier à n’importe qui, peu importe le genre.
Un écrivain du désir sexuel et provocateur ?
L’un des thèmes de prédilection de Philip Roth, comme le rappelle Claudia Roth Pierpont, est le sexe. C’est avec le roman Portnoy et son complexe qu’il se fait connaître en 1969. Un roman subversif dans une époque qui l’est tout autant. Portnoy est un adolescent juif de 13 ans. Un adolescent très sage qui lutte contre sa conscience surdéveloppée. Ce roman est une farce juive en ce qu’il met en scène un personnage qui échoue à devenir mauvais malgré ses tentatives. Portnoy témoigne de la permissivité de l’époque. L’auteur doit à ce roman sa réputation d’auteur sulfureux. Il y décrit dans un style très cru les obsessions sexuelles d’un adolescent : découverte de la sexualité, masturbation…
Conscient de la réputation qui est la sienne suite à la parution de Portnoy, Philip Roth s’en amuse en publiant le roman Le Sein en 1972. Roman dans lequel un homme, David Kepesch, professeur de littérature comparée et spécialiste notamment de Kafka, se réveille un matin métamorphosé en sein.
En 1977, il publie Professeur de désir. On retrouve dans ce roman le personnage de David Kepesch, qui raconte lui-même son histoire. Il y est beaucoup question de satisfaction physique et de bonheur, de séparation douloureuse entre le sexe et l’amour. L’héroïne de ce roman se nomme Claire, mais la chronologie de l’écriture du roman démontre qu’elle n’a rien à voir avec Claire Bloom. Elle semble inspirée davantage par Barbara Sproul. Comme Barbara le fut pour Roth, elle est la guérisseuse des blessures infligées par les ex-petites amies de Kepesch. Le thème de ce roman est dans la lignée de Portnoy. Une fois encore le désir sexuel est au cœur du récit, qui n’atteint pas le même succès que son prédécesseur. D’après Claudia Roth Pierpont, il s’agit pourtant d’un roman encourageant, en ce qu’il mêle les thèmes chers à Philip Roth à des scènes novatrices.
Le Théâtre de Sabbath, paru en 1995, comporte quelques-unes de ses scènes les plus sulfureuses et obscènes. Le thème du sexe renvoie ici non seulement à la liberté mais aussi et surtout à une protestation contre la mort elle-même. Claudia Roth Piermont montre comment, au fil des années, l’œuvre de Philip Roth traduit une angoisse du temps qui passe et de la mort.
Auteur et personnage ?
Dans ce livre, l’auteur s’attache à proposer un examen des œuvres de Philip Roth en suivant l’axe chronologique. Il aurait été facile de classer ses œuvres par thèmes, ou plus simple encore, en fonction des narrateurs. Mais ce choix d’une analyse chronologique ne doit rien au hasard. La vie et l’œuvre de Philip Roth sont intrinsèquement liées. L’auteur s’inspire de ses histoires sentimentales, de ses échecs, de ses blessures ou encore de ses voyages. S’il met en scène autant de personnages juifs, c’est parce que c’est l’univers qu’il connaît le mieux. Dans Portnoy, les parents ressemblent par de nombreux aspects à ses propres parents. Jack Portnoy est comme Herman Roth courtier en assurance. Il a dû arrêter l’école très jeune mais est travailleur. Sophie Portnoy est une fée du logis, comme peut l’être Bess Roth. Dans ses autres personnages de vieil homme juif, il n’est pas rare de retrouver des empreintes de son père. Roth déclara dans une interview en France : « Il m’est quasiment impossible de ne pas l’inclure dans un livre que j’écris […]. Je dois fermer toutes les portes à double tour et les bloquer avec des meubles pour l’empêcher d’entrer. »
Nathan Zuckerman est véritablement l’alter ego de Philip Roth dans ses romans. Tout comme lui, il est né à Newark, dans une famille juive et aimante. Il est allé à l’université, a fait l’armée et est finalement devenu auteur. En revanche, là où leurs routes se séparent ‒ et ce n’est pas anecdotique ‒, c’est lorsque la route suivie par Zuckerman ne croise aucune Maggie. Tous deux partagent une crainte à l’idée de décevoir leur père par leurs écrits. Dans La Leçon d’anatomie, le personnage de Zuckerman est très malade, ce qui est le cas de Roth lors de l’écriture du roman. Ce livre sur la douleur physique fait écho à la vie de l’écrivain, alors confronté à divers problèmes de santé. D’autres points communs unissent les deux hommes, comme leurs réactions aux critiques ou encore leur réputation d’auteurs antisémites.
Son roman Les Faits est en majeure partie autobiographique. Il écrit ce livre dans une période difficile de sa vie. De graves problèmes de dos et une opération ratée au genou lui provoquent des douleurs terribles qu’il traite avec un médicament violent provocant des hallucinations et une dépression. À peu près à la même période, il est rattrapé par des problèmes cardiaques et se fait opérer. Il considère l’écriture du roman Les Faits comme une nécessité thérapeutique.
Roth semble fasciné par les mystères de l’identité. On peut penser que sa volonté de brouiller les pistes entre fiction et réalité, de mettre en scène des alter ego (homonymes ou non), de s’inspirer de proches, essentiellement de femmes qu’il a fréquentées, est le résultat de cette fascination. Ses narrateurs et personnages principaux pourraient être considérés comme de nombreuses facettes de sa personnalité. Zuckerman, Kepesch et Philip Roth (le personnage) sont des hommes juifs ayant grandi dans les années 1930-1940, tout comme lui. Ses personnages s’emparent des romans et prennent le contrôle. Mickey Sabbath fait du Théâtre de Sabbath le roman le plus libre de Roth. Le Suédois, en revanche, apporte de la structure au roman Pastorale américaine.
De cette biographie plutôt élogieuse, on retient l’image d’un homme de contradictions. Provocateur, cherchant à dépasser ses propres limites et à marquer la littérature américaine de son empreinte, Philip Roth est un auteur sulfureux qui aime mettre en scène des personnages confrontés à un dilemme moral. Influencé par Henry Miller, Roth veut faire entrer dans ses romans le répugnant, celui-là même que nous faisons tout pour cacher et ne pas voir. Tirant son inspiration de sa propre vie et ses propres expériences, l’écrivain met en scène des personnages qui lui ressemblent et qui deviennent au fil des romans récurrents. Des critiques lui ont reproché ce solipsisme, cette manie de ne parler que de lui. Ce serait aller un peu vite dans l’analyse, comme le montre Claudia Roth Piermont dans cet examen exhaustif de l’œuvre de Philip Roth. Qu’importe si les personnages sont ses alter ego, les romans développent des sujets universels comme le sens de la vie, le sexe, l’amour, la douleur. Dans sa trilogie américaine (Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La Tache), il prend pour thème l’histoire américaine, au cours de différents événements marquants.
À travers le regard admiratif, mais expert, de Claudia Roth Piermont, Roth délivré est un excellent moyen de découvrir cet auteur pour les néophytes et de prolonger le plaisir de la lecture de ses œuvres pour les connaisseurs
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In: Télérama.fr
EXIT LE FANTOME
Questions une fois de plus centrales, dans le présent Exit le fantôme, qui voit donc le retour sur le devant de la scène du théâtre rothien, toujours époustouflant d'intelligence et d'ironie, du susnommé Nathan Zuckerman. Lequel, écrivain désormais reconnu, a quitté New York depuis onze ans pour vivre en anachorète dans le Massachussetts. Septuagénaire solitaire parmi les arbres et les livres. Rangé du monde littéraire, des amours. Occupé à relire les chefs-d'oeuvre de la bibliothèque. Hors la vie, en tout cas telle que la définirait le commun des mortels - la vie ou ce qu'on peut en percevoir lorsqu'on est occupé à la vivre.
Si Nathan Zuckerman, ce jour de l'automne 2004, est de retour à Manhattan, c'est poussé par une nécessité bien triviale : suivre un traitement médical susceptible d'améliorer son problème d'incontinence - à défaut de régler l'autre conséquence pénible de son cancer de la prostate, l'impuissance. Brusquement projeté dans le monde dont il s'était soustrait, le voici contraint d'affronter tout ce qu'il avait fui : les autres, et avec eux les rapports de force, le retour du désir, la tyrannie des passions.
Trois personnages vont occuper Nathan Zuckerman, durant son séjour dans la ville, secouée par l'onde de choc des attentats de septembre 2001 et la réélection de George Bush. Il y a Jamie, une jeune femme dont il tombe amoureux. Puis Amy Bellette, ancienne compagne de son mentor, l'écrivain disparu E.I. Lonoff. Enfin, le jeune Richard Kliman, qui a entrepris d'écrire une biographie de Lonoff, au grand dam de Zuckerman, pour qui l'entreprise reviendrait à laisser la vie du grand homme prendre le pas sur la postérité de son oeuvre.
De toutes ces figures, et de leurs relations - réelles ou fantasmées - avec Zuckerman, Philip Roth nourrit un roman tout ensemble efficace et profond. Mélancolique et moqueur. Ancré dans le réel et méditatif. Au coeur duquel se déploie l'aveu nu d'une passion folle pour la littérature, pour la capacité que possède « le non-vécu, l'hypothétique, exposé en détail sur le papier » à être « la forme de vie dont le sens en vient à compter plus que tout ».
Nathalie Crom
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INDIGNATION
La brièveté est désormais la forme qui sied à Philip Roth.
Sa distance de prédilection - comme on le dit pour un athlète. Comme si, les
années passant, le génial manipulateur des codes romanesques traditionnels (La
Contrevie, Opération Shylock...), le romancier iconoclaste à l'obscénité
explosive (Portnoy et son complexe, Professeur de désir, Le Théâtre de
Sabbath...), le peintre éclatant de l'Amérique de la seconde moitié du XXe
siècle et de ses zones d'ombre (Pastorale américaine, J'ai épousé un
communiste, La Tache) s'était mué en un écrivain laconique, lapidaire et
méditatif. La puissance de Roth ne s'est en rien émoussée dans cette
métamorphose - un roman de peu de pages, cela ne signifie pas, dans son cas, un
déploiement narratif minimal et une modestie du propos, mais plutôt une
condensation de la fiction. Il y eut, dans cette veine brève, La Bête qui
meurt (2004) et Un homme (2007), deux magistrales leçons de
lucidité, l'une et l'autre hantées par la vieillesse, le déclin et la mort.
Voici aujourd'hui Indignation, saisissant roman d'apprentissage où
l'ironie et le tragique se mêlent et s'épaulent pour vouer au désastre un jeune
homme non sans qualités.
Il s'appelle Marcus Messner, il a 19 ans en cette année
1951 où il décide de quitter Newark et sa famille pour poursuivre ses études de
droit dans une université du Middle West. Un départ qui est une façon de
s'échapper - c'est son père que fuit le brave Marcus, son père trop aimant, en
proie à une inquiétude paranoïaque dont son fils est l'objet, la victime,
soudain mis sous surveillance étroite, enfermé à double tour. Peut-être cette
angoisse folle et confuse a-t-elle un rapport avec la guerre dans laquelle les
forces armées américaines sont engagées en Corée, ou peut-être est-elle liée de
quelque façon au lent déclin de la petite entreprise familiale, une boucherie
kasher de Newark, s'interroge Marcus. Lequel relate toute cette histoire a
posteriori - en fait, on l'apprend assez vite, Marcus est mort, en Corée, et
c'est du néant que nous parviennent sa voix et le récit des derniers mois de
son existence, « cette série de mésaventures dont la conclusion fut ma mort
à l'âge de 19 ans ».
La brève vie de Marcus, c'est en fait l'histoire d'un
garçon de bonne volonté, modeste, droit, honnête, dont l'existence brutalement
dérape - et Roth ne fera rien pour le retenir dans sa chute. Laquelle se
produit sur le campus de l'université de Winesburg, Ohio (clin d'oeil de Roth
au classique de Sherwood Anderson, qui porte ce titre), où la sincérité naïve
de l'attachant Marcus finira par se retourner contre lui. Caustique, poignant,
le roman embrasse en outre toute une série de motifs constitutifs de l'univers
de Roth : l'histoire moderne des Etats-Unis, la société américaine d'avant la
révolution sexuelle, les relations filiales hautement problématiques, la
sexualité comme énergie vitale... Au destin de Marcus, le romancier n'appose
nulle conclusion édifiante, nulle morale - le pouvoir d'impact d'Indignation
n'en est que plus grand.
Nathalie
Crom
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C'est
a posteriori, lors de la parution aux Etats-Unis de Némésis, en 2010,
que Philip Roth a institué dans sa bibliographie une catégorie regroupant
quatre romans courts, parmi les derniers qu'il a écrits : Everyman (2006),
Indignation (2008), Le Rabaissement (2009) et donc Némésis. Une
tétralogie témoignant, expliquait alors le romancier, d'« une séquence de
réflexion sur le cataclysme » dans laquelle il s'était engagé — on ne sait
où en est aujourd'hui Philip Roth de sa méditation, aucun nouveau roman n'étant
venu pour l'heure succéder à Némésis. Anxieux, intense et poignant est
l'ensemble romanesque en question, qui atteste que Roth, le génial iconoclaste
de Portnoy et son complexe ou du Théâtre de Sabbath, s'est mué au
cours des dernières années en un témoin grave et terriblement lucide de la
condition humaine — la fragilité, corps et âme, de l'homme, « impuissant
face à la force des choses », écrit-il dans Némésis, prêtant à son
narrateur cette pensée : « Parfois on a de la chance, et parfois on n'en a
pas. Toute biographie tient du hasard [...], de la tyrannie de la contingence.
»
Le hasard n'a pas vraiment bien fait les choses, dans le
cas d'Eugène Cantor, mais au fond, cela aurait peut-être pu être pire : une
mère morte en couches, un escroc de père qu'il n'a pas connu, heureusement un
grand-père qui a pris le relais avec droiture et bienveillance : « Il
l'encouragea à se défendre en tant qu'homme, à se défendre en tant que Juif, à
comprendre qu'on n'en a jamais fini avec les combats qu'on mène, et que, dans
la guérilla sans fin dont est faite la vie, "quand il faut payer le prix,
on le paye". » L'orphelin de Newark est ainsi devenu un jeune homme de
bonne volonté, habité par « le sens aigu de ses responsabilités »,
professeur d'éducation physique, à son grand dam exempté d'aller faire la
guerre en Europe pour cause de myopie. A la place, le voilà chargé de s'occuper
des enfants du quartier juif de la ville. Nous sommes en 1944, c'est le début
de l'été, et se déclare une épidémie de poliomyélite. A Newark, désormais, on
compte les malades et les morts, et la peur incite à chercher au drame des
responsables. Sont-ce les Italiens du quartier d'à côté, les chats, les
mouches, les hot-dogs du café Syd's... ? Ou est-ce Dieu lui-même — « le
grand criminel », l'autre nom du hasard ?
C'est trente ans après les faits, par la voix d'un des
enfants du quartier devenu adulte, que Philip Roth raconte la vertigineuse
crise morale et spirituelle qu'affronte « Mr Cantor » en cet été 44. Accompagnant
son long martyre, la réflexion inquiète et fataliste de Roth ouvre toutes
grandes les portes de la métaphysique — sans jamais s'éloigner pourtant du
terrain trivial où se débattent les hommes au jour le jour, là où règnent la
confusion, la douleur, le désarroi.
Nathalie
Crom
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Je vous conseille fortement ces « pages » de
France Culture.
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Lire aussi:
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