Le Bloomsday
Depuis plus de soixante ans, le
16 juin, les Dublinois, et plus largement les Irlandais, fêtent le plus célèbre
de leurs écrivains, James Joyce (1882-1941), « le poète de la
révélation », l’auteur de l’inénarrable Ulysse (1922). Ce jour, on chante,
on danse et lit des extraits du roman en reproduisant l’itinéraire de Leopold Bloom
un des principaux personnages d’Ulysse. C’est le Bloomsday, le jour de Bloom.
Si tous les architectes ne peuvent construire
La Sagrada familia ou la Mosquée bleue d’Istanbul, tous les écrivains ne peuvent
écrire ou réécrire Ulysse. Dans le roman de James Joyce, les flux de conscience
sont, d’une certaine façon, aussi
importants que les cycles narratifs de la cathédrale de Barcelone ou les
coupoles et vitraux de la Sultan Ahmet Camii. Le tour de force de James Joyce
(avec Edouard Dujardin le premier, et d’autres plus tard comme William
Faulkner, Nathalie Sarraute…) est d’avoir osé et réussi à tordre le cou à
l’esthétique et à la stylistique dominantes. Et tant pis si certains continuent
encore de répéter – cela dure depuis 1922 – que l’auteur d’Ulysse est prétentieux,
frimeur, un raté et pis.
L’Odyssée d’Homère relate le retour d’Ulysse
chez lui à Ithaque après une sorte de tour du monde des temps anciens, un périple
qui le mena de la mer Egée aux mers du Levant et du couchant (la Méditerranée) et
qui dura une vingtaine d’années. Dans Ulysse, Joyce narre les déambulations dans
Dublin/Méditerranée de deux personnages (Leopold Bloom/Ulysse et Stephen
Dedalus/Télémaque). Tous les événements se déroulent durant la seule journée du
jeudi 16 juin 1904. Vingt-six à vingt-sept siècles séparent l’Ulysse chanté par
Homère de la parodie de James Joyce. A propos de celle-ci, Valéry Larbaud
écrivait en avril 1922 dans La NRF « C’est un véritable travail de
mosaïque… une œuvre aussi vivante, aussi émouvante, aussi humaine. »
La lecture du chef-d’œuvre de
Joyce (Editions Gallimard/Folio, Paris 1999, 1135 pages), un livre « qui
tient de l’encyclopédie et de la comédie humaine » n’est pas de tout
repos. L’auteur lui-même rédigea (6 septembre 1920) un guide de lecture nommé
le « schéma Linati » à l’intention d’un de ses amis, Carlo Linati
pour la compréhension de ce « roman total » qui dispose de nombreux
niveaux de lectures. Le combat pour venir à bout du roman est homérique. Il
faut s’accrocher au verbe de l’auteur comme on s’accroche au bastingage d’un
bateau en pleine tempête des vents libérés de l’outre sur la mer, de Charybde
où vivent les monstres à Scylla la terrible aboyeuse et jusqu’aux « monts
boisés de la terre des Phaiakiens ».
Le premier épisode (sur 18)
s’ouvre sur deux hommes qui discutent en contemplant la baie de Dublin, il est
8 heures du matin en ce 16 juin 1904, dans le deuxième et troisième Stephen
Dedalus (le double de Joyce) fait face aux interrogations de ses étudiants,
avant de se retrouver sur une plage. Plus loin Bloom se rend à un enterrement,
il croise Dedalus, va à la bibliothèque, au restaurant durant la même journée… Il
ne se passe presque rien donc, « une créature de chair, parcourant sa petite
journée », la vie quotidienne, tout ce qu’il y a de plus banal. L’important dans
Ulysse est ailleurs au-delà des déambulations et des rêveries. Il est dans
l’architecture du texte, dans le verbe et la lecture elle même de poupe à prou,
malgré le roulis et le tangage, pas dans le déroulé d’une histoire. Il n’y a
pas d’intrigue, pas de vérité à rechercher, pas de fin. Et – quitte à y revenir
plus tard – il ne faut surtout pas hésiter à se passer de chapitres entiers
(certains sont vraiment indigestes), si la crise de nerf pointe.
Après tout, le pavé de Joyce est,
comme celui d’Homère, un long, très long poème. Il peut se lire en commençant
par le début, par Nausicaa et les fantasmes de la vie rêvée de Gertie MacDowell
ou par le dix-huitième et dernier épisode, celui du monologue de Molly/Pénélope,
cela n’a pas d’importance.
En
ce 16 juin jour de Bloom, les Dublinois (mais pas qu’eux) fêtent dans la joie
et la bonne humeur James Joyce leur héros, Bloom évidemment, et avec lui sa
charmante et infidèle épouse dont ils liront des extraits du long monologue
intérieur en se promenant eux-mêmes – si possible – à travers les rues et les
parcs, en s’invitant dans les restaurants, les pubs et autres tavernes de la
capitale celte (et ailleurs). Un monologue de quarante mille mots
(79 pages) sans ponctuation qui restitue le flux de conscience de Molly
Bloom/Pénélope, étendue sur son lit cherchant le sommeil qui ne vient
pas : « … et le vieux château
vieux de centaines de siècles oui et ces beaux Arabes tout en blanc avec des
turbans qui sont comme des rois qui vous demandent de vous asseoir dans leur
petite boutique de rien et Ronda et les vieilles fenêtres des posadas de deux
yeux de feu derrière le treillage pour que son amoureux embrasse les barreaux
et les cafés entrouverts la nuit et les castagnettes et la nuit que nous avons
manqué le bateau à Algésiras le veilleur qui faisait sa ronde serein avec sa
lanterne et Ô cet effrayant torrent tout au fond Ô et la mer la mer écarlate
quelquefois comme du feu et les glorieux couchers de soleil et les figuiers
dans les jardins de l’Alameda et toutes les ruelles bizarres et les maisons
roses et bleues et jaunes et les roseraies et les jasmins et les géraniums et
les cactus de Gibraltar quand j’étais jeune fille et une Fleur de la montagne
oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme les filles Andalouses… »
Oui, un long poème, oui.
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