Voici un texte, émouvant et
puissant, de notre chère GHANIA MOUFFOK, un des plus beaux textes que j’ai eu à
lire sur la situation faite aux Algériens par une bande d’imposteurs.
Au-delà de Bouteflika c’est
l’infamie imposée par la Djemaa depuis
1962.
Mais Les Invisibles se sont
réveillés le 22 février 2019 pour dire à cette : Djemaa « 57 ans baraket »
A.
Hanifi, 27 février 2019
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Voici le texte de GHANIA MOUFFOK :
La nouvelle
prière du vendredi
En Algérie, les centaines de milliers de personnes qui
manifestent à travers tout le pays ont majoritairement entre 20 et 30 ans,
l’âge de la majorité et d’internet. Et ce n’est pas « le mur de la peur »
qu’ils ont décidé de briser mais le Pacte du silence. Et si ce n’est pas
(encore ?) une révolution, c’est une libération.
Un jour, Cherif Belkacem, membre du Conseil de la révolution
sous Boumediene, homme puissant parmi les puissants à cette époque m’a dit : «
Bouteflika est un destructeur, et tu ne peux même pas imaginer à quel point...
» En mon for intérieur, j’avais pensé qu’il disait cela par dépit, ce n’était
pas un secret, les deux hommes se détestaient cordialement et s’étaient
disputés, dans une rivalité fratricide, la première place auprès du président
Houari Boumediène, qui choisit, en 1974, Bouteflika contre celui que l’on
continuait à appeler de son nom de guerre Si Djamel.
L’un et l’autre avaient participé au plus près à la création du
système de pouvoir en Algérie, depuis les bases d’Oujda au coup d’Etat de 1965
contre le premier président de l’Algérie indépendante A. Ben Bella, système
dont le chef incontesté était alors le colonel H. Boumediène.
Un système de l’ombre, de coups fourrés, de coups d’Etat, de
coups de force, qui fonctionne en dehors de toute légalité autour de ce que
Cherif Belkacem appelait : « El Djemaa »
que l’on pourrait traduire par L’Assemblée, le Cercle des sans visage. En le
regardant vivre et mourir, je compris une chose : dans cette Djemaa les individus ne comptent pas. Et
qu’importe votre passé, votre force d’hier, si vous en êtes exclu, d’une
manière ou d’une autre, vous n’êtes plus rien et le cercle se referme en vous
condamnant en plus au silence, pendant qu’au plus profond, vous espérez qu’un
jour El Djemaa vous rappellera.
Jamais trop loin de son téléphone, Cherif Belkacem a attendu plus de trente
ans, en vain, et bien que brillant, je crois que jamais depuis son éviction il
n’a eu d’autre emploi que celui d’attendre. L’ivresse du pouvoir est une drogue
dure en Algérie.
« La casa d’El Mouradia »
Aujourd’hui A. Bouteflika est devenu à son tour otage du Cercle
qu’il a contribué à forger. Sans voix pour se défendre, sans jambes pour se
sauver, il est devenu le rideau derrière lequel se cache El Djemaa qui feint de l’honorer comme le messager d’un dieu païen
alors qu’elle le déshonore.
C’est le prix à payer pour que le Système impitoyable dure.
Durer est aujourd’hui la seule ambition de cette tyrannie d’hommes invisibles.
Gagner du temps parce que le temps c’est de l’argent et parce que devant
n’importe quel tribunal, ils seraient condamnés pour infamie... C’est sans
doute ce qu’il faut comprendre de ce qu’ils appellent « la mission » de
Bouteflika en tentant de l’imposer à la nation pour un « cinquième mandat
». Le message est clair : en Algérie il n’y a plus d’État au sens d’intérêt
général, de service public, d’arbitrage. L’État est moribond à l’image de A.
Bouteflika.
Cette Djemaa a une
histoire, née dans la guerre de libération nationale, la raconter reviendrait à
raconter l’histoire secrète du pouvoir en Algérie.
Mais on peut dire que si la structure est la même, sa composante
humaine, son insertion dans le monde, son rapport à la société algérienne, son
rapport à l’argent public, son rapport à la violence d’état, ses intérêts ont
changé en même temps que changeait le monde et donc l’Algérie. Entre une djemaa qui prétendait inventer le
socialisme d’état et une djemaa qui
s’inscrit dans le marché mondial où tout est marchandise, les objectifs, les
alliances nationales et internationales, la corruption, le rapport à la
société, au salariat, aux démunis, aux damnés, à l’argent public et privé ne
sont plus les mêmes. Seuls demeurent à l’identique les instruments de pouvoir :
la force armée, l’argent du pétrole, la propagande et le mensonge, la justice.
Trop d’argent, trop d’armes, trop de sang sur les mains, trop de viols de la
légalité même formelle ces 20 dernières années, depuis l’annulation des
élections en 1992 jusqu’au cadenassage des portes de l’Assemblée Nationale,
image incroyable au cœur du pouvoir formel, pour chasser un président de
l’Assemblée Nationale et Populaire et le remplacer par un autre qui sera
invité, comme si de rien n’était, aux cérémonies célébrant le 1er novembre 54
aux côtés de toutes les institutions de l’État, militaires et civiles – ont
transformé la Djemaa originelle en
une coalition au service d’intérêts privés et particuliers qui utilise
l’ensemble de l’appareil d’état contre l’intérêt général. Administration,
justice, banque, entreprises publiques, instances financières, marchés publics,
médias publics et surtout privés (financés sur l’argent public déguisé en
argent privé) et enfin l’appareil roi, l’appareil militaro-policier, son bras
armé sans lequel un tel régime serait inimaginable.
Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les CV de ces
ministres, hommes politiques, chargés aujourd’hui de faire la campagne
officielle de l’élu du Système. De Abdelmalek Sellal, directeur de campagne, à
Sidi Saïd, patron cynique de l’UGTA, en passant par Amar Ghoul, leader d’un
petit parti et ancien ministre, Ahmed Ouyahia, chef du gouvernement actuel et
leader de la coalition « des partis présidentiels » (sic) ou Amara Benyounes,
chargé officiel de la communication, tous cités d’une manière ou d’une autre à
l’occasion de ces scandales qui défrayent la chronique de ce mélange entre
intérêts publics et intérêts privés.
« Fils du peuple, Ouled
Chaab ».
La majorité silencieuse en Algérie, à ne pas confondre avec
passive, sait tout cela, elle en a la science. Une science qui s’apprend, qui se
construit dans ce quotidien qui nous dénie matin et soir, jour et nuit, la
construction d’une citoyenneté dans une violence physique et symbolique
inépuisable et épuisante. En Algérie, tout se sait mais rien ne se dit.
Aujourd’hui, les Algériennes et les Algériens qui manifestent par dizaines de
milliers à travers tout le pays ont décidé, non pas de « briser les murs
de la peur », mais de rompre le Pacte du silence. Pacte du silence, cette
espèce de corruption passive où l’art de survivre en Algérie est devenu un art
de naviguer et de se taire à condition de prélever sa part de la rente
pétrolière, du colossal à l’infime. Et c’est là que ces manifestations sont
inédites et historiques, incomparables avec toutes les autres, et si ce n’est
pas la révolution, il s’agit bien d’une libération collective et massive de ce
fardeau invisible.
De ma vie – et pourtant j’en ai couru des manifestations, en
tant que journaliste ou que citoyenne – jamais je n’ai été envahie par un tel
sentiment de légèreté, en ce vendredi 22, après la prière, à l’heure de la
manifestation. J’étais partie pour voir et j’ai vu, et avant ma tête c’est le
poids de mon corps qui m’a dit que ma place n’était pas d’être une
observatrice, plantée là sur le trottoir, mais de faire confiance à ces gens
qui marchent, de rejoindre cette danse incroyable, cette danse que j’attendais,
que nous étions des dizaines de milliers à attendre, mon corps m’a dit, avant
ma tête, de rejoindre ces milliers de corps qui avançaient dans une
indescriptible conscience/confiance de soi, une concentration voulue et
organisée, pour me libérer avec eux du Pacte du silence. Et je me suis glissée
dans la vague qui m’a accueillie parce qu’elle n’appartenait à personne et
c’est comme si je m’étais retrouvée à marcher avec des milliers de lianes qui à
chaque pas se libéraient d’un énorme poids secret porté toute ces longues
années dans la honte du silence. Il n’y avait quasiment pas de banderole
écrite, juste des milliers de voix qui chantaient ensemble : « Ya Bouteflika/ makache el khamissa »,
un « non » sans appel.
En se rendant visibles, ceux qui se présentent comme « les
enfants du peuple », expression que j’ai entendue dans la manifestation du 22
février, déclamée comme une carte de visite devant l’Assemblée Nationale, « Ouled chaab » se dressent aujourd’hui
contre la dictature de la Djemaa
invisible. J’ai le sentiment de marcher avec un peuple devenu souverain et
c’est royal. C’est une manifestation politique qui interdit de dire à ses
tyrans qu’il est content. C’est une addition d’individus, de voix, qui traverse
toutes les couches sociales, tous les courants politiques, sans hégémonie et
qui invente une nouvelle langue politique depuis la même mémoire sociale,
politique, les mêmes deuils. Arrivée devant l’Assemblée populaire, une pensée
pour ceux qui ont croisé la mort parce qu’ils voulaient fuir ce pays confisqué
et pour eux devenu irrespirable : « Allah
yarham El Haragua », une pensée pour les brûleurs des frontières. Plus
loin, une mère porte la photo de son fils enlevé et depuis disparu. Des deuils
sans tombe, sans patrie.
« Pacifique, pacifique ».
En s’arrogeant le droit de présenter une marionnette sanglée sur
une chaise roulante pour nous représenter d’abord à nos yeux qui tous les
matins se regardent dans la glace, ensuite aux yeux du monde, la Djemaa des invisibles s’est donnée un
droit tabou : celui d’offenser un peuple et sa patrie. Une insulte à son passé,
son présent et son avenir. Aucun peuple au monde ne peut accepter qu’on élise à
sa place un président qui ne parle pas. Il y a quelque chose ici qui relève de
l’honneur.
Mais, en brisant ce tabou, les invisibles en ont cassé un autre
: ils se sont rendus visibles parce qu’il n’y a pas de marionnette sans
ficelle. Grave erreur. En nous offrant un cadre troué en guise de président
c’est comme si la tyrannie de l’invisible s’était dévoilée, démystifiée.
En se dévoilant, ils nous ont en même temps dévoilé, ne nous
laissant d’autre choix que de rompre le pacte du mensonge : « On vous voit à
travers ce trou tirant les ficelles. On ne voit même plus que vous avec votre
insultante arrogance, votre inquiétante vulgarité, vos incompétences criardes,
votre argent qui a l’odeur du sang des autres, vos affaires scandales à
répétition, votre grossière propagande, votre irresponsabilité, vos lâchetés et
vos menaces ».
Les manifestations sont à la mesure de l’offense. Elles
inaugurent la fin d’un Pacte avec le Système, un face à face inédit, sans
rideau d’avec la réalité du pouvoir, face au Système, « rejeté globalement et
dans le détail. » Elles revendiquent un nouveau contrat politique entre
gouvernés et gouvernants. Un contrat qui reste à écrire et à signer. Le chemin
sera dur et long. Alors avec cette nouvelle génération de manifestants qui
pourraient être mes enfants et qui m’apprennent une nouvelle langue politique,
avec eux je murmure : « selmiya, selmiya,
pacifique, pacifique », et j’ajoute : « Djeich
chaab/ khawa, Khawa », comme on psalmodie la nouvelle prière du vendredi.
Ghania Mouffok
27 février 2019
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