Film: ALGÉRIE MON AMOUR |
Ce qui suit n’est pas un conte. C’est l’histoire bien réelle d’une
hystérie et d’une gabegie. Une hystérie entendue comme une « excitation
violente, inattendue, spectaculaire et qui paraît exagérée. ») Une
hystérie collective, qui vient s’ajouter à d’autres, toutes nées
globalement de nombreuses frustrations. Celle qui nous préoccupe
concerne un film. Une hystérie portée essentiellement par un des médias
les plus utilisés par les Algériens : Facebook. Le film en question
s’intitule « Algérie, mon amour » réalisé par Mustapha Kessous, un
franco-algérien, avec la participation de France Télévisions, diffusé
par la chaîne de service public France 5. La télévision est un moyen de
divertissement et d’information très prisé par l’écrasante majorité des
Algériens. Ils sont « quelques centaines de milliers à regarder les
chaînes locales algériennes (publiques ou privées) ». Ils sont très
nombreux à regarder les chaînes étrangères, les chaînes orientales (par
rancœur) pour les uns, ou françaises (qu’ils disent détester) pour
d’autres.
Je reviens au film. Tout ce qu’il y a de plus banal. Un film d’une
heure et dix minutes avec ses plus et ses moins, ses qualités et ses
imperfections. Avec une part d’objectivité et une autre de subjectivité.
Comme dans toute œuvre en somme. Et comme tout film, celui-ci a d’abord
provoqué des réactions de satisfaction, de mécontentement ou
d’indifférence ordinaires. Nombre de commentaires lus sur Facebook
soutiennent le film. « Cette avalanche de critiques me sidère… ya
djmaaa, c’est le seul reportage réalisé sur le hirak et qui plus est, le
seul événement depuis des mois. Il est peut-être incomplet, mais
pouvons-nous résumer notre histoire en une heure ? » d’autres
commentaires sont nuancés « Pourquoi sommes-nous encore si sensibles au
regard que porte la France et l’image qu’elle se construit de nous ? »
Mais la plupart des commentaires s’inscrivent contre le film « Le
reportage a dénaturé le hirak » « c’est un documentaire sur la jeunesse,
pas sur le hirak »… Puis de plus en plus violentes furent les réactions
contre le réalisateur et contre les jeunes participants « il véhicule
des clichés très réducteurs » « Pourquoi ce soi-disant journaliste a
choisi cette catégorie de manifestants » « (le jeune avocat) c’est un
KDS » (KDS, un Kabyle de service, c’est-à-dire acquis au régime) « où
sont les jeunes de Bab-el-Oued, ceux qui ne parlent pas français ? »
« On nous laisse entendre que nous sommes sortis pour construire une
Algérie des flirts, des cigarettes et des boissons pour les jeunes
filles » « La ‘‘frustration sexuelle’’ est le sujet N°1 des médias
français depuis 1988-1989. »
Hélas, très rares sont ceux qui s’interrogent sur l’absence de films
réalisés en Algérie sur les jeunes, le Hirak et qu’on aurait diffusés
sur les chaînes publiques algériennes. Aucun film. Je n’ose même pas
évoquer l’idée de la réalisation d’un documentaire sur la France du 21°
siècle avec ses hommes et ses femmes vivant leur vie de tous les jours,
avec ses villages de montagnes, avec ses lacs, ses parcs, ses châteaux,
juste un petit film de respiration. Je blasphémerais. Le monde entier
reconnaît pourtant la beauté inscrite dans chaque région, dans chaque
département, dans chaque canton de ce pays qui reçoit près de cent
millions de touristes par an. Ce serait lever un tabou inouï.
Certains commentaires évacuent le film et ciblent l’entité France5,
et surtout la France, cet ennemi éternel. « Le but de ce reportage sur
le hirak est clair : le discréditer pour le casser » « Je sais détecter
le message qu’un média veut faire passer aux populations de base »
« Pourquoi France5 n’a pas parlé dans ce doc des 20 ans de soutien de la
France au maintien su système Bouteflika ? » « Est-ce si surprenant
cette image que la France renvoie des Algériens ? » « Ils sont gangrénés
par la Nostalgérie et la Françafrique ». Les commentaires contre la
France (générique très vaste) sont très nombreux.
Et là, je ne peux passer par-dessus jambe, ce nationalisme obtus,
fermé, aveugle, « cette haine des autres » (Romain Gary) dont le pouvoir
abreuve les Algériens depuis 1962, depuis toujours donc, par le biais
de son école stérile à en pleurer (où on fait prier les gamins dans les
classes en guise d’apprentissage), de son administration, de ses médias,
de ses intellectuels organiques. Un nationalisme outrancier qui
participe à la division des peuples d’Afrique du Nord plutôt que de les
rapprocher, (plutôt jouer la division des peuples au profit économique
réel et faramineux de la France et de l’Europe qui ne demandent pas
mieux, la responsabilité des dirigeants des trois pays est ici engagée).
Un nombrilisme aussi dangereux que vain « nahnou, nous, nous, nous »,
et puéril. Il serait faux de dire que si une partie des médias et de
l’élite s’aligne sur le discours « antifrançais » c’est parce qu’elle
est soumise. Non, cette frange de l’élite avec ses anciens
« commissaires politiques » nostalgiques d’un ordre discrédité,
participe depuis longtemps de cet amalgame délibéré entre les époques.
D’ailleurs certaines parmi ces élites médiatiques ou intellectuelles
viennent souvent en France. Elles y ont même trouvé refuge durant la
« décennie noire ». Nombre d’entre ces individus bénéficient même
d’allocations diverses, familiales, RSA… (tout en vivant en Algérie).
D’autres, pour mille et une raisons, se sont installés en France où ils
bénéficient d’une carte de résidence, et parfois même de la nationalité
de ce pays d’accueil, de ses libertés de son système de santé ou
d’éducation pour leurs enfants tout en crachant dans la soupe nuit et
jour (je l’écris en toute connaissance de cause) devant un café ou une
bière. Un « pays où tu peux insulter Macron dans un tweet alors qu’au
pays que tu as quitté, tu ne peux même pas parler d’un wali » s’agaçait
très justement Kamel Daoud (Le Q.O, 13.12.2018).
Je marque une pause pour d’une part préciser qu’il s’agit là d’une
minorité agissante. Il n’est nullement dans mon intention d’indexer la
majorité des cadres, enseignants, journalistes, etc. algériens. D’autre
part, pour rejeter par anticipation toute accusation de « harki » et
tutti quanti, qui me serait adressée. Je ne connais que trop cette
mauvaise symphonie. La France coloniale je l’ai toujours dénoncée et
continue avec toutes mes forces, lorsque l’occasion se présente, de la
condamner, sans crainte aucune, dans ce pays la loi sur la libre
expression me protège. La France va-t’en guerre, de Sarkozy et les
autres, contre la Libye, la politique pro-israélienne des gouvernements
successifs, les interventions militaires en Afrique… nous sommes des
dizaines milliers à les dénoncer dans nos marches, dans nos écrits, dans
nos conférences, dans nos tracts, dans nos actions politiques… Que cela
soit clair. La France d’aujourd’hui est faite (comme hier, comme
avant-hier) d’hommes aux idéaux exécrables (Zemmour, Finkielkraut, Le
Pen, Renaud Camus, Soral…) Mais la France d’aujourd’hui est aussi faite
d’Hommes, beaucoup plus nombreux qui sont nos frères et nos sœurs dans
nos idéaux de fraternité, de solidarité. L’un d’eux, Guy Bedos, nous a
quittés il y a deux jours. Il aimait se rendre fréquemment en Algérie et
aimait beaucoup les Algériens. Mais hélas, beaucoup d’Algériens sont
aveugles à cette France-là qu’ils ne connaissent pas.
Dans son marasme perpétuel, le pouvoir algérien que seule une infime
minorité d’Algériens soutient, s’emploie, systématiquement, et dès qu’il
en a l’occasion (et pour des considérations internes évidemment) à
tirer à boulets rouges contre la France perçue et voulue comme une
totalité, un bloc monolithe, sans jamais nuancer, de sorte que beaucoup
d’Algériens, matraqués depuis l’indépendance par un discours
nationaliste chauvin, amalgament les politiques des gouvernements
français avec l’ensemble de la France et des Français. Comme avec ce
film de Kessous (Kessous- France5- France = même combat) et la réaction
disproportionnée du pouvoir qui a rappelé son ambassadeur en France et
qui a donné l’occasion à un journal français, Courrier International, de
le ridiculiser, mais le pouvoir algérien l’a cherché. Je vous laisse au
titre du journal : « Quand deux documentaires sur le hirak algérien
deviennent une affaire d’État ». Une affaire d’État. Si la réaction du
pouvoir algérien ne le tue pas, elle le ridiculise.
Les Algériens ne savent peut-être pas que certains de ces mêmes
responsables algériens qui poussent à haïr la France ont la double
nationalité algérienne et française ou possèdent une carte de résident
en France, et y viennent souvent en vacances. Les responsables algériens
ont détruit l’école pour tous, ils ont fait un désert de la Culture,
ils ont paupérisé le tiers de la population algérienne « 14 millions
vivent sous le seuil de la pauvreté » (LADDH, 2015), ils ont dilapidé
les fruits des hydrocarbures (la rente ne permet plus désormais
d’acheter la paix sociale)… ils ont détruit l’économie (30% des jeunes
de 16 à 24 ans sont au chômage), ils ont planté la xénophobie et la
haine dans le cœur des gens.
Depuis 1962 on s’échine à rendre responsable la France de tous les
maux du pays, du manque de blé ou de produits alimentaires, à
l’ouverture de lignes de crédits, au manque de soutiens en tous genres
(ce qui est manifestement inexact, la France ayant soutenu tous les
gouvernements algériens successifs). Dans une très belle
intervention lors de l’inauguration du Maghreb-Orient des livres, à
Paris, le 7 février dernier, Kamel Daoud s’interrogeait : « Que faire de
l’ex-colonisateur ? » Le culpabiliser sans fin sur la scène d’une
hallucinante précision, celle de la mémoire totale. Peut-être faire du
commerce avec lui ou lui demander des excuses, une réparation
financière. Je peux aussi, au choix, en faire un partenaire stratégique
ou un ennemi commode. C’est d’ailleurs cette dernière formule qui fait
mode depuis des décennies : un ex-colonisateur, si on ne peut rien
contre lui, explique tout chez nous : l’état des routes, la ruine des
villes, les fièvres du nationalisme, etc. On a même inventé, pour donner
à l’excuse le verbe d’une nouveauté, l’expression de
‘‘néocolonisation’’. Et si le terme désigne, à juste titre, des lois de
prédations internationales patentes, il dérobe cependant sa tricherie
pour se décharger de la responsabilité sur le dos de l’histoire. »
Il ne reste à Kessous, à France5, à la France, que de mobiliser ses
cinéastes et créer cinq, dix, quinze, mille « L’Algérie vue du Ciel », à
l’instar du très soft et mielleux documentaire réalisé dans le sens du
poil par Yann Arthus-Bertrand (en 2015) avec la participation de… France
Télévisions et le soutien du Ministère algérien de la Culture et
plébiscité par 45 millions d’Algériens », Pouvoir compris.
Une gabegie sans fin ?
Ahmed Hanifi, auteur
Marseille, le 30 mai 2020