Ai mis cela sur Facebook, ce matin, jeudi 27 juin 2024
(chanson reprise par Rachid Taha)
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Ai mis cela sur Facebook, ce matin, jeudi 27 juin 2024
(chanson reprise par Rachid Taha)
La méridienne / Le blog de Mona Chollet
L’éléphant dans la pièce
25 juin 2024
Une campagne électorale hantée par le racisme anti-Arabes
Mona Chollet, journaliste et essayiste.
« L’antisémitisme de gauche connaît une résurgence incontestable et il est instrumentalisé pour décrédibiliser le Nouveau Front populaire » : quelle consternation – et quelle déception, aussi –, à la lecture de cette tribune de l’avocat Arié Alimi et de l’historien Vincent Lemire, qui soutiennent le Nouveau Front populaire comme la corde soutient le pendu, en entérinant l’idée qu’il serait réellement antisémite (1).
Encore plus désastreux : une autre tribune, signée par une cinquantaine d’intellectuels et d’universitaires (dont l’historienne féministe Michelle Perrot, hélas), prétend qu’« une partie de la gauche radicale a disséminé un antisémitisme virulent et subverti les valeurs qu’elle prétend défendre (2) ».
Accablement total, aussi, devant cet éditorial du Monde intitulé « L’antisémitisme de droite ou de gauche, un même poison » (3) , qui renvoie dos à dos les forces progressistes de ce pays et un parti cofondé par un ancien Waffen-SS.
Difficile de le dire mieux que Caroline De Haas dans l’émission spéciale de Mediapart, le 11 juin dernier : « Il ne faut pas qu’on se mente : la gauche n’est pas parfaite. Sur l’antisémitisme, ce n’est pas parfait ; sur le racisme, ce n’est pas parfait ; sur les violences sexistes et sexuelles, ce n’est pas parfait du tout. Mais, très sincèrement, moi, le 8 juillet au matin, je préfère batailler avec Jean-Luc Mélenchon, ou avec François Ruffin, ou avec Clémentine Autain, qui seront au gouvernement, pour leur dire “faites mieux”, plutôt que de batailler avec l’extrême droite. (…) Je préfère ne pas lâcher Clémentine Autain [présente avec elle sur le plateau] que m’approcher de Jordan Bardella. » Un appel à la raison malheureusement bien peu entendu, ce que nous risquons tous de payer d’un prix incalculable.
Que le feu roulant des accusations d’antisémitisme vienne des médias Bolloré, ce n’est pas étonnant, puisque le programme économique de lutte contre les inégalités du Nouveau Front populaire, si raisonnable soit-il, et le soutien à la Palestine d’une partie de ses composantes, ne peuvent que révulser le milliardaire et ses laquais. Au Royaume-Uni, il y a quelques années, le dirigeant travailliste Jeremy Corbyn avait subi le même traitement pour les mêmes raisons et avait dû démissionner (4). Mais que d’autres médias, ou des personnalités censées être progressistes, aient l’irresponsabilité de s’y joindre, c’est désespérant.
Si La France insoumise (LFI) subit une telle campagne de diffamation, c’est donc parce qu’elle dénonce avec constance, depuis des mois, le génocide qui se déroule en Palestine. Parler d’« antisémitisme » ou de « haine des juifs » pour cette raison ne traduit qu’une chose : le mépris abyssal pour la vie des Palestiniens, dont l’extermination – une population soumise à une famine organisée et bombardée avec une régularité impitoyable, des lignées familiales entières rayées de la surface de la Terre (5) – est apparemment un non-événement absolu. Sous un abord vertueux, les accusations d’antisémitisme ne sont ici que le paravent d’un racisme anti-Arabes inouï, racisme qui s’exprime autant de manière inconsciente, par la condescendance et la paresse intellectuelle, que par une revendication active.
S’élever contre un génocide perpétré sous nos yeux avec la complicité (idéologique, politique, militaire (6) ) de la France : on aurait pu penser que c’était là un devoir absolu, une question d’honneur. Au lieu de cela, même des commentateurs de bonne foi parlent d’une démarche « électoraliste » ou « communautariste » de la part de LFI. Enfermez le génocide des Palestiniens dans la boîte de l’« électoralisme », et voilà que l’énormité de l’événement, sa monstruosité, son poids dans la conscience du monde, disparaissent comme par magie.
Pour nos éditorialistes, l’annihilation d’un peuple arabe ne saurait évidemment émouvoir que d’autres Arabes ; si on est d’extraction plus digne, on est censé s’en moquer (heureusement, les inlassables manifestations qui se déroulent dans le monde entier, jusqu’en Corée du Sud, attestent que ce n’est en rien le cas). Au passage, cela démontre l’efficacité des catégories mentales créées par vingt ans de matraquage islamophobe, ainsi que leur évolution de plus en plus délirante : désormais, « communautariste » (7) en est venu à signifier « qui considère les Arabes comme des êtres humains ». Certains reprochent même à LFI une « obsession » pour Gaza : être « obsédé » par le meurtre de quelques dizaines de milliers de sauvages, quelle drôle d’idée, en effet.
Imputer à la LFI la responsabilité du viol, accompagné de paroles antisémites en lien avec la situation en Palestine, d’une fillette de douze ans à Courbevoie (8) le 15 juin, comme l’ont fait les macronistes, est d’une mauvaise foi totale. Si des individus veulent prendre prétexte des événements en Palestine pour exprimer leur violence et leur haine, ils n’ont pas besoin de LFI. Les images sont partout ; elles inondent les réseaux sociaux. On l’a beaucoup dit : ce génocide est le premier à être diffusé en direct à la fois par ses victimes – les journalistes palestiniens, au péril de leur vie – et par ses bourreaux – les soldats israéliens qui filment leurs crimes (9) et en font des vidéos rigolardes.
Gaza transformée en paysage lunaire, rendue inhabitable pour au moins une génération (10) ; les carnages quotidiens, les blessés que les secours tentent (parfois en vain) de dégager des décombres de leur immeuble, les cohortes d’amputés, les civils marchant paisiblement sur un chemin et pulvérisés par un drone, les personnes déplacées brûlées vives par les bombardements sur leurs tentes, les enfants au crâne fracassé ou mourant de malnutrition, la grand-mère visée par un sniper alors qu’elle marchait en tenant la main de son petit-fils, les prisonniers amaigris et hagards après leur libération, les 274 civils massacrés pour libérer quatre otages israéliens (11) : tout cela, le monde entier le voit.
Que faudrait-il faire, dès lors, pour empêcher les amalgames antisémites ? Imposer un black-out total sur ces atrocités afin qu’elles se poursuivent tranquillement à huis clos – dans la lignée de ce que fait déjà le gouvernement israélien en interdisant l’accès des journalistes internationaux à Gaza ? Cette voie est totalitaire. Mais ce n’est probablement pas ce détail qui arrêtera nos gouvernements, si le génocide doit se poursuivre. Aux États-Unis, la classe politique rêve ouvertement d’interdire Tik Tok, réseau sur lequel le soutien aux Palestiniens est le plus massif (sur Facebook et Instagram, la censure de Meta (12) veille). Un pas que le gouvernement français, lui, a déjà franchi en mai en Nouvelle-Calédonie, dans un autre contexte colonial.
Il y a quelques mois, incrédule devant la surenchère dans l’horreur apparemment infinie des crimes perpétrés jour après jour à Gaza, j’avoue avoir pensé que le soutien occidental ne pouvait pas durer, que c’était intenable, que politiciens et journalistes allaient forcément ouvrir les yeux, reconnaître leur erreur, faire marche arrière. Puis j’ai compris ma naïveté. Nos dirigeants et leurs relais médiatiques ne lâcheront jamais le gouvernement israélien. Ils ont choisi le jusqu’au-boutisme dans leur complicité, quelles qu’en soient les conséquences, quitte à nous entraîner dans un désastre généralisé. Et cela implique une répression sans faille de toute opposition.
Le journaliste Murtaza Hussain l’observait en mai dans un article pour The Intercept : longtemps, dans les cercles diplomatiques américains, on disait que le monde arabe ne pouvait pas avoir la démocratie parce que ce serait mauvais pour Israël ; désormais, les États-Unis non plus ne peuvent pas l’avoir (13). En témoigne le traitement réservé aux étudiants qui se sont mobilisés pour un cessez-le-feu à Gaza – matraqués, tabassés, diffamés, inscrits sur des listes noires par certains employeurs – et, plus largement, à toutes les personnes qui s’indignent de l’oppression des Palestiniens, et qui perdent souvent leur emploi. Le recul des libertés est déjà bel et bien là. Le soutien à Israël fait office d’accélérateur de la fascisation qui travaillait de longue date les sociétés américaine et européennes. Toujours est-il que, pour l’instant, en attendant des mesures plus drastiques pour nous en empêcher, nous voyons.
Les amalgames antisémites ou racistes sont toujours de la faute de celles et ceux qui les pratiquent. Il n’est pas question d’exonérer les deux jeunes violeurs de Courbevoie de la responsabilité de leurs actes – ce que feraient presque, pourtant, les commentateurs si prompts à accuser LFI. Mais il est certain que la guerre à Gaza souffle sur les braises de l’antisémitisme (14), créant un contexte très dangereux.
Cependant, ce ne sont pas ceux qui dénoncent les crimes israéliens qui alimentent l’antisémitisme : ce sont ceux qui les couvrent et les justifient. Ce sont eux qui s’acharnent à maintenir à tout prix l’équivalence entre Israéliens et juifs, et vice-versa. « Quand on entend des membres du gouvernement, des membres de la majorité présidentielle, de la droite dite républicaine, parler toute la journée d’antisémitisme, ce qu’ils font, c’est qu’ils mettent en permanence les juifs au milieu de l’espace de discussion. Et c’est quelque chose qui finit par être fragilisant », disait la productrice Judith Lou Lévy sur le plateau de Mediapart le 18 juin. De même, assimiler l’antisionisme à de l’antisémitisme, afin d’interdire la dénonciation de la politique israélienne, c’est faire coïncider à toute force sionisme et judaïsme, à rebours de l’histoire et encore plus du présent.
Car cette équivalence est éminemment contestable. Des organisations juives de seize pays viennent de réaffirmer leur « attachement à la justice pour les Palestiniens ». Désormais, le soutien des Américains juifs à Israël paraît bien entamé : nombre d’entre eux ont organisé des mobilisations spectaculaires pour un cessez-le-feu, ou ont participé aux campements de solidarité avec Gaza dans les universités(15). Le journaliste Aaron Gell juge très probable que, aux États-Unis, la désolidarisation ait atteint un point de non-retour (16). En 2013, déjà, une étude du Pew Research Center (17) affirmait que, dans le pays, le soutien à Israël était proportionnellement plus fort chez les protestants évangéliques que chez les juifs. De même, en France, ce soutien s’exprime dans tout le spectre politique et médiatique : il est déterminé par le fanatisme colonial et le racisme anti-Arabes, et non par la confession.
De très nombreux Palestiniens le répètent : c’est une situation coloniale, pas un conflit religieux. Le poète et auteur Remi Kanazi le disait encore récemment sur X : « Les Palestiniens ne résistent pas parce que les Israéliens sont juifs. Les Palestiniens résistent parce que les Israéliens sont des colons, et que l’État institutionnalise l’occupation militaire, l’apartheid et le nettoyage ethnique. La question, c’est la colonisation de peuplement, pas la religion de ceux qui la mènent. » (On parle ici de la résistance de la société civile, on ne parle pas du Hamas.)
Cela devrait tomber sous le sens. Mais les soutiens d’Israël – sans même parler du gouvernement israélien lui-même – ont absolument besoin d’insister sur la supposée dimension religieuse. Car, sans elle, la prétention de cet État à l’innocence s’écroule. Sans elle, l’écrasement des Palestiniens apparaît dans toute sa nudité insupportable.
« Le point de fascination de la bourgeoisie occidentale, c’est l’image d’Israël comme figure de la domination dans l’innocence. (…) Dominer sans porter la souillure du Mal est le fantasme absolu du dominant. Car “dominer en étant innocent est normalement un impossible. Or Israël réalise cet impossible et en offre le modèle aux bourgeoisies occidentales” », écrivait Frédéric Lordon en avril, citant une conversation avec l’écrivaine Sandra Lucbert (18).
Cette revendication d’innocence repose sur une essentialisation des juifs pas moins raciste que l’habituelle diabolisation antisémite : ils ne seraient pas, comme les autres êtres humains, capables de toute la gamme du bien et du mal, susceptibles d’être autant victimes que bourreaux (ou ni l’un ni l’autre, fort heureusement), mais ils seraient toujours innocents, quoi qu’ils fassent.
Selon ce postulat aberrant, parce qu’ils ont été, au cours de leur histoire, victimes du plus grand des crimes, ils seraient toujours des victimes, indépendamment de tout contexte réel, et seraient constitutivement incapables de commettre le mal. Cette conviction est si forte que les images venues de Palestine depuis des décennies ont été impuissantes à l’ébranler, alors même qu’elles ne cessaient de démontrer son inanité (prévisible).
Cela explique les épisodes orwelliens auxquels nous assistons, par exemple quand, en octobre dernier, au début du bain de sang à Gaza, des défenseurs américains des Palestiniens ont manifesté devant une usine d’armement israélienne dans le New Hampshire : sur X, une sénatrice de cet État a dénoncé cette action comme antisémite. S’ils sont israéliens, les marchands d’armes sont des agneaux sans défense.
Ainsi, l’insistance sur la religion de l’occupant israélien autorise la prolongation infinie de crimes qui, sans cela, auraient été stoppés depuis longtemps ; et, de surcroît, elle expose et met en danger les juifs du monde entier, en menaçant sans cesse d’activer l’antisémitisme présent dans les sociétés occidentales.
On m’objectera peut-être que de nombreux juifs ont un attachement religieux sincère et de bonne foi à Israël, en plus, bien souvent, de liens familiaux et affectifs avec ce pays. Et c’est vrai. Mais rien ne pourra leur épargner le dilemme qu’ils vont devoir affronter tôt ou tard (et je parle ici de leur âme et conscience ; il n’est pas question de prétendre qu’il y aurait une obligation de prise de position publique).
L’État d’Israël a échoué à réaliser son projet, c’est-à-dire à devenir un refuge sûr pour les juifs. À partir du moment où il a estimé que cette sécurité impliquait de dominer et de spolier un autre peuple, sans même parler de la corruption morale que génère une telle entreprise, il devait s’assurer que la porte du cachot était bien fermée, et que les opprimés étaient bien privés de toute possibilité de vengeance. Malgré tous les efforts investis en ce sens, avec la construction du mur de séparation en Cisjordanie, de la clôture militarisée de Gaza et du Dôme de fer (qui arrête la plupart des roquettes lancées depuis l’enclave), le 7 octobre a démontré que c’était impossible. (D’où le mot d’ordre génocidaire « Finissez-les » qui circule actuellement en Israël et aux États-Unis.)
En outre, cet État est devenu indéfendable sous sa forme actuelle. On ne peut désormais plus le soutenir sans assumer d’adhérer à un projet colonialiste, raciste et génocidaire. « Le sionisme est une fausse idole qui a trahi toutes les valeurs juives », déclarait l’essayiste canadienne Naomi Klein dans un discours intitulé « Nous avons besoin d’un exode du sionisme », prononcé dans les rues de New York en avril dernier (19). La légitimité de la présence juive en Palestine est incontestable. La dépossession et le massacre des habitants d’autres confessions – musulmans et chrétiens –, la destruction de la société palestinienne, sont injustifiables.
Ces lignes saisissantes d’Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme, 1950) ont beaucoup circulé ces derniers mois : « Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a eu au Viêt-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et “interrogés”, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. »
Commettre un génocide, ou le justifier, ou l’accepter, implique toujours de déshumaniser la victime afin de faire apparaître son meurtre comme une broutille, voire comme un service rendu à l’humanité. Ce fut le cas lors de la Shoah – La Zone d’intérêt, le puissant film de Jonathan Glazer, l’a encore rappelé récemment. Quand les sociétés qui ont été autrices ou complices du génocide prennent conscience de l’humanité des victimes, quand cette éclipse de la morale prend fin, le réveil est terrible. Ce réveil adviendra-t-il un jour pour les Palestiniens ? Pour le moment, la période est si noire, le racisme si banalisé en Occident, qu’on a du mal à l’imaginer.
Un clivage radical traverse les sociétés occidentales : d’un côté, ceux dont la tranquillité n’est en rien troublée par ce crime ; de l’autre, ceux qui ont retenu les leçons de l’histoire et qui, horrifiés, se mobilisent pour Gaza. « Votre silence sera étudié par vos petits-enfants », clament leurs pancartes. Une lucidité partagée par ceux qui, en France, ces dernières semaines, ont manifesté contre l’extrême droite avec le slogan « L’histoire nous regarde ».
Il faut se rendre à l’évidence : en dépit des efforts de ces manifestants, la promesse de l’après-seconde guerre mondiale, « Plus jamais ça », est une nouvelle fois trahie. Nous recommençons ; nous sommes en train de recommencer, à la fois en cautionnant un nouveau génocide et, très probablement, en portant l’extrême droite au pouvoir. Nos sociétés sont toujours incapables d’enrayer ces engrenages. C’est un échec collectif terrible.
L’« ensauvagement » dont parlait Césaire nous menace aujourd’hui. Concentrez-vous sur le seul danger réel. Ne vous laissez pas avoir par les calomnies contre LFI : votez pour le Nouveau Front populaire. Il est minuit moins une.
1_ « Arié Alimi et Vincent Lemire : “L’antisémitisme de gauche connaît une résurgence incontestable et il est instrumentalisé pour décrédibiliser le Nouveau Front populaire” », Le Monde, 20 juin 2024.
2_ « “Une partie de la gauche radicale a disséminé un antisémitisme virulent et subverti les valeurs qu’elle prétend défendre” », Le Monde, 21 juin 2024.
3_ « L’antisémitisme de droite ou de gauche, un même poison », Le Monde, 22 juin 2024.
4_ Cf. Daniel Finn, « Antisémitisme, l’arme fatale », Le Monde diplomatique, juin 2019.
5_ « Les bombardements à Gaza ont décimé des familles palestiniennes entières », Associated Press, 17 juin 2024.
6_ « En pleine guerre de Gaza, la France équipe des drones armés israéliens », Disclose, 17 juin 2024.
7_ Cf. Sylvie Tissot, « Qui a peur du communautarisme ? Réflexions critiques sur une rhétorique réactionnaire », Les mots sont importants, 28 octobre 2019.
8_ Rémi Dupré, « Trois adolescents de 12 à 13 ans mis en examen à Courbevoie, accusés de viol et de violences antisémites », Le Monde, 19 juin 2024 ; Robin D’Angelo et Thibaud Métais, « Après l’affaire du viol à Courbevoie, le camp présidentiel s’en prend à Jean-Luc Mélenchon : ‘‘ Chacun doit se souvenir des lmots qui ont été prononcés’’ », Le Monde, 20 juin 2024.
9_ « Israeli soldiers post distressing content out of Gaza », CNN, 20 février 2024.
10_ « Gaza conflict has caused major environmental damage, UN says », The New Arab, 18 juin 2024.
11_ Shrouq Aila, « Inside the Nuseirat Massacre : This Is the Carnage I Saw During Israël’s Hostage Rescue », The Intercept, 10 juin 2024.
12_ « Meta : censure de contenus pro-palestiniens », Human Rights Watch, 21 décembre 2023.
13_ Murtaza Hussain, « They Used to Say Arabs Can’t Have Democraty Because It’d Be Bad for Israël. Now the US Can’t Have It Either », The Intercept, 8 mai 2024.
14_ Elle souffle aussi sur les braises du racisme anti-Arabes. En plus de gonfler les voiles de tous les partis d’extrême droite islamophobes d’Occident, la situation au Proche-Orient encourage les passages à l’acte individuels. Après le meurtre d’un petit garçon près de Chicago en octobre, puis les tirs sur trois étudiants dans le Vermont en novembre, en mai, une femme a essayé de noyer les deux enfants d’un couple américain d’origine palestinienne dans une piscine au Texas.
15_ Cf. Sarah Emily Baum, « Jewish Students Are Bringing Their Faith to University Pro-Palestine Protests », Teen Vogue, 26 avril 2024.
16_ Aaron Gell, « Has Zionism Lost the Argument ? », The New Republic, 3 mars 2024.
17_ Michael Lipka, « More white evangelicals than American Jews say God gave Israël to the Jewish people », Pew Research Center, 3 octobre 2013.
18_ Frédéric Lordon, « La fin de l’innocence », La pompe à phynance, Les blogs du Diplo, 15 avril 2024.
19_ Naomi Klein, « We need an exodus from Zionism », The Guardian, 24 avril 2024, traduit sur le site de l’Union juive française pour la paix (UJFP).
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Dans le cortège du président Mohamed Boudiaf. Une journée revisitée.
Cela s’est passé il y a 32 ans. Toutes les étoiles du Nord n’avaient pas suffi pour maintenir intact notre espoir cardinal et nos résolutions pacifiques qui allaient être contrariés, gravement blessés, pis encore qu’ils ne l’avaient été quelques mois plus tôt, à l’aube de la nouvelle année. Nous étions le dernier lundi de juin et notre pays et ses hommes allaient incessamment sombrer bien malgré l’écrasante majorité d’entre eux dans un gouffre de déraison qui attristerait le temps, un monde d’affres et d’épouvantes, une longue nuit, un cauchemar interminable, dont les premiers signes annonciateurs nous avaient été livrés disais-je six mois plus tôt, et pour certains depuis plusieurs années.
Nous allions voir ce que nous allions voir. L’horloge de mon bureau indiquait 13h30. Sur mes fiches d’identification de poste de travail que j’appelais FIP, j’ajoutais, rayais, surchargeais, rectifiais, revenais à l’indication initiale. Pour chaque poste de travail du Complexe de liquéfaction (plusieurs centaines), il me fallait proposer une évolution possible. Je croyais fermement que les grands patrons m’avaient proposé ce job de « chef de gestion de carrières » parce qu’ils me prenaient au sérieux, croyaient en mes compétences. Leur plaisanterie n’avait d’égal que ma profonde naïveté. Un vieux collègue qui en avait vu des vertes et des pas mûres depuis les premiers temps de la Camel me répétait : « A sahbi kifèche ? Le gaz est naturel, il coule naturellement dans des tuyaux depuis le Sahara jusqu’ici. On ouvre les vannes et on remplit les méthaniers. Les dollars arrivent en compensation, coulant à flots, dans l’autre sens et dans d’autres tuyaux, certains arc-en-ciel, d’autres plus ou moins opaques. Et on les distribue, avec ou sans le syndicat. Tout le reste est du festi ». « Tous ces services de Personnel, de Carrières, de Moyens généraux, de Social et de et de… ça sert à rien, qu’à nous faire passer le temps jusqu’à la retraite ». Je ne le croyais pas. À tort.
Il était 13h30 ce lundi 29 juin. Max-Si-Ali (appelons-le Max-Si-Ali), notre syndicaliste-chef maison est entré comme une furie dans mon bureau. J’ai cru qu’il avait, dans son élan, déglingué les paumelles de la porte de mon bureau.
- Tu as entendu la dernière ?
- Quoi ?
- Boudiaf, Boudiaf, a-t-il bégayé le souffle et les yeux aux abois…
- Qu’est-ce qu’il a fait ?
- Il a été liquidé !
-Kifèche, kifèche ? (sincèrement, j’ai entendu « liquéfié »)
- En direct à la télévision… Liquidé.
- Euh ?
Et il a fait demi-tour vers l’extérieur aussi rapidement qu’il est entré en claquant la porte, pour aller porter la mauvaise nouvelle à tous les bureaux. Il ne s’est pas soucié des mots que je lui lançait et qui, pour certains, ne signifiaient rien de rien. Je me souviens seulement qu’un brouhaha s’en était suivi. D’autres collègues venaient d’apprendre la nouvelle et eux aussi ont décidé de s’en faire porteurs. J’ai abandonné mes FIP et mes courbes et mes stats, et suis sorti précipitamment, emporté par la folle nouvelle et c’est tout le complexe de liquéfaction qui se transformait en souk d’échange d’informations et de rumeurs. Le sens dessus était dessous. Ça courait dans tous les couloirs, et jusqu’aux terre-pleins, jusqu’à la barrière d’entrée du Complexe. Les gardiens dans leur bureau-guérite se tenaient au courant de tout grâce à leur poste radio qui leur faisait habituellement passer le temps.
La journée avançait, jusqu’à ce moment-là, ordinaire dans une usine ordinaire de la Sonatrach à Bethioua (Arzew). Max-Si-Ali passait son temps à récolter des informations et des rumeurs qu’il distillait après les avoir triées, alimentées. Max-Si-Ali a passé une grande partie de sa vie syndicale (il était technicien supérieur affecté à un poste fictif) à combattre contre vents et marées pour que « goffat el aïd », au profit des travailleurs, soit reconduite chaque année. « Goffat el aïd » est un couffin alimentaire annuel offert gracieusement par la direction (et par le Syndicat) aux travailleurs à chaque fête du mouton. Il contenait 1 gros bidon d’huile, 1 bouteille de vinaigre, 1 paquet de semoule, de farine, de lentilles, de riz, de sucre, 250gr de café, 2 packs de lait, 2 boîtes de sardines à la tomate ‘‘Ammi Mokhtar’’, 1 boîte de « loubia grini »(haricots égrenés), de harissa, 2 boîtes d’allumettes, 1 plaquette de cubes Jumbo, des patates et des oignons et tous les sigles qui vont avec : Soalco/Jucoop, Enafla/Ofla, Sélecto, Enapal/Onaco, Oaic, Cofel, Eriad/Sempac, Snta… Je ne me souviens plus si le contenant en fibres de palmier nous était, lui aussi, gracieusement offert.
Le couffin qui nous avait été offert le mardi 9 et mercredi 10 juin était bien conséquent. C’était pour chacun ou le 9 ou le 10, le matin ou l’après-midi, entre tel ou tel créneau horaire, selon le poste qu’on occupait, le service, le département, la sous-structure, tout était calculé et précisé à l’encre noire dans un grand tableau blanc Excel (42X30) démultiplié en autant d’exemplaires qu’il y avait de lieux d’affichage. Le tableau était scotché, punaisé ou agrafé à l’entrée des départements, des services, des sous-services ou sections, sur la porte du local syndical, et bien sûr sur la porte et les murs de la Coopérative syndicale). Deux gros tampons l’accompagnant : celui du Syndicat – encre bleue – et celui de la Direction – encre rouge –, main dans la main et drôles de couleurs. L’aïd du mouton est tombé le week-end suivant. Max-Si-Ali était comme le père Noël, et rouge comme lui. Un grand syndicaliste, très apprécié – malgré tout – par tous les directeurs successifs. Les travailleurs aussi, mais ceux-ci n’avaient pas d’autres choix. Max-Si-Ali avait du mordant, du bagou, de la répartie, mais il ne fallait jamais évoquer devant lui les conditions de travail des chaudronniers, des manœuvres ou des saisonniers par exemple. Jamais évoquer les relations qu’entretenaient avec eux les petits chefs, jamais évoquer les décisions unilatérales. Cela risquait de le rendre plus rouge encore.
Max-Si-Ali a couru donc comme une flèche pour être le premier à annoncer la mauvaise nouvelle comme un augure écrasé par les événements. Lorsqu’il s’est rendu compte qu’il n’était pas seul dans le couloir, il a pris la direction de la Direction. Il y a ses entrées marquées à l’encre des flagorneries et autres obséquiosités réciproques.
Notre planète est sortie de ses gonds immémoriaux puis s’est arrêtée de tourner le temps d’une rotation. « Ils l’ont eu » me suis-je entendu dire. Toutes les télés du monde se sont brusquement tournées vers nous. Nous étions de nouveau le cœur d’un monde malsain et incertain. Elles ne parlaient que de ce terrible drame et le film de l’événement repassait en boucle. « Le chef de l’État algérien, Mohamed Boudiaf a été assassiné ce matin à Annaba, à 600 km d’Alger. Le président algérien était en train d’inaugurer une maison de la Culture… » a annoncé Paul Amar en ouverture du journal 19/20 de FR3. Des flots d’images, par dizaines, se bousculaient dans mon esprit. Le président venait de boucler 73 ans mardi dernier.
Trois jours auparavant, Jamel (appelons-le ainsi) m’avait lancé des mots à l’oreille comme un reproche, des mots qui ont claqué à mes pavillons endoloris, comme encore aujourd’hui, même si depuis, beaucoup d’eau, d’encre et de sang ont coulé sous les oueds, sur les papiers journaux et sur la terre des martyrs. « Tu es devenu fou, tu l’as échappé belle ! » C’est ce qu’il m’avait lancé le vendredi 26, le lendemain de la « folle journée ». « Tu t’es retrouvé dans le cortège ? mais tu es devenu fou, tu as pris un risque incalculable ! tu l’as échappé belle ! » Il me grondait ma parole comme il l’aurait fait avec son gamin, ou comme aurait fait feu mon père à la suite d’une sérieuse bêtise dont j’aurais été l’auteur.
J’ai eu beau lui expliquer à mon ancien ami Jamel que cela était le fait du hasard, rien n’y a fit. Il répétait jusqu’à ce que sa voix s’éteigne « hbelt ya sahbi, hbelt ! tu es devenu fou mon ami ». J’ai déjà précisé que Jamel n’est pas le vrai prénom de mon ancien collègue et ami (il ne l’est plus et cela n’a pas d’importance).
Les mots que m’avait murmurés, susurrés, chuchotés le 26 juin Jamel - l’ex ami à qui j’avais détaillé le récit de mon aventure quelques jours plus tôt- claquent encore à mes oreilles comme un coup de fusil dans l’Oklahoma : « tu es devenu fou, tu l’as échappé belle ! » Il avait bien raison sur ce coup-là. Je l’appelle Jamel car si j’écrivais ici l’ombre de l’ombre de son prénom de naissance, ou pire encore de son nom, il me réduirait – 32 ans plus tard – à néant. À tout le moins, il essaierait. C’est qu’il a toujours détesté assumer publiquement ses choix idéologiques. Il n’aimait pas les vagues et adorait les ombres. Pourtant, « un jour il finira dans la poussière, les bras en croix ».
Aujourd’hui, 32 ans plus tard, je tremble encore de ma folie. Je vous explique. Deux semaines après la fête du mouton du 11 juin, le président Mohamed Boudiaf faisait une tournée d’inspection dans le pôle industriel d’Arzew (33% des richesses nationales). Comme pour de nombreuses personnalités, le passage par les complexes de transformation des hydrocarbures est obligé, ainsi que par le principal village Sonatrach appelé « Camp 5 » (800 « chalets » individuels, tout en bois comme là-bas en Amérique du Nord où ils ont été fabriqués avec jardin et infernal chiendent (sapristi de morbleu de chiendent inébranlable), garage, circuit de télévision intégré et tout, stade de hand-ball, de base-ball, dancing, pub… et même un étrange mur de pelote basque. Un village dans lequel vivaient environ 3000 habitants). Il y en a onze. Ce camp 5 où nous résidions se trouve au sud de Aïn-el-Biya, le village ancien, à mi-route entre Mosta et Oran. Un rite profane auquel n’échappe aucune haute personnalité surtout internationale. Le Camp 5 était un lieu privilégié par les hauts responsables. Dans mon agenda, à la date de ce jour-là, jeudi 25 juin (exactement comme aujourd’hui à la différence que nous sommes mardi cette année), j’avais écrit « Boudiaf chez nous » et tout le détail, à l’encre involontairement rouge et indélébile, qui me sert aujourd’hui pour narrer ce temps ancien.
En cette fin de matinée du dit jeudi 25, le soleil dardait nos velléités. Quelques nuages épars faisaient exception à la fête qui s’annonçait, des grains de sel blanc moutonneux. C’était en effet le début du week-end et en quelque sorte avec cette visite du président c’était un jour de fête. Il ne manquait que les pom-pom girls.
« Les premières années au Camp 5 (appelé camp américain, car construit – comme les usines – par eux et en part pour eux sur des terres viticoles avec la bénédiction des Autorités prosternées) on se croyait à Kansas City je te jure » me disait un ancien, qui savait de quoi il parlait. Il avait fait plusieurs séjours au Kansas justement dans le cadre des formations des ingénieurs. Lors de la visite de Boudiaf, il n’y avait pas de pom-pom girls, ça ne se faisait déjà pas (l’esprit de certains étant parfois tordu), ni de pompons, mais tous les enfants du village (les écoliers ne portaient pas leurs tabliers roses ou bleus selon le genre) agglutinés de part et d’autre de l’avenue principale du camp en chantant, en braillant, applaudissant (comme ils pouvaient) faisaient mieux agitant chacun un drapeau rouge vert et blanc 15X20 tout neuf. Certains adultes à qui personne n’a rien demandé jouaient à l’agent de police ou à l’adjoint d’un quelconque sous-chef de protocole et priaient les enfants de se redresser ou de se calmer. Peine perdue. Les islamistes (on disait « boulahya », les barbus, un peu par moquerie) ne se sont pas déplacés, car ils détestaient Boudiaf. Au soir de l’innommable dans leur vilenie, les plus radicaux/radicales youyouteraient.
En fin de matinée, le cortège présidentiel souleva toutes les poussières. Une trentaine de voitures, majoritairement des Peugeot 505 métallisées et sombres les plus sophistiquées. Je possède une voiture du même type, grise et vitres fumées, mais beaucoup moins rutilante. À vrai dire ma 505 avait pris quelques coups. Les phares, depuis qu’on avait tenté de forcer leurs caches pour les voler, je les ai attachés avec du fil de fer SNS galvanisé (3,50 mm), sous le capot. Tous les passagers sont descendus dès la barrière de sécurité du Camp franchie. Les chauffeurs se sont garés sur le parking jouxtant le kiosque à journaux, devant l’abri des camions de pompiers et tout le long de la première rue transversale et de part et d’autre. Les nombreux motards de la gendarmerie qui accompagnaient le cortège se sont dispersés un peu partout autour des Peugeot. Ils sont descendus de leurs engins, sans s’en éloigner, ainsi les chauffeurs des voitures. On a vu aussitôt scintiller le bout d’une dizaine de cigarettes.
Le président est arrivé en costume bleu sombre avec une cravate bleue tachetée de points blancs, posée sur une chemise blanche, droit et fier comme le i majuscule d’une grande machine ou comme Lee Van Cleef, entouré d’une cohorte de gros bras, tous ‘enlunettés’ Ray Ban type Blues Brothers (il y avait plus chic pourtant) ou tendance tontons macoutes, et de responsables en tout : directeurs, sous-directeurs, chef de la Sécurité1, chef de la Sécurité2, 3, etc. faisant crépiter leurs Talkie Walkies pour frimer, Wali, chef de daïra (préfet, sous-préfet), maire, chef du Camp, Chef cuisinier, Chefs de départements, de services, de sections, d’équipes, Chef du Syndicat, son bras droit, son bras gauche, Chef de l’Union Territoriale Syndicale et d’autres quidams. Bref, nous étions tous là et on se bousculait. « Tu le vois ? » j’ai demandé à mon fils en le posant sur mes épaules, « là, le grand monsieur avec la main contre son oreille, il entend mal ». Malek avait sept ans. Le président nous a salués, dit sans chichi quelques mots ordinaires d’encouragement en arabe national (l’arabe de nos mères, de nos grands-mères, pas celui de la télévision) à des enfants en caressant une épaule, une tête, puis on l’a précipité dans les locaux de « l’Administration », près du grand et moderne restaurant et de la grande piscine, fiertés du Camp parsemés de mille et un fanions aux couleurs orange et noir de l’entreprise et de mille et un mini-drapeaux aux couleurs officielles du pays. Bien évidemment les bordures des trottoirs avaient été repeintes la veille en rouge et blanc, sur une partie du parcours. Peindre les bordures des trottoirs (toujours en rouge et blanc) quelques heures avant l’arrivée d’une haute personnalité est un sport partagé avec enthousiasme par tous les peintres et leurs chefs dans toutes les contrées du pays. Le lendemain, les traces de centaines de paires de chaussures forment des figures étranges sur le reste des trottoirs, sur le bitume, et marquent le passage des habitants peu regardants.
Mon fils Malek, et moi, ne pouvions rester plus longtemps, car nous devions nous rendre à Oran, au Stade du 19 juin pour assister à la finale de la coupe d’Algérie de football : JSK-ASO. Mon fils aimait beaucoup le football. À l’époque, il en jouait jour et nuit avec ses amis de la rue 7, de la rue 10, 33, 9… heureusement toutes bien éclairées dès la tombée du jour (ce n’est peut-être plus le cas aujourd’hui). On comptait trois lampadaires par section de rue. C’était assez pour courir derrière une balle en été… Bien sûr, comme en Amérique, on reconnaît les rues par le ou les chiffres qu’elles portent, les chiffres les nomment pour ainsi dire. Et comme il a été studieux durant sa toute première année scolaire, parole de maîtresse, je lui ai offert cette finale. Nous avons donc pris la route en direction d’Oran.
Le président et sa suite allaient eux aussi quitter le village. Les gardiens laissaient sortir les voitures, mais pas entrer. Sur la N11, la nationale reliant Aïn-el-Biya à Oran, à hauteur de l’entrée de Gdyel, les gendarmes affectés à l’entrée est de la ville m’ont empêché de continuer. « Par là vous pouvez », m’a fait l’un d’eux. « Par là », c’est-à-dire par une piste à l’intérieur des terres, une route de terre étroite, parallèle à la nationale, au terme de laquelle on peut soit pénétrer dans la Forêt des lions et atteindre Kristel, puis longer la Méditerranée jusqu’à Oran, soit revenir sur la N11. La piste contourne Gdyel par le nord-ouest. Je l’ai pénétrée, longée. Une piste qui n’en était vraiment pas tout à fait une, heureusement peu utilisée ce jour-là. Je l’ai tant bien que mal suivie. J’ai roulé sur le flanc de la ville sans encombre. À la sortie ouest, à l’instant où je m’apprêtais à rejoindre la nationale, je suis tombé nez à nez avec les voitures de fin du cortège présidentiel, qui filait à très vive allure. La vitesse maximum officielle autorisée par heure était 80 km. Le cortège roulait à plus de 140 km, je le constaterais plus tard sur mon compteur.
J’ai emboîté le pas à la dernière voiture. Un motard de la garde, un motard retardataire, sorti de je ne sais où, a ralenti derrière moi, pensant certainement que je faisais partie du cortège et que j’avais pris quelque retard. Il n’a pas vu mon fils couché sur la banquette, heureusement (ou pas). Cette facilité me donnait des sueurs. Je ne l’ai pas comprise (et ne l’ai jamais comprise depuis), mais l’heure n’autorisait pas ce type de réflexion. Mon véhicule était de même marque que nombre d’entre ceux qui formaient le cortège, de même marque, mais très poussiéreux. Me voilà, à mon corps défendant, « dedans ». Il me fallait dès lors assurer l’allure. C’est-à-dire rouler à très grande vitesse. Le motard a accéléré, s'est positionné sur ma droite et est demeuré à ma hauteur deux ou trois éternelles minutes à parler dans le micro intégré à son casque, puis décèlera pour clôturer le cortège. Un deuxième motard s’est adjoint au premier. Comme les véhicules qui me précédaient, j’ai activé les feux de détresse. Nous avons traversé Sidi-el-Bachir, Bir-el-Djir, comme des bolides, protégés par quantité de motards protecteurs. L’aiguille du compteur kilométrique vibrait pendant plusieurs minutes, je le jure, sur 160. Je ne me souviens plus, mais il est probable que j’ai récité la besmala. J’étais sur le point de basculer et je l’acceptais, forcé. Basculer vers quoi, vers où je n’en savais fichtre rien, mon esprit s’embrumait (je ne suis pas dans la littérature ici, je vous le promets que c’est ainsi ou presque que les choses se sont passées). Je n’avais aucune solution de rechange. C’était à prendre ou à prendre. J’étais au volant du dernier véhicule et derrière moi, deux motards clôturaient le cortège pour le protéger d’éventuels intrus. N’est-ce pas. Et je suais à grosses gouttes. Elles perlaient, amères, de mon front à la commissure des lèvres. Lorsque vingt minutes plus tard nous sommes arrivés à Point du Jour et Bernandville, une armada de policiers au garde-à-vous, un agent tous les cinq mètres, nous accueillirent, main droite à hauteur de la tempe, immobile et doigts serrés. Je devinais la précision du geste plus que je ne le voyais. Un salut que je ne méritais aucunement. Les mêmes gouttelettes de sueur froide continuaient de couler sur mon front, sur ma bouche, sur ma nuque et le long du dos. Comment sortir de ce qui m’apparaissait comme une souricière, un traquenard ou un pétrin. Il devenait urgent que je m’en extraie. Je faisais des constats et me posais beaucoup de questions et je savais que je ne détenais pas de réponses. L’instinct l’emportait sur toute réflexion. Comment ai-je pu me retrouver dans ce guêpier ? « Nous sommes en danger » pensai-je, mon fils et moi. Je me devais hélas de constater encore et encore que je n’avais de choix que celui de continuer. C’est que nous étions arrivés à Oran. Le convoi roulait toujours à vive allure, beaucoup moins toutefois que jusque-là. Aucun véhicule en mouvement à des centaines de mètres à la ronde hormis ceux du convoi. Et le mien. Cité Les Falaises dite Sonatrach, le boulevard Champagne, Gambetta-falaises mon quartier, avec en contrebas Cova Lawa (cueva del agua) et c’est mon enfance et mon adolescence qui défilèrent en quelques secondes… la jetée, le premier canon, le 2° canon, le 3°, l’apprentissage de la nage, de la pêche, tous mes amis, le bidonville, le bouge épique de Mamia, Dakkiya… Nous avons ralenti au niveau du rond-point du lycée Lotfi-Max Marchand, que nous avons emprunté sur la gauche jusqu’à celui de l’Académie. Enfin le siège de la wilaya. Tout autour de l’immense escalier de l’entrée officielle, je ne pouvais compter les policiers en tenue, innombrables, ni deviner les autres en civil. Les chauffeurs des premières voitures ont pénétré dans le sous-sol de la préfecture. Les autres se sont débrouillés tant bien que mal pour stationner par-ci, par-là, écrasant sans pitié, sur les trottoirs et terre-pleins alentour, fleurs et autres végétaux. « Nous sommes sauvés » ai-je pensé. Puis j’ai ajouté à haute voix « normalement » ce qui a fait réagir Malek. Il a dit « papa ! » Je lui ai répondu « chut ». Il a dû rêver.
À hauteur du 110 rue Mouloud Feraoun (ex René Bazin) qui fait angle avec le boulevard du 5 juillet, j’ai braqué sur la droite et avancé de quelques mètres sur le boulevard très pentu, me suis arrêté devant le rideau baissé d’un garage sur le fronton duquel il était écrit « Le Froid d’Algérie » en lettres capitales orange à l’identique des volets des fenêtres des appartements de l’immeuble. J’ai désactivé les warnings puis éteint le moteur. Mon fils qui jusque-là dormait allongé sur la banquette arrière, s'est réveillé un peu perdu et a tenté de se redresser. Il avait dit « papa ! » sans rien ajouter. Là je lui ai lancé « dors Malek, dors encore un peu ». Je suis resté immobile un temps qui m’a paru infini. Dans le rétroviseur extérieur gauche je voyais un policier s’avancer vers nous, un sifflet à la main, Malek s’était laissé tomber. Lorsqu’il est arrivé à hauteur de mon véhicule, le policier a jeté un regard sur la plaque d’immatriculation, me sembla-t-il, puis il s’en retourna, ne nota rien. J’avais entre temps ouvert ma portière, fait mine de vérifier l’état de la roue avant gauche, celui de la roue arrière gauche, puis je l’ai refermée. J’étais moi aussi un peu perdu. J’ai demandé à Malek qui gesticulait de rester calme, mais c’est moi qui devais le demeurer. Nous ne sommes pas sortis du véhicule, pas dans l’immédiat. J’ai attendu que mon esprit revienne à de meilleures dispositions et que les autres véhicules – certains se sont garés comme moi sur le boulevard du 5 juillet, mais en double file pas comme moi – se fussent vidés de leurs passagers, une dizaine de minutes, avant de repartir, avec le maximum de douceur. J’aurais plané. Si j’avais pu nous rendre transparents, je n’aurais pas hésité. J’ai laissé avancer la voiture en direction du Front de mer.
Et c’est à hauteur de la station-service Naftal en face du lycée Lotfi, qu’un autre policier qui n’avait probablement rien à faire, me demanda de lui remettre les papiers du véhicule alors même que j’étais à l’arrêt attendant que le feu tricolore passe au vert. Je me suis exécuté sans même demander les raisons d’un tel abus ridicule, ce n’était pas le moment. Il a fait mine de lire le permis de conduire, l’attestation d’assurance, la carte grise. Derrière, plusieurs voitures s’impatientaient en klaxonnant. Le policier ne leur a pas prêté attention. Il m’a dit « li vites hadou, fimi ? » Exact, les vitres avant de mon véhicule étaient fumées, son interrogation n’était pas nécessaire. J’ai répondu « oui ». Il a ajouté « normalement tu les changes », puis « ah Sonatrach ! » Il a dû déchiffrer mon poste de responsabilité inscrit sur la carte grise. Il a gribouillé quelque chose sur un bout de journal, et a fait alors en me tendant les papiers « Roh, roh ». Je suis parti lorsque le feu m’y a autorisé, tout droit alors qu’il était plus raisonnable de tourner à droite.
J’ai glissé une cassette audio « Douha aliya » et j’ai accompagné Cheb Mami, parfois à tue-tête, contrariant Malek, tout le long du trajet « Jibouli mali jibouli mali mali mali dak ghzali ! » : Front de mer, flanc est du lycée Lotfi, RTA, Casoran, le cimetière et enfin El Hamri. Le « Stade du 19 juin » était bien rempli, plein comme un œuf. Il devait être 14 heures. C’est Malek qui a présenté le billet à l’entrée, porte A. Nous nous sommes installés dans les tribunes, à moins de cent mètres des tribunes officielles et du ‘‘président du HCE’’ Mohamed Boudiaf, que nous distinguions difficilement, mais que nous distinguions. Je le montrais du doigt à mon fils, « il est là, regarde, là, là, tu le vois ? » Mais lui, ce qui l’intéressait c’étaient les joueurs sur le terrain. Comme nous tous, il ne savait pas que nous ne le reverrions plus jamais. Le match s’est déroulé sans incident, l’ambiance des grands rendez-vous battait son plein. Globalement les spectateurs penchaient pour l’équipe kabyle plus expérimentée. Bien que plus faible, l’équipe de Chlef, l’ASO, ne s’est inclinée qu’à la toute dernière seconde, suite à une erreur de son gardien de but. La JSK a donc battu l’ASO par 1 à 0.
Pardonnez-moi maintenant cette digression. Le nom du stade, « 19 juin 1965 », renvoie au jour où Boumediene a fomenté un coup d’État contre Ahmed Ben Bella, le président en titre alors, qui, l’avant-veille, assistait, ironie cruelle de l’histoire, dans ce même stade qui s’appelait alors « Stade Municipal », à une rencontre amicale entre l’Algérie et le Brésil, gagnée par celui-ci 3 à 0. C’était le jeudi 17 juin 1965 devant 45.000 spectateurs, ébaubis de vivre une importante page d’histoire de leur tout pays tout récemment libéré (2). Deux jours tard, Ben Bella était renversé par son ministre de la Défense. La dictature s’imposera durant une quinzaine d’années. Des jours et des semaines et des mois, je raconterai dans le détail ce match entre l’Algérie et le Brésil auquel j’ai assisté, médusé : « j’ai vu le roi Pelé ! » Je l’ai vu le roi faire du stade son théâtre d’acrobaties : coups de tête, dribbler, feinter, jongler, lever les bras au ciel, sauter, sprinter et marquer (lui à la 19°, Didi à la 29° et Gerson à la 81°). J’ai vu le roi Pelé, mais j’ai couru jusqu’à l’hôtel où résidaient les Brésiliens pour le voir de nouveau, le fameux hôtel Martinez.
Et j’ai revu Pelé et toute l’équipe, Manga, Didi, Garrincha, Dja Santos... J’étais un gamin fanatique de foot, heureux. L’hôtel a été détruit depuis. Il est en construction depuis plus de quatre décennies. On est loin du travail à la chaîne et les enveloppes « 10% » s’accumulent. Il n’y a jamais de limites à la corruption lorsque l’opacité est la règle la plus démocratique, la plus partagée. À l’âge que j’avais, le coup d’État m’était passé haut par-dessus la tête, pas l’atmosphère plombée qui s’en est suivie. J’ai mis plusieurs semaines à me remettre de mes émotions.
Revenons si vous le voulez bien au jeudi 25 juin 1992. Quand on connaît la suite des événements, quand on sait, rumeurs aidant, que la vie de Boudiaf devait initialement, sur ordre de quelque salopard, s’interrompre le 2 juin à la salle des fêtes de Aïn-Témouchent ou le 25 juin à Oran devant la Préfecture, je peux trembler encore et sans façon et dire que oui, mon ancien ami Jamel avait vu juste, je l’avais « échappé belle ». Il aurait suffi d’un dérapage, d’un simple contrôle d’identité comme celui qui m’a été infligé… à la suite de l’assassinat programmé s’il eut eu lieu, pour que mon nom et mon fictif CV ad-hoc eussent été étalés en une de tous les canards enchaînés. Là, je m’avance un peu trop loin et au gré de mes fantasmes, mais à l’époque cela ne m’avait même pas qu’effleuré l’esprit je vous le dis. Honnêtement, j’avais une grande estime pour Boudiaf (une autre fois, je raconterai ma proximité de jeunesse avec les premiers cercles du PRS non loin de mon prof, Krim, c’était à Vincennes dans les années 70 et les réunions quasi clandestines dans les bars-cafés du 14° arrondissement de Paris.
(…)
Cela s’est passé il y a 32 ans. El Watan avait titré le lendemain de l’assassinat de Boudiaf, mardi 30 juin 1992 : « Le complot », Le Soir d’Algérie : « Tué par la haine », Le Matin : « Ils l’ont assassiné ». « Ils »… « Ils », ou trois lettres pour éviter Serkaji. Trois lettres pour ne pas affronter l’éthique. Trois lettres pour une génuflexion salvatrice (pensaient-ils). Cela s’est passé en 1992. Cela avait-il commencé en 1992 ? Nous avons depuis badigeonné de nombreuses plaies, par la force du temps, toujours douloureuses, malgré lui. Il nous faut avancer, mais une Commission nationale indépendante « Vérité et Justice » s’imposera tôt ou tard, comme en Afrique du Sud ou comme en Amérique latine. Ne croyez pas que la mémoire s’estompe ad vitam aeternam.
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NB : ce texte a été amputé de très nombreux paragraphes…