(Suite)
Une fois de plus l'inspiration qui se voile la face est mise à rude épreuve. A nouveau je plonge dans mon spécial Faulkner et de nouveau c'est l'impasse. Je suis arrivé au terme de l'ouvrage, mais la chute me déplaît fortement :
« Durant toute son existence William Faulkner fut pris entre les mors de tenailles ; entre un monde grand comme un timbre-poste, un monde maudit et un monde de mots-pantins enivrants. L'écrivain est mort en plein été à quelques dizaines de kilomètres de Roan Oak, dans ce sud qui lui a ravi les siens et qui lui a tant donné aussi ! Il ne l'a jamais méprisé et sur ce point il n'a jamais changé d'avis. "Je ne le hais pas, pensa-t-il, haletant dans l’air glacé, dans l’implacable obscurité de la Nouvelle-Angleterre… Non. Non ! Je ne le hais pas ! Je ne le hais pas ! ". Mon but répétait-il " est que la somme et l’histoire de ma vie figurent dans la même phrase qui sera tout à la fois mon obit et mon épitaphe : il a fait des livres et il est mort " ».
Ouais. Cela ne me plaît guère. Non. Je ne vais pas envoyer ça comme ça ! Il y a confusion entre l’auteur et Quentin le narrateur. Je suis fatigué. Tant pis. Ce sera ça ou rien. Je ne pourrai même pas le taper au propre. Je ne peux plus voir ce texte. Je le traîne depuis des semaines ! Le temps me manque et mon esprit n'est plus à Oxford ni à la Madeleine. Ni chez Faulkner ni chez Joëlle. Mon esprit est au Nord si proche. La bibliothèque du centre Beaubourg ne m'a pas été utile.
"Pardon monsieur dit une voix, auriez-vous l’heure s’il vous plaît?" C’est mon voisin de table que je distingue bien maintenant. Un grand homme, sombrement encostumé. Cravate rouge. Il est assis à une table en bois ronde sur ma droite devant la vitrine éclairée. Je lui réponds sans conviction "onze heures cinquante-cinq". Mon regard qui sur le moment fuit vers l'Horloge, revient balayer la couverture du livre négligemment posé par ce voisin entre son béret vert et un bâtonnet instable vide de son sucre. Ce livre, cette couverture, le flou de ces visages, ce jeune homme, je les ai déjà vus. Sûr. Mais à quelle occasion? Je ne m'en souviens pas. Au moment où, l’index gauche pointé sur moi l'homme s’apprêtait à ajouter quelques mots, (voulait-il me faire répéter ou bien me remercier? Ou… Non il ne peut me contrarier. S'il me demande l'heure c'est bien précisément parce qu'il ne la connaît pas. Il voulait probablement me remercier ou me faire répéter. A moins que… Je ne lui en laisse pas le temps) je hasarde :
- Ne nous sommes nous pas ddd, déjà rencontrés?
- Peut-être bien en effet répond le voisin en baissant le bras qu'il avance vers le cendrier. Lorsqu'il prend le livre, le bâtonnet de sucre vole puis plonge vers le sol. Il l’ouvre à une page dont l’extrémité droite est cornée. Il y trempe les quatre yeux. Mécaniquement de sa main libre il prend la tasse et avale une gorgée de café. Je distingue sur la couverture du livre deux visages étrangement ressemblants. Assez oui, ceux de deux frères, deux jumeaux. Les reflets semblent si fortement marquer à la fois leur trouble ressemblance et leur différence. On aurait dit deux regards, deux visages, deux hommes très proches l’un de l’autre mais tout aussi éloignés. Le premier fixe un miroir. Le regard de ses yeux laminés par la lave du temps est dur. Le second, que les effets du temps n'atteignent que peu, est heureux. Son sourire éclate sur la surface lisse de la glace qui les héberge. Ces visages, ces masques -ce sont peut-être des masques- je les ai déjà vus. N'était-ce pas une affiche d'un film… un film soviétique? Ce miroir, ces regards… Ils étaient féminins… non… non…
"Ça y est !" Je lève la main droite vers mon voisin qui sursaute. Je me demande si je n'ai pas crié. Il perd et la page et le livre qui tombe sur mon sac à dos. Son regard n'en est pas un.
- Je me souviens, nous nous sommes rencontrés, il y a quelques mois ici même. Deux clients assidon d'un même salu, heu… deux clients assidus d'un même salon, finissent tôt ou tard par s'y croiser de nouveau ! Un autre jour vous m’aviez raconté la mauvaise vie de Wilde et même évoqué un projet qui vous tenait à cœur. Celui de reprendre pour l'achever, le travail qu'a entamé votre père sur cet homme. Travail qui l’a mené jusqu’en Afrique. Vous voyez?
(Allez allez, ça m’a l’air d’être une broutille, votre différend ! )
Je me penche vers le livre.
- Tout à fait, je m’en souviens maintenant dit-il en ajustant ses lunettes
(En octobre dernier - un an déjà - je me trouvais dans les parages pour les mêmes raisons : me procurer quelques informations à la bibliothèque du quartier de l'Horloge. Une autre raison est que j'aime bien ce salon bien que je n'y vienne pas souvent. Ce sont des raisons qui en valent d'autres après tout. C'est donc un jour d'octobre de l'an dernier, que l'historien et moi avions longuement discuté de l'horloge infernale, prétexte premier à la discussion, puis du temps évidemment et du métier de chacun et enfin de je ne sais plus quoi. Dans cet ordre.)
- Où en êtes-vous? dis-je au voisin.
Son visage s'éclaire. Un large sourire le traverse. Dans son regard épais et protégé une interrogation pointe.
- Vous voyez, je relis le portrait... Je n'en ai pas pour longtemps. Et vous? Vous m'aviez parlé d'une compilation d'articles ou quelque chose comme ça que vous souhaitiez réaliser. C'est bien cela n'est ce pas? Vous êtes bien journaliste?
(Il avait teinté ses passions de mélancolie. Son souvenir avait suffi à gâter bien des moments de joie. Le portrait avait été pour lui comme sa conscience. Oui, il avait été sa conscience. Il le détruirait.)
- Oui oui. Après cette longue discussion sur nos projets, j’ai décidé de soumettre à la rédaction l'idée d'une recherche plus approfondie. Cela pris plusieurs semaines. Elle a finalement été acceptée. Aujourd’hui je l’ai achevée. Qqq quel hasard !
Je lui tends son livre lorsque nous sommes interrompus par l’horloge spécieuse du quartier qui se met dans tous ses états. Quotidiennement on assiste à un branle-bas : durant une longue minute s’affrontent l’homme et trois animaux dans un combat cuivré récurrent et identique. Peine perdue. L'homme croit défendre le temps. Il n'en est rien. L'alliance entre les éléments et le temps est éternelle, au-delà de la simultanéité. Au-delà de l'homme. Et ce mauvais cirque métallisé est ridicule.
Tous les jours à la même heure "le défenseur du temps" mène une lutte sans merci ni victoire apparente. Tous les jours des touristes essoufflés et enthousiastes s’agglutinent autour du monument et ensemble applaudissent frénétiquement le sauveur.le guide ou le descriptif emprisonné sous l’aisselle, le nez en l’air. A moins qu’ils n’applaudissent le maître d’œuvre, le Grand Horloger ou à leur propre perte car ils ne pourront venir tous les jours le braver indéfiniment, impunément. Un jour ils ne reviendront plus.
L’agitation sous la pluie est à son paroxysme comme tous les jours à la même heure bien que l'été fourmillant soit déjà loin. Dans le café une dizaine de personnes s’approchent de nos tables car nous sommes au premier rang. Je regarde ma montre. Elle indique le bon jour, elle indique aussi la bonne date. Pas plus. Le lecteur d'Oscar Wilde est impassible devant tous ces remous que je le soupçonne désapprouver. Il semble sur le point de partir mais il ne part pas.
Fatiguée ma montre ne me dit pas la bonne heure. Il y a des moments comme celui-ci où, comme le Quentin du roman j’ai envie de mettre le pied dessus, mais j’entreprends de l’accorder et de la remonter. C’est une montre mécanique que j'ai empruntée à mon père. A vingt ans je la portais. Je ne la lui ai jamais rendue. Je n’en ai jamais changé. Pourquoi d’ailleurs? Ses caprices sont supportables. Ce n'est pas une Newmann, non ! Elle lui est bien antérieure. Elle n’a plus d’âge. Fichue montre. "Quant à moi j’ai le temps" pense-je. Aussitôt je me lève. Je soulève puis ajuste mon sac à dos. Aujourd'hui est un grand jour. J’oublie presque mon voisin que je salue à peine. Je n'entends plus ce qu'il me dit. Je fuis cette effervescence insensée.
Ma montre indique maintenant une heure que je me résigne à qualifier de bonne. Pour combien de temps? L'anniversaire n'est pas bien loin. Que le temps passe vite ! Ce jour là je vieillirai d’un an. On vieillit toujours d'un an à la fois. On ne vieillit jamais de quelques mois ou de quelques jours. Ca ne se fait pas. La sentence du sens commun est capitale. Mais qui peut sérieusement dire l'ampleur et la couleur d'une année? Est-elle alexandrine? Bouddhiste? Pourquoi pas Quiché? J'ai rarement entendu dire "on vit les jours qui passent". Par contre j'ai souvent entendu ces expressions : "On a vécu un an de plus", "Elle ou il a vieilli d'un an !" Pour nombre de nos semblables le temps comme l'histoire avec ou sans h majuscule, n'existent que vécus. Des plus anciennes épitaphes. "Je n’étais pas, j’ai été, je ne suis plus, ça m’est égal", aux actuelles "Ci-gît X" ou bien "Ici repose Y". La preuve est fournie. Or ce repos n'est pas la vie. La vie n’est pas de tout repos mais cela n’a rien à voir.
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Notes :
« Je distingue sur la couverture du livre deux visages étrangement ressemblants. (…) N'était-ce pas une affiche d'un film… un film soviétique? Ce miroir, ces regards… Ils étaient féminins… non… non… » : En fait dans « Zercalo » Tarkovski procède de la même manière Cet extrait d’une critique du film de Tarkovski « Le miroir ». Critique (signée N. Z.) parue dans le quotidien Le Monde: « …Tandis que la mère serre son châle et que, comme dans un miroir, apparaissent, se contemplant l’une l’autre, la mère jeune d’il y a 30 ans et son reflet, la vieille dame d’aujourd’hui… »
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Tous les jours à la même heure "le défenseur du temps" mène une lutte sans merci : Sur la plaque de l’entrée du 8 de la rue Bernard de Clairvaux (Beaubourg) il est écrit:
« Le défenseur du temps : A chaque heure du jour (entre 9 et 22 heures) le défenseur du temps lutte victorieusement contre l’un des 3 animaux qui l’entourent : le crabe, le dragon et l’oiseau, symbolisant la mer, la terre et le ciel. Le déferlement des vagues de la mer, le grondement terrestre ou le souffle du vent accompagne le combat. A 12h, 18h et 22heures, le défenseur du temps est attaqué par les 3 animaux à la fois. Quelques instants avant l’heure les 3 coups annoncent le spectacle. Un tambour en bronze sonne l’heure. »
Et : « …A chaque heure un programmateur de hasard choisit l’animal qui doit combattre. Tous les mouvements du combat sont actionnés par des vérins pneumatiques. Le défenseur du temps et les animaux sont en laiton martelé et poli, et les roches en laiton oxydé. Une horloge mère électronique à quartz commande le programmateur de hasard, 6 programmateurs à cames, 5 magnétophones à bande et le mouvement des aiguilles. Hauteur totale de l’horloge : 4 M. Poids total de l’horloge : 1 tonne »
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Le Grand Horloger: Initialement : le « Grand Architecte » (cela prêtait à confusion.)
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« Ce n’est pas une montre Newman » : Rolex Daytona est la montre la plus prisée par les collectionneurs. Elle date des années 1968 à 73. Elle porte le nom de l’acteur Paul Newman qui l’a longtemps portée…
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Quiché : Lecture de E-T Hall: « …suivant la tradition, les Quichés, ancêtres indiens, ont deux calendriers, l'un civil, l'autre religieux.
L'année du calendrier civil compte 360 jours et 5 jours restants. L'année compte 18 mois et 20 jours.
Le calendrier religieux compte 260 jours et n'est pas divisé en mois : c'est un assemblage formé de 20 combinaisons.
Ces deux calendriers s'imbriquent l'un dans l'autre comme deux engrenages rotatifs, pour former la "ronde du calendrier" qui ne se répète qu'une fois tous les 52 ans. »
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« Je n’étais pas, j’ai été,…… » : « …Inscription sur d’innombrables tombes en grec ou latin : La formule était si répandue que le marbrier se contentait souvent de graver les initiales (de cette épitaphe) [ In : L. Jerphagnon : Histoire de la pensée.
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(A suivre…)
Une fois de plus l'inspiration qui se voile la face est mise à rude épreuve. A nouveau je plonge dans mon spécial Faulkner et de nouveau c'est l'impasse. Je suis arrivé au terme de l'ouvrage, mais la chute me déplaît fortement :
« Durant toute son existence William Faulkner fut pris entre les mors de tenailles ; entre un monde grand comme un timbre-poste, un monde maudit et un monde de mots-pantins enivrants. L'écrivain est mort en plein été à quelques dizaines de kilomètres de Roan Oak, dans ce sud qui lui a ravi les siens et qui lui a tant donné aussi ! Il ne l'a jamais méprisé et sur ce point il n'a jamais changé d'avis. "Je ne le hais pas, pensa-t-il, haletant dans l’air glacé, dans l’implacable obscurité de la Nouvelle-Angleterre… Non. Non ! Je ne le hais pas ! Je ne le hais pas ! ". Mon but répétait-il " est que la somme et l’histoire de ma vie figurent dans la même phrase qui sera tout à la fois mon obit et mon épitaphe : il a fait des livres et il est mort " ».
Ouais. Cela ne me plaît guère. Non. Je ne vais pas envoyer ça comme ça ! Il y a confusion entre l’auteur et Quentin le narrateur. Je suis fatigué. Tant pis. Ce sera ça ou rien. Je ne pourrai même pas le taper au propre. Je ne peux plus voir ce texte. Je le traîne depuis des semaines ! Le temps me manque et mon esprit n'est plus à Oxford ni à la Madeleine. Ni chez Faulkner ni chez Joëlle. Mon esprit est au Nord si proche. La bibliothèque du centre Beaubourg ne m'a pas été utile.
"Pardon monsieur dit une voix, auriez-vous l’heure s’il vous plaît?" C’est mon voisin de table que je distingue bien maintenant. Un grand homme, sombrement encostumé. Cravate rouge. Il est assis à une table en bois ronde sur ma droite devant la vitrine éclairée. Je lui réponds sans conviction "onze heures cinquante-cinq". Mon regard qui sur le moment fuit vers l'Horloge, revient balayer la couverture du livre négligemment posé par ce voisin entre son béret vert et un bâtonnet instable vide de son sucre. Ce livre, cette couverture, le flou de ces visages, ce jeune homme, je les ai déjà vus. Sûr. Mais à quelle occasion? Je ne m'en souviens pas. Au moment où, l’index gauche pointé sur moi l'homme s’apprêtait à ajouter quelques mots, (voulait-il me faire répéter ou bien me remercier? Ou… Non il ne peut me contrarier. S'il me demande l'heure c'est bien précisément parce qu'il ne la connaît pas. Il voulait probablement me remercier ou me faire répéter. A moins que… Je ne lui en laisse pas le temps) je hasarde :
- Ne nous sommes nous pas ddd, déjà rencontrés?
- Peut-être bien en effet répond le voisin en baissant le bras qu'il avance vers le cendrier. Lorsqu'il prend le livre, le bâtonnet de sucre vole puis plonge vers le sol. Il l’ouvre à une page dont l’extrémité droite est cornée. Il y trempe les quatre yeux. Mécaniquement de sa main libre il prend la tasse et avale une gorgée de café. Je distingue sur la couverture du livre deux visages étrangement ressemblants. Assez oui, ceux de deux frères, deux jumeaux. Les reflets semblent si fortement marquer à la fois leur trouble ressemblance et leur différence. On aurait dit deux regards, deux visages, deux hommes très proches l’un de l’autre mais tout aussi éloignés. Le premier fixe un miroir. Le regard de ses yeux laminés par la lave du temps est dur. Le second, que les effets du temps n'atteignent que peu, est heureux. Son sourire éclate sur la surface lisse de la glace qui les héberge. Ces visages, ces masques -ce sont peut-être des masques- je les ai déjà vus. N'était-ce pas une affiche d'un film… un film soviétique? Ce miroir, ces regards… Ils étaient féminins… non… non…
"Ça y est !" Je lève la main droite vers mon voisin qui sursaute. Je me demande si je n'ai pas crié. Il perd et la page et le livre qui tombe sur mon sac à dos. Son regard n'en est pas un.
- Je me souviens, nous nous sommes rencontrés, il y a quelques mois ici même. Deux clients assidon d'un même salu, heu… deux clients assidus d'un même salon, finissent tôt ou tard par s'y croiser de nouveau ! Un autre jour vous m’aviez raconté la mauvaise vie de Wilde et même évoqué un projet qui vous tenait à cœur. Celui de reprendre pour l'achever, le travail qu'a entamé votre père sur cet homme. Travail qui l’a mené jusqu’en Afrique. Vous voyez?
(Allez allez, ça m’a l’air d’être une broutille, votre différend ! )
Je me penche vers le livre.
- Tout à fait, je m’en souviens maintenant dit-il en ajustant ses lunettes
(En octobre dernier - un an déjà - je me trouvais dans les parages pour les mêmes raisons : me procurer quelques informations à la bibliothèque du quartier de l'Horloge. Une autre raison est que j'aime bien ce salon bien que je n'y vienne pas souvent. Ce sont des raisons qui en valent d'autres après tout. C'est donc un jour d'octobre de l'an dernier, que l'historien et moi avions longuement discuté de l'horloge infernale, prétexte premier à la discussion, puis du temps évidemment et du métier de chacun et enfin de je ne sais plus quoi. Dans cet ordre.)
- Où en êtes-vous? dis-je au voisin.
Son visage s'éclaire. Un large sourire le traverse. Dans son regard épais et protégé une interrogation pointe.
- Vous voyez, je relis le portrait... Je n'en ai pas pour longtemps. Et vous? Vous m'aviez parlé d'une compilation d'articles ou quelque chose comme ça que vous souhaitiez réaliser. C'est bien cela n'est ce pas? Vous êtes bien journaliste?
(Il avait teinté ses passions de mélancolie. Son souvenir avait suffi à gâter bien des moments de joie. Le portrait avait été pour lui comme sa conscience. Oui, il avait été sa conscience. Il le détruirait.)
- Oui oui. Après cette longue discussion sur nos projets, j’ai décidé de soumettre à la rédaction l'idée d'une recherche plus approfondie. Cela pris plusieurs semaines. Elle a finalement été acceptée. Aujourd’hui je l’ai achevée. Qqq quel hasard !
Je lui tends son livre lorsque nous sommes interrompus par l’horloge spécieuse du quartier qui se met dans tous ses états. Quotidiennement on assiste à un branle-bas : durant une longue minute s’affrontent l’homme et trois animaux dans un combat cuivré récurrent et identique. Peine perdue. L'homme croit défendre le temps. Il n'en est rien. L'alliance entre les éléments et le temps est éternelle, au-delà de la simultanéité. Au-delà de l'homme. Et ce mauvais cirque métallisé est ridicule.
Tous les jours à la même heure "le défenseur du temps" mène une lutte sans merci ni victoire apparente. Tous les jours des touristes essoufflés et enthousiastes s’agglutinent autour du monument et ensemble applaudissent frénétiquement le sauveur.le guide ou le descriptif emprisonné sous l’aisselle, le nez en l’air. A moins qu’ils n’applaudissent le maître d’œuvre, le Grand Horloger ou à leur propre perte car ils ne pourront venir tous les jours le braver indéfiniment, impunément. Un jour ils ne reviendront plus.
L’agitation sous la pluie est à son paroxysme comme tous les jours à la même heure bien que l'été fourmillant soit déjà loin. Dans le café une dizaine de personnes s’approchent de nos tables car nous sommes au premier rang. Je regarde ma montre. Elle indique le bon jour, elle indique aussi la bonne date. Pas plus. Le lecteur d'Oscar Wilde est impassible devant tous ces remous que je le soupçonne désapprouver. Il semble sur le point de partir mais il ne part pas.
Fatiguée ma montre ne me dit pas la bonne heure. Il y a des moments comme celui-ci où, comme le Quentin du roman j’ai envie de mettre le pied dessus, mais j’entreprends de l’accorder et de la remonter. C’est une montre mécanique que j'ai empruntée à mon père. A vingt ans je la portais. Je ne la lui ai jamais rendue. Je n’en ai jamais changé. Pourquoi d’ailleurs? Ses caprices sont supportables. Ce n'est pas une Newmann, non ! Elle lui est bien antérieure. Elle n’a plus d’âge. Fichue montre. "Quant à moi j’ai le temps" pense-je. Aussitôt je me lève. Je soulève puis ajuste mon sac à dos. Aujourd'hui est un grand jour. J’oublie presque mon voisin que je salue à peine. Je n'entends plus ce qu'il me dit. Je fuis cette effervescence insensée.
Ma montre indique maintenant une heure que je me résigne à qualifier de bonne. Pour combien de temps? L'anniversaire n'est pas bien loin. Que le temps passe vite ! Ce jour là je vieillirai d’un an. On vieillit toujours d'un an à la fois. On ne vieillit jamais de quelques mois ou de quelques jours. Ca ne se fait pas. La sentence du sens commun est capitale. Mais qui peut sérieusement dire l'ampleur et la couleur d'une année? Est-elle alexandrine? Bouddhiste? Pourquoi pas Quiché? J'ai rarement entendu dire "on vit les jours qui passent". Par contre j'ai souvent entendu ces expressions : "On a vécu un an de plus", "Elle ou il a vieilli d'un an !" Pour nombre de nos semblables le temps comme l'histoire avec ou sans h majuscule, n'existent que vécus. Des plus anciennes épitaphes. "Je n’étais pas, j’ai été, je ne suis plus, ça m’est égal", aux actuelles "Ci-gît X" ou bien "Ici repose Y". La preuve est fournie. Or ce repos n'est pas la vie. La vie n’est pas de tout repos mais cela n’a rien à voir.
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Notes :
« Je distingue sur la couverture du livre deux visages étrangement ressemblants. (…) N'était-ce pas une affiche d'un film… un film soviétique? Ce miroir, ces regards… Ils étaient féminins… non… non… » : En fait dans « Zercalo » Tarkovski procède de la même manière Cet extrait d’une critique du film de Tarkovski « Le miroir ». Critique (signée N. Z.) parue dans le quotidien Le Monde: « …Tandis que la mère serre son châle et que, comme dans un miroir, apparaissent, se contemplant l’une l’autre, la mère jeune d’il y a 30 ans et son reflet, la vieille dame d’aujourd’hui… »
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Tous les jours à la même heure "le défenseur du temps" mène une lutte sans merci : Sur la plaque de l’entrée du 8 de la rue Bernard de Clairvaux (Beaubourg) il est écrit:
« Le défenseur du temps : A chaque heure du jour (entre 9 et 22 heures) le défenseur du temps lutte victorieusement contre l’un des 3 animaux qui l’entourent : le crabe, le dragon et l’oiseau, symbolisant la mer, la terre et le ciel. Le déferlement des vagues de la mer, le grondement terrestre ou le souffle du vent accompagne le combat. A 12h, 18h et 22heures, le défenseur du temps est attaqué par les 3 animaux à la fois. Quelques instants avant l’heure les 3 coups annoncent le spectacle. Un tambour en bronze sonne l’heure. »
Et : « …A chaque heure un programmateur de hasard choisit l’animal qui doit combattre. Tous les mouvements du combat sont actionnés par des vérins pneumatiques. Le défenseur du temps et les animaux sont en laiton martelé et poli, et les roches en laiton oxydé. Une horloge mère électronique à quartz commande le programmateur de hasard, 6 programmateurs à cames, 5 magnétophones à bande et le mouvement des aiguilles. Hauteur totale de l’horloge : 4 M. Poids total de l’horloge : 1 tonne »
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Le Grand Horloger: Initialement : le « Grand Architecte » (cela prêtait à confusion.)
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« Ce n’est pas une montre Newman » : Rolex Daytona est la montre la plus prisée par les collectionneurs. Elle date des années 1968 à 73. Elle porte le nom de l’acteur Paul Newman qui l’a longtemps portée…
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Quiché : Lecture de E-T Hall: « …suivant la tradition, les Quichés, ancêtres indiens, ont deux calendriers, l'un civil, l'autre religieux.
L'année du calendrier civil compte 360 jours et 5 jours restants. L'année compte 18 mois et 20 jours.
Le calendrier religieux compte 260 jours et n'est pas divisé en mois : c'est un assemblage formé de 20 combinaisons.
Ces deux calendriers s'imbriquent l'un dans l'autre comme deux engrenages rotatifs, pour former la "ronde du calendrier" qui ne se répète qu'une fois tous les 52 ans. »
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« Je n’étais pas, j’ai été,…… » : « …Inscription sur d’innombrables tombes en grec ou latin : La formule était si répandue que le marbrier se contentait souvent de graver les initiales (de cette épitaphe) [ In : L. Jerphagnon : Histoire de la pensée.
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(A suivre…)
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