Rechercher dans ce blog

dimanche, juin 03, 2012

327 - La folle d'Alger - Extrait 2


04
Hakim, Houria et Houda ont dû partir tôt ce matin. Peu avant midi de nombreux voisins préoccupés par l’arrestation de mon fils se sont regroupés devant la maison s’interrogeant sur le sort d’Amine et de ses camarades qui habitent aussi dans notre village. Cela faisait trois jours qu’ils avaient disparu. Mon fils et ses amis ont été arrêtés vendredi dernier. Les voisins ne me demandaient rien. Ils savaient que je n’avais rien à leur dire. Rien de plus que ce que j’avais vécu vendredi et samedi et dont ils connaissent le moindre des détails. Des camarades d’Amine présents au café Ennajah le jour de l’enlèvement racontaient avec la minutie de l’observateur avisé, pour ne rien omettre, ce qu’ils avaient vécu vendredi : les blagues entre eux, le persiflage contre tel ou tel, puis l’arrivée du camion, leur fuite et la capture de leurs amis qui avait mis en émoi toute une partie des habitants. L’apparition inattendue de Merwan, alors même que Mourad et Lakhdar évoquaient sa fuite puis sa capture a coupé net leur intervention.
Emportée par mon cœur, de manière irréfléchie, je me suis précipitée en direction de l’adolescent. Sans retenue je répétais ‘‘Merwan, mon fils Merwan !’’ Le monde m’indifférait. Arrivée à sa hauteur, au bas du lotissement, j’ai jeté mon bras sur son épaule en pleurant. Je le suppliais de me dire ce qu’il savait de la situation d’Amine. Je le pressais de toutes sortes de questions. Confusément je lui parlais, je ne sais pourquoi maintenant, de son père Si Zitouni. Merwan avançait comme un automate, les yeux fixant le vide. J’ai pensé ‘‘est-ce qu’il m’entend ?’’ Je répétais ‘‘Merwan wlidi où est Amine ?’’ Le groupe nous avait rejoints et Merwan semblait toujours hésiter à émettre un son. Il finit par avancer ‘‘non je le jure, je ne sais pas où est Amine.’’ Puis encore ‘‘je ne sais pas où il est, il n’est pas ici ?’’ Mourad, Lakhdar puis d’autres l’ont embrassé à leur tour. Moi je lui répétais, la voix étranglée par l’émotion : ‘‘qui était avec toi, où t’ont-ils emmené, que t’ont-ils fait, win’ dawek wech amloulek ?’’ Merwan ne réalisait toujours pas qu’il était au centre de nos préoccupations. Il semblait solliciter notre soutien. Il regardait Mourad, passait lentement la paume de sa main droite sur ses yeux, puis a fini par se décider. Il parlait lentement, sans hausser le ton. Hésitant par moments, cherchant ses mots. Son regard avait du mal à se fixer. Le haut de son visage portait encore des traces de tuméfaction. ‘‘Lorsque le J5 s’est arrêté devant le café Ennajah, on a eu peur.’’ On aurait dit que Merwan cherchait à capter les mots ou à secouer sa mémoire. Il a continué : ‘‘on s’est levés et spontanément on a couru de toutes nos forces. Vous deux vous avez couru en direction de la sortie du village vers El-Barki, disait-il à l’adresse de Mourad et Lakhdar, Omar et moi avons emprunté la rue de la Révolution, comme nous l’avons fait le jeudi. Kamel n’a pas bougé. Les gars du J5 nous ont rattrapés Omar et moi, à cause de deux cyclistes qui nous ont renversés. Les agents nous ont jetés dans le fourgon en nous donnant des coups de pieds et de poings. Dans le camion il y avait un homme dont le visage était dissimulé par une cagoule noire comme celles que portent les Ninjas. Trois trous difformes laissaient entrevoir des yeux d’assassin et une bouche défigurée par la haine. Cela ne pouvait être que de la haine. Sous la cagoule je devinais un casque et contre l’oreille comme un gros récepteur. C’est lui qui criait le plus. Il nous a demandé pourquoi on restait encore devant la caserne à l’heure qu’il était. ‘Hier on vous a prévenus alors pourquoi vous êtes toujours là ?’ qu’il répétait en criant. C’étaient presque les mêmes types que ceux de jeudi. Ils n’arrêtaient pas de nous insulter, de nous secouer et de nous frapper ‘Froukha, pourquoi vous lancez des pierres, fils de putes ?’ ’’ Dieu me pardonne mais je rapporte le témoignage de Merwan comme il nous l’a présenté. Lui-même s’excusait devant le groupe en précisant que ces mots il les répétait comme il les avait entendus. Il a poursuivi : ‘‘après ils nous ont forcés de leur montrer où habite Amine. Ils n’arrêtaient pas de nous frapper. Quand nous sommes arrivés ici ils nous ont bandé les yeux et nous ont retenus avec une corde contre l’armature au niveau des roues arrière du fourgon.’’ Merwan s’est essuyé le haut du visage sur la manche de sa veste à hauteur de l’ourlet qu’il retenait avec ses doigts. Mourad l’a enlacé en lui tapotant le dos. Un autre lui a tendu une bouteille de Selecto. Il a pris quelques gorgées et a poursuivi ‘‘On l’entendait crier, on t’entendait crier toi aussi khalti, ma ‘tante’, mais nous ne pouvions rien faire. Après qu’ils ont jeté Amine dans le J5, le chauffeur a accéléré, nous étions fortement secoués et stressés comme des moutons dans une bétaillère transportés vers l’inconnu. On a roulé plus d’une heure avant d’arriver dans ce qui m’est apparu d’emblée comme une caserne militaire. Ils m’ont détaché et enlevé le bandeau. Amine et Omar restaient retenus dans le camion. Ils ne disaient rien, ils sanglotaient. Je me retrouvais dans une grande cour cernée de plusieurs bâtiments de deux étages, mais je n’en suis pas sûr. Je distinguais mal, il y avait beaucoup de poteaux électriques avec des ampoules puissantes. J’étais près de l’entrée car je distinguais une barrière automatique pour les véhicules. Sur le côté il y avait un grand espace avec beaucoup de fleurs. Après, deux hommes m’ont demandé d’avancer le long d’un des grands bâtiments. Ils m’ont fait traverser un long couloir puis d’autres encore. Puis on a descendu une dizaine de marches. Ils m’ont jeté dans une petite pièce de quatre mètres sur deux, sans fenêtre, humide, avec des murs nus, en mauvais état et très sales. Dès l’entrée une odeur m’a pris à la gorge. C’était peut-être de l’urine hachakoum, pardonnez-moi. Au plafond pendait au bout d’un fil sombre une petite ampoule qui diffusait une lumière pâle. Le fil électrique de l’ampoule était noir de chiures de mouches ou de je ne sais quoi. Ils n’ont pas arrêté de me poser des questions sur tout, sur n’importe quoi. Ils m’ont empêché de m’asseoir. Avant de partir ils m’ont averti ‘tu vas te reposer et tu vas bien réfléchir sinon’, et là, hachakoum, ils ont fait des gestes obscènes. Impossible de dire qui étaient ces hommes. Ils portaient tous des vêtements de civils. Lorsqu’ils ont quitté la pièce, je me suis allongé à même le sol tout habillé, sans me défaire des chaussures. Il y avait bien un banc en ciment, mais dans un état qui suscitait en moi une vive répugnance. J’ai préféré me laisser tomber sur le plancher, lui aussi en ciment. Lui aussi sale, par endroits couverts de tâches brunâtres. On aurait dit du sang séché. Ils ne m’ont rien donné à manger ou à boire. J’étais persuadé qu’ils allaient faire entrer à un moment ou à un autre Amine et Omar. Mais non, je suis resté seul dans la pièce. Le lendemain, au réveil, les mêmes hommes m’ont apporté du pain rassis avec du café tiède dans un récipient en plastique. J’ai très peu dormi, peut-être deux ou trois heures. Ensuite ils m’ont emmené dans un  bureau au rez-de-chaussée. De ma cellule jusqu’au bureau j’avais les yeux bandés. Dans le bureau il y avait une personne en civil aussi, un homme plus âgé que les précédents. J’ai pensé qu’il était leur chef. Le bureau était celui d’un chef. Sur le mur était accrochée une grande carte d’Alger sur laquelle on avait épinglé à différents endroits de petits bouts de papiers noircis au stylo. Plus haut à gauche de la carte on avait accroché le portrait d’un militaire avec beaucoup de grades. Ce n’était pas Zeroual, notre président. L’homme m’a demandé pourquoi je lançais des pierres contre les forces de l’ordre, puis il a reproché à mes parents et à moi-même, d’avoir des liens avec des terroristes. Lorsque mes réponses ne les satisfaisaient pas, je recevais des coups de ceinture des deux hommes qui m’avaient enfermé dans la pièce nauséabonde. Le chef m’a demandé ce que j’avais fait lundi. Où est-ce que j’étais lundi, avec qui j’étais lundi ? Il m’a demandé de lui parler de Omar, d’Amine et d’autres et aussi de leurs parents, de ammi, mon ‘oncle’ Mahfoud, de toi khalti Fadia. Il a renouvelé plusieurs fois ces questions. Ensuite les deux mêmes hommes m’ont traîné au sous-sol jusqu’à la même petite cellule et m’ont forcé à me déshabiller entièrement en me lançant des injures et des blasphèmes. Ils m’ont encore giflé avant de m’enfermer de nouveau. Ils sont revenus, peut-être deux heures après, peut-être trois, non quatre. Peut-être quatre heures. Je ne sais pas. De nouveau ils m’ont déshabillé, ils ont jeté à terre mes effets sur lesquels l’un des deux, pardonnez-moi, a uriné. Il s’est approché de moi…’’ La voix de Merwan a hésité, s’est étranglée. Nous avons compris qu’il avait enduré le pire. Il a éclaté en sanglots puis s’est mis à crier ‘‘un jour je le tuerai, je le jure devant Dieu, un jour je le tuerai. Lui ou son chef, je le jure.’’ Lakhdar a porté son bras autour de ses épaules et l’a serré contre lui. L’atmosphère se transformait, devenant de plus en plus lourde. Je suis persuadée que si les trois hommes s’étaient retrouvés devant nous à ce moment-là, ils auraient été trucidés. Merwan a repris son récit peu après, encouragé par chacun. ‘‘Les fils du pêché ont recommencé en me menaçant ainsi que mon père. Ils m’ont encore frappé en m’accusant de trop parler de politique. En sortant ils m’ont encore adressé des gestes obscènes. Vers deux heures, il devait être deux ou trois heures, on m’a apporté un sandwich : deux œufs durs coupés et des tranches de tomates. Et une bouteille d’eau. Je n’ai rien eu d’autre. Après je ne me souviens pas de ce qui s’est passé, sinon que je me suis allongé à même le ciment comme la veille. J’ai eu beaucoup de difficultés pour m’endormir. Je voyais ma mère et mes frères pleurer, mon père courir de commissariat en caserne. Je ne pouvais pas dormir. J’avais très faim mais je n’aurais certainement rien pu avaler. J’entendais les cris et les supplications d’une femme à quelques mètres de ma cellule, peut-être dix ou quinze. J’ai cru au début que c’était un cauchemar, mais c’était vrai, je l’entendais bien, elle criait qu’elle ne savait rien, que son mari était parti, mais qu’elle ne savait pas où. Elle ne disait que cela. Je n’entendais que cela. Elle répétait en pleurant, souvent en criant. Un homme hurlait aussi fort qu’elle, il l’insultait, insultait ses parents, son mari et Dieu. Il lui disait des choses hachakoum que je ne peux pas reprendre ici. Elle criait ‘ne me touche pas, mon Dieu, ne me touche pas, aidez-moi ! Ô Dieu aide-moi !’ ’’ De nouveau Merwan s’est mis à pleurer. De nouveau il répétait ‘‘un jour je le tuerai, je le jure devant Dieu.’’ Il a continué : ‘‘La femme a crié et pleuré toute la nuit. Plus tard il me semble avoir entendu au loin des chiens hurler à la mort sans discontinuer. C’était bizarre. Dans mes cauchemars ils hurlaient encore. Hier matin j’ai eu droit de nouveau à un café noir avec une demi-baguette de pain. Je ne me suis pas lavé depuis mon arrivée. Ils m’ont accompagné deux fois aux WC, les yeux bandés. Ils se trouvent sur le même niveau que la cellule. Après le café, ils m’ont forcé à porter la chemise souillée et m’ont emmené jusqu’à la grande cour entourée de bâtiments jaunes. Dans un coin, ils m’ont obligé à garder le visage plaqué contre un mur et les mains croisées derrière le dos. Je suis resté ainsi jusqu’à ce qu’ils m’aient fait monter à l’arrière d’une voiture, entre deux hommes qui m’ont enfilé un sac de jute. Je ne peux pas dire de quelle marque était la voiture, mais elle était haute. Je ne peux non plus dire grand chose de ces hommes ni du chauffeur. Leurs voix étaient nouvelles à mes oreilles. Ils m’ont demandé de garder les mains croisées derrière la tête qu’ils ont maintenue enfoncée entre mes genoux pendant peut-être une demi-heure ou une heure, je ne sais pas. Mes mains et ma nuque se sont engourdies. Ils m’ont relâché au milieu de l’après-midi sur la Moutonnière en me menaçant et en m’injuriant eux aussi. La voiture a filé à toute allure. C’était une 4X4 anti-émeutes. Toute noire. J’ai appris que Omar avait lui aussi été libéré le même jour, mais dans un quartier différent. Il a été raccompagné par son cousin. Quant à Amine, je ne sais pas où il est. Franchement, je pensais le retrouver ici. Moi je suis rentré en stop. J’ai retrouvé ma mère entourée de nombreuses voisines aussi accablées qu’elle. Mon père est rentré plus tard. Sa première réaction a été de me gifler, puis de s’excuser. Tout ce que je vous ai raconté, je l’ai raconté à mes parents, sauf quelques détails que la pudeur m’a empêché de leur dire.’’
Merwan débitait son histoire le regard par moment profondément absent. Ses derniers mots ont fait naître en moi une excitation aussi éphémère qu’intense. Je n’avais pas tout compris. Je n’avais pas saisi tout ce qu’ont dit ou ont voulu dire Mourad et Lakhdar avant l’arrivée de Merwan concernant l’intervention des forces de l’oppression le vendredi au café Ennajah. Etait-ce vendredi ou jeudi ? Il me fallait plus de précision. Je me demandais comment m’extraire de ce terrible cauchemar qui n’est ni terrible ni cauchemar, qui n’est rien d’autre qu’une mauvaise passe de la vie à traverser. J’ai empoigné Merwan avec ma main droite et l’ai tiré vers l’intérieur de ma maison. Aux voisins j’ai juste fait un geste de l’autre main. Ils ont sûrement compris qu’il était un signe de l’excuse, celui de l’impatience d’une mère éplorée, angoissée. J’avais besoin d’entendre Merwan me raconter, me raconter à moi seule, ce qui s’est passé. J’avais besoin d’entendre de nouveau comment ils avaient été arrêtés, où ils avaient été emmenés, comment ils ont été traités et comment ils ont été libérés. Et jeudi, que s’est-il passé exactement ? ‘‘La Ilaha illa Allah Mohamed rassoul Allah.’’

05
Merwan m’a tout raconté sans omettre les détails les plus insoutenables, les plus incongrus et les plus futiles : son cachot, le lit en ciment, les ampoules électriques, la couleur des murs, du hall de l’immeuble où il a été détenu, et les tentatives de vol ou viol, je n’ai pas saisi, mais aussi la journée du jeudi, le jeudi 16 veille de mon grand malheur.
La journée commençait à décliner. Comme il le fait souvent à la sortie du collège avant de rentrer à la maison, Amine retrouve son ami Kamel devant le café Ennajah à l’angle de la rue de la Révolution, l’artère principale du village, et du chemin de wilaya 14 qui le traverse du sud au nord ; face à la caserne militaire. Même si le jeudi après-midi Amine n’a pas classe, comme les autres jours, il s’en va rejoindre son ami. Depuis qu’il a abandonné l’école, Kamel s’installe devant ce café pour vendre des cigarettes à l’unité, du tabac à chiquer Makla qu’affectionnait Mahfoud Allah yerhmou, des bonbons et des œufs bouillis, rangés dans un caisson sur roulements à billes qu’il a bricolé seul. Ses clients sont des enfants du village ou des adultes, des clients du café et même des soldats. Ce jeudi-là, comme souvent, d’autres amis étaient assis près de Kamel, certains à même le sol, d’autres sur des parpaings ou des blocs de pierre, s’échangeant les dernières blagues : Lakhdar qui, à 22 ans, est le plus âgé, est beznassi, c'est-à-dire qu’il vit de petites combines et de débrouille. Il achète des produits de toutes sortes qu’il revend à même le trottoir. Omar le fils du boulanger de la rue de la Révolution, c’est le plus jeune, il vient d’avoir 15 ans. Merwan habite dans notre quartier, Haouch Miloud. Il y avait aussi deux autres jeunes, Farid et Jamel, moins proches du groupe. Kamel n’oublie jamais sa petite chaise pliante de pêcheur. Il ne peut s’en dispenser car il passe de nombreuses heures sur le même lieu du samedi au vendredi. Le jeudi, premier des deux jours de fin de semaine, est relativement animé, alors on s’attarde un peu plus. A Ennajah on joue encore aux dominos ou aux cartes malgré les tensions palpables depuis de nombreux mois. On essaie seulement d’être discrets car ces jeux ne sont pas toujours bienvenus. Ici à Benatallah nous sommes pieux et très majoritairement proches des mouvements musulmans, moins parce que nous trouvons dans les harangues catégoriques de leurs leaders quelque matière à alimenter nos esprits, mais parce que ces organisations pointent avec justesse l’origine de notre grand malheur : le taghout et ses garagouz, le gouvernement tyrannique et ses marionnettes. Alors lorsque la rumeur court selon laquelle quelque émir de la région a lancé une fatwa, un avis juridique, sermonnant ceux qui se vautrent devant les chaînes de télévision occidentales impies, nombreux sont ceux qui s’empressent de démonter les antennes paraboliques fixées sur le toit, à la vue et au su de quiconque se donne la peine, par curiosité ou avec l’intention de nuire, de voir et de savoir. Mahfoud Allah yerhmou et moi nous ne nous sommes jamais intéressés à la politique, mais nous avons voté pour les islamistes à chaque fois que l’occasion nous a été offerte. ‘‘Nous sommes musulmans, nous votons pour l’islam’’ répétait el-marhoum, le défunt. C’est vrai. En juin dernier nous avons voté pour Ennahda.
Le jeudi commençait donc à décliner, mais on voyait néanmoins assez clair encore. La demi-douzaine de copains autour de Kamel chahutaient comme chahutent tous les gamins du monde. Comme de nombreux enfants dans le monde ceux de Benatallah aiment à taquiner les forces de l’oppression voire même à les provoquer. C’est ainsi qu’il leur arrive de lever les bras pour exécuter des gestes, parfois équivoques, lorsque des motards ou des policiers passent à toute allure en actionnant la sirène ou le gyrophare. Parfois il arrive à nos enfants de vouloir imiter les enfants de Palestine : jeter des pierres contre les soldats de l’occupation. Kamel n’a jamais été d’accord avec ses camarades. Mahfoud Allah yerhmou et moi en avons souvent fait le reproche à Amine. Dans ces moments-là Kamel supplie ses camarades d’aller s’exercer un peu plus loin. Un jour de la semaine précédente, précisément le jour anniversaire des grandes révoltes d’octobre 1988 qui avaient spontanément embrasé tout le pays, ils avaient lancé des cailloux sur un camion de militaires qui rentraient à la caserne, juste en face du café. Il est vrai que depuis l’assassinat de son père Amine est très remonté contre les forces de l’oppression. Comme beaucoup parmi nous, Amine est persuadé que ces forces, quelles soient militaires, paramilitaires ou policières ont volontairement abandonné notre village le 22 septembre. ‘‘C’est pour cette raison qu’on fait comme les jeunes palestiniens’’ nous disait Amine. Exaspérés par les jeux dangereux des enfants, certains militaires et supplétifs n’usent pas de tendresse avec eux, leur reprochant même à tort de noter leurs allées et venues et le nom des ‘patriotes’ du village qui pénètrent dans la caserne. Ce jeudi 16 octobre vers 19 heures 30 deux voitures noires, banalisées, de la marque Daewoo, avec des vitres teintées, sont passées sirènes hurlantes devant le café Ennajah, excitant les enfants qui se sont mis à expédier des mots tortueux et à faire des gestes pas clairs. Les véhicules étaient suivis à moins de trois minutes d’intervalle par un fourgon J5 beige aux vitres teintées, banalisé lui aussi. Le fourgon a freiné brusquement à hauteur des adolescents qui se sont levés pour courir de toutes leurs forces. Des hommes en civil, armés, ont sauté par la porte latérale coulissante du véhicule pour prendre en chasse les jeunes. A deux ou trois cents mètres de là ils ont rattrapé Farid et Merwan qu’ils ont jetés dans le camion qui les avait rejoints. Le J5 a fait demi-tour en direction du café. A l’intérieur du fourgon il y avait, outre les hommes en civil, le chauffeur, un gendarme, un grand moustachu et un militaire en uniforme. ‘‘Froukha, bâtards, pourquoi ces agissements hein ? pourquoi vous lancez des pierres ?’’ Les hommes accompagnaient leurs interrogations et insultes par des coups de pieds et des gifles, ‘‘c’est la dernière fois, vous comprenez, c’est la dernière fois !’’ Ils ont menacé les deux gamins, et leurs familles, puis ils les ont extirpés du véhicule, les ont traînés sur quelques mètres, avant de leur donner de nouveau des coups de pieds puis les relâcher. De leur côté mon fils et Lakhdar ont réussi à s’enfuir. Avant de remonter dans le fourgon, un des hommes en civil, le plus âgé, le menton fendu en deux par un stigmate indélébile, est revenu sur ses pas jusqu’à l’étal de Kamel qu’il a renversé en lui donnant un violent coup avec son rangers droit. ‘‘L’indic, el-khamej’’ l’indicateur, le pourri, a murmuré Kamel. Lorsqu’ils se sont de nouveau retrouvés, Kamel a avoué aux autres avoir eu très peur. Il s’est demandé si le balafré l’avait entendu.
Et la nuit est tombée sous les ronflements réguliers de MI-24 qui tournoyaient depuis longtemps dans une certaine indifférence ou lassitude générale. Le treize octobre un policier en civil avait été assassiné par un GIA à quelques kilomètres d’ici, au nord d’El-Barki. ‘‘La Ilaha illa Allah Mohamed rassoul Allah’’. Que Dieu bannisse à jamais les groupes islamistes armés et leurs semblables.
Kamel a raison. Le balafré est un traître et tous les anciens le savent. ‘‘L’indic el-khamej’’, cette double injure depuis des lustres le suit comme l’ombre de Satan sous le soleil. Les plus anciens du quartier savent que la taillade qui déforme le bas de son visage n’est pas l’œuvre d’un membre de l’OAS comme il l’avait prétendu à l’époque auprès des autorités qui lui ont délivré en conséquence une carte de Combattant, de Moudjahid. C’est au cours d’une tentative de vol dont il était l’auteur dans une villa aux premiers jours de l’indépendance, qu’il a été fortement malmené par les dogues du propriétaire. Il n’a dû son salut qu’à l’intervention de sa victime, qui a neutralisé ses chiens de garde en leur lançant des ordres incompréhensibles accompagnés d’os. Nous savons tous ici qu’il avait joué, peu avant l’indépendance, à la perfection le rôle de délateur que lui avait attribué le commissaire Fontanel de Maison-Carrée. Le bouche à oreille faisant son œuvre, sa conduite le marquera à vie, où qu’il réside. Quel pays au monde fait appel à des traîtres pour enlever, frapper, handicaper, tuer sa jeunesse ? Quel pays au monde ?

Hakim, Houria et Houda sont partis le matin. Ils ne pouvaient demeurer ici une quatrième nuit. Houda n’est pas allée à l’école depuis mercredi. Hakim se déplacera pour justifier ses absences auprès du directeur de l’école. C’est une simple formalité car nous ne doutons pas que le directeur comme tous les enseignants sont au courant de ce qui nous arrive.
Lorsque Merwan a fini de raconter son enlèvement il est aussitôt parti. J’ai alors saisi le magnétophone dont il m’avait expliqué le fonctionnement en souriant tristement. J’ai tout enregistré. J’espère n’avoir rien omis. Si, j’ajoute encore ceci : Je le dis et je le répète, je ne me laisserai pas faire. Il me faut continuer de raconter, de dire. Ne pas laisser aux chiens la possibilité de travestir notre réel. Mon esprit est encombré de vide. Aucun ressentiment, juste un grand vide. Les larmes qui noient mes lèvres dans le silence et l’obscurité de la pièce, traduisent ma détermination enfouie, d’aller jusqu’au terme. Chercher. Dire encore. Raconter.
Ahmed Hanifi - à suivre...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire