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samedi, juin 30, 2012

339 - La folle d'Alger - Extrait 4



08
Je suis arrivée tôt ce matin devant la grande poste d’Alger. Je me suis assise à même le sol, sur la dernière marche du grand escalier. C’est dans cet imposant bâtiment que travaillait el-marhoum. C’est là que je l’ai connu. Il revenait définitivement de France. Lorsque je quittais les Cours Pigier il m’arrivait parfois de venir ici poster le courrier de notre école. J’ambitionnais de devenir secrétaire. C’était un métier très respecté. C’est pourquoi mon père m’a inscrite aux cours Pigier. Je les ai fréquentés durant plus de deux ans et demi. Un jour notre directrice m’a demandé de lui acheter des timbres. Une autre fois elle m’a proposé de poster le courrier du centre de formation. En échange elle m’autorisait à sortir quinze minutes avant l’heure officielle. Nous étions quelques élèves à nous porter volontaires pour le courrier. Nous nous en chargions à tour de rôle. Lorsqu’il y avait des lettres avec accusé de réception, à expédier ou à retirer de la poste, c’était à Mahfoud Allah yerhmou que mes collègues ou moi avions affaire. Il m’ouvrait une porte dérobée sur la gauche, ‘bonjour mademoiselle’, et je me retrouvais de l’autre côté, dans l’espace réservé aux employés. Mahfoud disposait d’un petit bureau modestement équipé et qui sentait le vieux papier et l’encre. Dans un cas il me donnait le courrier destiné à Pigier contre une signature sur un registre ad-hoc, dans l’autre c’est moi qui lui en livrais, à expédier avec accusé de réception. Mais dans un cas comme dans l’autre, nous discutions longtemps. ‘Alors comme ça tes parents sont du même village que les miens. Toi aussi ? Moi aussi’. C’est lors de ces rencontres que j’ai appris qu’il s’appelait Zellag comme moi, que nous appartenions au même village, Ifri-Ouzellaguène, et que nous étions cousins. Sa rencontre m’a beaucoup interpellée. Je me disais et je répétais à mes amies ‘le monde est bien petit’. Evidemment, je n’en ai rien dit à mes parents. Lorsque j’ai commencé à travailler chez un grossiste comme employée de bureau, en novembre 1973, on se voyait beaucoup moins, mais nous nous arrangions pour nous téléphoner ou nous écrire. Je lui adressais des poèmes que j’écrivais le soir en rentrant à la maison. Je me souviens de celui-ci, parmi les tous premiers. Je l’avais intitulé : Volent les moineaux.

Tu es arrivé comme un lionceau
Et le ciel s’empourpra
Dans ton regard j’ai glissé
Savane ou jungle
Que d’eau, que d’eau !
Et dans ta main et la mienne unies
Dansent nos cœurs.

Je ne suis pas restée longtemps chez le grossiste. A la fin du mois de juillet de l’année suivante j’abandonnais mon travail. Quelques semaines plus tôt, par l’entremise de son oncle paternel qui prenait la relève du père disparu, Mahfoud demandait ma main à mon père qui, étant de la même lignée fondatrice du village de la tribu des Zellag, accepta sur-le-champ. Lorsque nous nous sommes mariés en décembre 1974, Mahfoud avait vingt-neuf ans, moi j’en avais onze de moins. Mercredi j’aurai une pensée spéciale pour ce magnifique jour. J’irai au jardin d’essai, au mausolée de Sidi Abderrahmane, j’irai au front de mer et fixerai l’horizon, longuement comme nous le faisions. La vie n’était déjà pas facile ici. Nous avons eu Houria. Plus tard Amine est arrivé. Non la vie n’était déjà pas facile ici. Nous avons dû émigrer. Mahfoud est parti le premier, en mai 1985. Je l’ai rejoint quelques mois plus tard avec les enfants. Grâce à Razi nous n’avons pas trop souffert. Mais tout cela est du passé.
Ce matin sur la dernière marche de l’escalier de la grande poste d’Alger, à mes côtés, l’homme était assis sur un tabouret sans âge, adossé à la colonne de marbre. Si-Saber, c’est son nom, est écrivain public. Depuis plus de quinze ans, sauf incident ou événement imprévu, il est là six jours sur sept, assis à la même place, à droite du porche en entrant. Le vendredi il le consacre à sa famille. Devant lui, en guise de bureau, il a posé un vieux pupitre d’école en bois massif avec un encrier en céramique, maculé de bleu, inséré à droite. Sous le plateau il y a un casier assez large pour ranger les documents, au-dessus une machine à écrire Polyjo Super 75 à quatre rangées de signes, plus la barre d’espacement. Elle ressemble étrangement au modèle que nous avions lorsque je suivais la formation de secrétaire aux Cours Pigier. On disait ‘‘Pigier’’ mais en réalité l’école de secrétariat portait un autre nom. Pigier avait été sommé en 1967 de quitter le pays qui désormais prenait une orientation malsaine. Nous continuions à appeler notre école ‘‘Pigier’’, son ancien nom, par habitude. Les gérantes elles-mêmes ne rouspétaient pas car l’ancien nom rehaussait le prestige de l’école.
J’ai rappelé mon calvaire à Si-Saber. Ce n’est pas la première fois que je sollicite ses services. Même si je sais écrire une lettre, je préfère m’adresser à lui car je ne sais plus utiliser les astuces, les belles formules, celles qui marquent, qui touchent, qui font mouche. Autrement, si tel était le cas, j’aurais écrit mon courrier moi-même et mon histoire plutôt que de la raconter dans ce micro, je l’aurais écrite.
Si-Saber m’a écoutée avec beaucoup d’attention et de compassion. Il m’a demandé pourquoi je ne me rapproche pas des femmes qui manifestent pour retrouver leurs proches, disparus. Je ne savais pas que des femmes manifestaient ici. Il m’a appris qu’il y avait une association de défense des familles de disparus. Il a  dit ‘‘c’est nouveau, il y a quelques semaines de nombreuses femmes ont même manifesté ici, là, devant la poste, avec des photos de leurs enfants ou de leurs maris enlevés ’’ J’ai spontanément dit ‘‘et pourquoi tout ça ?’’ cela ne lui a pas plu. Il m’a répondu : ‘‘ ‘Pourquoi ?’ comment ça ‘pourquoi ?’, mieux vaut être ensemble dans le malheur que seule tu ne trouves pas ? et puis, peut être que les autorités feront un effort, je ne sais pas moi’’.
Razi aussi m’incite régulièrement à me rapprocher des mères qui manifestent. Si-Saber n’a pas tort. Il a rabaissé les lunettes posées sur son front dégarni et a rajusté le tabouret s’apprêtant à taper. Le vieil écrivain public est habitué. Il sait toutes les tournures de phrases, toutes les adresses, toutes les astuces. La lettre d’aujourd’hui n’était pas la première qu’il m’écrivait. Il m’a demandé si j’avais eu des réponses aux précédentes. ‘‘Wallou, wallah wahed ma rad. Rien, je jure que personne n’a répondu, ni la gendarmerie, ni la police. Andi Rabbi. Dieu est à mes côtés.’’ C’est ce que je lui ai dit.
L’écrivain est un homme bon. On le voit sur son visage, on le devine à son air serein, dans la douceur de sa voix, à son expression lente, à son regard aussi. Je lui ai tendu une photo. ‘‘Chouf, regarde, lui ai-je demandé, c’est mon fils.’’ Le sourire d’Amine est timide. Il porte une chemise blanche. Sa tête est légèrement penchée. Ses cheveux noirs sont coupés courts. Son œil gauche est légèrement plissé. On jurerait qu’il se prépare pour nous parler. L’écrivain a saisi la photo a regardé le visage, attendri, puis il me l’a restituée en me considérant d’un drôle d’air. Il a murmuré ‘‘Rabbi yessatreh, que Dieu le protège.’’ C’est alors qu’il prononçait ces mots, ‘‘que Dieu le protège’’ que me sont revenus ces mêmes gestes qu’il avait faits, cette même parole qu’il avait prononcée il y a quelques temps lorsque je lui avais montré cette même photo : ‘‘Que Dieu le protège.’’ J’avais presque oublié.
La lettre de ce matin, je l’ai destinée au président de l’Observatoire national des droits de l’homme. Afin que Si-Saber recopie mon adresse, je la lui ai dictée tout en lui tendant une copie chiffonnée d’un précédent courrier qu’il m’avait rédigé pour une autre instance. Si-Saber s’est saisi de la feuille, a libéré la machine à écrire de sa housse, a vérifié la petite boite d’effacils, le ruban, a soufflé un peu au hasard sur le clavier, a introduit deux feuilles blanches séparées par un papier carbone qu’il venait de retirer du casier, puis a donné un coup sur le chariot et a noté à gauche mes coordonnées et à droite le destinataire, ‘‘Monsieur le Président de l’ONDH, boulevard Bougara, suivi du corps de la lettre :
Monsieur le Président, en ces jours anniversaires de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme je vous saurais gré de bien vouloir vous pencher sur le cas dramatique de mon fils Amine Zellag âgé de 16 ans. Amine a été enlevé il y a maintenant 51 jours, exactement le vendredi 17 octobre 1997 à la tombée du jour, devant mes yeux, à l’intérieur même de ma maison dont l’adresse est sus-indiquée. Il a été kidnappé par quatre hommes armés dont l’un portait une tenue militaire, un autre en civil connu de nombreux voisins et dont le visage est marqué par une balafre. Ces hommes sont venus et sont repartis dans un J5 de couleur beige portant une immatriculation contenant le nombre ‘‘566’’ ou ‘‘5566’’ écrit à la craie. Depuis le 17 octobre je n’ai plus aucune nouvelle. J’ai écrit partout, je me suis déplacée au commissariat, à la gendarmerie, à la caserne, en vain.
Monsieur le Président, je vous supplie de veiller à ce que des mesures soient prises de toute urgence pour que mon fils soit jugé s’il est coupable, ou bien qu’il me soit rendu s’il s’agit d’une bavure.
Monsieur le Président, je demeure à votre disposition pour toute information complémentaire. Veuillez agréer monsieur’’ et cetera.
A la suite de ma signature Si-Saber a ajouté un PS : ‘‘Mon mari a été assassiné par des terroristes islamistes le 22 septembre dernier dans notre village. Je suis seule et vous prie de m’aider. Amine est le seul garçon que j’ai. Que Dieu vous vienne en aide.’’
Une fois la lettre dactylographiée, d’un geste preste il l’a retirée ainsi que la copie collée au papier carbone noir. Il a relu à voix basse, pour lui-même, pour s’assurer qu’il n’avait rien omis, mais surtout que la lettre était lisible, compréhensible dès la première lecture et qu’elle ne comportait ni erreur ni faute. Il a détaché le papier carbone qu’il a remis dans le casier, m’a donné la copie, a plié en quatre l’original et l’a glissé dans une enveloppe appropriée qu’il m’a tendue. Je l’ai remercié, payé, et j’ai mis la copie dans mon sac en plastique noir. A l’intérieur de la poste à l’un des nombreux guichets j’ai affranchi et fait oblitérer l’enveloppe par un postier qui l’a jetée dans une grande caisse en osier.
Pour revenir à la maison j’ai pris un taxi-jamaï, collectif, jusqu’à Kouba et de là, un minibus Karsan. Comme je l’ai fait à l’aller. L’idée de transiter par Diar el-baraka m’a effleurée. Parfois il me vient à l’esprit de reprendre la petite Houda, mais je me ressaisis. Houda est heureuse avec Hakim et Houria. Elle leur apporte la compagnie qui leur manque. Elle pose souvent des questions à propos d’Amine, mais hélas mon gendre comme ma fille ne savent que lui répondre. Mon Dieu, fais que mon fils revienne à la maison. Cela va faire bientôt deux mois qu’ils me l’ont enlevé. Je n’avais personnellement jusqu’à septembre aucun ennemi, aujourd’hui encore j’ai du mal à l’identifier. Les assassins de septembre sont mes ennemis, ceux qui les ont laissés faire le sont aussi. Derrière l’enlèvement d’Amine il y a l’indic, d’accord, mais qui est derrière lui, je veux dire qui lui a ordonné d’enlever Amine ? Et pourquoi lui ? Qu’avons-nous fait ? Lorsque je pose la question on me dit ne pas savoir, on me dit d’aller voir au ministère, des gendarmes m’ont dit d’aller voir au maquis ‘‘ton fils est monté au djebel ya el-mahboula.’’ Ils disent que je suis folle, non je ne suis pas folle et Amine est un enfant qui n’a jamais fait de mal à personne. Tout le quartier le sait. Les parents de Omar qui ont beaucoup de chance, ne veulent plus entendre parler de cet enlèvement. Leur fils leur a été rendu, dès lors plus rien ne les intéresse. Omar ne sort quasiment plus disent certains de ses proches. Ils disent me comprendre en ajoutant qu’ils ne peuvent rien pour moi.
Amine avait du ressentiment certes, parce qu’on ne nous a pas protégés, parce que cette collision entre les forces de l’oppression et el-irhab, les terroristes, a provoqué la mort de milliers d’Algériens. A cause des déferlements de violences contre les populations civiles, qui demeuraient impunies, et dont certaines, comme dans notre village, n’étaient possibles qu’avec la bienveillance ou la passivité des forces chargées de notre protection, Amine était hostile aux forces de sécurité. De là à prendre les armes, non. Trois fois non. Notre hostilité écrasante, nous l’avions exprimée plusieurs fois par les urnes que les mauvais perdants ont plusieurs fois détruites. Non, trois fois non.

(Ahmed Hanifi - à suivre)

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