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J’ai, durant de nombreuses années, animé des ateliers d’écriture, ici en
France, en Algérie, au Canada dans les territoires du grand nord… J’ai par
conséquent brassé des quantités importantes de textes. L’extrait qui suit est
celui qui ne cesse de m’émerveiller tant par sa qualité littéraire intrinsèque
que par l’imaginaire qu’il déclenche en le lecteur. Qui connaît Tipasa n’est
que plus saisi par la minutie et densité des mots de Camus. Un texte
Kaléidoscope qui ne peut laisser indifférent. Et tant pis pour les grincheux
(je les vois gesticuler, je les entends marmonner d’ici, pfff).
Les photos renvoient à la maison de Camus à Lourmarin et
au village de Villeblevin où Albert Camus fut veillé durant la nuit dans la
mairie. Dans la journée du 4 janvier 1960, à 13h55, la Facel Vega de ses amis
Gallimard s’écrase contre un arbre près du village. Camus est tué sur le coup.
Dans la sacoche qu’il avait emportée avec lui se trouve le manuscrit « La
premier homme ».
Voici le texte de Camus :
« Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les
dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée
d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à
gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est
noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des
gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. L’odeur
volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque dans la chaleur
énorme. A peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua qui
prend racine dans les collines autour du village et s’ébranle d’un rythme sûr
et pesant pour aller s’accroupir dans la mer.
Nous arrivons par le village qui s’ouvre déjà sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune et bleu où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d’été en Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas ; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus. Toutes les pierres sont chaudes. A l’heure où nous descendons de l’autobus couleur de bouton d’or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants.
A gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines parmi les lentisques et les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendue du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d’entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs.
Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l’étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel. (…)
Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon coeur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon coeur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d’où l’on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. (…)
Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l’eau, c’est le saisissement, la montée d’une glue froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère – la nage, les bras vernis d’eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles ; la course de l’eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l’onde par mes jambes – et l’absence d’horizon.
Sur le rivage, c’est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d’os, abruti de soleil, avec de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent avec le glissement de l’eau, le duvet blond et la poussière de sel. »
Albert CAMUS, Noces à Tipasa, Gallimard.
Nous arrivons par le village qui s’ouvre déjà sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune et bleu où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d’été en Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas ; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus. Toutes les pierres sont chaudes. A l’heure où nous descendons de l’autobus couleur de bouton d’or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants.
A gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines parmi les lentisques et les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendue du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d’entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs.
Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l’étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel. (…)
Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon coeur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon coeur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l’un après l’autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d’où l’on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes. (…)
Ici même, je sais que jamais je ne m’approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l’eau, c’est le saisissement, la montée d’une glue froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère – la nage, les bras vernis d’eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles ; la course de l’eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l’onde par mes jambes – et l’absence d’horizon.
Sur le rivage, c’est la chute dans le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d’os, abruti de soleil, avec de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent avec le glissement de l’eau, le duvet blond et la poussière de sel. »
Albert CAMUS, Noces à Tipasa, Gallimard.
On peut donc, en s'imprégnant de ce texte, en écrire un,
à propos d'un lieu, quel qu'il soit, qui vous a émerveillé (comme le fut le
bord d'eau de Tipasa pour Camus) en insérant autant de couleurs et de plantes
que dans son texte....
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Vous pouvez trouver de nombreuses critiques sur mon blog, notamment dans ce post 182 :
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