Sur un poème de Mahmoud Darwich: La vérité a deux visages et la neige est noire.
musique et chant: Dominique DEVALS et la mini compagnie Laccarrière. Album "Onze astres sur l'épilogue andalou".
La vérité a deux visages
et la neige est noire
La
vérité a deux visages et la neige est noire sur notre ville
Nous ne pouvons désespérer plus que nous ne l'avons fait, et la fin marche vers
Nous ne pouvons désespérer plus que nous ne l'avons fait, et la fin marche vers
Les
remparts. Sûre de ses pas
Sur ces dalles mouillées de larmes. Sûre de ses pas
Sur ces dalles mouillées de larmes. Sûre de ses pas
Qui
mettra en berne nos étendards ? Nous ou eux? Et qui
Nous
donnera lecture du Pacte de paix, ô roi de l'agonie ?
Tout est apprêté pour nous. Qui dépouillera notre identité de nos noms ?
Tout est apprêté pour nous. Qui dépouillera notre identité de nos noms ?
Toi
ou eux ? Et qui posera en nous
Le
sermon de l'errance : « Nous avons été incapables de briser
l’encerclement
Remettons les clefs de notre paradis à l'émissaire de la paix et nous serons saufs... »
Remettons les clefs de notre paradis à l'émissaire de la paix et nous serons saufs... »
La
vérité a deux visages. Notre emblème sacralisé était un glaive dans nos mains
Et
un glaive pointé vers nous. Qu'as-tu fait de notre forteresse avant ce jour ?
Tu n'as pas combattu, car tu crains le martyre, mais ton trône sera ton cercueil
Porte ton cercueil et préserve le trône ô roi de l'attente
Tu n'as pas combattu, car tu crains le martyre, mais ton trône sera ton cercueil
Porte ton cercueil et préserve le trône ô roi de l'attente
Ce
départ nous laissera poignée de poussière
Qui
enterrera nos jours après nous ? Toi ou eux ? Et qui
Hissera leurs bannières sur nos remparts :
Toi... ou
Un
cavalier désespéré ? Qui suspendra leurs cloches sur notre voyage
Toi
ou un pauvre garde ? Tout est apprêté pour nous
Pourquoi éterniser la fin, ô roi de l'agonie ?
Pourquoi éterniser la fin, ô roi de l'agonie ?
Mahmoud
Darwich
In :
La terre nous est étroite
Ed
Gallimard, 2000
_______________
LE TEMPS DE LA PALESTINE : 2018 année de la Palestine en France
Appel à l’attention des artistes, des associations, des citoyen-ne-s,
défenseurs des droits humains, amoureux de la Liberté...Alors que Trump le président des États-Unis, vient de légitimer un fait colonial accompli par Israël en reconnaissant Jérusalem-Al Qods comme sa capitale exclusive, le gouvernement français déclare l’année 2018 « Saison France/Israël ». De nombreuses manifestations culturelles pour le 70ème anniversaire de la création de l’État d’Israël sont annoncées en France.
Nous sommes choqués de voir notre pays, la France, prêter la main à la gigantesque opération de propagande d’un régime de colonisation, d’oppression et d’apartheid qui foule délibérément le droit international, tout en présentant une façade attractive avec l’aide de véritables diplomates culturels.
Depuis plus de 70 ans, les Palestiniens appellent à la reconnaissance de leur histoire et de leurs droits. Leur droit à l’Humanité et à l’existence sur leur terre.
Depuis 70 ans ces droits sont niés. Occupation, bouclages, violences, massacres, expulsions, annexion, apartheid... forment le quotidien de tout un peuple.
Depuis 70 ans, la Nakba, la catastrophe de 1948, continue, sous le regard, au mieux gêné, au pire complice de la communauté internationale. Et la culture palestinienne n’est pas plus épargnée.
Nous, artistes, travailleurs culturels, citoyens engagés, défenseurs des droits humains, associations, solidaires des campagnes B.D.S (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), amoureux de la liberté, disons : cela suffit, 2018 DOIT ÊTRE LE TEMPS DE LA PALESTINE, l’année de Jérusalem et de Gaza.
En 2018, nous entendons promouvoir l’année de la Palestine, de Gaza à Jérusalem. Dans cet esprit nous appelons à multiplier les manifestations et initiatives culturelles, partout en France, à mutualiser les moyens, et à mettre en commun un agenda et une plate-forme de diffusion pour donner le maximum de publicité à chacun des évènements qui sera organisé, du plus petit au plus grand.
Il est temps que les Palestiniens recouvrent leurs droits. Il est temps que les femmes, les hommes et les enfants de Palestine puissent vivre libres. 2018, doit être le temps de l’espoir, comme le clamait le poète palestinien, Mahmoud Darwish :
"Nous souffrons d’un mal incurable qui s’appelle l’espoir. Espoir de libération et d’indépendance. Espoir d’une vie normale où nous ne serons ni héros, ni victimes. Espoir de voir nos enfants aller sans danger à l’école. Espoir pour une femme enceinte de donner naissance à un bébé vivant, dans un hôpital, et pas à un enfant mort devant un poste de contrôle militaire. Espoir que nos poètes verront la beauté de la couleur rouge dans les roses plutôt que dans le sang. Espoir que cette terre retrouvera son nom original : terre d’amour et de paix. Merci de porter avec nous le fardeau de cet espoir."
Pour signer : http://letempsdelapalestine.wesign.it/fr
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http://www.france-palestine.org/+-2018-Justice-pour-la-Palestine-194-+
http://www.ujfp.org/spip.php?article6375
http://www.chroniquepalestine.com/nakba-ni-commence-ni-termine-1948/
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http://www.maulpoix.net/Darwich2.htm
"La vérité a deux visages
et la neige est noire" : Poème de Mahmoud Darwich, tiré du recueil onze astres
(ahada 'achara kawkaban) publié en 1992, édition dâr aljadîd, Beyrouth,
Liban.
Ce poème est la
6ème pièce du cycle (onze astres sur l'épilogue andalou) qui préside à ce
recueil.
Commentaire du
poème, par Abdelilah Loukili
C'est
en guise d'un désespoir éternel que ce poème, à la mesure de l'arabité amère,
conduit l'être le plus concerné vers l'abîme, vers une destinée bien incertaine
et que l'âme, gisante, ne peut contenir qu'à cette condition du poème, la seule
thérapie apte à conserver une part d'espoir dans l'âme douloureusement menacée
par une errance virtuelle. Cette âme, dans ce texte, demeure dans l'état d'une
plainte démesurément associée à un fait de l'histoire, à ce départ de
l'Andalousie, à une expulsion hâtive qui, cinq siècles plus tard, menace
l'accusé d'une probable errance, une suite logique de la désintégration de sa
présence durant sept siècles en Occident. C'est une civilisation qui, titubante
sur le sable mouvant de l'histoire, ne peut délaisser sa gloire, son passé,
mais qui inscrit l'agonie dans son quotidien, l'avenir de l'identité arabe,
dans ce contexte de l'histoire et dans celui du présent, demeure un grand point
d'interrogation.
Ce
poème est très actuel ; c'est par ailleurs cette expulsion et cette errance
future qui sont à la recherche d'une vérité par la voix du poète palestinien,
le "Palestinien errant",
une vérité relative au deuil qui exprime la fin de la présence arabe et qui,
sur cette ligne continue qu'est l'histoire, la maintient en l'état d'une
attente absolue, une vérité qui travestit sa couleur : blanche devrait être la
neige, mais c'est le double visage de la vérité que révèle Mahmùd Darwìš dans
ce poème.
Le
double visage de la vérité nous indique celui de l'histoire, c'est une vérité
que l'histoire avait engendrée mais vite oubliée, c'est aussi le double visage
d'une date charnière, 1492, d'un mois hivernal, janvier, durant lequel la neige
s'installe de façon passagère, disparaît sans que sa couleur blanche n'élise à
jamais domicile sur la ville, tel un deuil permanent certes, mais optimiste par
sa couleur. C'est le noir qui paradoxalement teint la neige. Le blanc, "vu qu'il est couleur de passage"[1],
a cédé la place au noir, qui en premier lieu habite l'Andalousie, ce paradis
sur terre situé à l'Ouest, cet Ouest, dont le blanc est :
"le
blanc mat de la mort qui absorbe l'être et l'introduit au monde lunaire, froid
et femelle, il conduit à l'absence, au vide nocturne, à la disparition de la
conscience et des couleurs diurnes"[2].
Mircea
Eliade dit à propos des rites d'initiation au chamanisme : "le blanc
est la couleur de la première phase, celle de la lutte contre la mort"[3].
Le
titre de ce poème "la vérité a deux visages et la neige est noire"
comporte une zone d'ombre ; est-il le premier à user d'un tel daltonisme
poétique ? Le blanc que Darwìš convertit en noir n'est-il pas une couleur
comportant d'autres couleurs ?
Paul
Eluard, bien avant Darwìš, avait utilisé cette conversion de couleurs dans son
poème « L'amour et la poésie ». Il écrit :
Si
l'orange peut être bleue, il revient à la neige d'être noire. Le noir, opposé
au blanc, ne peut-il pas être enfanté par le blanc ? Kandinsky, ce peintre
hanté par la couleur, disait à propos de la couleur blanche :
"Le
blanc que l'on considère comme une non-couleur… est comme le symbole d'un monde
où toutes les couleurs en tant que propriété de substances matérielles, se sont
évanouies, le blanc sur notre âme agit comme le silence absolu… ce silence
n'est pas mort, il regorge de possibilités vivantes"[5].
Kandinsky,
pour qui le problème des couleurs dépasse de beaucoup le problème de
l'esthétique, note à propos du noir :
"il
est comme un silence éternel, sans avenir, sans l'espérance même d'un avenir,
résonne intérieurement le noir".[6]
Dans
ce poème, la neige ne devient noire que pour décrire -et à juste titre- cette
existence à laquelle la présence arabe est assujettie, une présence qui
autrefois était lumière éclairant l'obscurité du monde, mais qui, de nos jours,
tend vers l'autre visage, celui de la noirceur ambiante depuis l'Andalousie.
Janus peut fort bien symboliser le titre de ce poème.
Darwìš
commence par nous conter une ville presque en deuil, mais si ce deuil pour la
cité est métaphoriquement représenté par la neige, il revient aux habitants de
choisir la couleur du deuil. Darwìš, qui intègre l'histoire pour s'identifier,
suppose une neige noire. Si le deuil blanc est messianique, un choix pour
combler l'absence d'un être disparu, le noir est un deuil sans espoir. Darwìš
le précise dès les premiers vers :
"La
vérité a deux visage et la neige est noire sur notre ville. Nous sommes
incapables de désespérer plus que nous l'avons fait…"
Si
les Arabes ne peuvent plus désespérer, c'est parce qu'ils savent que leur
destinée, après l'exclusion, est fatalement tracée dans le sens de la fin, de
l'extinction. Le double visage de la vérité constitue cette opposition noir/blanc,
passé/présent, présent/futur. Le poète ne s'attarde pas sur une comparaison de
ce duel, mais dégage dès le début la réalité que nul espoir ne peut maquiller :
"Et
la fin marche vers le rempart, confiante en ses pas sur ce palais imbibé de
larmes".
La
fin de qui ? La fin de quoi ? Les indices, tels la première personne du pluriel
et "le palais imbibé de larmes",
nous informent qu'il s'agit d'une identité, qu'il s'agit d'une présence, qu'il
s'agit d'un passé, 1492, mais aussi du présent et d'une fin qui, "confiante en ses pas", se dirigeant
droit vers une cible immobile, lentement et avec assurance. Darwìš, pour
marquer la continuité de cette fin, proclamée cinq siècles plus tôt, pose la
question :
"Qui
retirera nos étendards ? Nous ou eux ?".
Ainsi, nous sommes en plein présent
avec le poète qui médite sur le pronostic
d'un
avenir. La question s'adresse au roi de l'agonie :
"et qui donc nous dictera le
(pacte de la paix) ô roi de l'agonie"
poursuit
Darwìš, qui n'interpelle le roi que pour impliquer l'autre, celui qui dicte le
pacte. C'est par conséquent un moyen d'interpeller l'histoire qui se répète,
mais sans le moindre tour de rôle quant à la désignation de la victime.
C'étaient les Arabes en 1492, ce sont toujours les Arabes cinq siècles plus
tard.
C'est
la menace d'une fin déjà proclamée, mise en oeuvre, que Darwìš met en scène,
une scène contenue par le présent, ce présent qui n'est que séquence d'un acte
théâtralisé épilogue et épitaphe. Pacte de paix que le poète prend soin de
suspendre entre parenthèses, et par conséquent met au conditionnel. C'est
peut-être aussi, et par ironie, que le poète nomme ce départ "pacte de paix", pour impliquer le
présent et ceux qui le dirigent. Le roi de l'agonie, quant à lui, conserve la
même apparence. Il est l'acteur désigné depuis la chute de Grenade pour, outre
la gestion de la présence active d'une identité, veiller au grain. Les océans
de la virulence sont partout et l'Arabe, depuis la traversée de la Méditerranée,
avait brûlé sa barque. C'est au roi que Darwìš adresse l'ultime appel, qu'il
soit calife ou président, il est supposé être le protecteur et le dépositaire
de l'identité, aussi bien dans le passé que dans le présent. C'est un Janus,
celui à qui revient la tâche de gérer la crise, celle qui assiège l’identité
depuis cinq siècles, deux périodes, un passé et un présent, deux visages d'une
même identité. Ce roi est comme Janus, un dieu ambivalent entre deux temps dans
l'histoire. Darwìš pousse le roi vers l'avenir, il le place devant ses protégés
et devant l'assiégeant.
Le
poète, en se plaçant dans le présent, accuse le roi, il le pousse à résoudre
l'énigme de la reddition (nous ou eux ?)
et celui de l'effacement (toi… ou eux).
Ce
roi est plus un roi d'agonie, d'attente et d'abîme qu’un roi de renaissance. Si
Janus est un dieu de la transition et du passage, le roi de l'agonie n'évolue
pas, immobilisé par le poids du rôle, celui de faire naufrage, car comme le dit
Darwìš :
"tout est d'avance apprêté pour
nous"
Ce
serait une prédisposition bien préparée pour démentir ce dieu romain, et qui
pour les Arabes ne peut transpercer cette porte, dont ils ont cédé la clef, qui
sépare leur passé de leur avenir, une cloison fortifiée par l'épaisseur de
cette suspension qui les damne. Curieusement, c'est durant un mois de janvier
que la présence arabe en Andalousie avait été déclarée indésirable et par
conséquent condamnée à l'éradication, c'est. le 2 janvier 1492 que le "palais imbibé de larmes",
l'Alhambra, avait succombé.
Ce
mois dédié à Janus (janvier, janura, januarius) est donc porteur de neige, il
est aussi, à l'image de Janus, un mois qui préside non seulement au
commencement de l'année[7],
mais aussi au déclenchement du départ, du départ de l'autre, du moi arabe.
Ainsi, la couleur noire trouve pleinement sa justification, des siècles sont
passés, mais seule l'agonie subsiste à la mesure du désespoir annoncé, elle
accule toujours autant, sans achever la manoeuvre, c'est le supplice avant la
fin que Darwìš ne peut supporter. Quant à la fin, il l'évoque clairement : "qui
va dépouiller nos noms de notre identité, toi ou eux ?" Le poète
veut par ce lèse-majesté interpeller l'autre, la logique janussienne qui
n'accorde pas la faveur du bon fonctionnement aux Arabes.
Le
poète s'adresse nominativement au roi et aux protégés de Janus, un roi aussi
responsable que ceux d'avant, les noms écartés de l'identité assiégée,
l'identité dépouillée des noms de ceux qui l'ont conçue, mais qui ne peuvent
l'entretenir, est une identité sans gardien, en proie à l'abîme et à la
falsification. Elle est condamnée à l'usurpation, voire à être appropriée par
l'Autre. L'identité, inconnue et sans nom ne peut se laisser ensevelir et
recevoir seulement vénération et recueillement comme la tombe du soldat
inconnu, pour la simple raison, celle du remue-ménage qu'elle risque de
produire pour le moi, et par conséquent pour l'Autre.
La
tentation est double : d'une part, sa volonté d'écarter le moi arabe exigerait
de s'aventurer au-delà de cet Ouest échantillon (l'Andalousie), il l'a fait,
mais la tâche est longue, d'autant plus qu'il doit renoncer à sa gourmandise
aussi bien intellectuelle que matérielle[8].
Darwìš, par cette question, ouvre un champ de suppositions : est-ce le roi qui
entreprendra la besogne, ou les autres ? Le poète suppose une connivence
de la part du roi, le présent peut légitimer cette audace, mais pas seulement.
L'identité est telle une boîte et son couvercle, elle est à la juste taille de
ceux qui la portent : si leurs noms sont écartés, nul autre ne peut se les
accaparer avec aisance, tranquillité et pouvoir de décision, c'est d'autre part
cette identité qui préserve l'unité et la cohésion des noms, c'est une
profanation que de prétendre réaliser cette fission. Dans ce poème, Darwìš
n'évoque cet accaparement qu'avec indifférence, il est plus en position de
défensive, plutôt d'incitation et pression sur le roi pour défendre l'identité.
La
forme future des interrogations que Darwìš pose au roi, place le lecteur dans
le présent, présent qui engendre le dépouillement mais ne le réalise qu'à
moitié, le poète se lamente à partir de ce présent, il le suppose comme étant
le dernier acte doté de deux solutions auxquelles le poète ne prétend pas
servir de visionnaire véridique, la vérité restera double, et c'est entre ces
deux visages que la douleur du présent arabe peut graver la victoire de sa
tragédie.
La
couleur noire n'est en fin de compte que le reflet de cette douleur qui cerne
l'imaginaire à outrance[9].
Ce double caractérise cet état d'opposition, cet antagonisme, mais le texte se
dévoile sous un aspect nocturne et négatif, de la mise en retrait et en berne
des drapeaux jusqu'à la fission de l'identité. Seul le roi, dans un tel stade
du conflit, détient le secret de l'ambivalence mais ne peut le faire valoir
pour cause de connivence. Son ambivalence peut donc servir l'identité dans son
chemin vers le recul éminent, vers sa phase eschatologique.
Darwìš,
conscient des implications et de l'impact d'une telle séparation des noms de
l'identité sur le devenir d'une présence, c'est l'errance qui peut guetter le
moment propice pour se déclarer, même si le roi passe ce risque sous silence.
Le poète est à même de le sommer à nouveau, comme il lui avait fait l'éloge :
"Et qui donc implantera en nous
le
sermon de l'errance : "Nous n'avons pas pu défaire le siège,
remettons
donc les clefs de notre paradis à l'émissaire de la paix et nous serons saufs…,
la
vérité a deux visages, l'attribut sacré était un glaive pour nous
Dans
ce passage, Darwìš nous place dans le vif du problème : une situation de
faiblesse, donc une incapacité qui conduit forcément à ce sermon de l'errance,
un sermon que le poète impute au roi, à qui on a conseillé de répandre le
sermon, plutôt cette déclaration d'impuissance et d'incitation à vagabonder
après la remise des clefs du paradis. Ces dernières nous conduisent à cette
mythologie de Janus qui, dans la main gauche, tient la clef et dans la main
droite le bâton[11],
il garde la porte et gouverne toutes les routes. Le roi de l'agonie, en
remettant les clefs à l'émissaire de la paix, s'expose à l'excommunication, car
dans l'imaginaire musulman, remettre les clefs du paradis est pur renoncement à
al-Sahãda, au premier pilier de
l'Islam : "Il n'y a de Dieu que Dieu
et Mahomet est son Prophète". Si dans le Coran, cette déclaration de
foi est la clef du paradis, les interprétations mystiques de ce concept vont
plus loin quant au symbole : "là
/’Ilàha / ’illà / Allah". Les quatre mots de cette déclaration de foi,
dont chacun peut être considéré comme une des quatre dents de la clef, à
condition d'être entière :
Dans
le contexte de cette interprétation, le sermon de l'errance est une invitation
à la reddition totale de l'identité arabe fortifiée par l'Islam, remettre les
clef est signe de faiblesse dans la conviction qu'il est chargé de préserver.
Darwìš met en équation le passé arabe et son présent, une Andalousie perdue et
une forteresse en voie de perdition. Si l'ironie peut servir de consolation
nostalgique, elle ne peut jouer ce rôle cinq siècles plus tard :
"Qu'as-tu
fait de notre forteresse avant ce jour ?".
Darwìš
place le roi devant le passé et devant le présent, devant sa tâche première :
"l'attribut sacré" "al Ši'àru al muqaddas",
un attribut qui jadis constituait un acquis mais qui devient dans ce présent
une accusation, c'est un glaive, "un instrument
de vérité agissante, il est une arme de décision"[13],
et le roi de l'agonie devient le roi de l'attente, de l'oracle à venir. Le
glaive quant à lui :
"est
le symbole de la force lucide de l'esprit qui ose trancher le vif du problème :
l'aveuglement vaniteux et ses fausses valorisations contradictoires et
ambivalentes"[14].
Darwìš
met le roi à l’épreuve du glaive, il le met face à son premier et ultime devoir
:
"Tu n'as pas combattu car tu
crains le martyre, mais ton trône est ton cercueil
il
te faut porter le cercueil pour préserver le trône, ô roi de l'attente
ce
départ nous réduira en poignée de poussière..."
poursuit
Darwìš qui, tout en ironisant, condamne la passivité du roi dans son confort de
l'attente, attente qui représente la passerelle, longue et vacillante, entre le
passé et le présent du sermon de l'errance après la fin. Le roi fait semblant
de résister mais ne combat pas, il a peur du martyre. Le concept de martyre,
outre le sens de profession de foi, est étroitement lié à celui du sacrifice de
sa personne pour la cause juste. C'est pour le roi une occasion à double
objectif : c'est d'une part l'expression la plus noble de l'attachement à
l'identité, de l'autre c'est la meilleure façon de préserver le trône, même si
le risque du cercueil existe. Le poète, en interpellant le roi de l'attente,
aiguise souverainement le problème de l'identité, il met ainsi en équation le
trône et le cercueil, c'est en allant vers le cercueil que l'on mérite le
trône, c'est la condition de foi, dans la portée et le sens du trône, qui doit
inciter le roi à ne rien craindre. Le guerrier qui n'hésite pas, le seul à
pouvoir aller avec assurance à l'encontre du cercueil. Le cercueil n'est-il pas
en quelque sorte le trône de l'autre monde qu'il faut mériter ? Le cas échéant,
le cercueil serait synonyme du trône de l'absence et de l'effacement. Le poète
distingue implicitement le cercueil courageusement porté, et vers lequel nous
nous dirigeons sans crainte, et le
cercueil qui vient vers nous.
Aller
à mi-chemin vers le cercueil est préservation du trône terrestre, le trône de
l'Andalousie comportait les caractéristiques du trône céleste : "Et son
trône était sur l'eau" (Coran). Galãl al Dine al Rumì disait : "Le
coeur du croyant est le trône de Dieu (‘arš)".
Le coeur du croyant est le réceptacle d'al-Šahàda
dans le sens de la foi et de la conviction religieuse, mais
le sens même du martyre que Darwìš met en scène ne s'éloigne pas de ce registre
mystique, voire initiatique, puisque toute renaissance doit être précédée d'une
mort, mais la mort que le poète dénonce, et sans détour : "Ce départ
nous réduira en poignée de poussière" n'est pas celle du martyre.
Il s'agit donc d'un moyen de préserver l'existence que d'aller à la mort, et le
glaive, qui :
"semble
parfois être le seul moyen de résoudre un problème et d'atteindre un but, mais
il peut être une arme illusoire : c'est l'aspect nocturne du symbole, le
problème tranché mais non résolu"[15],
comporte
ce double visage de la vérité. C'est bel et bien le cas de l'identité arabe, et
au poète, assailli par la menace de la disparition, de s’inquiéter et de
s'interroger :
"Et qui donc enterrera nos jours
après nous ? Toi ou eux, et qui
hissera
leurs drapeaux sur nos remparts : toi ou un
cavalier
désespéré ? Qui suspendra leurs cloches sur notre départ... toi ou
un
gardien misérable ? Tout est apprêté pour nous.
Pourquoi s'éterniser sur des
négociations, ô roi de l'agonie ?".
C'est
donc par l'exhibition de la blessure profonde que Darwìš étale son espoir le
plus flagrant, celui de se remettre sur les rails de l'histoire, c'est par sa
faiblesse connivente que le roi est invité à assumer son rôle de Janus hors
l'agonie et hors l'attente. C'est une inversion de moyens dont le poète use
pour inciter le roi à s'assumer, il chante et visualise le destin mais il le
charge de tâches que le roi devrait accomplir pour court-circuiter
l'accomplissement. Le Janus arabe en est pleinement sommé, le pouvoir, comme
toutes les vérités, possède le double visage.
[1] Chevalier
Jean, Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, 1982,
entrée "blanc", p. 125.
[8] Gustave Le Bon, dans son livre La Civilisation des Arabes, écrit en
1883, mais réédité en 1994, éditions La Fontaine au Roy, rapporte dans ses
notes sur son ouvrage : "un des rubis volés au roi arabe fut donné à un
prince anglais par le souverain espagnol. Il orne aujourd'hui la couronne de la
reine d'Angleterre qui se trouve déposée, avec les autres bijoux royaux, dans
le Crown Jewel Room de la Tour de Londres, où j'ai eu l'occasion de la
voir". ( note se rapportant à la page 214), p. 473.
[9] Dans son essai sur l'Andalousie al Qutùf al yãni‘a,’Abdallah Anìs al
Tabbã‘ décrit Grenade : "Une peur envahit la ville, alors que les portes
étaient fermées, la garde royale, armée et confiante en sa foi, se tenait sur
les remparts, la nature autour était triste, le ciel obscur et presque repoussant,
mais la plaine s'étendant autour de Grenade paraissait noire comme le charbon
sous une épaisse couche de neige, l'ennemi l'avait brûlée et noircie, il a
éradiqué toute trace sauf les empreintes des chevaux et celles des pas des
soldats.", Dãr ibn Zaydùn, Beyrouth, 1ère édition, 1986, p. 113.
[10] Cette scène des clefs existe bel et bien
: Ce jour à l'aube, le roi Abu ‘Abdallah Muhammad quitta le palais de
l'Alhambra, le lieu de sa gloire. Il sortit pour rencontrer son ennemi le vainqueur, le roi
Abu Abdallah voulait descendre de son cheval pour saluer le nouveau maître,
mais Ferdinand l'en empêcha. Il l'a serré chaleureusement dans ses bras et lui
a remis les clefs de l'Alhambra en lui disant : "Ces clefs sont la
dernière trace du royaume arabe dans votre pays, vous êtes devenu alors, ô roi,
le maître sur notre patrimoine, ainsi a décidé Dieu, soyez bon par votre succès
miséricordieux et juste." al al
Qutùf al yãni‘a,’Abdallah ’Anìs al Tabbã‘, p. 21.
[14] PAUL. Dick, le
symbolisme dans la symbolique grecque, Paris, 1966, p. 98.
https://www.numance-lettres.fr/agr%C3%A9gation-2018/darwich-onze-astres-sur-l-%C3%A9pilogue-andalou/
Agrégation 2018
Darwich, "Onze
astres sur l'épilogue andalou"
On propose moins ici un
commentaire en bonne et due forme de « Onze astres sur l’épilogue
andalou » qu’une présentation générale de ce texte majeur de l’œuvre de
Darwich, suivie d’une lecture plus détaillée du dernier des onze poèmes formant
les « onze astres », « Les violons ». Nous suivons la
traduction de référence d’Elias Sanbar, publiée aux éditions Actes Sud puis
Gallimard.
« J’ai vu onze astres et le soleil et la lune, et je les ai vus, devant
moi, prosternés ». La phrase sur laquelle s’achève un des poèmes les plus
célèbres de Darwich, « Je suis Joseph ô mon père » (La Terre nous
est étroite, p.225) est une citation des premières lignes de la sourate 12
du Coran, consacrée à Joseph. Le poème de Darwich s’achève là où le texte
coranique commence : par la mention des onze astres que Joseph voit
prophétiquement en songe. Si la figure de Joseph habite autant l’imaginaire de
Darwich (cf. le nom de Joseph dans « Le Puits », p.325, ou la
référence à l’épisode coranique et biblique des « sept années
maigres » dans « Sècheresse », p.374), c’est parce que le fils
de Jacob, trahi par ses frères (comme selon Darwich, le Palestinien l’a été par
son frère sémitique, et par ses faux-frères arabes), confronté à l’épreuve de
l’exil, incarnerait à plusieurs titres le destin douloureux des Palestiniens.
Il n’est donc guère étonnant que Darwich ait placé sous le signe des
« onze astres » un de ses textes les plus célèbres, Onze astres
sur l’épilogue andalou, que l’on peut considérer comme un recueil de onze
poèmes ou comme un long poème en onze sections.
Le texte est composé en 1992, date cruciale pour en comprendre le contenu, pour
au moins trois raisons, mises en évidence par Edward Saïd dans une notice sur
les Onze astres : Darwich vient de voyager pour la première fois en
Espagne, l’OLP a pris part en 1991 à la conférence de Madrid (qui va déboucher
sur les accords d’Oslo) et, surtout, cinq cent ans se sont écoulés depuis la
prise de Grenade, qui scelle la fin de la Reconquista, la reconquête de
la péninsule ibérique par les Rois catholiques (le mot reconquête figure
dans le premier poème des Onze astres : « nous saturons nos
yeux des montagnes qui ceignent les nuages. Conquête et reconquête »).
1492, date critique s’il en est, marque aussi l’arrivée de Christophe Colomb en
Amérique – à laquelle il est fait discrètement allusion dans les Onze astres
(dans le poème 8, le poète évoque les « bannières atlantiques de
Colomb »), et qui est au cœur du poème qui suit dans l’anthologie,
« Le Dernier Discours de l’homme rouge ».
L’Andalousie est une source d’inspiration majeure pour Darwich, qui écrit en
1984 le poème « Souterrains, Andalouses, déserts », et s’exprime
souvent dans ses entretiens sur l’ère de l’Al-Andalus, qu’il considère comme
« un âge d’or humaniste et culturel » (La Palestine comme
métaphore [PCM], p.118). Or, dans les Onze Astres, Darwich
n’évoque les siècles de rayonnement musulman en Espagne que par leur
« épilogue », c'est-à-dire leur conclusion, leur terme
sanglant : l’expulsion hors d’Espagne des Arabes (en même temps,
rappelons-le, que des Juifs non convertis au catholicisme). On reconnaît là le
choix, chez Darwich, qui se définit comme un « poète troyen » (PCM,
p.29), de chanter les défaites et non les victoires, de magnifier les vaincus
au lieu de célébrer martialement les vainqueurs. Le mot traduit par épilogue
a par ailleurs un sens métaphysique, proprement eschatologique, puisque
Marie-Hélène Avril note que le mot arabe peut signifier « tombeau d’un
saint » et « lieu du jugement dernier ».
Pour
composer ce cycle poétique, Darwich a accompli un ample travail de documentation,
qu’il décrit dans La Palestine comme métaphore : « avant
d’écrire Onze astre sur l’épilogue andalou, j’ai lu une cinquantaine
d’ouvrages sur l’Espagne musulmane », p.50. Le texte est en effet tressé
de références historiques (dans « Je suis l’un des rois de la fin »,
Darwich fait parler Boabdil, dernier roi musulman de Grenade, en s’inspirant du
Romance du dernier soupir du Maure), y compris anecdotiques (Darwich a
pris soin de respecter le contexte hivernal de la prise de Grenade, en janvier
1492 – janvier
est le mois de Janus, ce qui donne un poids particulier à l'image de
la « vérité à deux visages » en §6). Les allusions littéraires sont aussi
nombreuses : au Collier de la colombe (§5, p.273), important texte
du XIe siècle sur l’amour, et, bien sûr, à Lorca, dont le nom est cité dans le
troisième « astre » (« et tuez moi lentement / sous mon olivier
/ avec Lorca »). Auteur d’un poème intitulé « Lorca », d’une
conférence pour le cinquantenaire de la mort de Lorca, Darwich n’a de cesse de
se réclamer de l’auteur du Romancero Gitano, avec par
exemple l’allusion au « Romance Somnambule » dans « Le
poème de la terre », p. 148-149 : « un vers de poésie illumine la
scène, verte, verte ». Il est ainsi logique que dans un poème où le nom de
Grenade est scandé, il rende hommage au poète grenadin par excellence.
Ce patronage de Lorca suggère que l’Andalousie qu’évoque Darwich est une
Andalousie pétrie de littérature, une Andalousie rêvée. Malgré l'enracinement
anecdotique, c’est un mythe andalou que forge Darwich, en faisant de
l’Andalousie l’emblème du « lieu perdu » (PCM, p.118), selon
une analogie avec la Palestine qui pour être évidente, reste pourtant peu
appuyée dans le poème – conformément à la volonté qu’a Darwich d’éviter les
pièges du militantisme. La réflexion historique qui est à l’œuvre dépasse de
loin l’épisode de la prise de Grenade, comme en témoigne l’allusion à d’autres
conflits historiques, impliquant le peuple arabe (les Croisades p.277 ;
l'invasion mongole de Bagdad p.279) ou non (il est question d’« Athènes et
la Perse », p.273 – Les Perses d’Eschyle, tragédie des
vaincus, devait être un texte admiré par Darwich). Espace de rêve et de
méditation sur l’histoire, l’Andalousie de Darwich est en bonne part un lieu
allégorique, ainsi que le suggère le dernier vers du premier
« astre », qui en fait une patrie irréelle dont les frontières sont
avant tout poétiques : « L’Andalousie fut-elle / Là ou là-bas ?
Sur la terre ... Ou dans le poème ? ».
*
11. Les violons
Les violons
pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons
pleurent un temps perdu qui ne reviendra pas
Les violons pleurent une patrie perdue qui peut-être reviendra
Les violons pleurent une patrie perdue qui peut-être reviendra
Les violons
enflamment les forêts de cette obscurité lointaine, si lointaine
Les violons ensanglantent les couteaux et hument mon sang dans ma veine jugulaire
Les violons ensanglantent les couteaux et hument mon sang dans ma veine jugulaire
Les violons
pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les
violons, chevaux sur une corde de mirage et une eau qui geint,
Les violons, chant de lilas sauvages qui s’éloigne et revient
Les violons, chant de lilas sauvages qui s’éloigne et revient
Les
violons, monstre que torture l’ongle d’une femme qui l’effleure et s’éloigne
Les violons, armée qui édifie un cimetière de marbre et de nahawand
Les violons, armée qui édifie un cimetière de marbre et de nahawand
Les
violons, anarchie de cœurs qu’affole le vent dans les pas de la danseuse
Les violons, essaims d’oiseaux qui s’échappent de la bannière inachevée
Les violons, essaims d’oiseaux qui s’échappent de la bannière inachevée
Les
violons, plainte de la soie ridée dans la nuit de l’amante
Les violons, voix du vin lointain sur un désir révolu
Les violons, voix du vin lointain sur un désir révolu
Les violons
me suivent, ici et là-bas, pour se venger de moi
Les violons me recherchent pour m’occire, où qu’ils me trouvent
Les violons me recherchent pour m’occire, où qu’ils me trouvent
Les violons
pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
(Trad.
Elias Sanbar ; La Terre nous est étroite, p.284-285)
Dernière unité poétique des Onze astres sur l'épilogue andalou,
« Les violons » crée un évident effet de clôture
(d’« épilogue »), la sortie des Arabes hors d’Andalousie étant
scandée pathétiquement dans le refrain. Il y a une forte originalité de ce
refrain, qui est le seul des Onze astres à être disposé en distique, et
qui associe le départ des Arabes à une arrivée, celle des Gitans. Darwich
s’appuie sur la concomitance, historiquement attestée, entre les débuts de la
présence gitane en Espagne, à partir de 1425, et l’exclusion des Arabes en
1492, pour faire symboliquement des Gitans les continuateurs des Arabes en
Andalousie. On sait que Darwich est familier de l'univers gitan, qu'il a
déjà mis en scène dans des poèmes antérieurs (cf. « Air Gitan »,
1984, p.160) et qu'il connaît d'après Lorca, cité quelques pages plus
tôt (p.268). Peuple errant, marginal, victime de constants préjugés,
le peuple gitan est par excellence une figure à laquelle l'exilé
palestinien peut s'identifier.
Si
ce poème articulé autour du parallèle des Gitans et des Arabes est placé sous
le signe du violon, c'est assurément, à un premier niveau, parce
que cet instrument est au cœur aussi bien de la musique gitane que de la
musique arabe. Le violon est fortement associé à la culture gitane :
il n’est pas anodin, à cet égard, que le titre du poème de 1984, « Air
gitan », puisse avoir été inspiré par celui d’une des
pièces les plus populaires du répertoire pour violon, les Airs
bohémiens de Pablo de Sarasate (Zigeunerweisen ; Aires
gitanos en espagnol). En même temps, le violon est intimement lié à
l’Al-Andalus, puisqu'il a pour ancêtre le rebec, instrument
diffusé par les Arabes en Andalousie. Le violon rejoint sur ce point le
seul autre instrument présent dans le cycle, la guitare (« toi
l’eau, sois une corde à ma guitare », p. 278 ; il est aussi sans
surprise question de guitare dans le poème « Musique arabe », p.
159), qui a été apportée par les Arabes en Espagne au Xe s. Dans «
Les violons », il s'agit bien pour Darwich de rendre conjointement hommage
à la musique gitane et à la musique arabe, associées du reste dans
l’anthologie, puisque les poèmes « Musique arabe » et « Air
Gitan » se succèdent (p.158-161).
Mais au-delà
du lien que le violon entretient avec les cultures arabe et gitane,
l’instrument est investi par Darwich de valeurs symboliques multiples – du fait du mode
de jeu du violoniste, du son plaintif de l'instrument, des connotations qui lui
sont associées. On proposera trois brèves séries de réflexions : autour de
la transfiguration de la matérialité de l’instrument, de l'imaginaire de la
violence inquisitoriale, et de la foi dans la cyclicité de l’histoire.
*
Darwich confère au violon une présence à la fois concrète et
métaphorique : c’est souvent à partir de la réalité matérielle de
l’instrument qu’il construit des images audacieuses. L’aspect de
l’instrument, sa tenue, les techniques de jeu, sont à l’origine d’un réseau de
métaphores. L’archet, tout d’abord, donne lieu à des images complexes.
Étant en crin de cheval, son frottis sur la corde est comparé au mouvement de
« chevaux sur une corde de mirage » : la corde est ici
chimérique (« une corde de mirage ») et les chevaux semblent la
parcourir tels des funambules de fantaisie. Plus loin, le mouvement lisse
de l’archet sur le violon strié est transfiguré par l’image de la « soie
ridée dans la nuit de l’amante » : les striures des rides contrastent
avec la douceur de la soie, et la fin du vers active les connotations
érotiques du va-et-vient de l’archet. Mais le violon peut aussi être manié
directement avec le pouce ou l’index, lors des pizzicati, dont il est à
l’évidence question dans le vers « monstre que torture l’ongle d’une femme
qui l’effleure et s’éloigne ». L’ongle qui pince l’instrument produit une
mélodie qui ressemble au gémissement d’une bête malmenée.
Darwich s’inscrit ici dans la lignée des représentations conventionnelles
associant le violon à la lamentation (cf. dans la poésie française des vers
bien connus : « le violon frémit comme un cœur qu’on afflige »
ou « les sanglots longs des violons de l’automne »). Dans le vers
« un cimetière de marbre et de nahawand », la rigidité du marbre et
l'évanescence des notes de musique s'unissent en une image lugubre,
d'autant plus que le nahawand correspond partiellement dans la tradition
musicale arabe à la gamme de do mineur – en général associée au ton
élégiaque.
En même temps qu'il est torturé, le violon torture : une des originalités
du poème est de le peindre sous le triple visage d'un témoin compatissant («
pleurer avec » relève de la compassion au sens étymologique), d'une
victime endolorie et d'un bourreau monstrueux. Le violon se fait vampire
dans le vers « les violons ensanglantent les couteaux et hument mon
sang », avec un mélange saisissant du sang et de l’eau – eau des pleurs et
« eau qui geint ». L’image du violon qui « hume » la veine
jugulaire est sans doute inspirée de la tenue de l'instrument, que le
violoniste pose entre le menton et l’épaule, soit tout près de la veine
jugulaire. Mais n'y-a-t-il pas aussi une allusion à l'obsession de la
« limpieza de sangre » (la pureté de sang) chez les Espagnols
du XVe siècle « humant le sang » au sens où ils enquêtent sur l'ascendance
chrétienne ? Le contexte militaire de la Reconquista paraît en tout cas évoqué
par la comparaison entre les violons et une « armée qui édifie un
cimetière de marbre » : selon un raccourci frappant, les soldats se font
fossoyeurs. Par ailleurs, le souvenir de l'Inquisition paraît prégnant au
moment où, dans les derniers distiques, le je qui était absent du
début du poème, est dit « recherché » par les violons. À la figure historique
de l'Inquisiteur se superpose une autre figure, mythologique cette fois : dès
lors qu'il est question de « suivre » le poète pour « s’en
venger », les violons semblent comparés à des Érinyes – on
sait que Darwich admirait Eschyle, cité dans le poème « Sur cette
terre ».
« Les Violons » est un poème habité par un fort pessimisme : les
images de destruction sont partout, et l’exil, figuré par les oiseaux qui
s’échappent (cf. « S’envolent les colombes »), paraît irrémédiable.
Néanmoins, l’espoir de retour n’est pas annihilé : la patrie
« peut-être reviendra » et le « chant de lilas sauvages »,
selon une antithèse significative, s’il « s’éloigne »,
« revient » ensuite. Le va-et-vient de l’archet peut figurer les
perpétuels mouvements d’aller et de retour qui parcourent ce poème dont le
refrain est fondé sur l’opposition d’une arrivée et d’un départ. Le
refrain subit d'ailleurs in fine une inflexion significative :
les deux vers sont inversés, de sorte que ce n’est pas sur l’image du départ,
mais de l’arrivée (« les gitans qui partent pour l’Andalousie ») que le
poème s’achève, comme si la cyclicité de l’histoire devait faire croire à des
retrouvailles futures avec le lieu perdu.
Nicolas Fréry
Mis en ligne le 3 septembre 2017
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