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lundi, mai 14, 2018

606_ La Naqba (La Grande catastrophe)





Sur un poème de Mahmoud Darwich: La vérité a deux visages et la neige est noire.
musique et chant: Dominique DEVALS et la mini compagnie Laccarrière. Album "Onze astres sur l'épilogue andalou".


La vérité a deux visages

et la neige est noire



La vérité a deux visages et la neige est noire sur notre ville      
Nous ne pouvons désespérer plus que nous ne l'avons fait,  et la fin marche vers

Les remparts. Sûre de ses pas
Sur ces dalles mouillées de larmes. Sûre de ses pas

Qui mettra en berne nos étendards ? Nous ou eux? Et qui      

Nous donnera lecture du Pacte de paix, ô roi de l'agonie ?
Tout est apprêté pour nous. Qui dépouillera notre identité de nos noms ?

Toi ou eux ? Et qui posera en nous

Le sermon de l'errance : « Nous avons été incapables de briser l’encerclement
Remettons les clefs de notre paradis à l'émissaire de la paix et nous serons saufs... »

La vérité a deux visages. Notre emblème sacralisé était un glaive dans nos mains

Et un glaive pointé vers nous. Qu'as-tu fait de notre forteresse avant ce jour ? 
Tu n'as pas combattu, car tu crains le martyre, mais ton trône sera ton cercueil
Porte ton cercueil et préserve le trône ô roi de l'attente

Ce départ nous laissera poignée de poussière

Qui enterrera nos jours après nous ? Toi ou eux ? Et qui        

 Hissera leurs bannières sur nos remparts : Toi... ou

Un cavalier désespéré ? Qui suspendra leurs cloches sur notre voyage

Toi ou un pauvre garde ? Tout est apprêté pour nous 
Pourquoi éterniser la fin, ô roi de l'agonie ?



Mahmoud Darwich

In : La terre nous est étroite

Ed Gallimard, 2000









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LE TEMPS DE LA PALESTINE : 2018 année de la Palestine en France
Appel à l’attention des artistes, des associations, des citoyen-ne-s, défenseurs des droits humains, amoureux de la Liberté...
Alors que Trump le président des États-Unis, vient de légitimer un fait colonial accompli par Israël en reconnaissant Jérusalem-Al Qods comme sa capitale exclusive, le gouvernement français déclare l’année 2018 « Saison France/Israël ». De nombreuses manifestations culturelles pour le 70ème anniversaire de la création de l’État d’Israël sont annoncées en France.
Nous sommes choqués de voir notre pays, la France, prêter la main à la gigantesque opération de propagande d’un régime de colonisation, d’oppression et d’apartheid qui foule délibérément le droit international, tout en présentant une façade attractive avec l’aide de véritables diplomates culturels.
Depuis plus de 70 ans, les Palestiniens appellent à la reconnaissance de leur histoire et de leurs droits. Leur droit à l’Humanité et à l’existence sur leur terre.
Depuis 70 ans ces droits sont niés. Occupation, bouclages, violences, massacres, expulsions, annexion, apartheid... forment le quotidien de tout un peuple.
Depuis 70 ans, la Nakba, la catastrophe de 1948, continue, sous le regard, au mieux gêné, au pire complice de la communauté internationale. Et la culture palestinienne n’est pas plus épargnée.
Nous, artistes, travailleurs culturels, citoyens engagés, défenseurs des droits humains, associations, solidaires des campagnes B.D.S (Boycott, Désinvestissement, Sanctions), amoureux de la liberté, disons : cela suffit, 2018 DOIT ÊTRE LE TEMPS DE LA PALESTINE, l’année de Jérusalem et de Gaza.
En 2018, nous entendons promouvoir l’année de la Palestine, de Gaza à Jérusalem. Dans cet esprit nous appelons à multiplier les manifestations et initiatives culturelles, partout en France, à mutualiser les moyens, et à mettre en commun un agenda et une plate-forme de diffusion pour donner le maximum de publicité à chacun des évènements qui sera organisé, du plus petit au plus grand.
Il est temps que les Palestiniens recouvrent leurs droits. Il est temps que les femmes, les hommes et les enfants de Palestine puissent vivre libres. 2018, doit être le temps de l’espoir, comme le clamait le poète palestinien, Mahmoud Darwish :
"Nous souffrons d’un mal incurable qui s’appelle l’espoir. Espoir de libération et d’indépendance. Espoir d’une vie normale où nous ne serons ni héros, ni victimes. Espoir de voir nos enfants aller sans danger à l’école. Espoir pour une femme enceinte de donner naissance à un bébé vivant, dans un hôpital, et pas à un enfant mort devant un poste de contrôle militaire. Espoir que nos poètes verront la beauté de la couleur rouge dans les roses plutôt que dans le sang. Espoir que cette terre retrouvera son nom original : terre d’amour et de paix. Merci de porter avec nous le fardeau de cet espoir."

Pour signer :  http://letempsdelapalestine.wesign.it/fr


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http://www.france-palestine.org/+-2018-Justice-pour-la-Palestine-194-+
http://www.ujfp.org/spip.php?article6375
http://www.chroniquepalestine.com/nakba-ni-commence-ni-termine-1948/




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http://www.maulpoix.net/Darwich2.htm

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"La vérité a deux visages et la neige est noire" : Poème de Mahmoud Darwich, tiré du recueil onze astres (ahada 'achara kawkaban) publié en 1992, édition dâr aljadîd, Beyrouth, Liban. 
Ce poème est la 6ème pièce du cycle (onze astres sur l'épilogue andalou) qui préside à ce recueil.

Commentaire du poème, par  Abdelilah Loukili

C'est en guise d'un désespoir éternel que ce poème, à la mesure de l'arabité amère, conduit l'être le plus concerné vers l'abîme, vers une destinée bien incertaine et que l'âme, gisante, ne peut contenir qu'à cette condition du poème, la seule thérapie apte à conserver une part d'espoir dans l'âme douloureusement menacée par une errance virtuelle. Cette âme, dans ce texte, demeure dans l'état d'une plainte démesurément associée à un fait de l'histoire, à ce départ de l'Andalousie, à une expulsion hâtive qui, cinq siècles plus tard, menace l'accusé d'une probable errance, une suite logique de la désintégration de sa présence durant sept siècles en Occident. C'est une civilisation qui, titubante sur le sable mouvant de l'histoire, ne peut délaisser sa gloire, son passé, mais qui inscrit l'agonie dans son quotidien, l'avenir de l'identité arabe, dans ce contexte de l'histoire et dans celui du présent, demeure un grand point d'interrogation.
Ce poème est très actuel ; c'est par ailleurs cette expulsion et cette errance future qui sont à la recherche d'une vérité par la voix du poète palestinien, le "Palestinien errant", une vérité relative au deuil qui exprime la fin de la présence arabe et qui, sur cette ligne continue qu'est l'histoire, la maintient en l'état d'une attente absolue, une vérité qui travestit sa couleur : blanche devrait être la neige, mais c'est le double visage de la vérité que révèle Mahmùd Darwìš dans ce poème.
Le double visage de la vérité nous indique celui de l'histoire, c'est une vérité que l'histoire avait engendrée mais vite oubliée, c'est aussi le double visage d'une date charnière, 1492, d'un mois hivernal, janvier, durant lequel la neige s'installe de façon passagère, disparaît sans que sa couleur blanche n'élise à jamais domicile sur la ville, tel un deuil permanent certes, mais optimiste par sa couleur. C'est le noir qui paradoxalement teint la neige. Le blanc, "vu qu'il est couleur de passage"[1], a cédé la place au noir, qui en premier lieu habite l'Andalousie, ce paradis sur terre situé à l'Ouest, cet Ouest, dont le blanc est :
"le blanc mat de la mort qui absorbe l'être et l'introduit au monde lunaire, froid et femelle, il conduit à l'absence, au vide nocturne, à la disparition de la conscience et des couleurs diurnes"[2].
Mircea Eliade dit à propos des rites d'initiation au chamanisme : "le blanc est la couleur de la première phase, celle de la lutte contre la mort"[3].
Le titre de ce poème "la vérité a deux visages et la neige est noire" comporte une zone d'ombre ; est-il le premier à user d'un tel daltonisme poétique ? Le blanc que Darwìš convertit en noir n'est-il pas une couleur comportant d'autres couleurs ?
Paul Eluard, bien avant Darwìš, avait utilisé cette conversion de couleurs dans son poème « L'amour et la poésie ». Il écrit :
 "la terre est bleue comme une orange jamais une erreur les mots ne mentent pas"[4].
Si l'orange peut être bleue, il revient à la neige d'être noire. Le noir, opposé au blanc, ne peut-il pas être enfanté par le blanc ? Kandinsky, ce peintre hanté par la couleur, disait à propos de la couleur blanche :
"Le blanc que l'on considère comme une non-couleur… est comme le symbole d'un monde où toutes les couleurs en tant que propriété de substances matérielles, se sont évanouies, le blanc sur notre âme agit comme le silence absolu… ce silence n'est pas mort, il regorge de possibilités vivantes"[5].
Kandinsky, pour qui le problème des couleurs dépasse de beaucoup le problème de l'esthétique, note à propos du noir :
"il est comme un silence éternel, sans avenir, sans l'espérance même d'un avenir, résonne intérieurement le noir".[6]
Dans ce poème, la neige ne devient noire que pour décrire -et à juste titre- cette existence à laquelle la présence arabe est assujettie, une présence qui autrefois était lumière éclairant l'obscurité du monde, mais qui, de nos jours, tend vers l'autre visage, celui de la noirceur ambiante depuis l'Andalousie. Janus peut fort bien symboliser le titre de ce poème.
Darwìš commence par nous conter une ville presque en deuil, mais si ce deuil pour la cité est métaphoriquement représenté par la neige, il revient aux habitants de choisir la couleur du deuil. Darwìš, qui intègre l'histoire pour s'identifier, suppose une neige noire. Si le deuil blanc est messianique, un choix pour combler l'absence d'un être disparu, le noir est un deuil sans espoir. Darwìš le précise dès les premiers vers :
"La vérité a deux visage et la neige est noire sur notre ville. Nous sommes incapables de désespérer plus que nous l'avons fait…"
Si les Arabes ne peuvent plus désespérer, c'est parce qu'ils savent que leur destinée, après l'exclusion, est fatalement tracée dans le sens de la fin, de l'extinction. Le double visage de la vérité constitue cette      opposition   noir/blanc, passé/présent, présent/futur. Le poète ne s'attarde pas sur une comparaison de ce duel, mais dégage dès le début la réalité que nul espoir ne peut maquiller :
"Et la fin marche vers le rempart, confiante en ses pas sur ce palais imbibé de larmes".
La fin de qui ? La fin de quoi ? Les indices, tels la première personne du pluriel et "le palais imbibé de larmes", nous informent qu'il s'agit d'une identité, qu'il s'agit d'une présence, qu'il s'agit d'un passé, 1492, mais aussi du présent et d'une fin qui, "confiante en ses pas", se dirigeant droit vers une cible immobile, lentement et avec assurance. Darwìš, pour marquer la continuité de cette fin, proclamée cinq siècles plus tôt, pose la question :
"Qui retirera nos étendards ? Nous ou eux ?".
Ainsi, nous sommes en plein présent avec le poète qui médite sur le pronostic
d'un avenir. La question s'adresse au roi de l'agonie :
"et qui donc nous dictera le (pacte de la paix) ô roi de l'agonie"
poursuit Darwìš, qui n'interpelle le roi que pour impliquer l'autre, celui qui dicte le pacte. C'est par conséquent un moyen d'interpeller l'histoire qui se répète, mais sans le moindre tour de rôle quant à la désignation de la victime. C'étaient les Arabes en 1492, ce sont toujours les Arabes cinq siècles plus tard.
C'est la menace d'une fin déjà proclamée, mise en oeuvre, que Darwìš met en scène, une scène contenue par le présent, ce présent qui n'est que séquence d'un acte théâtralisé épilogue et épitaphe. Pacte de paix que le poète prend soin de suspendre entre parenthèses, et par conséquent met au conditionnel. C'est peut-être aussi, et par ironie, que le poète nomme ce départ "pacte de paix", pour impliquer le présent et ceux qui le dirigent. Le roi de l'agonie, quant à lui, conserve la même apparence. Il est l'acteur désigné depuis la chute de Grenade pour, outre la gestion de la présence active d'une identité, veiller au grain. Les océans de la virulence sont partout et l'Arabe, depuis la traversée de la Méditerranée, avait brûlé sa barque. C'est au roi que Darwìš adresse l'ultime appel, qu'il soit calife ou président, il est supposé être le protecteur et le dépositaire de l'identité, aussi bien dans le passé que dans le présent. C'est un Janus, celui à qui revient la tâche de gérer la crise, celle qui assiège l’identité depuis cinq siècles, deux périodes, un passé et un présent, deux visages d'une même identité. Ce roi est comme Janus, un dieu ambivalent entre deux temps dans l'histoire. Darwìš pousse le roi vers l'avenir, il le place devant ses protégés et devant l'assiégeant.
Le poète, en se plaçant dans le présent, accuse le roi, il le pousse à résoudre l'énigme de la reddition (nous ou eux ?) et celui de l'effacement (toi… ou eux).
Ce roi est plus un roi d'agonie, d'attente et d'abîme qu’un roi de renaissance. Si Janus est un dieu de la transition et du passage, le roi de l'agonie n'évolue pas, immobilisé par le poids du rôle, celui de faire naufrage, car comme le dit Darwìš :
"tout est d'avance apprêté pour nous"
Ce serait une prédisposition bien préparée pour démentir ce dieu romain, et qui pour les Arabes ne peut transpercer cette porte, dont ils ont cédé la clef, qui sépare leur passé de leur avenir, une cloison fortifiée par l'épaisseur de cette suspension qui les damne. Curieusement, c'est durant un mois de janvier que la présence arabe en Andalousie avait été déclarée indésirable et par conséquent condamnée à l'éradication, c'est. le 2 janvier 1492 que le "palais imbibé de larmes", l'Alhambra, avait succombé.
Ce mois dédié à Janus (janvier, janura, januarius) est donc porteur de neige, il est aussi, à l'image de Janus, un mois qui préside non seulement au commencement de l'année[7], mais aussi au déclenchement du départ, du départ de l'autre, du moi arabe. Ainsi, la couleur noire trouve pleinement sa justification, des siècles sont passés, mais seule l'agonie subsiste à la mesure du désespoir annoncé, elle accule toujours autant, sans achever la manoeuvre, c'est le supplice avant la fin que Darwìš ne peut supporter. Quant à la fin, il l'évoque clairement : "qui va dépouiller nos noms de notre identité, toi ou eux ?" Le poète veut par ce lèse-majesté interpeller l'autre, la logique janussienne qui n'accorde pas la faveur du bon fonctionnement aux Arabes.
Le poète s'adresse nominativement au roi et aux protégés de Janus, un roi aussi responsable que ceux d'avant, les noms écartés de l'identité assiégée, l'identité dépouillée des noms de ceux qui l'ont conçue, mais qui ne peuvent l'entretenir, est une identité sans gardien, en proie à l'abîme et à la falsification. Elle est condamnée à l'usurpation, voire à être appropriée par l'Autre. L'identité, inconnue et sans nom ne peut se laisser ensevelir et recevoir seulement vénération et recueillement comme la tombe du soldat inconnu, pour la simple raison, celle du remue-ménage qu'elle risque de produire pour le moi, et par conséquent pour l'Autre.
La tentation est double : d'une part, sa volonté d'écarter le moi arabe exigerait de s'aventurer au-delà de cet Ouest échantillon (l'Andalousie), il l'a fait, mais la tâche est longue, d'autant plus qu'il doit renoncer à sa gourmandise aussi bien intellectuelle que matérielle[8]. Darwìš, par cette question, ouvre un champ de suppositions : est-ce le roi qui entreprendra la besogne, ou les autres ? Le poète suppose une connivence de la part du roi, le présent peut légitimer cette audace, mais pas seulement. L'identité est telle une boîte et son couvercle, elle est à la juste taille de ceux qui la portent : si leurs noms sont écartés, nul autre ne peut se les accaparer avec aisance, tranquillité et pouvoir de décision, c'est d'autre part cette identité qui préserve l'unité et la cohésion des noms, c'est une profanation que de prétendre réaliser cette fission. Dans ce poème, Darwìš n'évoque cet accaparement qu'avec indifférence, il est plus en position de défensive, plutôt d'incitation et pression sur le roi pour défendre l'identité.
La forme future des interrogations que Darwìš pose au roi, place le lecteur dans le présent, présent qui engendre le dépouillement mais ne le réalise qu'à moitié, le poète se lamente à partir de ce présent, il le suppose comme étant le dernier acte doté de deux solutions auxquelles le poète ne prétend pas servir de visionnaire véridique, la vérité restera double, et c'est entre ces deux visages que la douleur du présent arabe peut graver la victoire de sa tragédie.
La couleur noire n'est en fin de compte que le reflet de cette douleur qui cerne l'imaginaire à outrance[9]. Ce double caractérise cet état d'opposition, cet antagonisme, mais le texte se dévoile sous un aspect nocturne et négatif, de la mise en retrait et en berne des drapeaux jusqu'à la fission de l'identité. Seul le roi, dans un tel stade du conflit, détient le secret de l'ambivalence mais ne peut le faire valoir pour cause de connivence. Son ambivalence peut donc servir l'identité dans son chemin vers le recul éminent, vers sa phase eschatologique.
Darwìš, conscient des implications et de l'impact d'une telle séparation des noms de l'identité sur le devenir d'une présence, c'est l'errance qui peut guetter le moment propice pour se déclarer, même si le roi passe ce risque sous silence. Le poète est à même de le sommer à nouveau, comme il lui avait fait l'éloge :
"Et qui donc implantera en nous
le sermon de l'errance : "Nous n'avons pas pu défaire le siège,
remettons donc les clefs de notre paradis à l'émissaire de la paix et nous serons saufs…,
la vérité a deux visages, l'attribut sacré était un glaive pour nous
et contre nous, qu'as-tu fait de notre forteresse avant ce jour ?"[10]
Dans ce passage, Darwìš nous place dans le vif du problème : une situation de faiblesse, donc une incapacité qui conduit forcément à ce sermon de l'errance, un sermon que le poète impute au roi, à qui on a conseillé de répandre le sermon, plutôt cette déclaration d'impuissance et d'incitation à vagabonder après la remise des clefs du paradis. Ces dernières nous conduisent à cette mythologie de Janus qui, dans la main gauche, tient la clef et dans la main droite le bâton[11], il garde la porte et gouverne toutes les routes. Le roi de l'agonie, en remettant les clefs à l'émissaire de la paix, s'expose à l'excommunication, car dans l'imaginaire musulman, remettre les clefs du paradis est pur renoncement à al-Sahãda, au premier pilier de l'Islam : "Il n'y a de Dieu que Dieu et Mahomet est son Prophète". Si dans le Coran, cette déclaration de foi est la clef du paradis, les interprétations mystiques de ce concept vont plus loin quant au symbole : "là /’Ilàha / ’illà / Allah". Les quatre mots de cette déclaration de foi, dont chacun peut être considéré comme une des quatre dents de la clef, à condition d'être entière :
"Cette dernière ouvre de toutes les portes la parole de Dieu, et donc celles du paradis"[12].
Dans le contexte de cette interprétation, le sermon de l'errance est une invitation à la reddition totale de l'identité arabe fortifiée par l'Islam, remettre les clef est signe de faiblesse dans la conviction qu'il est chargé de préserver. Darwìš met en équation le passé arabe et son présent, une Andalousie perdue et une forteresse en voie de perdition. Si l'ironie peut servir de consolation nostalgique, elle ne peut jouer ce rôle cinq siècles plus tard :
"Qu'as-tu fait de notre forteresse avant ce jour ?".
 
Darwìš place le roi devant le passé et devant le présent, devant sa tâche première : "l'attribut sacré" "al Ši'àru al muqaddas", un attribut qui jadis constituait un acquis mais qui devient dans ce présent une accusation, c'est un glaive, "un instrument de vérité agissante, il est une arme de décision"[13], et le roi de l'agonie devient le roi de l'attente, de l'oracle à venir. Le glaive quant à lui :
"est le symbole de la force lucide de l'esprit qui ose trancher le vif du problème : l'aveuglement vaniteux et ses fausses valorisations contradictoires et ambivalentes"[14].
 
Darwìš met le roi à l’épreuve du glaive, il le met face à son premier et ultime devoir :
"Tu n'as pas combattu car tu crains le martyre, mais ton trône est ton cercueil
il te faut porter le cercueil pour préserver le trône, ô roi de l'attente
ce départ nous réduira en poignée de poussière..."
 
poursuit Darwìš qui, tout en ironisant, condamne la passivité du roi dans son confort de l'attente, attente qui représente la passerelle, longue et vacillante, entre le passé et le présent du sermon de l'errance après la fin. Le roi fait semblant de résister mais ne combat pas, il a peur du martyre. Le concept de martyre, outre le sens de profession de foi, est étroitement lié à celui du sacrifice de sa personne pour la cause juste. C'est pour le roi une occasion à double objectif : c'est d'une part l'expression la plus noble de l'attachement à l'identité, de l'autre c'est la meilleure façon de préserver le trône, même si le risque du cercueil existe. Le poète, en interpellant le roi de l'attente, aiguise souverainement le problème de l'identité, il met ainsi en équation le trône et le cercueil, c'est en allant vers le cercueil que l'on mérite le trône, c'est la condition de foi, dans la portée et le sens du trône, qui doit inciter le roi à ne rien craindre. Le guerrier qui n'hésite pas, le seul à pouvoir aller avec assurance à l'encontre du cercueil. Le cercueil n'est-il pas en quelque sorte le trône de l'autre monde qu'il faut mériter ? Le cas échéant, le cercueil serait synonyme du trône de l'absence et de l'effacement. Le poète distingue implicitement le cercueil courageusement porté, et vers lequel nous nous dirigeons sans crainte,  et le cercueil qui vient vers nous.
Aller à mi-chemin vers le cercueil est préservation du trône terrestre, le trône de l'Andalousie comportait les caractéristiques du trône céleste : "Et son trône était sur l'eau" (Coran). Galãl al Dine al Rumì disait : "Le coeur du croyant est le trône de Dieu (‘arš)". Le coeur du croyant est le réceptacle d'al-Šahàda dans le sens de la foi et de la conviction religieuse, mais le sens même du martyre que Darwìš met en scène ne s'éloigne pas de ce registre mystique, voire initiatique, puisque toute renaissance doit être précédée d'une mort, mais la mort que le poète dénonce, et sans détour : "Ce départ nous réduira en poignée de poussière" n'est pas celle du martyre. Il s'agit donc d'un moyen de préserver l'existence que d'aller à la mort, et le glaive, qui :
"semble parfois être le seul moyen de résoudre un problème et d'atteindre un but, mais il peut être une arme illusoire : c'est l'aspect nocturne du symbole, le problème tranché mais non résolu"[15],
comporte ce double visage de la vérité. C'est bel et bien le cas de l'identité arabe, et au poète, assailli par la menace de la disparition, de s’inquiéter et de s'interroger :
"Et qui donc enterrera nos jours après nous ? Toi ou eux, et qui
hissera leurs drapeaux sur nos remparts : toi ou un
cavalier désespéré ? Qui suspendra leurs cloches sur notre départ... toi ou
un gardien misérable ? Tout est apprêté pour nous.
Pourquoi s'éterniser sur des négociations, ô roi de l'agonie ?".
 
C'est donc par l'exhibition de la blessure profonde que Darwìš étale son espoir le plus flagrant, celui de se remettre sur les rails de l'histoire, c'est par sa faiblesse connivente que le roi est invité à assumer son rôle de Janus hors l'agonie et hors l'attente. C'est une inversion de moyens dont le poète use pour inciter le roi à s'assumer, il chante et visualise le destin mais il le charge de tâches que le roi devrait accomplir pour court-circuiter l'accomplissement. Le Janus arabe en est pleinement sommé, le pouvoir, comme toutes les vérités, possède le double visage.


[1] Chevalier Jean, Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, 1982, entrée "blanc", p. 125.
[2] ibid.
[3] Eliade Mircea, Le chamanisme et les techniques archaïques de l'histoire, 1951, p. 132.
[4] Anthologie de la poésie française du XXè siècle, nrf poésie/Gallimard, 1983, P. 287.
[5] KANDINSKY Vassili, Du spirituel dans l'art, Paris, 1954, passim.
[6]     ibid
[7] Chevalier Jean, Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, 1982, p. 530.
[8] Gustave Le Bon, dans son livre La Civilisation des Arabes, écrit en 1883, mais réédité en 1994, éditions La Fontaine au Roy, rapporte dans ses notes sur son ouvrage : "un des rubis volés au roi arabe fut donné à un prince anglais par le souverain espagnol. Il orne aujourd'hui la couronne de la reine d'Angleterre qui se trouve déposée, avec les autres bijoux royaux, dans le Crown Jewel Room de la Tour de Londres, où j'ai eu l'occasion de la voir". ( note se rapportant à la page 214), p. 473.
[9] Dans son essai sur l'Andalousie al Qutùf al yãni‘a,’Abdallah Anìs al Tabbã‘ décrit Grenade : "Une peur envahit la ville, alors que les portes étaient fermées, la garde royale, armée et confiante en sa foi, se tenait sur les remparts, la nature autour était triste, le ciel obscur et presque repoussant, mais la plaine s'étendant autour de Grenade paraissait noire comme le charbon sous une épaisse couche de neige, l'ennemi l'avait brûlée et noircie, il a éradiqué toute trace sauf les empreintes des chevaux et celles des pas des soldats.", Dãr ibn Zaydùn, Beyrouth, 1ère édition, 1986, p. 113.
[10]        Cette scène des clefs existe bel et bien : Ce jour à l'aube, le roi Abu ‘Abdallah Muhammad quitta le palais de l'Alhambra, le lieu de sa gloire. Il sortit pour  rencontrer son ennemi le vainqueur, le roi Abu Abdallah voulait descendre de son cheval pour saluer le nouveau maître, mais Ferdinand l'en empêcha. Il l'a serré chaleureusement dans ses bras et lui a remis les clefs de l'Alhambra en lui disant : "Ces clefs sont la dernière trace du royaume arabe dans votre pays, vous êtes devenu alors, ô roi, le maître sur notre patrimoine, ainsi a décidé Dieu, soyez bon par votre succès miséricordieux et juste." al al Qutùf al yãni‘a,’Abdallah ’Anìs al Tabbã‘, p. 21.
[11]        Chevalier Jean, Gheerbrant Alain, Dictionnaire des symboles, Paris, 1982, p. 261
[12]        ibid, entrée "clef" p. 261.
[13]        Ibid., p. 98
[14]        PAUL. Dick,  le symbolisme dans la symbolique grecque, Paris, 1966, p. 98.
[15]        CHEVALIER .J., GHEERBRANT .A., Dictionnaire des symboles, Paris, 1982, p. 478.





 
https://www.numance-lettres.fr/agr%C3%A9gation-2018/darwich-onze-astres-sur-l-%C3%A9pilogue-andalou/


Agrégation 2018
Darwich, "Onze astres sur l'épilogue andalou"

On propose moins ici un commentaire en bonne et due forme de « Onze astres sur l’épilogue andalou » qu’une présentation générale de ce texte majeur de l’œuvre de Darwich, suivie d’une lecture plus détaillée du dernier des onze poèmes formant les « onze astres », « Les violons ». Nous suivons la traduction de référence d’Elias Sanbar, publiée aux éditions Actes Sud puis Gallimard.
 
 
            « J’ai vu onze astres et le soleil et la lune, et je les ai vus, devant moi, prosternés ». La phrase sur laquelle s’achève un des poèmes les plus célèbres de Darwich, « Je suis Joseph ô mon père » (La Terre nous est étroite, p.225) est une citation des premières lignes de la sourate 12 du Coran, consacrée à Joseph. Le poème de Darwich s’achève là où le texte coranique commence : par la mention des onze astres que Joseph voit prophétiquement en songe. Si la figure de Joseph habite autant l’imaginaire de Darwich (cf. le nom de Joseph dans « Le Puits », p.325, ou la référence à l’épisode coranique et biblique des « sept années maigres » dans « Sècheresse », p.374), c’est parce que le fils de Jacob, trahi par ses frères (comme selon Darwich, le Palestinien l’a été par son frère sémitique, et par ses faux-frères arabes), confronté à l’épreuve de l’exil, incarnerait à plusieurs titres le destin douloureux des Palestiniens. Il n’est donc guère étonnant que Darwich ait placé sous le signe des « onze astres » un de ses textes les plus célèbres, Onze astres sur l’épilogue andalou, que l’on peut considérer comme un recueil de onze poèmes ou comme un long poème en onze sections.
            Le texte est composé en 1992, date cruciale pour en comprendre le contenu, pour au moins trois raisons, mises en évidence par Edward Saïd dans une notice sur les Onze astres : Darwich vient de voyager pour la première fois en Espagne, l’OLP a pris part en 1991 à la conférence de Madrid (qui va déboucher sur les accords d’Oslo) et, surtout, cinq cent ans se sont écoulés depuis la prise de Grenade, qui scelle la fin de la Reconquista, la reconquête de la péninsule ibérique par les Rois catholiques (le mot reconquête figure dans le premier poème des Onze astres : « nous saturons nos yeux des montagnes qui ceignent les nuages. Conquête et reconquête »). 1492, date critique s’il en est, marque aussi l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique – à laquelle il est fait discrètement allusion dans les Onze astres (dans le poème 8, le poète évoque les « bannières atlantiques de Colomb »), et qui est au cœur du poème qui suit dans l’anthologie, « Le Dernier Discours de l’homme rouge ».
            L’Andalousie est une source d’inspiration majeure pour Darwich, qui écrit en 1984 le poème « Souterrains, Andalouses, déserts », et s’exprime souvent dans ses entretiens sur l’ère de l’Al-Andalus, qu’il considère comme « un âge d’or humaniste et culturel » (La Palestine comme métaphore [PCM], p.118). Or, dans les Onze Astres, Darwich n’évoque les siècles de rayonnement musulman en Espagne que par leur « épilogue », c'est-à-dire leur conclusion, leur terme sanglant : l’expulsion hors d’Espagne des Arabes (en même temps, rappelons-le, que des Juifs non convertis au catholicisme). On reconnaît là le choix, chez Darwich, qui se définit comme un « poète troyen » (PCM, p.29), de chanter les défaites et non les victoires, de magnifier les vaincus au lieu de célébrer martialement les vainqueurs. Le mot traduit par épilogue a par ailleurs un sens métaphysique, proprement eschatologique, puisque Marie-Hélène Avril note que le mot arabe peut signifier « tombeau d’un saint » et « lieu du jugement dernier ».
          Pour composer ce cycle poétique, Darwich a accompli un ample travail de documentation, qu’il décrit dans La Palestine comme métaphore : « avant d’écrire Onze astre sur l’épilogue andalou, j’ai lu une cinquantaine d’ouvrages sur l’Espagne musulmane », p.50. Le texte est en effet tressé de références historiques (dans « Je suis l’un des rois de la fin », Darwich fait parler Boabdil, dernier roi musulman de Grenade, en s’inspirant du Romance du dernier soupir du Maure), y compris anecdotiques (Darwich a pris soin de respecter le contexte hivernal de la prise de Grenade, en janvier 1492  janvier est le mois de Janus, ce qui donne un poids particulier à l'image de la « vérité à deux visages » en §6). Les allusions littéraires sont aussi nombreuses : au Collier de la colombe (§5, p.273), important texte du XIe siècle sur l’amour, et, bien sûr, à Lorca, dont le nom est cité dans le troisième « astre » (« et tuez moi lentement / sous mon olivier / avec Lorca »). Auteur d’un poème intitulé « Lorca », d’une conférence pour le cinquantenaire de la mort de Lorca, Darwich n’a de cesse de se réclamer de l’auteur du Romancero Gitano, avec par exemple l’allusion au « Romance Somnambule » dans « Le poème de la terre », p. 148-149 : « un vers de poésie illumine la scène, verte, verte ». Il est ainsi logique que dans un poème où le nom de Grenade est scandé, il rende hommage au poète grenadin par excellence.
            Ce patronage de Lorca suggère que l’Andalousie qu’évoque Darwich est une Andalousie pétrie de littérature, une Andalousie rêvée. Malgré l'enracinement anecdotique, c’est un mythe andalou que forge Darwich, en faisant de l’Andalousie l’emblème du « lieu perdu » (PCM, p.118), selon une analogie avec la Palestine qui pour être évidente, reste pourtant peu appuyée dans le poème – conformément à la volonté qu’a Darwich d’éviter les pièges du militantisme. La réflexion historique qui est à l’œuvre dépasse de loin l’épisode de la prise de Grenade, comme en témoigne l’allusion à d’autres conflits historiques, impliquant le peuple arabe (les Croisades p.277 ; l'invasion mongole de Bagdad p.279) ou non (il est question d’« Athènes et la Perse », p.273 – Les Perses d’Eschyle, tragédie des vaincus, devait être un texte admiré par Darwich). Espace de rêve et de méditation sur l’histoire, l’Andalousie de Darwich est en bonne part un lieu allégorique, ainsi que le suggère le dernier vers du premier « astre », qui en fait une patrie irréelle dont les frontières sont avant tout poétiques : « L’Andalousie fut-elle / Là ou là-bas ? Sur la terre ... Ou dans le poème ? ».
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11. Les violons
Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons pleurent un temps perdu qui ne reviendra pas
Les violons pleurent une patrie perdue qui peut-être reviendra
Les violons enflamment les forêts de cette obscurité lointaine, si lointaine
Les violons ensanglantent les couteaux et hument mon sang dans ma veine jugulaire
Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons, chevaux sur une corde de mirage et une eau qui geint,
Les violons, chant de lilas sauvages qui s’éloigne et revient
Les violons, monstre que torture l’ongle d’une femme qui l’effleure et s’éloigne
Les violons, armée qui édifie un cimetière de marbre et de nahawand
Les violons, anarchie de cœurs qu’affole le vent dans les pas de la danseuse
Les violons, essaims d’oiseaux qui s’échappent de la bannière inachevée
Les violons, plainte de la soie ridée dans la nuit de l’amante
Les violons, voix du vin lointain sur un désir révolu
Les violons me suivent, ici et là-bas, pour se venger de moi
Les violons me recherchent pour m’occire, où qu’ils me trouvent
Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons pleurent avec les gitans qui partent pour l’Andalousie
 (Trad. Elias Sanbar ; La Terre nous est étroite, p.284-285)
 
          Dernière unité poétique des Onze astres sur l'épilogue andalou, « Les violons » crée un évident effet de clôture (d’« épilogue »), la sortie des Arabes hors d’Andalousie étant scandée pathétiquement dans le refrain. Il y a une forte originalité de ce refrain, qui est le seul des Onze astres à être disposé en distique, et qui associe le départ des Arabes à une arrivée, celle des Gitans. Darwich s’appuie sur la concomitance, historiquement attestée, entre les débuts de la présence gitane en Espagne, à partir de 1425, et l’exclusion des Arabes en 1492, pour faire symboliquement des Gitans les continuateurs des Arabes en Andalousie. On sait que Darwich est familier de l'univers gitan, qu'il a déjà mis en scène dans des poèmes antérieurs (cf. « Air Gitan », 1984, p.160) et qu'il connaît d'après Lorca, cité quelques pages plus tôt (p.268). Peuple errant, marginal, victime de constants préjugés, le peuple gitan est par excellence une figure à laquelle l'exilé palestinien peut s'identifier.
          Si ce poème articulé autour du parallèle des Gitans et des Arabes est placé sous le signe du violon, c'est assurément, à un premier niveau, parce que cet instrument est au cœur aussi bien de la musique gitane que de la musique arabe. Le violon est fortement associé à la culture gitane : il n’est pas anodin, à cet égard, que le titre du poème de 1984, « Air gitan », puisse avoir été inspiré par celui d’une des pièces les plus populaires du répertoire pour violon, les Airs bohémiens de Pablo de Sarasate (Zigeunerweisen ; Aires gitanos en espagnol). En même temps, le violon est intimement lié à l’Al-Andalus, puisqu'il a pour ancêtre le rebec, instrument diffusé par les Arabes en Andalousie. Le violon rejoint sur ce point le seul autre instrument présent dans le cycle, la guitare (« toi l’eau, sois une corde à ma guitare », p. 278 ; il est aussi sans surprise question de guitare dans le poème « Musique arabe », p. 159), qui a été apportée par les Arabes en Espagne au Xe s. Dans « Les violons », il s'agit bien pour Darwich de rendre conjointement hommage à la musique gitane et à la musique arabe, associées du reste dans l’anthologie, puisque les poèmes « Musique arabe » et « Air Gitan » se succèdent (p.158-161).
       Mais au-delà du lien que le violon entretient avec les cultures arabe et gitane, l’instrument est investi par Darwich de valeurs symboliques multiples –  du fait du mode de jeu du violoniste, du son plaintif de l'instrument, des connotations qui lui sont associées. On proposera trois brèves séries de réflexions : autour de la transfiguration de la matérialité de l’instrument, de l'imaginaire de la violence inquisitoriale, et de la foi dans la cyclicité de l’histoire. 
*
            Darwich confère au violon une présence à la fois concrète et métaphorique : c’est souvent à partir de la réalité matérielle de l’instrument qu’il construit des images audacieuses. L’aspect de l’instrument, sa tenue, les techniques de jeu, sont à l’origine d’un réseau de métaphores. L’archet, tout d’abord, donne lieu à des images complexes. Étant en crin de cheval, son frottis sur la corde est comparé au mouvement de « chevaux sur une corde de mirage » : la corde est ici chimérique (« une corde de mirage ») et les chevaux semblent la parcourir tels des funambules de fantaisie. Plus loin, le mouvement lisse de l’archet sur le violon strié est transfiguré par l’image de la « soie ridée dans la nuit de l’amante » : les striures des rides contrastent avec la douceur de la soie, et la fin du vers active les connotations érotiques du va-et-vient de l’archet. Mais le violon peut aussi être manié directement avec le pouce ou l’index, lors des pizzicati, dont il est à l’évidence question dans le vers « monstre que torture l’ongle d’une femme qui l’effleure et s’éloigne ». L’ongle qui pince l’instrument produit une mélodie qui ressemble au gémissement d’une bête malmenée. Darwich s’inscrit ici dans la lignée des représentations conventionnelles associant le violon à la lamentation (cf. dans la poésie française des vers bien connus : « le violon frémit comme un cœur qu’on afflige » ou « les sanglots longs des violons de l’automne »). Dans le vers « un cimetière de marbre et de nahawand », la rigidité du marbre et l'évanescence des notes de musique s'unissent en une image lugubre, d'autant plus que le nahawand correspond partiellement dans la tradition musicale arabe à la gamme de do mineur – en général associée au ton élégiaque.
           En même temps qu'il est torturé, le violon torture : une des originalités du poème est de le peindre sous le triple visage d'un témoin compatissant (« pleurer avec » relève de la compassion au sens étymologique), d'une victime endolorie et d'un bourreau monstrueux. Le violon se fait vampire dans le vers « les violons ensanglantent les couteaux et hument mon sang », avec un mélange saisissant du sang et de l’eau – eau des pleurs et « eau qui geint ». L’image du violon qui « hume » la veine jugulaire est sans doute inspirée de la tenue de l'instrument, que le violoniste pose entre le menton et l’épaule, soit tout près de la veine jugulaire. Mais n'y-a-t-il pas aussi une allusion à l'obsession de la « limpieza de sangre » (la pureté de sang) chez les Espagnols du XVe siècle « humant le sang » au sens où ils enquêtent sur l'ascendance chrétienne ? Le contexte militaire de la Reconquista paraît en tout cas évoqué par la comparaison entre les violons et une « armée qui édifie un cimetière de marbre » : selon un raccourci frappant, les soldats se font fossoyeurs. Par ailleurs, le souvenir de l'Inquisition paraît prégnant au moment où, dans les derniers distiques, le je qui était absent du début du poème, est dit « recherché » par les violons. À la figure historique de l'Inquisiteur se superpose une autre figure, mythologique cette fois : dès lors qu'il est question de « suivre » le poète pour « s’en venger », les violons semblent comparés à des Érinyes – on sait que Darwich admirait Eschyle, cité dans le poème « Sur cette terre ».
            « Les Violons » est un poème habité par un fort pessimisme : les images de destruction sont partout, et l’exil, figuré par les oiseaux qui s’échappent (cf. « S’envolent les colombes »), paraît irrémédiable. Néanmoins, l’espoir de retour n’est pas annihilé : la patrie « peut-être reviendra » et le « chant de lilas sauvages », selon une antithèse significative, s’il « s’éloigne », « revient » ensuite. Le va-et-vient de l’archet peut figurer les perpétuels mouvements d’aller et de retour qui parcourent ce poème dont le refrain est fondé sur l’opposition d’une arrivée et d’un départ. Le refrain subit d'ailleurs in fine une inflexion significative : les deux vers sont inversés, de sorte que ce n’est pas sur l’image du départ, mais de l’arrivée (« les gitans qui partent pour l’Andalousie ») que le poème s’achève, comme si la cyclicité de l’histoire devait faire croire à des retrouvailles futures avec le lieu perdu. 
Nicolas Fréry
Mis en ligne le 3 septembre 2017
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