Je
suis rentré au Bled, voilà maintenant une quinzaine de jours, alors que
pointait Ramadan. J’y suis venu pour diverses raisons. Rentré provisoirement,
cela va sans dire. Pour satisfaire à l’une de celles-ci, il me fallait libérer
de l’espace dans ma maison. Faire le tri. C’est-à-dire faire des choix. Et
ceux-ci sont parfois douloureux. Il en va ainsi des livres, des journaux… Il est parfois difficile de décider « ça
je garde », « ça non ». Car il se crée une sorte de lien entre
l’objet et soi, ici des livres, des journaux… ils nous racontent des bribes de
vie de notre propre histoire, de celles du pays, de la famille…
Comme
je l’ai écrit dans un précédent post, je me suis séparé de centaines de
journaux d’une période très riche dont le spectre s’étale de 1987 (mon dernier
retour « définitif » de
France) à 1994 (mon dernier départ « définitif » d’Algérie). Sept
années relatées dans ces journaux. Sept années, autant qu’une guerre, sept
années d’écrits divers, parfois intelligents, courageux, mais parfois nauséeux
comme certains articles (téléguidés ou même assumés) comme ceux de l’Hebdo
libéré (une tâche noire indélébile dans la presse algérienne, nous le nommions
« L’Hebdo de la haine libérée »), comme ceux de Le Matin ou Le Soir…
pour n’évoquer que les francophones. Je n’ai jamais acheté ou lu un journal
arabophone. De ce côté je frise hélas l’illettrisme.
J'ai offert les journaux au CPMDH (Centre de recherche pour la Préservation de la Mémoire et l’étude des Droits de l’Homme, à Oran). Ils y sont entre de bonnes mains.
Je
me suis également séparé de nombreux journaux partisans. Vogue la galère, il y
en avait pour tous les goûts, jusqu’aux plus détestables. De Saout Echaab au
Mounqid en passant par El Haq, l’Avenir, Révolution Africaine, et Libre Algérie ou FFS-Info. Avant de m’en
séparer (j’en ai gardé toutefois quelques-uns, la difficulté du tri disais-je)
j’ai lu, parfois des articles entiers et ce qui devait ne prendre que deux
jours m’immobilisa plus d’une semaine. Je fus durant tout ce temps complètement
submergé par l’effervescence et la tourmente de ces années-là. Nous vivions
dans un ancien monde.
Il
en fut pareil pour les livres. Heureusement, le nombre des livres cédés est
moins important que celui que je garde. Parmi ces derniers je cite :
- Tupamaros Berlin-Ouest (Bommi Braumann)
- Histoire de la révolution russe, tomes 1 et 2
(Léon Trotsky)
- Les enfants du nouveau monde (Assia Djebar)
- La cuisinière et le mangeur d’hommes (André
Glucksman)
- La libération intellectuelle en URSS et la
coexistence (Andrei Sakharov)
- Mujères de Nicaragua (Paz Espejo)
- De la Chine (Maria-Antonietta Macciocchi)…
Les
deux derniers auteurs (Paz et Macciocchi) furent de mes enseignants à l’université.
Les précédents (Glucksman, Sakharov) ainsi que Alexandre Soljénitsyne avec les
formidables pavés qui forment L’Archipel du Goulag, furent (avec plus tard
nombre de journalistes de Libération) parmi ceux qui m’éveillèrent à la réalité
du monde très clos, celui du socialisme réel en Union soviétique. Je tournai
alors définitivement la page de l’URSS (ouverte quelques années plus tôt) et de
son dogme. Ce monde concentrationnaire et cruel n’était pas du tout celui
auquel j’aspirais. Il nous a été jeté au visage par ceux qu’on appelait les
dissidents (Elena Bonner, et Andrei Sakharov, Vladimir Boukovski, Alexandre
Ginsburg, Alexandre Zinoviev, Léonid Plioutch, Alexandre Soljénitsyne
évidemment et beaucoup d’autres.) Lorsque certains d’entre eux passaient à
Paris, nous allions les écouter. J'habitais dans le 17° et m'apprétais à rejoindre Vincennes (cf.annonce Libération)
J’ai donc viré ma cuti, non sans faire la
nécessaire distinction entre les cocos (les Stals quoi) et les trotskos (mes
amis). Oui mais, disent les mauvaises langues, Soljénitsyne c’est un
réactionnaire, un bourgeois pourri etc. Très bien. Soljénitsyne est un bourge,
pourri, salaud, tout ce que l’on veut… mais ce qu’il raconte il l’a bien vécu,
comme l’ont vécu dans leur chair des millions de citoyens de l’Archipel
communiste. Rares sont ceux qui continuent de nier l’évidence aujourd’hui. Le
Goulag, la Guepeou, La Kolyma, La Sibérie, sont des mots qui glacent l’Homme.
La torture, érigée en système, fut un des instruments de contrôle de dizaines
de millions de personnes, un instrument de mort, pire, de disparition.
J’ouvre
maintenant l’Archipel (C. me l’avait offert pour mon 28° anniversaire, il y a plusieurs
décennies de cela). Ses pages ont perdu de leur splendeur blanche, elles aussi
marquées par le temps qui passe.
« Alors
que dans tout Leningrad personne ne se lavait plus et que les visages étaient
recouverts d’une couche noirâtre, les prisonniers de la Grande Maison prenaient
une douche chaude tous les dix jours. Certes, on ne chauffait que les couloirs,
pour les gardiens, et non les cellules, mais chaque cellule avait l’eau
courante et des cabinets : où aurait-on encore pu trouver l’équivalent à Leningrad ? Quant à la
ration de pain, elle était de cent vingt-cinq grammes, comme à l’extérieur, et,
de plus, on avait droit, une fois par jour à un bouillon de viande de chevaux
abattus ! et à une bouillie liquide !
Voilà
une vie de chien enviée par le chat ! et que faites-vous du cachot ?
et de la peine suprême ? Non,
cela n’explique pas l’amour.
Cela
ne l’explique pas…
Asseyez-vous,
fermez les yeux, passez-les toutes en revue. Combien de cellules avez-vous
« fait » durant votre peine ? vous avez même du mal à les
compter, et dans chacune d’elles, il y avait des hommes, des hommes… dans
l’une, ils étaient deux ; dans telle autre, cinquante. Dans les unes vous
n’avez fait qu’entrer et sortir, en d’autres vous avez séjourné tout un long
été.
Mais,
entre toutes, vous mettez toujours à part votre première cellule, là où vous
avez rencontré vos semblables, voués au même sort que vous. Et il n’est rien –
si ce n’est, peut-être, votre premier amour – que vous vous rappellerez, toute
votre vie durant, avec autant d’émotion. Et ces hommes qui partagèrent avec
vous le sol et l’air de ce cube de pierre, en ces jours où vous étiez entrain
de revoir votre vie de fond en comble, vous vous souviendrez d’eux, un jour
encore, comme des membres de votre famille.
D’ailleurs,
en ces jours-là, eux et eux seuls, étaient votre famille.
Ce
que vous avez vécu dans votre première cellule d’instruction n’a son équivalent
ni dans votre vie d’AVANT ni dans votre vie d’APRES. Peu importe que les
prisons aient existé avant vous pendant des millénaires et qu’elles existent
encore, tant d’années après vous (on aimerait se dire : un peu moins…), il
est une cellule unique et incomparable, celle où vous avez vécu votre
instruction.
Peut-être
était-elle atroce pour un être humain. Taule infestée de poux et de punaises,
sans fenêtre ni aération, sans châlits, avec un sol malpropre, la sorte de
boite qui s’appelle KPZ, attenant à un soviet rural, à un poste de milice, à
une petite gare ou installée dans un port (KPZ /DPZ : « cellules
(maisons) de détention préventive ». Non pas l’endroit où l’on purge sa
peine, mais celui où l’on est enfermé durant l’instruction.)
(Les
KPZ et les DPZ, ce sont elles qui sont le plus répandues sur la face de notre
terre, c’est là que se trouve la masse.) « cellule individuelle » de
la prison d’Arkhanguelsk aux vitres enduites de minium pour que la lumière
mutilée du Bon Dieu n’y entre que pourpre, et que brûle éternellement au
plafond une ampoule de quinze watts ; ou bien « cellule
individuelle » à Tchoïbalsan où vous êtes restés pendant des mois à
quatorze sur six mètres carrés, serrés les uns contre les autres, dépliant une
jambe pour replier l’autre tous ensemble au commandement. Ou bien encore l’une
des cellules « psychiatriques » de la prison de Léfortovo, comme la
111 : peinte en noir avec, là aussi, une ampoule de vingt-cinq watts
brûlant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et, pour le reste, conforme à
n’importe quelle autre cellule de Léfortovo : sol asphalté, manette du
chauffage dans le couloir, à la disposition du gardien, et, surtout, grondement
déchirant qui se prolonge durant des heures (il provenait de la soufflerie de
l’Institut central d’aérodynamique et d’hydrodynamique qui se trouve à
côté ; mais on n’arrive pas à croire que ce ne soit pas fait exprès),
grondement telle qu’une gamelle et un quart glissent de la table sous l’effet
des vibrations, qu’il est inutile d’essayer de parler, mais que l’on peut
chanter à tue-tête sans que le gardien entende ; et quand ce grondement
s’arrête, une béatitude vous envahit, supérieure à la liberté.
Cependant,
ce n’est bien sûr pas ce sol dégoûtant ni ces murs sombres, ni l’odeur de la
tinette que vous avez pris en affection, mais ces hommes avec qui vous vous
retourniez au même commandement ; quelque chose qui battait entre vos âmes ; leurs paroles parfois
étonnantes et les pensées fluides et si libres qui naquirent en vous, justement
là, et auxquelles récemment encore vous n’auriez pu vous hisser, vous élever.
Ce
qu’il vous en a coûté de forcer l’entrée de cette première cellule ! On
vous tenait enfermé dans une fosse, dans un box ou dans une cave. Aucune parole
humaine, aucun regard humain, on ne faisait que vous arracher à coups de bec –
de bec de fer – des morceaux de votre cerveau et de votre cœur ; vous
criiez, vous gémissiez, ils riaient.
Pendant
une semaine ou un mois, vous avez été complètement isolé au milieu d’ennemis et
déjà la raison commençait à vous abandonner, déjà vous renonciez à la vie, déjà
vous vous laissiez tomber du radiateur de telle sorte que votre tête allât
s’écraser contre le cône de fonte du tuyau d’écoulement (Alexandre D.) :
mais, soudain, voilà que vous êtes vivant, voilà qu’on vous conduit jusqu’à vos
amis. La raison vous est revenue.
C’est
cela, la première cellule !
Vous
l’attendiez, cette cellule, vous en rêviez presque comme on rêve de sa
libération, tandis qu’on vous sortait d’une fente de souris pour vous jeter
dans un trou de rat, de Léfortovo pour vous envoyer dans une de ces prisons
diaboliques et légendaires comme la Soukhanovka. »
J’ai
relu d’autres pages toutes aussi noires de cette réalité soviétique et je pense
à ce pays où je me trouve, le mien, qui n’a pas encore regardé dans les yeux et
sans fard son passé, toutes ces décennies d’après indépendance pour en faire
émerger non les mémoires (elles foisonnent et se télescopent), mais l’histoire.
Je
suis rentré au Bled alors que pointait Ramadan. Les journées ne se bousculent
pas et on s’ennuie. On attend impatiemment que la nuit tombe et que la vie se
pointe pour quelques heures. Nous avons à ce jour vaincu dix-huit jours et vécu
dix-huit nuits. Je continue tant bien que mal de trier, ranger, hésiter, jeter,
garder, choisir.
Il
est six heures du matin, je vais aller me coucher.