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dimanche, décembre 16, 2018

626_ Les écrivains algériens dans la décennie noire, 1988_2003




« Algérie, les écrivains dans la décennie noire »


(lire ici en bas - à la suite de mon texte in Le Quotidien d'Oran 
les précisions que l'auteur nous a demandé d'apporter )

Le livre Algérie, les écrivains dans la décennie noire de Tristan Leperlier (CNRS Éditions, Paris septembre 2018, 344 pages), est « la version remaniée » d’une thèse de doctorat de l’auteur, soutenue il y a trois ans à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et intitulée Une guerre des langues ? Le champ littéraire algérien pendant la décennie noire (1988 - 2003). Crise politique et consécrations transnationales.   Le livre se positionne « entre études littéraire et sociologie des intellectuels » et s’adresse aussi bien « aux lecteurs curieux de découvrir une littérature (algérienne)… qu’aux lecteurs qu’intéressent les enjeux de l’engagement politique en période de censure religieuse, de migrations intellectuelles et d’identités postcoloniales. » Il s’articule autour de quatre grandes interrogations (chapitres). La première interroge le statut de l’écrivain, la deuxième ce que fut la guerre civile, la troisième  l’engagement de l’écrivain et la quatrième les écrivains dans la relation France-Algérie. Comme l’indique l’intitulée de la thèse, la recherche couvre la période allant de 1988 année de la révolte des jeunes algériens à 2003 année de Djazaïr, une année de l’Algérie en France, « couronnant une période où les relations littéraires entre la France et l’Algérie ont été intenses, et marquant le retour de l’État algérien en matières culturelles. »

Les choix méthodologiques : l’analyse qui s’inscrit « à la croisée des études littéraires et des sciences sociales » est à la fois qualitative et quantitative, elle introduit des concepts empruntés notamment à Max Weber, Émile Durkheim, Pierre Bourdieu, Erving Goffman. Tristan Leperlier procède à des entretiens semi-directifs en français ou en arabe, avec 80 individus dont 65 écrivains, 15 éditeurs, 2 journalistes… La base de données des œuvres littéraires algériennes en contient « plus de deux mille » (ou : « environ deux mille ») et 174 écrivains algériens en activité entre 1988 et 2003 ». Tout le long du livre, argumentaires et justifications s’enchaînent sous différents angles et contenus et se complètent pour aboutir à une construction cohérente de la question centrale du rôle des écrivains algériens durant la décennie noire et les conséquences que les bouleversements politiques et sociaux ont eu sur eux. Autrement dit comment les écrivains algériens ont été partie prise et partie prenante ? Le contenu de la recherche est très dense et très circonstancié. Aussi, nous proposons cinq rubriques ramassées qui dans leur ensemble, espérons-le, en reflètent l’essentiel : 1- La position de l’intellectuel, 2- Les différents groupes, 3- Francophones, arabophones, 4- Engagement et témoignage, 5- Une littérature spécifique et des logiques économiques.



1- La position de l’intellectuel



Tristan Leperlier introduit la question de l’autonomie de l’écrivain et la tradition française quant à l’engagement de ce dernier au nom des valeurs universelles de tolérance, de vérité… Deux types d’écrivains sont opposés, l’ « intellectuel critique » et le « conseiller du prince ». L’auteur n’évoque pas la question de l’intellectuel organique d’Antonio Gramsci, ni la critique de Pierre Bourdieu. En Algérie, l’écrivain dispose d’un statut éminent, il est le « parangon de l’intellectuel » jusqu’aux années 90, qui seront aussi les années qui mettront un terme à cette position de prestige, au bénéfice des journalistes. Deux facteurs sont la cause du déclin de l’écrivain phare : la crise politique et son internationalisation, et la guerre civile qui suivit. Mais aussi son soutien « bon gré mal gré » à un régime « semi-autoritaire ». L’auteur nuance, « l’engagement des écrivains algériens paraît bien plus complexe que le discours d’héroïsation à leur propos ne donne à penser. » Alors qu’ils étaient « à l’avant-garde de la contestation du pouvoir politique » au début de la décennie Chadli Bendjedid, ils se mirent en retrait pendant les émeutes d’octobre 88. Kateb Yacine allant jusqu’à appeler à serrer les rangs autour du FLN (Front de libération nationale) post-octobre, écrivant dans une tribune « Le FLN a été trahi » (Le Monde daté 26 octobre 1988), alors que les journalistes « étaient en première ligne… Dès mai 88, un mouvement des journalistes algériens s’était d’abord structuré autour de revendications salariales ». Les journalistes « en tant que journalistes » remplacent les écrivains à l’avant-poste de la contestation. » Le silence des écrivains prendra fin au lendemain de « l’arrêt du processus électoral », lorsque la montée en puissance des islamistes mettait en péril l’autonomie du champ littéraire.



À la suite des émeutes d’octobre 88, l’Algérie se démocratise, s’ouvre au multipartisme. Une nouvelle constitution garantissant les droits fondamentaux des citoyens, liberté d’expression, d’opinion, d’association, liberté religieuse, liberté de la presse, est adoptée. Le gouvernement de Mouloud Hamrouche libéralise la presse (loi 90-07 du 3 avril 1990). Dans l’effervescence que vit le pays, les journalistes occupent le devant de la scène et le champ intellectuel. Ils sont « l’avant-garde intellectuelle de la contestation politique » alors que les écrivains se mettent en retrait. L’auteur liste les forces politiques en présence alors, citant le FLN et le PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste), puis les islamistes, les berbéristes et les libéraux ou réformateurs, en accusant ces derniers d’être « stratégiquement alliés aux fondamentalistes », faisant l’impasse sur les autres organisations dont plusieurs sont trotskystes et le FFS (Front des forces socialistes), le plus ancien parti d’opposition au régime depuis l’indépendance. L’auteur évoquera plus loin ce parti sans le qualifier ou bien l’indexer comme « participant à la Quatrième internationale ».

« Formés généralement dans le marxisme, les écrivains, en tant qu’élite, ont connu une forte promotion dans les années 70 et ne sont donc pas foncièrement hostiles au régime FLN » face auquel ils adoptent « une attitude de soutien-critique » jusqu’au changement intervenu à la tête du Pouvoir avec l’arrivée de Chadli Bendjedid. Avec les émeutes d’octobre 88, « la représentation de l’intellectuel, et de l’écrivain en particulier, est rompue ». Il y a entre ces intellectuels et les jeunes émeutiers « un décalage social ». 25% (de la base de données de l’auteur) « des écrivains actifs pendant les années 90 ont tenu un poste de responsabilité (haute administration, direction de recherche…) »



Le « retour de la gauche » aux commandes du pays à la fin des années 80 début 90, invite les intellectuels les plus indépendants par rapport au FLN à « élaborer des nouvelles politiques culturelles publiques » favorisant l’autonomie. On assiste à une forte libéralisation du secteur culturel. La SNED (Société nationale d’édition et de diffusion) où Rachid Boudjedra officiait depuis sa nomination en 1981 comme « censeur en chef assumé » (El Watan, 10 octobre 2017) ne dispose plus du monopole.

Le réengagement politique des écrivains ne s’effectuera qu’à la fin de la décennie avec la « visibilisation publique croissante des islamistes » et leur menace. De nombreux écrivains intégreront au début de l’année 89, le « Rassemblement des artistes, intellectuels et scientifiques (RAIS) » qui publie le 29 février une « Déclaration pour la tolérance ». Le texte, signé par près de 8000 personnes, sera déposé à l’Assemblé nationale le 8 mars de la même année. À la fin des années 80, « comme dans les années 70 quand ils acceptaient de répondre aux injonctions de la célébration nationaliste et socialiste, les écrivains reprennent à leur compte les enjeux du champ politique ». Leurs sollicitations ont été entendues. « En 1992 ils se sont rangés majoritairement du côté d’un « État » qui n’hésitait pas à mettre en cause le résultat des élections législatives, puis à mettre en place des mesures répressives à l’égard du mouvement islamiste. » Les écrivains sont « plus engagés pour les libertés individuelles que pour la démocratisation susceptible de mettre en danger ces libertés ». Une dizaine d’années plus tard, « lors du Printemps noir en Kabylie en 2001 – répression massive  provoquant des centaines de morts – les écrivains se sont, comme en 1988, peu mobilisés ».



2- Les différents groupes



L’auteur distingue trois positions politiques chez les écrivains : il y a les anti-islamistes radicaux (les éradicateurs), les anti-islamistes dialoguistes et les pro-islamistes. À partir des entretiens et des bases de données, les trois-quarts des anti-islamistes sont radicaux. « Les positions pro-islamistes et dialoguistes paraissent marginales. » Tristan Leperlier questionne dans un premier temps la relation entre les prises de positions politiques des écrivains et leur position dans le champ littéraire, et dans un second temps la relation entre ces prises de positions politiques à l’aune de leur proximité ou non avec le Pouvoir, l’auteur écrit souvent « État » sans éclaircissement des deux notions.  



Il se dégage de son analyse « trois nuages » : individus, modalités, modalités politiques, à partir desquels sont dégagés trois idéaux-types : les Professionnels (souvent héritiers d’un capital littéraire, ils vivent de leurs écrits), les Professeurs (fonctionnaires, anciens étudiants en Lettres), Les reconvertis (ceux-là, souvent journalistes, venus tard à la publication).



Dans la rubrique « Deux rapports à ‘‘l’État’’ », l’auteur distingue deux groupes d’écrivains s’inscrivant contre les islamistes : les dialoguistes et les radicaux. Les écrivains du premier ont dénoncé le coup d’État et soutenu la Plateforme de Rome en 1995 signée « entre trois partis frustrés de leur victoire en 1992 ». Dans les faits, la Plateforme de Rome n’a pas été ratifiée par trois, mais sept partis politiques et la ligue des Droits de l’homme de maître Ali Yahia Abdenour. Les écrivains dialoguistes, sont à la marge du champ littéraire écrit l’auteur, il n’y en a que deux de grande carrure, et ils sont « les moins dotés en toutes sortes de capitaux et ont peu accès aux postes politiques ».



Les écrivains du second groupe ont soutenu l’arrêt du « processus électoral » et « la politique anti-islamiste radicale de Rédha Malek figure politique importante de la gauche ». D’ailleurs, « la tendance de leur participation au pouvoir politique s’est renforcée ». Les anti-islamistes radicaux, s’ils reconnaissent qu’au sein du pouvoir il y a une « diversité », ils la « nient » s’agissant du mouvement islamiste, « c’est un leurre » répète par exemple Rachid Boudjedra « communiste très intégré aux cercles du Pouvoir ». Ce « Voltaire d’Alger » qui se veut « orientateur des consciences dans son pays et ambassadeur de l’image de l’Algérie dans le monde ». Il s’agit en définitive de deux rapports au Pouvoir politique. Nombre d’écrivains de la génération de Novembre « doivent à ‘‘l’État’’ algérien leur très forte promotion sociale… Si la plupart des jeunes écrivains de langue française ont été favorables à l’arrêt du processus électoral de décembre 1991 », contrairement à nombre de leurs aînés, ils « semblent être les premiers à s’éloigner de l’approche anti-islamiste radicale pour mettre en cause et ‘‘l’État’’ et les islamistes ».



L’auteur met en avant la concurrence entre écrivains et journalistes dans le champ intellectuel. « Par les écrivains dialoguistes le champ littéraire rentre en friction avec d’autres champs intellectuels ». L’opposition entre intellectuels anti-islamistes radicaux (des écrivains) et dialoguistes (des journalistes et universitaires structurés autour de la maison française d’édition La Découverte comme Mohammed Harbi, Benjamin Stora, Tassadit Yacine José Garçon, Salima Ghezali, Ghania Mouffok…), on la retrouve entre intellectuels critiques « universalistes » et « spécifiques ». Les premiers interviennent dans le débat « au nom des valeurs », les seconds « au nom d’une spécification ».


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3- Francophones, arabophones



L’auteur réfute cette image qu’ont certaines élites françaises reconduisant une perception coloniale, selon laquelle face à l’Algérien « évolué et moderne » et donc francisé et dont l’horizon est tourné vers la France, est posté « l’archaïsme, voire la barbarie du reste de la population ». Selon cette « doxa française la guerre civile algérienne aurait été avant tout une guerre culturelle opposant arabophones et francophones. » Mais il précise que les écrivains algériens exilés en France ont contribué à la diffusion de cette représentation. Boualem Sansal (qui n’est pas exilé à l’étranger) « parle de guerre linguistique ». Chez les arabophones la langue arabe est mise en avant contre le français « langue de la colonisation et de l’aliénation ». Brahim Saci philosophe laïc « mais » – conjonctionne l’auteur – opposé à l’arrêt du processus électoral se permet de généraliser « c’était aussi une guerre des langues » affirme-t-il. Tristan Leperlier indique que dans le champ littéraire « fortement bipolarisé, la guerre civile est devenue une guerre des langues », ce qu’elle n’était pas avant.



Selon l’auteur, en partie le conflit entre les pro et les anti-islamistes se résume à l’opposition entre fondamentalistes et gauche marxiste qui avait structuré la vie politique depuis l’indépendance. Ce raccourci (il n’y en a pas beaucoup heureusement) ne nous semble pas à la hauteur des prétentions du chercheur. Quelques pages plus loin, et pour illustrer son propos Tristan Leperlier rapporte les mots d’un auteur de la gauche marxiste qui – près d’un an après octobre 88 – dans le numéro du 7 juillet 1989 de Révolution Africaine (FLN), faisait sur cinq pages le panégyrique de Nicolae Ceausescu. Cette « opposition entre les pro et les anti-islamistes a été en partie absorbée par le clivage linguistique francophone/arabophone. »



4- Engagement et témoignage





La problématique de l’engagement a été « réactivée » par la guerre civile alors qu’elle s’était effacée durant la décennie 80 après qu’elle fut « centrale dans les années 70. » L’auteur propose à partir de la sociologie d’Émile Durkheim (explication causale du réel) et de Max Weber  (compréhensive et subjectiviste ou le point de vue de l’acteur) une typologie du geste d’engagement par le biais de la littérature. L’engagement d’attestation, l’engagement d’évocation et l’engagement d’interrogation.

L’engagement d’attestation est une « affirmation d’un propos politique ». L’objectif de cette stratégie est de contrer les discours pro-islamistes « et surtout dialoguistes ». L’engagement d’évocation « ne formule pas de propos politique explicite, n’affirme pas de valeurs ». Cet engagement-là « entre en discussion » plus avec un imaginaire. L’engagement d’interrogation « est fondamentalement politique tout en cherchant l’autonomie de la littérature. » Il est contradictoire avec l’ethos de témoin, il peut mettre en cause les valeurs ‘‘attestées’’ par d’autres.



Mais ces engagements sont une chose et l’engagement esthétique en est une autre.



Si l’exil des écrivains algériens est important (le quart d’entre eux), l’accueil qui leur est fait n’en n’est pas moins très positif du fait de l’attente du public français. Il y a une « délocalisation exceptionnelle de la littérature algérienne en France ». Les préoccupations nationales sont très présentes dans les livres de ces écrivains. La plupart d’entre eux « ont assumé un ethos de témoin » et nombreux sont leurs écrits qui sont présentés comme des témoignages alors qu’ils se situent entre fiction et histoire vécue. Lors de notre enquête écrit Tristan Leperlier « Malika Mokeddem est la plus souvent citée comme l’exemple typique de la ‘‘littérature d’urgence’’ ou de ‘‘témoignage’’, elle est devenue une sorte de bouc-émissaire. » L’auteur émet l’hypothèse que c’est « son virulent engagement féministe anti-islamiste qui lui est reproché ».

La reconnaissance de tous ces écrivains n’est pas acquise. « Cette notion de témoignage  écrit l’auteur est souvent rattachée dans les années 90 à celle de l’urgence », une représentation très controversée. Pour étayer ses affirmations l’auteur  prend pour exemple le contenu d’ouvrages de Rachid Mimouni, Yasmina Khadra, Malika Boussouf… Il fallait constituer en France où se développe un discours hostile aux anti-islamistes radicaux, un discours opposé politique et littéraire, même si, comme dans La Malédiction (Stock 1993) de Rachid Mimouni, « la qualité du texte n’a plus rien à voir avec celle des précédents du même auteur »(1). Ce roman « abandonne toute recherche littéraire au profit d’un roman à thèse politique. »

Chez Yasmina Khadra le chercheur note « les cinq romans qu’il publie entre 1997 et 1999 proposent au lecteur une interprétation spécifique de la guerre civile : elle sert non un peuple opprimé que les islamistes représenteraient, mais les intérêts économiques de la classe dirigeante, appelée « mafia politico-financière ». La crédibilité de ce « discours » est liée à l’auteur lui-même, à son identité « à la fois algérienne et musulmane, et féminine » et qui est sans cesse rappelée dans le paratexte de ses romans de cette période. Yasmina Khadra révèlera sa véritable identité en 2001 dans son livre L’Écrivain (Julliard)

Avec le roman de Malika Boussouf Vivre traquée (Calmann Lévy, 1995) dédié à André Glucksman et à ses proches, « s’affirme le modèle du témoignage de journaliste ». Il y a concurrence entre journalistes et écrivains conséquence de leur « très grande proximité ». L’auteur précise que la moitié des écrivains algériens de la période analysée ont exercé comme journalistes.

Ces écrits sont qualifiés d’intimes, de « témoignages ». Dans Peurs et mensonges  de Aïssa Khelladi (Amine Touati) qui « travaille à la Sécurité militaire avant de devenir journaliste politique… dans la presse de gauche francophone »(2) peut être qualifié d’autofiction, balançant entre journalisme et témoignage. « C’est un texte sobre et réfléchi : une écriture de l’urgence d’abord » écrit sa collègue Marie Virolle de la revue Algérie Littérature/ Action. Une littérature de l’urgence, une « expression quasi oxymorique ». Cette notion est critiquée « une littérature à une dimension uniquement politique et conjoncturelle, et écrite dans la précipitation, c’est-à-dire insuffisamment élaborée (3). C’est en creux le spectre d’une littérature de journalisme qui se dessine. » Ce qu’approuve Leïla Sebbar. Quant à Maïssa Bey (l’auteur écrit Samia Benanteur), même si elle utilise l’éthique du modèle de témoignage (engagement féministe et anti-islamiste), elle prend ses distances avec cette littérature grâce à « son esthétique transparente ». À son propos l’auteur écrit « Maïssa Bey met en avant les raisons commerciales qui auraient conduit Le Seuil à  refuser son manuscrit Au commencement était la mer, puisqu’on lui signifiait que son texte était ‘‘trop poétique pour dire la réalité sanglante de l’Algérie d’aujourd’hui’’. ‘‘C’était le plus beau compliment qu’on pouvait me faire. Ce qui voulait dire que je n’avais pas écrit un témoignage’’ » s’est réjouie l’écrivaine.



De nombreux autres exemples sont donnés sur ces questions : S. Ammar-Khodja, S. Bachi, A. Camus, M. Dib, A. Djebar, A. Djemaï, A. Mosteghanemi…  que nous ne reprenons pas ici car leur développement alourdirait notre texte.



5- Une littérature spécifique et des logiques économiques



Durant les années 90, La France, en même temps qu’elle accueillait les écrivains algériens, « elles les ghettoïsait dans une étiquette nationale et les soumettait à des logiques économiques. »

En France, comme les écrivains algériens francophones, leur littérature est aussi marquée. « Marquée comme toutes les littératures périphériques » et en même temps elle est étiquetée ce qui lui donne une visibilité marchande (« francophone », « algérien »). Les écrivains sont « conscients des effets de ces étiquetages et en jouent ». D’un côté ils apprécient de pénétrer le marché, mais de l’autre ils appréhendent « l’assignation à un ghetto ».

« La guerre civile provoque une forte auto-identification des écrivains algériens ». Ils s’alarment de la situation politique du pays et de son image qui se dégrade, et sont pénétrés par un « sentiment de honte », un sentiment exprimé dans les romans comme dans La troisième fête d’Ismaël. Chronique algérienne, août 1993-août 1994 de Nayla Imaksen ou Soumya Ammar-Khodja (Le Fennec, Casablanca). Une auto-identification que ne partagent pas tous les écrivains, ainsi Anouar Benmalek cité par Tristan Leperlier : « je revendique et mon enracinement en Algérie ainsi que mon droit à l’universalité. Le terme écrivain algérien a une espèce de connotation ethnique. » Mais c’est justement sur ces points, sur « cette auto-identification », sur cette « nouvelle littérature algérienne » que s’édifiera à Paris la revue Algérie Littérature/ Action. Il y a un fort intérêt en France quant à cette littérature algérienne pendant les années de guerre civile (et même avant, un « intérêt renouvelé » depuis octobre 88). « Une niche de marché » lui est ouverte avec un risque qu’elle perde son autonomie. Il y a « un double soupçon mercantile » porté à la fois sur les écrivains algériens et les éditeurs français. Certains écrivains algériens qualifiés en Algérie d’« opportunistes » sont accusés de rechercher « les suffrages étrangers » ce qui implique « de se soumettre à la demande d’exotisme du public étranger », quant aux éditeurs français ils sont qualifiés d’ « ethnocentriques » parce qu’intéressés par la seule violence. Ce soupçon est pour l’auteur « en passe de devenir un lieu commun, tant il circule entre les cercles intellectuels des deux rives ». Il ajoute que ce « point de vue est polémique, il exprime le rejet (par les agents du pôle national du champ littéraire) de la domination du pôle international. Le refus de la littérature de témoignage, de l’urgence, par les éditions Barzakh relève de cette logique. »



Pour le pôle national du champ littéraire algérien,  « c’est l’authenticité de la littérature algérienne produite à l’étranger qui est mise en doute. L’auteur cite Kamel Daoud (journaliste) et Sadek Aïssat, auteur. Kamel Daoud qui écrivait alors (à cette époque il n’avait pas encore publié de livre) : « la littérature algérienne publiée en France est une véritable mise en scène perpétuelle de soi-même et de son propre drame, simplifiés et vulgarisés pour la consommation de l’autre (…) Il ne peut y avoir de culture algérienne en exil en vérité. » De son côté Sadek Aïssat qui avait publié L’année des chiens (Anne Carrière, 1996) déclare : « J’avais peur qu’on m’emmène là où je ne voulais pas aller, j’avais peur que l’édition, les circuits autorisés, me demandent des choses… me fabriquent, en fait me fabriquent et fassent de moi ce que je ne voulais pas être ». Il y a dans l’appréhension de cet auteur et en filigrane la récupération et la transformation de ses écrits par les maisons d’édition françaises. Ce qu’a montré avec pertinence et force détails Kaoutar Harchi(4).

Tristan Leperlier relativise la question du « constat d’ethnocentrisme… (qui) n’est pas particulier aux relations franco-algériennes… les conclusions tirées sont parfois excessives… On a même parlé de ‘‘machine éditoriale à mouliner les auteurs’’ ». L’auteur considère que « les écrivains francophones entrent dans le marché français sans passer par l’intermédiaire d’un traducteur (comme d’autres  auteurs), ce qui leur permet une plus grande marge de manœuvre dans la négociation avec leur éditeur. » Il distingue différentes postures éditoriales selon  que l’on est « petit éditeur », « éditeur moyen » ou « grand éditeur » avec des capitaux faibles ou importants. Il ajoute toutefois que le champ littéraire algérien est aussi soumis aux contraintes du marché « qui sont partiellement des pressions politiques privilégiant l’approche anti-islamiste radicale ». En France les écrivains algériens sont fortement valorisés, « moins du fait de leur autorité propre que des valeurs qu’ils promeuvent comme ‘‘intellectuels musulmans alibis’’ ». Et nous pouvons ajouter et préciser qu’ils sont d’autant valorisés que leurs discours politiques s’emboite dans ceux des intellectuels français et autres faiseurs d’opinions.

Plusieurs pages de la recherche sont consacrées à la revue Algérie Littérature/ Action qui, en France, « avec des capitaux symboliques et économiques français », a participé à la reconstruction d’« un pôle autonome au champ littéraire algérien » qui subissait tant en Algérie qu’en France « des pressions économiques et idéologiques »



En conclusion Tristan Leperlier affirme notamment que le champ littéraire algérien a été surpolitisé durant la période observée poussant les écrivains à s’engager politiquement. Le fait que les écrivains « aient été en retrait de la politisation des émeutes d’octobre 88 et qu’ils se soient rangés (majoritairement) du côté de ‘‘l’État’’ dans la lutte radicale contre le mouvement islamiste, à rebours de l’image héroïque habituelle de l’écrivain luttant contre un État liberticide » s’explique en partie par l’idée que l’écrivain « est censé participer à la construction de la nation et qu’il est ambassadeur du pays à l’étranger, en particulier en direction de l’ancienne métropole coloniale »

Avec la fin de la guerre civile il y a eu « une dépolitisation inédite du champ littéraire ». La hiérarchie qu’on y observe entre francophones et arabophones « s’appuie en bonne partie sur le fait que la langue française est en lien avec la France ». Le chercheur conclut que ce livre a permis de battre en brèche trois lieux communs de la critique que nous citons ici sans en reprendre les développements : « Rejeter l’opposition entre littérature et société, rejeter le culturalisme, reconsidérer les relations postcoloniales.



Au terme de notre lecture de cette volumineuse et importante recherche doctorale nous avons d’une part regretté que l’auteur n’ait pas tenu à distinguer clairement « l’État » entendu comme personne juridique et morale de gouvernance et « Pouvoir » en tant que puissance détenue par un groupe de personnes sur les citoyens et d’autre part déploré l’absence d’œuvres et de romanciers algériens qui auraient pu apporter un point de vue autre ou nuancé aux côtés de tous ceux qui ont été pris en référence, comme Ahmed Zitouni, Ahmed Kelouaz, Hassan Bouabdallah, Yahia Belaskri, Djamel Mati, Slimane Aït-Sidhoum et bien d’autres ayant publié entre 1988 et 2003, loin des champs altérés.




1_ Charles Bonn, « Paysages littéraires algériens des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin », cité par Tristan Leperlier in page 171.
2_ Il y a lieu de préciser que Aïssa. Khelladi « a participé au lancement du Nouvel Hebdo à Alger en 1990, et co-fondé l’Hebdo Libéré en 1991 » (africultures.com)

3_  http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2005/12/la-littrature-de-lurgence.html

4_  http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5245220


Ahmed Hanifi,

13 décembre 2018.

Dernier roman paru : Le Choc des ombres (Incipit en W- Novembre 2017).

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 Page de T. L.  mercredi 19 déc. 2018_ 15 h.
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1° partie in Le Quotidien d'Oran, dimanche 16 décembre 2018

http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5270569



                                                                                                                           Une du journal









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 2° partie et fin.

Le Quotidien d'Oran, lundi 17 décembre 2018 







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Pour celles et ceux qui n'ont pas physiquement accès au livre, vous pourvez en parcourir de nombreuses pages ici:




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------------------------------ PRÉCISIONS DE L'AUTEUR------------------------------------
 
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VOICI (quasiment le même jour, 14 déc 2018), l'analyse de Christine Chaulet-Achour



Un regard de sociologue de la littérature sur les écrivains algériens des quinze années de conflit (1988-2003)
L’Algérie fut à la une… pour le meilleur et pour le pire… après octobre 1988 et l’arrêt du processus électoral de janvier 1992. Vivant alors une nouvelle rupture tragique, cette ancienne colonie, présente, même dans l’invisibilité, dans la vie et la mémoire de nombre de Français, entamait la traversée d’années noires. C’est justement à ces années que se mesure Tristan Leperlier dans son ouvrage récent, Algérie, les écrivains de la décennie noire, aux éd. du CNRS. Libre échange entre une lecture et un auteur.
On ne peut que se féliciter de cette édition, pour deux raisons : sa capacité à condenser une thèse plus ample soutenue en 2015 – travail de resserrement dont on sait qu’il est ardu –, et surtout, son audace à s’attaquer à une période proche et qui n’a pas fini de susciter le débat. Un ouvrage désormais incontournable. Cette recherche menée sous la direction de Gisèle Sapiro, poursuit des objectifs mis en valeur par Jacques Dubois lorsqu’il a rendu compte de l’ouvrage de celle-ci, édité au Seuil à cette rentrée: Les écrivains et la politique. De l'affaire Dreyfus à la guerre d'Algérie : « chercheuse aguerrie », G. Sapiro s’appuie sur les travaux de Pierre Bourdieu et montre « que la vie des lettres se constituait en réseau de positions fortement construit » qui lui permet « de faire concurrence à un champ tout voisin comme celui de la politique ».
Dans cette direction, la prospection de Tristan Leperlier porte sur une période plus courte mais tout à la fois contemporaine et encore active dans les débats. Elle veut se distinguer d’autres études sur la littérature algérienne en la travaillant d’un point de vue sociologique et en menant de front prise en charge d’écrivains de langue arabe et de langue française pour tenter de cerner et, si possible, de dépasser les oppositions faciles et clivantes de ces deux « populations ». Elle remet aussi sur le métier la fameuse notion d’engagement de l’écrivain, si décriée. Par ailleurs cette étude ne se veut pas littéraire au sens classique du terme – c’est-à-dire analysant les textes – mais sociologique dans la mesure où, par la méthode suivie, elle s’intéresse plus aux individus et à leur place dans les champs politiques et littéraires qu’aux créations même si de nombreuses analyses plus ou moins détaillées y sont consacrées. C’est dire qu’elle brasse dans le même mouvement des personnes qui écrivent quelle que soit leur performance esthétique, toutes qualifiées d’écrivains.
Comme l’explique Tristan Leperlier, dans un de nos échanges : « Je travaille dans ce livre sur les écrivains dans leur globalité, et donc sur toute leur production, littéraire ou non. C’est pourquoi, comme vous le remarquez justement, je ne formule pas d’a priori esthétique. C’est une différence d’approche avec l’approche purement textuelle, mais pas avec l’histoire littéraire. Je pars de l’hypothèse qu’il n’y a pas d’universel du jugement esthétique, mais au contraire une lutte universelle pour la reconnaissance littéraire. Ce qui n’empêche l’expérience esthétique : je crois qu’on peut lire, à la manière dont je traite de certains textes, par exemple ceux de Djebar ou Dib, vers où porte mon goût ».
L’ouvrage offre tout d’abord une chronologie, établie par l’auteur, de 1962 à 2003. Elle répond bien aux résultats de la démonstration par une sélection intéressante des faits, des dates, des écrivains et de leurs publications. En ouverture et non en annexe, elle situe l’enquête dans l’histoire du pays depuis son indépendance.
L’introduction est substantielle et donne vraiment les grandes lignes de la recherche. Elle met en exergue et donc en attaque discursive, la citation très connue de Tahar Djaout, représentative de la tonalité majeure de la période : « Le silence, c’est la mort. / Et toi, si tu te tais, tu meurs / Et si tu parles, tu meurs/ Alors, dis et meurs ».
Tristan Leperlier la commente avec justesse : « Le poète et journaliste réveille le sens héroïque de la littérature : non plus bavardage humain ou même solitude de la parole, mais un « dit » transitif, faisant retour sur le monde et s’adressant à lui ». Le choix de cet incipit lui permet de rappeler le lien, dans certaines circonstances, de la littérature et de l’engagement. Suit un rappel historique qui complète la chronologie précédente. Il peut alors resserrer son propos sur des intellectuels précis : les écrivains et journalistes – les gens de la plume – qui ont été en première ligne durant ces années marquées par leurs assassinats et leurs exils.
Les bornes chronologiques choisies ne sont pas strictes mais elles sont aisément justifiables par des faits politiques. L’ambition est d’observer les modifications d’un champ littéraire par « la période de crise intense de la guerre civile ». Il observe une interaction forte entre le politique et le littéraire et avance quelques caractéristiques de cette Algérie des années 1990 dont la principale est celle d’un « champ » (selon la notion définie par P. Bourdieu) bilingue et transnational. « Cette étude entend contribuer à l’élaboration d’une nouvelle approche sociale de la littérature algérienne ».
On sait que les temps de crise sont, en règle générale, propices à une précipitation de données plus floues auparavant, à des clarifications mais aussi à des schématisations, autour de la question lancinante : que peut la littérature en temps de crise ? L’ambition plus générale voudrait que ce livre « contribue à la réflexion sur la place de l’Autre minoritaire dans les sociétés post-coloniales, algérienne ou française, dans un contexte de mondialisation économique et culturelle entraînant migrations et exils, mais aussi replis identitaires ».
La première pierre de l’édifice démonstratif est celle de la définition de « l’écrivain algérien ». Un rappel à grands traits reprend quelques éléments de cette recherche de définition sous la colonisation et après l’indépendance, en revenant très rapidement sur les histoires littéraires déjà existantes, sur les textes qui ont fait un sort à ce statut toujours en débat puisqu’on sait que la qualifiant d’algérien repose, pour les uns, sur son acception juridique, pour les autres sur la coloration esthétique et thématique de l’œuvre littéraire. On n’est pas surpris que la pierre de touche de cette aporie soit Albert Camus. Sans reprendre une périodisation déjà éprouvée dans la recherche sur la question en histoire littéraire, T. Leperlier propose sa propre périodisation en trois temps très généraux pour donner une unité à la période qu’il étudie : génération de Novembre/génération de l’indépendance/génération d’octobre. Elle sert le propos mais elle ne correspond pas, avec complexité, à l’histoire littéraire algérienne telle que peut la concevoir un historien de cette littérature.
Le champ littéraire algérien est ensuite défini comme multilingue et transnational. L’étude ne fait pas appel, en dehors de deux ouvrages un peu rapides, ceux de Hadj Miliani et de Kaoutar Harchi – « deux études importantes de sociologie de la littérature algérienne » –, aux études faites en Algérie ou par des Algériens mais s’appuie sur nombre de travaux essentiels en sociologie de la culture. Ce choix est compensé par les entretiens enregistrés ou non d’écrivains ou de critiques littéraires algériens dont la liste en fin d’ouvrage est tout à fait impressionnante et représente des heures d’écoute et de travail et donne à l’ouvrage son ancrage dans une réalité visitée avec minutie. Elle montre que si cette recherche s’appuie sur méthodes et théories en Europe et dans le monde anglo-saxon, elle s’anime par ces propos et paroles vives des acteurs du champ. La confrontation/comparaison entre écrivains dits francophones et écrivains dits arabophones permet d’affirmer une autonomie relative du champ littéraire par rapport au champ politique. Ce travail rejoint « la sociologie des intellectuels, analysant davantage les prises de position politiques extra-textuelles des écrivains ». Tout en se disant interdisciplinaire, la méthodologie est essentiellement sociologique mais éclaire de façon nouvelle la production littéraire.
Le premier chapitre, « L’écrivain, parangon de l’intellectuel ? », rappelle la perception qu’on peut construire des intellectuels – et plus particulièrement des écrivains – avant octobre 1988. On note que, très vite, apparaît la place de choix faite à Rachid Boudjedra : « le « Voltaire d’Alger » : formation transnationale d’un intellectuel prophétique » indique un des sous-points de ce chapitre.
La distinction entre « intellectuel critique » et « conseiller du prince » est reprise et augmentée d’une troisième qualification : « intellectuel prophétique », désignant l’intellectuel très connu qui se jette avec son capital symbolique dans le débat pour peser de son poids. Une ligne de partage se fait entre écrivains et journalistes – en réalité, les deux fonctions d’écriture ont été souvent renforcées l’une par l’autre, de nombreux travaux ayant montré la raison de cette double fonction dans un pays à parti unique. Les catégorisations politiques sont nommées par rapport à l’islamisme radical : écrivains anti-islamistes entre les « radicaux » (les fameux « éradicateurs ») et les « dialoguistes » : à l’appui des citations de Tahar Djaout et d’Arezki Metref.
Le cas de Waciny Laredj, romancier de langue arabe est bien analysé puisque c’est un cas assez atypique dans la mesure où il casse l’opposition facile entre francophone et arabophone, entre conservateur et démocrate et dans la mesure aussi où il permet de poser les effets de l’exil et les difficultés éditoriales. Il est opposé à Youcef Zirem dont la stature d’écrivain n’est pas de la même teneur mais qui permet de comparer un écrivain de langue arabe démocrate à un auteur de la mouvance berbériste.
Le second chapitre entend faire un sort à la fameuse « guerre des langues » qui structurerait, selon la plupart des observateurs, le champ littéraire algérien. T. Leperlier introduit dans son argumentation de très nombreux documents et revient sur des débats importants en Algérie. Comme dans le chapitre précédent qui se terminait sur une analyse de l’intervention de Rachid Boudjedra, il focalise son propos sur la guerre des « deux Tahar » en montrant à quel moment elle s’est déclarée et pour quelles raisons, dans un développement intitulé : « Entre deux puretés ? Tahar Ouettar et Tahar Djaout ». Ce débat est qualifié de « plus grand scandale politico-littéraire de la période ». L’analyse du colloque international de mars 1992 qui s’est tenu en partie à l’Institut du Monde Arabe à Paris et en partie à la Sorbonne et qui a déclenché l’ire de l’écrivain de langue arabe est parcellaire mais elle a le mérite de rappeler nombre de faits et incidents importants et de cerner les positionnements des deux acteurs choisis.
On peut regretter que, pour l’exemple donné des obsèques de Kateb Yacine, il se soit appuyé plus volontiers sur Le blanc de l’Algérie d’Assia Djebar plutôt que sur des récits d’intellectuel(le)s présent(e)s ce jour-là. De même que ce qui est dit de Malika Mokeddem, « incarnation idéal-typique du pôle international » soit un peu tranchant et laisse de côté l’effet de ses romans sur des lectrices algériennes. Il est bien évident, comme l’a d’ailleurs montré Pascale Casanova, qu’écrire en français « renforce considérablement la probabilité d’accumuler un capital littéraire international ». Cette remarque est valable pour un grand nombre d’écrivains et renvoie à la domination économico-culturelle des langues de grande diffusion.
A cette remarque, Tristan Leperlier réagit : « Pourquoi tranchant à propos de Mokeddem ? Dire qu’elle est l’incarnation du pôle international ne signifie pas qu’elle n’est pas lue en Algérie, bien au contraire. Au pôle national, à l’inverse, Derdoukh est très peu connu en Algérie. Le lien entre écriture en français et capital littéraire international prend sens dans ma démonstration (que je ne reprends pas en tant que telle de Casanova, c’est le résultat de mon travail statistique et de l’analyse de la presse et des entretiens) sur le fait que le facteur majeur pour expliquer les prises de position politique des écrivains pendant la crise n’est pas tant la langue que de la position de l’écrivain entre le pôle national et international du champ ».
Le troisième chapitre remet sur le métier une question passionnante qu’on a eu tendance à reléguer au rang des vieilleries périmées : celle de l’engagement politique des écrivains. Se refusant à réduire ces derniers au rôle de témoins, l’ouvrage reprend une classification qu’il adapte à son propos : celle des trois gestes d’engagement en littérature : Attestation, Evocation et Interrogation. A chacune de ces notions peut être attachée une figure : celle du prêtre, celle du magicien et celle du prophète. La première propose un contre-discours politique ; la seconde est moins polémique car descriptive. Une citation d’Italo Calvino en donne l’idée maîtresse : « la littérature donne une voix à qui n’en a pas, donne un nom à qui n’a pas de nom et spécialement à ceux que le langage politique cherche à exclure ». Enfin la troisième, s’opposant à l’ethos du témoin, est une mise en discussion des discours environnants sans imposer le sien.
En fonction de ces trois catégories, des romanciers de la période sont classés. La première se subdivise en deux classes : les romans explicatifs (Rachid Mimouni, Yasmina Khadra) et les romans compréhensifs (Malika Boussouf, Maïssa Bey, Aïssa Khelladi). Un écrivain pourrait osciller d’une catégorie à l’autre. Seule l’analyse précise des œuvres pourrait discerner plus finement cette oscillation.
La seconde est essentiellement occupée par des écrivaines (Ahlam Mostaghanemi, Soumya Ammar-Khodja, Malika Ryane-alias Aïcha Kassoul, Latifa Ben Mansour, Assia Djebar).
Il comprend également ce qui est titré de façon surprenante, « Camus et le ‘mythe andalou’ de l’Algérie coloniale », point auquel est rattaché Waciny Laredj pour son roman, La Gardienne des ombres qui, indubitablement, en ce qui le concerne s’inscrit bien dans « le mythe andalou ».
Tristan Leperlier précise : « L’engagement d’Evocation est, en dernière analyse, un engagement portant sur l’identité algérienne, d’un point de vue ethnique et du point de vue du genre. Le statut littéraire des « pieds-noirs », la place de Camus, sont réévalués. Le « mythe andalou » est une idée que je reprends à Denise Brahimi, et je m’appuie aussi sur des analyses de Lucienne Martini. Dans le contexte de la contestation d’une identité purement arabo-musulmane, puis du sentiment de disparition d’un monde, de l’exil et enfin de rapprochements, en France, des exilés algériens avec d’anciens pieds-noirs, des écrivains montrent une image plus complexe de la période coloniale, sous un aspect plus nostalgique (l’enfance) que négatif : tolérance, métissage, raffinement intellectuel : tous les éléments du mythe andalou dans la littérature arabe ! C’est dans l’exil des années 1990 que s’affirme explicitement et fortement (il existait avant) le discours identitaire intégrant la part européenne. Il est frappant que paraisse Le Premier homme en 1994, qui porte une partie de ces problématiques très « tournant année 2000 », notamment de donner voix à ceux qui sont en train de disparaitre (engagement d’évocation), un « peuple » européen d’Algérie, avec toute l’ambiguïté du terme. Waciny Laredj reprend tous ces éléments du mythe andalou pour contrer le discours islamiste (il le fait aussi selon une modalité d’Attestation d’ailleurs), mais la part européenne de l’Algérie est évoquée à travers la communauté espagnole ».
Pour la troisième, deux écrivains sont retenus, Mohammed Dib et Salim Bachi.
Ce qui est dit d’eux pourrait, sans difficulté, s’appliquer à d’autres grands textes de la période non cités : « Loin d’attester, ils inquiètent, interrogent, maintenant par là l’autonomie de la littérature par rapport à ces mêmes enjeux politiques ». On peut penser à Baya d’Aziz Choiauki, à Rose noire sans parfum de Jamel Eddine Bencheikh, à La Maison de lumière de Nourredine Saadi, à Cette fille-là de Maïssa Bey, à L’Enfant du peuple ancien d’Anouar Benmalek , au Serment des barbares de Boualem Sansal et d’autres encore.
Ce troisième chapitre est le plus directement « littéraire » dans la mesure où il se mesure aux textes eux-mêmes. La classification (« typologie ») permet de mettre en perspective une production importante et d’ouvrir une réflexion sur ce qu’est une œuvre littéraire et ce qui ne serait qu’une écriture de circonstance.
Le quatrième chapitre visite l’extériorité de la littérature, c’et-à-dire le marché littéraire, les maisons d’édition, les revues. Un sort particulier est fait à la revue Algérie Littérature/Action et aux éditions Barzakh. Le chapitre est très documenté et offre des données qu’on n’a pas l’habitude de lire sur la littérature algérienne et ses conditions de lisibilité.
C’est en élargissant la réflexion qu’il nous semble pouvoir affirmer que se pose à la littérature algérienne ce qui se pose aux littératures des anciennes colonies françaises aujourd’hui : un volet en langue française d’une littérature nationale et donc, par la langue utilisée, des œuvres qui ne s’adressent « directement » qu’à une partie du public algérien lecteur et « par ricochet » à un public français qui ne s’intéresse à elles que si la tragédie politique est active. En cela le rapport France/Algérie s’il exacerbe les tensions et rencontres des autres littératures francophones du Sud, cumule les « tares » de la mémoire de la colonie de peuplement et de la proximité géographique, économique due à une forte population émigrée algérienne et de ses descendants en mal d’intégration dans la nation française.
Ce rapport profondément conflictuel et problématique dû au fait colonial particulier fait que l’écrivain se trouve confronté à la question de sa cible, alourdie de celle de sa reconnaissance et de sa diffusion.
Plus qu’un champ littéraire transnational, ne peut-on pas envisager un champ littéraire national en formation ; en formation tant que la nation n’aura pas intégré toutes les langues dans lesquelles s’expriment ses imaginaires et ses questionnements ?
Les mises au point de l’intéressé ouvrent la discussion sans la clore : « Sur la question du champ, tout dépend de la définition que l’on prend. Ma définition n’est pas institutionnelle mais reprend celle formulée par Pierre Bourdieu (même si je la renouvelle en proposant de parler d’un champ bilingue et transnational). 1) C’est un espace social relativement autonome du reste de la société, c’est-à-dire qu’il a en partie ses propres règles. Dans le champ littéraire, la valeur centrale est la reconnaissance littéraire : tout l’enjeu est alors la définition de cette valeur, entre pôle autonome et hétéronome du champ. Est-ce que cela va être le chiffre de vente, la conformité aux valeurs promues par le pouvoir politique ou religieux ? Ou défini par les écrivains eux-mêmes ? (et qui sont les « écrivains » ?). 2) C’est un espace de concurrence. En entretien, les écrivains « algériens » (ici de nationalité algérienne essentiellement) montrent  nettement leur sentiment de partager un lien privilégié entre eux de concurrence ; et ce malgré la diversité linguistique et territoriale. Ainsi, selon cette perspective, ce n’est pas parce que la langue reste un objet de débat qu’il n’y a pas de champ, bien au contraire. Le champ est fondé sur le débat, la lutte. Dire à ses concurrents qu’ils ne font pas partie de la littérature algérienne (parce qu’ils écrivent en français, qu’ils publient à l’étranger, etc.) c’est encore une manière de les faire participer du champ littéraire algérien. Le champ tel que je l’entends est un espace de tensions permanentes, historique, non un espace stabilisé ».
Des annexes nombreuses – ainsi que des croquis au cours des différents chapitres –, plus techniques viennent à l’appui des conclusions auxquelles parvient l’ouvrage. On peut regretter, étant donné le nombre impressionnant de noms cités et qui montre la richesse de l’enquête, qu’un index des noms ne soit pas donné. Notons toutefois qu’au cours de l’ouvrage, les principaux écrivains ou auteurs convoqués bénéficient d’une biobibliographie qui informe le lecteur de leur profil et de leur évolution.
Le lecteur un peu tatillon qui connaît cette littérature et ces années note que la chronologie initiale omet la date de 1969 et du Festival Panafricain qui fut un événement incontournable et significatif pour la culture. De même, à propos de l’assertion répétée à l’envi de l’absence des écrivains d’octobre 88, un oubli regrettable est celui du Comité national contre la torture et de figures moins médiatiques que celles qui sont citées. Reprenant les événements de la période, Kateb Yacine est brocardé un peu trop rapidement de « soutien critique » au FLN, sans définir ce parti tel qu’il était durant la lutte de libération et tel qu’il est devenu.
A ces remarques, Tristan Leperlier réagit assez vivement, en précisant qu’il a bien parlé du Comité et ajoute : « Les écrivains se sont mobilisés pour dénoncer la torture, en particulier en tant qu’universitaires, que militants des droits de l’homme. Ils l’ont peu fait en tant qu’écrivains. Surtout, en tant qu’écrivains, ils n’ont que peu appelé à la démocratisation et libéralisation du régime. D’une part parce qu’il y avait le risque que la parole des grands écrivains à l’audience internationale se fasse récupérer par les revanchards français. D’autre part du fait de l’histoire des écrivains. Ce retrait relatif parait étonnant si on en reste à une image héroïque de l’écrivain « éternel perturbateur » ; mais compréhensible si on regarde en détail l’histoire des rapports entre écrivains et pouvoir. Contrairement à la caricature souvent donnée en France, le pouvoir algérien n’a jamais été monolithique et les écrivains ont généralement pu, bon an mal an, trouver des marges d’expression critique (en particulier à l’égard des fondamentalistes) en s’appuyant sur certains fragments du pouvoir ; par ailleurs, le secteur culturel a connu une forme de libéralisation dans les années 1980 (probablement contrecoup au Code de la famille) : l’horizon politique des écrivains est un élargissement progressif des libertés. A l’inverse, des journalistes, censurés, et à l’écho moindre à l’international, sont devenus les leaders intellectuels de la contestation politique. Ajouté à cela la reconnaissance pour le Front de l’indépendance, un écrivain comme Kateb ne pouvait pas être entièrement hostile au FLN ».
Parfois aussi sont mis en comparaison des écrivains de calibre différent. Un des exemples, efficace sociologiquement parlant mais non esthétiquement, est la comparaison entre Waciny Laredj, écrivain d’une œuvre conséquente, et Youcef Zirem qui n’en a pas moins posé des actes culturels intéressants dans le champ littéraire algérien. C’est ce qui gêne la lecture d’une Littéraire qui s’attache plus à la qualité d’une écriture qu’au positionnement dans « la guerre des langues », à plusieurs reprises.
Dans les pages qui montrent très justement la marginalisation des élites, il aurait fallu ne pas éviter un intellectuel-écrivain, incontournable la période, Mostefa Lacheraf, subrepticement cité à différentes reprises mais dont les écrits et le positionnement ne sont pas étudiés en tant que tels. De même, le cas atypique de Jamel Eddine Bencheikh, mais plein d’enseignement, ne contredisant pas d’ailleurs certaines remarques ou conclusions de l’ouvrage, aurait gagné à être étudié.
Signalons, non pour marquer une comparaison mais pour enrichir la connaissance de cette période par une analyse prenant la voie de l’analyse littéraire sur les textes mêmes, la recherche de Salah Ameziane, non éditée encore à ce jour, « Romans algériens au présent – Le tournant du XXe et XXIe siècles » mais consultable sur le site des thèses. Elle fait écho au travail impressionnant de Tristan Leperlier. Comme dans Algérie, les écrivains dans la décennie noire, le dernier mouvement de la démonstration s’installe résolument au cœur du débat autour de l’identité culturelle dans l’Algérie contemporaine. Salah Ameziane commence par examiner les « composantes » habituellement discutées de l’identité algérienne : le référent berbéro-arabe ; puis ce qu’il nomme « les généalogies brimées » ; enfin la place de l’oralité entre généalogie et littérature qu’il décline en part de la culture populaire et récit des ancêtres. L’ouvrage ne néglige pas non plus la rupture qu’a entraînée la colonisation, la fracture et le basculement culturel produit et il en déduit la nécessité pour nombre d’écrivains d’avoir recours aux fictions biographiques pour retisser les généalogies. Il affronte l’apport culturel français sous la métaphore de la greffe avec ses écueils, ses dépersonnalisations et ses filiations qui, mêmes problématiques, n’en sont pas moins présentes et signifiantes. Avec les pères vaincus, il reprend à la fois la trahison des pères vue par les grands aînés de la littérature algérienne, Kateb Yacine et Mohammed Dib, mais à la poussant plus loin, dans une perspective postcoloniale de la transculturalité et de la mondialisation.
La question n’est pas de retrouver les filiations mais de les réinventer : la filiation littéraire étant une manière pour l’écrivain de se reconstruire. Le rôle des écritures en langue française dans la littérature algérienne est alors déterminant car, par l’usage de la langue, elle avance une expérience de l’Altérité nécessaire à toute littérature pour évoluer, une expérience de fraternités littéraires, au-delà de la contrainte coloniale. Ainsi, comme ce l’est depuis son émergence, les écrivains font d’une contrainte historique, un atout pour interpeller leur société.
Différente mais passionnante et incontestablement partie d’une approche de la littérature, l’enquête de Tristan Leperlier ouvre des perspectives nouvelles dans la mesure où elle n’élit pas quelques « têtes d’affiche » – tout en laissant deviner à travers les analyses où vont ses goûts de littéraire –, mais brasse les écrivains de toute une période dont la plupart restent inconnus en France.
Tristan Leperlier, Algérie, les écrivains dans la décennie noire, CNRS éditions, collection « Culture & Société », 2018, 344 p. 25€
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