« Algérie, les écrivains dans la décennie noire »
(lire ici en bas - à la suite de mon texte in Le Quotidien d'Oran -
les précisions que l'auteur nous a demandé d'apporter )
Le
livre Algérie, les écrivains dans la
décennie noire de Tristan Leperlier (CNRS Éditions, Paris septembre
2018, 344 pages), est « la version remaniée » d’une thèse de doctorat
de l’auteur, soutenue il y a trois ans à l’École des hautes études en sciences sociales
(Paris) et intitulée Une guerre des
langues ? Le champ littéraire algérien pendant la décennie noire (1988 - 2003).
Crise politique et consécrations transnationales. Le livre se positionne « entre
études littéraire et sociologie des intellectuels » et s’adresse aussi
bien « aux lecteurs curieux de découvrir une littérature (algérienne)… qu’aux
lecteurs qu’intéressent les enjeux de l’engagement politique en période de
censure religieuse, de migrations intellectuelles et d’identités
postcoloniales. » Il s’articule autour de quatre grandes interrogations
(chapitres). La première interroge le statut de l’écrivain, la deuxième ce que
fut la guerre civile, la troisième
l’engagement de l’écrivain et la quatrième les écrivains dans la
relation France-Algérie. Comme l’indique l’intitulée de la thèse, la recherche
couvre la période allant de 1988 année de la révolte des jeunes algériens à 2003
année de Djazaïr, une année de l’Algérie
en France, « couronnant une période où les relations littéraires
entre la France et l’Algérie ont été intenses, et marquant le retour de l’État
algérien en matières culturelles. »
Les choix
méthodologiques : l’analyse qui s’inscrit « à la croisée des études
littéraires et des sciences sociales » est à la fois qualitative et
quantitative, elle introduit des concepts empruntés notamment à Max Weber, Émile
Durkheim, Pierre Bourdieu, Erving Goffman. Tristan Leperlier procède à des entretiens
semi-directifs en français ou en arabe, avec 80 individus dont 65 écrivains, 15
éditeurs, 2 journalistes… La base de données des œuvres littéraires algériennes
en contient « plus de deux mille » (ou : « environ deux
mille ») et 174 écrivains algériens en activité entre 1988 et 2003 ».
Tout le long du livre, argumentaires et justifications s’enchaînent sous
différents angles et contenus et se complètent pour aboutir à une construction
cohérente de la question centrale du rôle des écrivains algériens durant la
décennie noire et les conséquences que les bouleversements politiques et sociaux
ont eu sur eux. Autrement dit comment les écrivains algériens ont été partie
prise et partie prenante ? Le contenu de la recherche est très dense et
très circonstancié. Aussi, nous proposons cinq rubriques ramassées qui dans
leur ensemble, espérons-le, en reflètent l’essentiel : 1- La position de
l’intellectuel, 2- Les différents groupes, 3- Francophones, arabophones, 4- Engagement
et témoignage, 5- Une littérature spécifique et des logiques économiques.
1- La position de l’intellectuel
Tristan
Leperlier introduit la question de l’autonomie de l’écrivain et la tradition
française quant à l’engagement de ce dernier au nom des valeurs universelles de
tolérance, de vérité… Deux types d’écrivains sont opposés,
l’ « intellectuel critique » et le « conseiller du
prince ». L’auteur n’évoque pas la question de l’intellectuel organique
d’Antonio Gramsci, ni la critique de Pierre Bourdieu. En Algérie, l’écrivain
dispose d’un statut éminent, il est le « parangon de l’intellectuel »
jusqu’aux années 90, qui seront aussi les années qui mettront un terme à cette
position de prestige, au bénéfice des journalistes. Deux facteurs sont la cause
du déclin de l’écrivain phare : la crise politique et son
internationalisation, et la guerre civile qui suivit. Mais aussi son soutien
« bon gré mal gré » à un régime « semi-autoritaire ».
L’auteur nuance, « l’engagement des écrivains algériens paraît bien plus
complexe que le discours d’héroïsation à leur propos ne donne à penser. »
Alors qu’ils étaient « à l’avant-garde de la contestation du pouvoir politique »
au début de la décennie Chadli Bendjedid, ils se mirent en retrait pendant les
émeutes d’octobre 88. Kateb Yacine allant jusqu’à appeler à serrer les rangs
autour du FLN (Front de libération nationale) post-octobre, écrivant dans une
tribune « Le FLN a été trahi » (Le Monde daté 26 octobre 1988), alors
que les journalistes « étaient en première ligne… Dès mai 88, un
mouvement des journalistes algériens s’était d’abord structuré autour de
revendications salariales ». Les journalistes « en tant que
journalistes » remplacent les écrivains à l’avant-poste de la
contestation. » Le silence des écrivains prendra fin au lendemain de
« l’arrêt du processus électoral », lorsque la montée en puissance
des islamistes mettait en péril l’autonomie du champ littéraire.
À la suite
des émeutes d’octobre 88, l’Algérie se démocratise, s’ouvre au multipartisme.
Une nouvelle constitution garantissant les droits fondamentaux des citoyens,
liberté d’expression, d’opinion, d’association, liberté religieuse, liberté de
la presse, est adoptée. Le gouvernement de Mouloud Hamrouche libéralise la
presse (loi 90-07 du 3 avril 1990). Dans l’effervescence que vit le pays, les
journalistes occupent le devant de la scène et le champ intellectuel. Ils sont
« l’avant-garde intellectuelle de la contestation politique » alors
que les écrivains se mettent en retrait. L’auteur liste les forces politiques
en présence alors, citant le FLN et le PAGS (Parti de l’avant-garde socialiste),
puis les islamistes, les berbéristes et les libéraux ou réformateurs, en accusant ces derniers d’être
« stratégiquement alliés aux fondamentalistes », faisant l’impasse
sur les autres organisations dont plusieurs sont trotskystes et le FFS (Front
des forces socialistes), le plus ancien parti d’opposition au régime depuis l’indépendance.
L’auteur évoquera plus loin ce parti sans le qualifier ou bien l’indexer comme « participant
à la Quatrième internationale ».
« Formés
généralement dans le marxisme, les écrivains, en tant qu’élite, ont connu une
forte promotion dans les années 70 et ne sont donc pas foncièrement hostiles au
régime FLN » face auquel ils adoptent « une attitude de
soutien-critique » jusqu’au changement intervenu à la tête du Pouvoir avec
l’arrivée de Chadli Bendjedid. Avec les émeutes d’octobre 88, « la
représentation de l’intellectuel, et de l’écrivain en particulier, est
rompue ». Il y a entre ces intellectuels et les jeunes émeutiers « un
décalage social ». 25% (de la base de données de l’auteur) « des
écrivains actifs pendant les années 90 ont tenu un poste de responsabilité
(haute administration, direction de recherche…) »
Le « retour
de la gauche » aux commandes du pays à la fin des années 80 début 90,
invite les intellectuels les plus indépendants par rapport au FLN à
« élaborer des nouvelles politiques culturelles publiques »
favorisant l’autonomie. On assiste à une forte libéralisation du secteur
culturel. La SNED (Société nationale d’édition et de diffusion) où Rachid
Boudjedra officiait depuis sa nomination en 1981 comme « censeur en chef
assumé » (El Watan, 10 octobre 2017) ne dispose plus du monopole.
Le
réengagement politique des écrivains ne s’effectuera qu’à la fin de la décennie
avec la « visibilisation publique croissante des islamistes » et leur
menace. De nombreux écrivains intégreront au début de l’année 89, le
« Rassemblement des artistes, intellectuels et scientifiques
(RAIS) » qui publie le 29 février une « Déclaration pour la
tolérance ». Le texte, signé par près de 8000 personnes, sera déposé à l’Assemblé
nationale le 8 mars de la même année. À la fin des années 80, « comme dans
les années 70 quand ils acceptaient de répondre aux injonctions de la
célébration nationaliste et socialiste, les écrivains reprennent à leur compte
les enjeux du champ politique ». Leurs sollicitations ont été entendues.
« En 1992 ils se sont rangés majoritairement du côté d’un « État »
qui n’hésitait pas à mettre en cause le résultat des élections législatives,
puis à mettre en place des mesures répressives à l’égard du mouvement
islamiste. » Les écrivains sont « plus engagés pour les libertés
individuelles que pour la démocratisation susceptible de mettre en danger ces
libertés ». Une dizaine d’années plus tard, « lors du Printemps noir
en Kabylie en 2001 – répression massive
provoquant des centaines de morts – les écrivains se sont, comme en 1988,
peu mobilisés ».
2- Les différents groupes
L’auteur
distingue trois positions politiques chez les écrivains : il y a les
anti-islamistes radicaux (les éradicateurs), les anti-islamistes dialoguistes
et les pro-islamistes. À partir des entretiens et des bases de données, les
trois-quarts des anti-islamistes sont radicaux. « Les positions
pro-islamistes et dialoguistes paraissent marginales. » Tristan Leperlier
questionne dans un premier temps la relation entre les prises de positions
politiques des écrivains et leur position dans le champ littéraire, et dans un
second temps la relation entre ces prises de positions politiques à l’aune de
leur proximité ou non avec le Pouvoir, l’auteur écrit souvent
« État » sans éclaircissement des deux notions.
Il se
dégage de son analyse « trois nuages » : individus, modalités,
modalités politiques, à partir desquels sont dégagés trois idéaux-types :
les Professionnels (souvent héritiers d’un capital littéraire, ils vivent de
leurs écrits), les Professeurs (fonctionnaires, anciens étudiants en Lettres),
Les reconvertis (ceux-là, souvent journalistes, venus tard à la publication).
Dans la
rubrique « Deux rapports à ‘‘l’État’’ », l’auteur distingue deux
groupes d’écrivains s’inscrivant contre les islamistes : les
dialoguistes et les radicaux. Les écrivains du premier ont dénoncé le coup
d’État et soutenu la Plateforme de Rome en 1995 signée « entre trois
partis frustrés de leur victoire en 1992 ». Dans les faits, la Plateforme
de Rome n’a pas été ratifiée par trois, mais sept partis politiques et la ligue
des Droits de l’homme de maître Ali Yahia Abdenour. Les écrivains dialoguistes,
sont à la marge du champ littéraire écrit l’auteur, il n’y en a que deux de
grande carrure, et ils sont « les moins dotés en toutes sortes de
capitaux et ont peu accès aux postes politiques ».
Les écrivains
du second groupe ont soutenu l’arrêt du « processus électoral » et
« la politique anti-islamiste radicale de Rédha Malek figure politique
importante de la gauche ». D’ailleurs, « la tendance de leur
participation au pouvoir politique s’est renforcée ». Les anti-islamistes
radicaux, s’ils reconnaissent qu’au sein du pouvoir il y a une
« diversité », ils la « nient » s’agissant du mouvement
islamiste, « c’est un leurre » répète par exemple Rachid Boudjedra
« communiste très intégré aux cercles du Pouvoir ». Ce
« Voltaire d’Alger » qui se veut « orientateur des consciences
dans son pays et ambassadeur de l’image de l’Algérie dans le monde ». Il
s’agit en définitive de deux rapports au Pouvoir politique. Nombre d’écrivains
de la génération de Novembre « doivent à ‘‘l’État’’ algérien leur très
forte promotion sociale… Si la plupart des jeunes écrivains de langue française
ont été favorables à l’arrêt du processus électoral de décembre 1991 »,
contrairement à nombre de leurs aînés, ils « semblent être les premiers à
s’éloigner de l’approche anti-islamiste radicale pour mettre en cause et ‘‘l’État’’
et les islamistes ».
L’auteur
met en avant la concurrence entre écrivains et journalistes dans le champ
intellectuel. « Par les écrivains dialoguistes le champ littéraire rentre
en friction avec d’autres champs intellectuels ». L’opposition entre
intellectuels anti-islamistes radicaux (des écrivains) et dialoguistes (des journalistes
et universitaires structurés autour de la maison française d’édition La
Découverte comme Mohammed Harbi, Benjamin Stora, Tassadit Yacine José Garçon,
Salima Ghezali, Ghania Mouffok…), on la retrouve entre intellectuels critiques
« universalistes » et « spécifiques ». Les premiers
interviennent dans le débat « au nom des valeurs », les seconds
« au nom d’une spécification ».
________
3- Francophones, arabophones
L’auteur
réfute cette image qu’ont certaines élites françaises reconduisant une
perception coloniale, selon laquelle face à l’Algérien « évolué et
moderne » et donc francisé et dont l’horizon est tourné vers la France,
est posté « l’archaïsme, voire la barbarie du reste de la
population ». Selon cette « doxa française la guerre civile
algérienne aurait été avant tout une guerre culturelle opposant arabophones et
francophones. » Mais il précise que les écrivains algériens exilés en
France ont contribué à la diffusion de cette représentation. Boualem Sansal
(qui n’est pas exilé à l’étranger)
« parle de guerre linguistique ». Chez les arabophones la langue
arabe est mise en avant contre le français « langue de la colonisation et
de l’aliénation ». Brahim Saci philosophe laïc « mais » – conjonctionne
l’auteur – opposé à l’arrêt du processus électoral se permet de généraliser
« c’était aussi une guerre des langues » affirme-t-il. Tristan Leperlier
indique que dans le champ littéraire « fortement bipolarisé, la guerre
civile est devenue une guerre des langues », ce qu’elle n’était pas avant.
Selon l’auteur,
en partie le conflit entre les pro et les anti-islamistes se résume à l’opposition
entre fondamentalistes et gauche marxiste qui avait structuré la vie politique
depuis l’indépendance. Ce raccourci (il n’y en a pas beaucoup heureusement) ne
nous semble pas à la hauteur des prétentions du chercheur. Quelques pages plus
loin, et pour illustrer son propos Tristan Leperlier rapporte les mots d’un
auteur de la gauche marxiste qui – près d’un an après octobre 88 – dans le
numéro du 7 juillet 1989 de Révolution Africaine (FLN), faisait sur cinq pages le
panégyrique de Nicolae Ceausescu. Cette
« opposition entre les pro et les anti-islamistes a été en partie absorbée
par le clivage linguistique francophone/arabophone. »
4- Engagement et témoignage
La
problématique de l’engagement a été « réactivée » par la guerre
civile alors qu’elle s’était effacée durant la décennie 80 après qu’elle fut
« centrale dans les années 70. » L’auteur propose à partir de la
sociologie d’Émile Durkheim (explication causale du réel) et de Max Weber (compréhensive et subjectiviste ou le point
de vue de l’acteur) une typologie du geste d’engagement par le biais de la
littérature. L’engagement d’attestation, l’engagement d’évocation et l’engagement
d’interrogation.
L’engagement
d’attestation est une « affirmation d’un propos politique ». L’objectif
de cette stratégie est de contrer les discours pro-islamistes « et surtout
dialoguistes ». L’engagement d’évocation « ne formule pas de propos
politique explicite, n’affirme pas de valeurs ». Cet engagement-là
« entre en discussion » plus avec un imaginaire. L’engagement
d’interrogation « est fondamentalement politique tout en cherchant
l’autonomie de la littérature. » Il est contradictoire avec l’ethos
de témoin, il peut mettre en cause les valeurs ‘‘attestées’’ par d’autres.
Mais ces
engagements sont une chose et l’engagement esthétique en est une autre.
Si l’exil
des écrivains algériens est important (le quart d’entre eux), l’accueil qui
leur est fait n’en n’est pas moins très positif du fait de l’attente du public
français. Il y a une « délocalisation exceptionnelle de la littérature
algérienne en France ». Les préoccupations nationales sont très présentes
dans les livres de ces écrivains. La plupart d’entre eux « ont assumé un
ethos de témoin » et nombreux sont leurs écrits qui sont présentés comme
des témoignages alors qu’ils se situent entre fiction et histoire vécue. Lors
de notre enquête écrit Tristan Leperlier « Malika Mokeddem est la plus
souvent citée comme l’exemple typique de la ‘‘littérature d’urgence’’ ou de
‘‘témoignage’’, elle est devenue une sorte de bouc-émissaire. » L’auteur
émet l’hypothèse que c’est « son virulent engagement féministe
anti-islamiste qui lui est reproché ».
La
reconnaissance de tous ces écrivains n’est pas acquise. « Cette notion de
témoignage écrit l’auteur est souvent
rattachée dans les années 90 à celle de l’urgence », une représentation
très controversée. Pour étayer ses affirmations l’auteur prend pour exemple le contenu d’ouvrages de
Rachid Mimouni, Yasmina Khadra, Malika Boussouf… Il fallait constituer en
France où se développe un discours hostile aux anti-islamistes radicaux, un discours
opposé politique et littéraire, même si, comme dans La Malédiction (Stock 1993) de Rachid Mimouni, « la qualité du
texte n’a plus rien à voir avec celle des précédents du même auteur »(1). Ce
roman « abandonne toute recherche littéraire au profit d’un roman à thèse
politique. »
Chez
Yasmina Khadra le chercheur note « les cinq romans qu’il publie entre 1997
et 1999 proposent au lecteur une interprétation spécifique de la guerre
civile : elle sert non un peuple opprimé que les islamistes
représenteraient, mais les intérêts économiques de la classe dirigeante,
appelée « mafia politico-financière ». La crédibilité de ce
« discours » est liée à l’auteur lui-même, à son identité « à la
fois algérienne et musulmane, et féminine » et qui est sans cesse rappelée
dans le paratexte de ses romans de cette période. Yasmina Khadra révèlera sa
véritable identité en 2001 dans son livre L’Écrivain
(Julliard)
Avec le
roman de Malika Boussouf Vivre traquée
(Calmann Lévy, 1995) dédié à André Glucksman et à ses proches, « s’affirme
le modèle du témoignage de journaliste ». Il y a concurrence entre
journalistes et écrivains conséquence de leur « très grande
proximité ». L’auteur précise que la moitié des écrivains algériens de la
période analysée ont exercé comme journalistes.
Ces écrits
sont qualifiés d’intimes, de « témoignages ». Dans Peurs et mensonges de Aïssa
Khelladi (Amine Touati) qui « travaille à la Sécurité militaire avant de
devenir journaliste politique… dans la presse de gauche francophone »(2) peut
être qualifié d’autofiction, balançant entre journalisme et témoignage.
« C’est un texte sobre et réfléchi : une écriture de l’urgence
d’abord » écrit sa collègue Marie Virolle de la revue Algérie Littérature/
Action. Une littérature de l’urgence, une « expression quasi
oxymorique ». Cette notion est critiquée « une littérature à une
dimension uniquement politique et conjoncturelle, et écrite dans la
précipitation, c’est-à-dire insuffisamment élaborée (3).
C’est en creux le spectre d’une littérature de journalisme qui se
dessine. » Ce qu’approuve Leïla Sebbar. Quant à Maïssa Bey (l’auteur écrit
Samia Benanteur), même si elle utilise l’éthique du modèle de témoignage
(engagement féministe et anti-islamiste), elle prend ses distances avec cette littérature
grâce à « son esthétique transparente ». À son propos l’auteur écrit
« Maïssa Bey met en avant les raisons commerciales qui auraient conduit Le
Seuil à refuser son manuscrit Au commencement était la mer, puisqu’on
lui signifiait que son texte était ‘‘trop poétique pour dire la réalité
sanglante de l’Algérie d’aujourd’hui’’. ‘‘C’était le plus beau compliment qu’on
pouvait me faire. Ce qui voulait dire que je n’avais pas écrit un témoignage’’ »
s’est réjouie l’écrivaine.
De nombreux
autres exemples sont donnés sur ces questions : S. Ammar-Khodja, S. Bachi,
A. Camus, M. Dib, A. Djebar, A. Djemaï, A. Mosteghanemi… que nous ne reprenons pas ici car leur
développement alourdirait notre texte.
5- Une littérature spécifique et des
logiques économiques
Durant
les années 90, La France, en même temps qu’elle accueillait les écrivains
algériens, « elles les ghettoïsait dans une étiquette nationale et les
soumettait à des logiques économiques. »
En France,
comme les écrivains algériens francophones, leur littérature est aussi marquée. « Marquée comme toutes les
littératures périphériques » et en même temps elle est étiquetée ce qui lui donne une
visibilité marchande (« francophone », « algérien »). Les
écrivains sont « conscients des effets de ces étiquetages et en
jouent ». D’un côté ils apprécient de pénétrer le marché, mais de l’autre
ils appréhendent « l’assignation à un ghetto ».
« La
guerre civile provoque une forte auto-identification des écrivains
algériens ». Ils s’alarment de la situation politique du pays et de son
image qui se dégrade, et sont pénétrés par un « sentiment de
honte », un sentiment exprimé dans les romans comme dans La troisième fête d’Ismaël. Chronique
algérienne, août 1993-août 1994 de Nayla Imaksen ou Soumya Ammar-Khodja (Le
Fennec, Casablanca). Une auto-identification que ne partagent pas tous les
écrivains, ainsi Anouar Benmalek cité par Tristan Leperlier : « je
revendique et mon enracinement en Algérie ainsi que mon droit à l’universalité.
Le terme écrivain algérien a une espèce de connotation ethnique. » Mais c’est
justement sur ces points, sur « cette auto-identification », sur
cette « nouvelle littérature algérienne » que s’édifiera à Paris la
revue Algérie Littérature/ Action. Il y a un fort intérêt en France quant à
cette littérature algérienne pendant les années de guerre civile (et même
avant, un « intérêt renouvelé » depuis octobre 88). « Une niche
de marché » lui est ouverte avec un risque qu’elle perde son autonomie. Il
y a « un double soupçon mercantile » porté à la fois sur les
écrivains algériens et les éditeurs français. Certains écrivains algériens
qualifiés en Algérie d’« opportunistes » sont accusés de rechercher
« les suffrages étrangers » ce qui implique « de se soumettre à
la demande d’exotisme du public étranger », quant aux éditeurs français
ils sont qualifiés d’ « ethnocentriques » parce qu’intéressés
par la seule violence. Ce soupçon est pour l’auteur « en passe de devenir
un lieu commun, tant il circule entre les cercles intellectuels des deux
rives ». Il ajoute que ce « point de vue est polémique, il exprime le
rejet (par les agents du pôle national du champ littéraire) de la domination du
pôle international. Le refus de la littérature de témoignage, de l’urgence, par
les éditions Barzakh relève de cette logique. »
Pour le
pôle national du champ littéraire algérien,
« c’est l’authenticité de la littérature algérienne produite à
l’étranger qui est mise en doute. L’auteur cite Kamel Daoud (journaliste) et
Sadek Aïssat, auteur. Kamel Daoud qui écrivait alors (à cette époque il n’avait
pas encore publié de livre) : « la littérature algérienne publiée en
France est une véritable mise en scène perpétuelle de soi-même et de son propre
drame, simplifiés et vulgarisés pour la consommation de l’autre (…) Il ne peut
y avoir de culture algérienne en exil en vérité. » De son côté Sadek
Aïssat qui avait publié L’année des
chiens (Anne Carrière, 1996) déclare : « J’avais peur qu’on
m’emmène là où je ne voulais pas aller, j’avais peur que l’édition, les
circuits autorisés, me demandent des choses… me fabriquent, en fait me
fabriquent et fassent de moi ce que je ne voulais pas être ». Il y a dans
l’appréhension de cet auteur et en filigrane la récupération et la
transformation de ses écrits par les maisons d’édition françaises. Ce qu’a
montré avec pertinence et force détails Kaoutar Harchi(4).
Tristan Leperlier
relativise la question du « constat d’ethnocentrisme… (qui) n’est pas
particulier aux relations franco-algériennes… les conclusions tirées sont
parfois excessives… On a même parlé de ‘‘machine éditoriale à mouliner les
auteurs’’ ». L’auteur considère que « les écrivains francophones
entrent dans le marché français sans passer par l’intermédiaire d’un traducteur
(comme d’autres auteurs), ce qui leur
permet une plus grande marge de manœuvre dans la négociation avec leur
éditeur. » Il distingue différentes postures éditoriales selon que l’on est « petit éditeur »,
« éditeur moyen » ou « grand éditeur » avec des capitaux
faibles ou importants. Il ajoute toutefois que le champ littéraire algérien est
aussi soumis aux contraintes du marché « qui sont partiellement des
pressions politiques privilégiant l’approche anti-islamiste radicale ». En
France les écrivains algériens sont fortement valorisés, « moins du fait
de leur autorité propre que des valeurs qu’ils promeuvent comme ‘‘intellectuels
musulmans alibis’’ ». Et nous pouvons ajouter et préciser qu’ils sont
d’autant valorisés que leurs discours politiques s’emboite dans ceux des
intellectuels français et autres faiseurs d’opinions.
Plusieurs
pages de la recherche sont consacrées à la revue Algérie Littérature/ Action
qui, en France, « avec des capitaux symboliques et économiques
français », a participé à la reconstruction d’« un pôle autonome au champ
littéraire algérien » qui subissait tant en Algérie qu’en France
« des pressions économiques et idéologiques »
En
conclusion Tristan Leperlier affirme notamment que le champ littéraire algérien
a été surpolitisé durant la période observée poussant les écrivains à s’engager
politiquement. Le fait que les écrivains « aient été en retrait de la
politisation des émeutes d’octobre 88 et qu’ils se soient rangés
(majoritairement) du côté de ‘‘l’État’’ dans la lutte radicale contre le
mouvement islamiste, à rebours de l’image héroïque habituelle de l’écrivain
luttant contre un État liberticide » s’explique en partie par l’idée que
l’écrivain « est censé participer à la construction de la nation et qu’il
est ambassadeur du pays à l’étranger, en particulier en direction de l’ancienne
métropole coloniale »
Avec la fin
de la guerre civile il y a eu « une dépolitisation inédite du champ
littéraire ». La hiérarchie qu’on y observe entre francophones et
arabophones « s’appuie en bonne partie sur le fait que la langue française
est en lien avec la France ». Le chercheur conclut que ce livre a
permis de battre en brèche trois lieux communs de la critique que nous
citons ici sans en reprendre les développements : « Rejeter
l’opposition entre littérature et société, rejeter le culturalisme,
reconsidérer les relations postcoloniales.
Au
terme de notre lecture de cette volumineuse et importante recherche doctorale
nous avons d’une part regretté que l’auteur n’ait pas tenu à distinguer
clairement « l’État » entendu comme personne juridique et morale de
gouvernance et « Pouvoir » en tant que puissance détenue par un
groupe de personnes sur les citoyens et d’autre part déploré l’absence d’œuvres
et de romanciers algériens qui auraient pu apporter un point de vue autre ou
nuancé aux côtés de tous ceux qui ont été pris en référence, comme Ahmed
Zitouni, Ahmed Kelouaz, Hassan Bouabdallah, Yahia Belaskri, Djamel Mati,
Slimane Aït-Sidhoum et bien d’autres ayant publié entre 1988 et 2003, loin des champs altérés.
2_ Il y a lieu de préciser que Aïssa.
Khelladi « a participé au lancement du Nouvel
Hebdo à Alger en 1990, et co-fondé l’Hebdo Libéré en 1991 »
(africultures.com)
3_ http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2005/12/la-littrature-de-lurgence.html
4_ http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5245220
3_ http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2005/12/la-littrature-de-lurgence.html
4_ http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5245220
Ahmed
Hanifi,
13 décembre
2018.
Dernier
roman paru : Le Choc des ombres (Incipit
en W- Novembre 2017).
Page de T. L. mercredi 19 déc. 2018_ 15 h.
________________________________________________________________________
1° partie in Le Quotidien d'Oran, dimanche 16 décembre 2018
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5270569
Une du journal
______________
2° partie et fin.
Le Quotidien d'Oran, lundi 17 décembre 2018
__________
________________
Pour celles et ceux qui n'ont pas physiquement accès au livre, vous pourvez en parcourir de nombreuses pages ici:
__________
------------------------------ PRÉCISIONS DE L'AUTEUR------------------------------------
-----------------------------------
VOICI (quasiment le même jour, 14 déc 2018), l'analyse de Christine Chaulet-Achour
Un regard de
sociologue de la littérature sur les écrivains algériens des quinze années de
conflit (1988-2003)
L’Algérie fut à la une… pour le meilleur et pour
le pire… après octobre 1988 et l’arrêt du processus électoral de janvier 1992.
Vivant alors une nouvelle rupture tragique, cette ancienne colonie, présente,
même dans l’invisibilité, dans la vie et la mémoire de nombre de Français,
entamait la traversée d’années noires. C’est justement à ces années que se
mesure Tristan Leperlier dans son ouvrage récent, Algérie, les écrivains de
la décennie noire, aux éd. du CNRS. Libre échange entre une lecture et un
auteur.
On ne peut que se féliciter de cette édition,
pour deux raisons : sa capacité à condenser une thèse plus ample soutenue
en 2015 – travail de resserrement dont on sait qu’il est ardu –, et surtout,
son audace à s’attaquer à une période proche et qui n’a pas fini de susciter le
débat. Un ouvrage désormais incontournable. Cette recherche menée sous la
direction de Gisèle Sapiro, poursuit des objectifs mis en valeur par Jacques
Dubois lorsqu’il a rendu compte de l’ouvrage de celle-ci, édité au Seuil à
cette rentrée: Les écrivains et la politique. De l'affaire Dreyfus à la guerre d'Algérie : « chercheuse aguerrie », G.
Sapiro s’appuie sur les travaux de Pierre Bourdieu et montre « que la vie
des lettres se constituait en réseau de positions fortement construit »
qui lui permet « de faire concurrence à un champ tout voisin comme celui
de la politique ».
Dans cette direction, la prospection de Tristan
Leperlier porte sur une période plus courte mais tout à la fois contemporaine
et encore active dans les débats. Elle veut se distinguer d’autres études sur
la littérature algérienne en la travaillant d’un point de vue sociologique et
en menant de front prise en charge d’écrivains de langue arabe et de langue
française pour tenter de cerner et, si possible, de dépasser les oppositions
faciles et clivantes de ces deux « populations ». Elle remet aussi
sur le métier la fameuse notion d’engagement de l’écrivain, si décriée. Par
ailleurs cette étude ne se veut pas littéraire au sens classique du terme –
c’est-à-dire analysant les textes – mais sociologique dans la mesure où, par la
méthode suivie, elle s’intéresse plus aux individus et à leur place dans les
champs politiques et littéraires qu’aux créations même si de nombreuses
analyses plus ou moins détaillées y sont consacrées. C’est dire qu’elle brasse
dans le même mouvement des personnes qui écrivent quelle que soit leur
performance esthétique, toutes qualifiées d’écrivains.
Comme l’explique Tristan Leperlier, dans un de
nos échanges : « Je travaille dans ce livre sur les écrivains dans
leur globalité, et donc sur toute leur production, littéraire ou non. C’est
pourquoi, comme vous le remarquez justement, je ne formule pas d’a priori
esthétique. C’est une différence d’approche avec l’approche purement textuelle,
mais pas avec l’histoire littéraire. Je pars de l’hypothèse qu’il n’y a pas
d’universel du jugement esthétique, mais au contraire une lutte universelle
pour la reconnaissance littéraire. Ce qui n’empêche l’expérience
esthétique : je crois qu’on peut lire, à la manière dont je traite de
certains textes, par exemple ceux de Djebar ou Dib, vers où porte mon
goût ».
L’ouvrage offre tout d’abord une chronologie,
établie par l’auteur, de 1962 à 2003. Elle répond bien aux résultats de la
démonstration par une sélection intéressante des faits, des dates, des
écrivains et de leurs publications. En ouverture et non en annexe, elle situe
l’enquête dans l’histoire du pays depuis son indépendance.
L’introduction est substantielle et
donne vraiment les grandes lignes de la recherche. Elle met en exergue et donc
en attaque discursive, la citation très connue de Tahar Djaout, représentative
de la tonalité majeure de la période : « Le silence, c’est la mort. /
Et toi, si tu te tais, tu meurs / Et si tu parles, tu meurs/ Alors, dis et
meurs ».
Tristan Leperlier la commente avec
justesse : « Le poète et journaliste réveille le sens héroïque de la
littérature : non plus bavardage humain ou même solitude de la parole,
mais un « dit » transitif, faisant retour sur le monde et s’adressant
à lui ». Le choix de cet incipit lui permet de rappeler le lien, dans
certaines circonstances, de la littérature et de l’engagement. Suit un rappel
historique qui complète la chronologie précédente. Il peut alors resserrer son
propos sur des intellectuels précis : les écrivains et journalistes – les
gens de la plume – qui ont été en première ligne durant ces années marquées par
leurs assassinats et leurs exils.
Les bornes chronologiques choisies ne sont pas
strictes mais elles sont aisément justifiables par des faits politiques.
L’ambition est d’observer les modifications d’un champ littéraire par « la
période de crise intense de la guerre civile ». Il observe une interaction
forte entre le politique et le littéraire et avance quelques caractéristiques
de cette Algérie des années 1990 dont la principale est celle d’un
« champ » (selon la notion définie par P. Bourdieu) bilingue et
transnational. « Cette étude entend contribuer à l’élaboration d’une
nouvelle approche sociale de la littérature algérienne ».
On sait que les temps de crise sont, en règle
générale, propices à une précipitation de données plus floues auparavant, à des
clarifications mais aussi à des schématisations, autour de la question
lancinante : que peut la littérature en temps de crise ? L’ambition
plus générale voudrait que ce livre « contribue à la réflexion sur la
place de l’Autre minoritaire dans les sociétés post-coloniales, algérienne ou française,
dans un contexte de mondialisation économique et culturelle entraînant
migrations et exils, mais aussi replis identitaires ».
La première pierre de l’édifice démonstratif est
celle de la définition de « l’écrivain algérien ». Un rappel à grands
traits reprend quelques éléments de cette recherche de définition sous la
colonisation et après l’indépendance, en revenant très rapidement sur les
histoires littéraires déjà existantes, sur les textes qui ont fait un sort à ce
statut toujours en débat puisqu’on sait que la qualifiant d’algérien repose,
pour les uns, sur son acception juridique, pour les autres sur la coloration
esthétique et thématique de l’œuvre littéraire. On n’est pas surpris que la
pierre de touche de cette aporie soit Albert Camus. Sans reprendre une
périodisation déjà éprouvée dans la recherche sur la question en histoire
littéraire, T. Leperlier propose sa propre périodisation en trois temps très
généraux pour donner une unité à la période qu’il étudie : génération de
Novembre/génération de l’indépendance/génération d’octobre. Elle sert le propos
mais elle ne correspond pas, avec complexité, à l’histoire littéraire
algérienne telle que peut la concevoir un historien de cette littérature.
Le champ littéraire algérien est ensuite défini
comme multilingue et transnational. L’étude ne fait pas appel, en dehors de
deux ouvrages un peu rapides, ceux de Hadj Miliani et de Kaoutar Harchi –
« deux études importantes de sociologie de la littérature
algérienne » –, aux études faites en Algérie ou par des Algériens mais
s’appuie sur nombre de travaux essentiels en sociologie de la culture. Ce choix
est compensé par les entretiens enregistrés ou non d’écrivains ou de critiques
littéraires algériens dont la liste en fin d’ouvrage est tout à fait
impressionnante et représente des heures d’écoute et de travail et donne à
l’ouvrage son ancrage dans une réalité visitée avec minutie. Elle montre que si
cette recherche s’appuie sur méthodes et théories en Europe et dans le monde
anglo-saxon, elle s’anime par ces propos et paroles vives des acteurs du champ.
La confrontation/comparaison entre écrivains dits francophones et écrivains
dits arabophones permet d’affirmer une autonomie relative du champ littéraire
par rapport au champ politique. Ce travail rejoint « la sociologie des
intellectuels, analysant davantage les prises de position politiques extra-textuelles
des écrivains ». Tout en se disant interdisciplinaire, la méthodologie est
essentiellement sociologique mais éclaire de façon nouvelle la production
littéraire.
Le premier chapitre, « L’écrivain,
parangon de l’intellectuel ? », rappelle la perception qu’on peut
construire des intellectuels – et plus particulièrement des écrivains – avant
octobre 1988. On note que, très vite, apparaît la place de choix faite
à Rachid Boudjedra : « le « Voltaire d’Alger » :
formation transnationale d’un intellectuel prophétique » indique un des
sous-points de ce chapitre.
La distinction entre « intellectuel
critique » et « conseiller du prince » est reprise et augmentée
d’une troisième qualification : « intellectuel prophétique »,
désignant l’intellectuel très connu qui se jette avec son capital symbolique
dans le débat pour peser de son poids. Une ligne de partage se fait entre
écrivains et journalistes – en réalité, les deux fonctions d’écriture ont été
souvent renforcées l’une par l’autre, de nombreux travaux ayant montré la
raison de cette double fonction dans un pays à parti unique. Les
catégorisations politiques sont nommées par rapport à l’islamisme
radical : écrivains anti-islamistes entre les « radicaux »
(les fameux « éradicateurs ») et les
« dialoguistes » : à l’appui des citations de Tahar Djaout et
d’Arezki Metref.
Le cas de Waciny Laredj, romancier de langue
arabe est bien analysé puisque c’est un cas assez atypique dans la mesure où il
casse l’opposition facile entre francophone et arabophone, entre conservateur
et démocrate et dans la mesure aussi où il permet de poser les effets de l’exil
et les difficultés éditoriales. Il est opposé à Youcef Zirem dont la stature
d’écrivain n’est pas de la même teneur mais qui permet de comparer un écrivain
de langue arabe démocrate à un auteur de la mouvance berbériste.
Le second chapitre entend faire un sort à
la fameuse « guerre des langues » qui structurerait, selon la plupart
des observateurs, le champ littéraire algérien. T. Leperlier introduit dans son
argumentation de très nombreux documents et revient sur des débats importants
en Algérie. Comme dans le chapitre précédent qui se terminait sur une analyse
de l’intervention de Rachid Boudjedra, il focalise son propos sur la guerre des
« deux Tahar » en montrant à quel moment elle s’est déclarée et pour
quelles raisons, dans un développement intitulé : « Entre deux
puretés ? Tahar Ouettar et Tahar Djaout ». Ce débat est qualifié de
« plus grand scandale politico-littéraire de la période ». L’analyse
du colloque international de mars 1992 qui s’est tenu en partie à l’Institut du
Monde Arabe à Paris et en partie à la Sorbonne et qui a déclenché l’ire de
l’écrivain de langue arabe est parcellaire mais elle a le mérite de rappeler
nombre de faits et incidents importants et de cerner les positionnements des
deux acteurs choisis.
On peut regretter que, pour l’exemple donné des
obsèques de Kateb Yacine, il se soit appuyé plus volontiers sur Le blanc de
l’Algérie d’Assia Djebar plutôt que sur des récits d’intellectuel(le)s
présent(e)s ce jour-là. De même que ce qui est dit de Malika Mokeddem,
« incarnation idéal-typique du pôle international » soit un peu
tranchant et laisse de côté l’effet de ses romans sur des lectrices
algériennes. Il est bien évident, comme l’a d’ailleurs montré Pascale Casanova,
qu’écrire en français « renforce considérablement la probabilité d’accumuler
un capital littéraire international ». Cette remarque est valable pour un
grand nombre d’écrivains et renvoie à la domination économico-culturelle des
langues de grande diffusion.
A cette remarque, Tristan Leperlier
réagit : « Pourquoi tranchant à propos de Mokeddem ? Dire
qu’elle est l’incarnation du pôle international ne signifie pas qu’elle n’est
pas lue en Algérie, bien au contraire. Au pôle national, à l’inverse, Derdoukh
est très peu connu en Algérie. Le lien entre écriture en français et capital littéraire
international prend sens dans ma démonstration (que je ne reprends pas en tant
que telle de Casanova, c’est le résultat de mon travail statistique et de
l’analyse de la presse et des entretiens) sur le fait que le facteur majeur
pour expliquer les prises de position politique des écrivains pendant la crise
n’est pas tant la langue que de la position de l’écrivain entre le pôle
national et international du champ ».
Le troisième chapitre remet sur le métier une
question passionnante qu’on a eu tendance à reléguer au rang des vieilleries
périmées : celle de l’engagement politique des écrivains. Se refusant à
réduire ces derniers au rôle de témoins, l’ouvrage reprend une classification
qu’il adapte à son propos : celle des trois gestes d’engagement en littérature :
Attestation, Evocation et Interrogation. A chacune de ces notions peut être
attachée une figure : celle du prêtre, celle du magicien et celle du
prophète. La première propose un contre-discours politique ; la seconde
est moins polémique car descriptive. Une citation d’Italo Calvino en donne
l’idée maîtresse : « la littérature donne une voix à qui n’en a pas,
donne un nom à qui n’a pas de nom et spécialement à ceux que le langage
politique cherche à exclure ». Enfin la troisième, s’opposant à l’ethos du
témoin, est une mise en discussion des discours environnants sans imposer le
sien.
En fonction de ces trois catégories, des
romanciers de la période sont classés. La première se subdivise en deux
classes : les romans explicatifs (Rachid Mimouni, Yasmina Khadra) et les
romans compréhensifs (Malika Boussouf, Maïssa Bey, Aïssa Khelladi). Un écrivain
pourrait osciller d’une catégorie à l’autre. Seule l’analyse précise des œuvres
pourrait discerner plus finement cette oscillation.
La seconde est essentiellement occupée par des
écrivaines (Ahlam Mostaghanemi, Soumya Ammar-Khodja, Malika Ryane-alias Aïcha
Kassoul, Latifa Ben Mansour, Assia Djebar).
Il comprend également ce qui est titré de façon
surprenante, « Camus et le ‘mythe andalou’ de l’Algérie coloniale »,
point auquel est rattaché Waciny Laredj pour son roman, La Gardienne des
ombres qui, indubitablement, en ce qui le concerne s’inscrit bien dans
« le mythe andalou ».
Tristan Leperlier précise : « L’engagement
d’Evocation est, en dernière analyse, un engagement portant sur l’identité
algérienne, d’un point de vue ethnique et du point de vue du genre. Le statut
littéraire des « pieds-noirs », la place de Camus, sont
réévalués. Le « mythe andalou » est une idée que je
reprends à Denise Brahimi, et je m’appuie aussi sur des analyses de Lucienne
Martini. Dans le contexte de la contestation d’une identité purement
arabo-musulmane, puis du sentiment de disparition d’un monde, de l’exil et
enfin de rapprochements, en France, des exilés algériens avec d’anciens
pieds-noirs, des écrivains montrent une image plus complexe de la période
coloniale, sous un aspect plus nostalgique (l’enfance) que négatif : tolérance,
métissage, raffinement intellectuel : tous les éléments du mythe andalou
dans la littérature arabe ! C’est dans l’exil des années 1990 que
s’affirme explicitement et fortement (il existait avant) le discours
identitaire intégrant la part européenne. Il est frappant que paraisse Le
Premier homme en 1994, qui porte une partie de ces problématiques très
« tournant année 2000 », notamment de donner voix à ceux qui sont en
train de disparaitre (engagement d’évocation), un « peuple » européen
d’Algérie, avec toute l’ambiguïté du terme. Waciny Laredj reprend tous ces
éléments du mythe andalou pour contrer le discours islamiste (il le fait aussi
selon une modalité d’Attestation d’ailleurs), mais la part européenne de
l’Algérie est évoquée à travers la communauté espagnole ».
Pour la troisième, deux écrivains sont retenus,
Mohammed Dib et Salim Bachi.
Ce qui est dit d’eux pourrait, sans difficulté,
s’appliquer à d’autres grands textes de la période non cités : « Loin
d’attester, ils inquiètent, interrogent, maintenant par là l’autonomie de la
littérature par rapport à ces mêmes enjeux politiques ». On peut penser à Baya
d’Aziz Choiauki, à Rose noire sans parfum de Jamel Eddine Bencheikh, à La
Maison de lumière de Nourredine Saadi, à Cette fille-là de Maïssa
Bey, à L’Enfant du peuple ancien d’Anouar Benmalek , au Serment des
barbares de Boualem Sansal et d’autres encore.
Ce troisième chapitre est le plus directement
« littéraire » dans la mesure où il se mesure aux textes eux-mêmes.
La classification (« typologie ») permet de mettre en perspective une
production importante et d’ouvrir une réflexion sur ce qu’est une œuvre
littéraire et ce qui ne serait qu’une écriture de circonstance.
Le quatrième chapitre visite l’extériorité de
la littérature, c’et-à-dire le marché littéraire, les maisons d’édition, les
revues. Un sort particulier est fait à la revue Algérie Littérature/Action
et aux éditions Barzakh. Le chapitre est très documenté et offre des données
qu’on n’a pas l’habitude de lire sur la littérature algérienne et ses
conditions de lisibilité.
C’est en élargissant la réflexion qu’il nous
semble pouvoir affirmer que se pose à la littérature algérienne ce qui se pose
aux littératures des anciennes colonies françaises aujourd’hui : un volet
en langue française d’une littérature nationale et donc, par la langue
utilisée, des œuvres qui ne s’adressent « directement » qu’à une
partie du public algérien lecteur et « par ricochet » à un public
français qui ne s’intéresse à elles que si la tragédie politique est active. En
cela le rapport France/Algérie s’il exacerbe les tensions et rencontres des
autres littératures francophones du Sud, cumule les « tares » de la
mémoire de la colonie de peuplement et de la proximité géographique, économique
due à une forte population émigrée algérienne et de ses descendants en mal
d’intégration dans la nation française.
Ce rapport profondément conflictuel et
problématique dû au fait colonial particulier fait que l’écrivain se trouve
confronté à la question de sa cible, alourdie de celle de sa reconnaissance et
de sa diffusion.
Plus qu’un champ littéraire transnational, ne
peut-on pas envisager un champ littéraire national en formation ; en
formation tant que la nation n’aura pas intégré toutes les langues dans
lesquelles s’expriment ses imaginaires et ses questionnements ?
Les mises au point de l’intéressé ouvrent la
discussion sans la clore : « Sur la question du champ, tout dépend de
la définition que l’on prend. Ma définition n’est pas institutionnelle mais
reprend celle formulée par Pierre Bourdieu (même si je la renouvelle en
proposant de parler d’un champ bilingue et transnational). 1) C’est un espace
social relativement autonome du reste de la société, c’est-à-dire qu’il a en
partie ses propres règles. Dans le champ littéraire, la valeur centrale est la
reconnaissance littéraire : tout l’enjeu est alors la définition de cette
valeur, entre pôle autonome et hétéronome du champ. Est-ce que cela va être le
chiffre de vente, la conformité aux valeurs promues par le pouvoir politique ou
religieux ? Ou défini par les écrivains eux-mêmes ? (et qui sont les
« écrivains » ?). 2) C’est un espace de concurrence. En
entretien, les écrivains « algériens » (ici de nationalité algérienne
essentiellement) montrent nettement leur sentiment de partager un lien
privilégié entre eux de concurrence ; et ce malgré la diversité
linguistique et territoriale. Ainsi, selon cette perspective, ce n’est pas
parce que la langue reste un objet de débat qu’il n’y a pas de champ, bien au
contraire. Le champ est fondé sur le débat, la lutte. Dire à ses concurrents
qu’ils ne font pas partie de la littérature algérienne (parce qu’ils écrivent
en français, qu’ils publient à l’étranger, etc.) c’est encore une manière de
les faire participer du champ littéraire algérien. Le champ tel que je
l’entends est un espace de tensions permanentes, historique, non un espace
stabilisé ».
Des annexes nombreuses – ainsi que des croquis
au cours des différents chapitres –, plus techniques viennent à l’appui des
conclusions auxquelles parvient l’ouvrage. On peut regretter, étant donné le
nombre impressionnant de noms cités et qui montre la richesse de l’enquête,
qu’un index des noms ne soit pas donné. Notons toutefois qu’au cours de
l’ouvrage, les principaux écrivains ou auteurs convoqués bénéficient d’une
biobibliographie qui informe le lecteur de leur profil et de leur évolution.
Le lecteur un peu tatillon qui connaît cette
littérature et ces années note que la chronologie initiale omet la date de 1969
et du Festival Panafricain qui fut un événement incontournable et significatif
pour la culture. De même, à propos de l’assertion répétée à l’envi de l’absence
des écrivains d’octobre 88, un oubli regrettable est celui du Comité national
contre la torture et de figures moins médiatiques que celles qui sont citées.
Reprenant les événements de la période, Kateb Yacine est brocardé un peu trop
rapidement de « soutien critique » au FLN, sans définir ce parti tel
qu’il était durant la lutte de libération et tel qu’il est devenu.
A ces remarques, Tristan Leperlier réagit assez
vivement, en précisant qu’il a bien parlé du Comité et ajoute : « Les
écrivains se sont mobilisés pour dénoncer la torture, en particulier en tant
qu’universitaires, que militants des droits de l’homme. Ils l’ont peu fait en
tant qu’écrivains. Surtout, en tant qu’écrivains, ils n’ont que peu
appelé à la démocratisation et libéralisation du régime. D’une part parce qu’il
y avait le risque que la parole des grands écrivains à l’audience
internationale se fasse récupérer par les revanchards français. D’autre part du
fait de l’histoire des écrivains. Ce retrait relatif parait étonnant si on en
reste à une image héroïque de l’écrivain « éternel
perturbateur » ; mais compréhensible si on regarde en détail
l’histoire des rapports entre écrivains et pouvoir. Contrairement à la
caricature souvent donnée en France, le pouvoir algérien n’a jamais été
monolithique et les écrivains ont généralement pu, bon an mal an, trouver des
marges d’expression critique (en particulier à l’égard des fondamentalistes) en
s’appuyant sur certains fragments du pouvoir ; par ailleurs, le secteur
culturel a connu une forme de libéralisation dans les années 1980 (probablement
contrecoup au Code de la famille) : l’horizon politique des écrivains est
un élargissement progressif des libertés. A l’inverse, des journalistes,
censurés, et à l’écho moindre à l’international, sont devenus les leaders
intellectuels de la contestation politique. Ajouté à cela la reconnaissance
pour le Front de l’indépendance, un écrivain comme Kateb ne pouvait pas être
entièrement hostile au FLN ».
Parfois aussi sont mis en comparaison des
écrivains de calibre différent. Un des exemples, efficace sociologiquement
parlant mais non esthétiquement, est la comparaison entre Waciny Laredj,
écrivain d’une œuvre conséquente, et Youcef Zirem qui n’en a pas moins posé des
actes culturels intéressants dans le champ littéraire algérien. C’est ce qui
gêne la lecture d’une Littéraire qui s’attache plus à la qualité d’une écriture
qu’au positionnement dans « la guerre des langues », à plusieurs
reprises.
Dans les pages qui montrent très justement la
marginalisation des élites, il aurait fallu ne pas éviter un
intellectuel-écrivain, incontournable la période, Mostefa Lacheraf,
subrepticement cité à différentes reprises mais dont les écrits et le
positionnement ne sont pas étudiés en tant que tels. De même, le cas
atypique de Jamel Eddine Bencheikh, mais plein d’enseignement, ne contredisant
pas d’ailleurs certaines remarques ou conclusions de l’ouvrage, aurait gagné à
être étudié.
Signalons, non pour marquer une comparaison mais
pour enrichir la connaissance de cette période par une analyse prenant la voie
de l’analyse littéraire sur les textes mêmes, la recherche de Salah Ameziane,
non éditée encore à ce jour, « Romans algériens au présent – Le tournant
du XXe et XXIe siècles » mais consultable sur le
site des thèses. Elle fait écho au travail impressionnant de Tristan Leperlier.
Comme dans Algérie, les écrivains dans la décennie noire, le dernier
mouvement de la démonstration s’installe résolument au cœur du débat autour de
l’identité culturelle dans l’Algérie contemporaine. Salah Ameziane commence par
examiner les « composantes » habituellement discutées de l’identité
algérienne : le référent berbéro-arabe ; puis ce qu’il nomme
« les généalogies brimées » ; enfin la place de l’oralité
entre généalogie et littérature qu’il décline en part de la culture populaire
et récit des ancêtres. L’ouvrage ne néglige pas non plus la rupture qu’a
entraînée la colonisation, la fracture et le basculement culturel produit et il
en déduit la nécessité pour nombre d’écrivains d’avoir recours aux fictions
biographiques pour retisser les généalogies. Il affronte l’apport culturel
français sous la métaphore de la greffe avec ses écueils, ses
dépersonnalisations et ses filiations qui, mêmes problématiques, n’en sont pas
moins présentes et signifiantes. Avec les pères vaincus, il reprend à la fois
la trahison des pères vue par les grands aînés de la littérature algérienne,
Kateb Yacine et Mohammed Dib, mais à la poussant plus loin, dans une
perspective postcoloniale de la transculturalité et de la mondialisation.
La question n’est pas de retrouver les
filiations mais de les réinventer : la filiation littéraire étant une manière
pour l’écrivain de se reconstruire. Le rôle des écritures en langue française
dans la littérature algérienne est alors déterminant car, par l’usage de la
langue, elle avance une expérience de l’Altérité nécessaire à toute littérature
pour évoluer, une expérience de fraternités littéraires, au-delà de la
contrainte coloniale. Ainsi, comme ce l’est depuis son émergence, les écrivains
font d’une contrainte historique, un atout pour interpeller leur société.
Différente mais passionnante et
incontestablement partie d’une approche de la littérature, l’enquête de Tristan
Leperlier ouvre des perspectives nouvelles dans la mesure où elle n’élit pas
quelques « têtes d’affiche » – tout en laissant deviner à travers les
analyses où vont ses goûts de littéraire –, mais brasse les écrivains de toute
une période dont la plupart restent inconnus en France.
Tristan Leperlier, Algérie, les
écrivains dans la décennie noire, CNRS éditions, collection « Culture
& Société », 2018, 344 p. 25€
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