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lundi, décembre 26, 2005

7- La littérature de l’urgence

La tribune (algérien) lundi 15 décembre 2003

La violence a donné naissance à un concept controversé


«La littérature de l’urgence» entre réalité et exigences littéraires


Qu’est-ce que la «littérature de l’urgence ?». N’est-ce pas des écrits qui ont pour ambition -inconsciente ?- l’éphémère plutôt que la durée ? Lorsqu’à évoquer cette littérature, on écrit qu’elle relève de «l’urgence de témoigner», qu’elle est une «écriture de l’immédiat» et lorsqu’on écrit de sa syntaxe qu’elle est une «syntaxe du sang» et que l’on s’en tient à cela, ne cherche-t-on pas à justifier sa fragilité, ses carences, mais plus grave, à l’exonérer de la construction grammaticale ? Ou bien est-ce adopter une posture condescendante ? Au nom de qui, de quoi ? Les événements dramatiques que vivent les Algériens sont-ils un précédent pour qu’y naisse une nouvelle littérature à valeur spécifique à cette contrée ? Qui lit Trois Guinées constate que Virginia Woolf y restitue violemment (dans l’urgence ? Le monde se trouve à la veille de la Seconde Guerre mondiale) l’état de la société anglaise misogyne, et privilégie à la fois l’exigence littéraire qui s’impose naturellement dans une atmosphère de souffrance profonde, de haine, de guerre
Lundi 15 décembre 2003

Par Ahmed Hanifi *
Depuis quelques années, nombreuses sont les interventions (en France ou en Algérie, écrites ou orales) concernant la littérature algérienne des années 1990 et jusqu’à nos jours qui l’évoquent de façon redondante en termes d’«urgence». Cette notion de «l’écriture et l’urgence» ou de «parole littéraire et l’urgence» née à Paris est détournée. La polysémie est récusée, le concept transformé est repris sans être déconstruit par les critiques en Algérie. De nombreux débats et conférences ont lieu en France. Ceuxauxquels nous avons assisté (Marseille, Aix, Arles) et les écrits en Algérie consacrés à cette littérature retiennent et développent ce qualificatif de l’urgence.


La littérature chahutée
Mais les uns et les autres effleurent à peine les questions des niveaux de langue qui y sont développés, de ses signifiants, de ses architectures. Nombreuses sont les interventions de salle sur la littérature qui portent sur des questions subalternes ou périphériques. Parfois les débats transforment l’objet et l’amarrent à une curiosité lourde sur l’Etat de l’Algérie, ce qui exclut le lecteur d’émettre des avis sur le contenu littéraire ; quant aux écrits (hors recherches universitaires), ils sont peu nombreux. Les quelques recensions d’ouvrages sont pour nombre d’entre elles peu pertinentes et ne prêtent qu’aux riches (auteurs connus ou «alliés idéologiques»); par conséquent, elles tournent en rond. Alors la littérature algérienne risque de finir par se résumer ou correspondre à un club cloisonné dont les membres (critiques compris) s’autocongratulent en public ; une ligue dans laquelle ladite proximité idéologique supplante ou annihile toute autre considération.



Urgences et exigences
Qu’est-ce que la «littérature de l’urgence ?». Il y a certes la littérature qui se nourrit des expériences propres à chaque écrivant, celle de l’homme devant sa conscience. Il y a des univers multiples mais dans une même littérature. Il y a la littérature de l’homme questionnant en permanence l’homme, mais qu’est-ce qu’une «littérature de l’urgence» ? N’est-ce pas des écrits qui ont pour ambition -inconsciente ?- l’éphémère plutôt que la durée ? L’objet n’est pas, loin s’en faut, de stigmatiser tous les écrits parus depuis 1992. Tous les romans d’après-1992 ne sont pas de la littérature d’urgence. S’ils partagent tous un même espace d’intérêts, une même période, ce n’est pas le cas pour la consistance. La préoccupation littéraire est prégnante dans certains cas, dans d’autres elle est tellement engluée dans le réel qu’elle en oublie l’acte d’écrire et ses exigences.
 

Carences et complaisance
Ce sont ces écrits-ci que nous nommons à notre tour écrits de l’urgence, qui font l’objet de cette critique. Lorsqu’à évoquer cette littérature, on écrit qu’elle relève de «l’urgence de témoigner», qu’elle est une «écriture de l’immédiat» et lorsqu’on écrit de sa syntaxe qu’elle est une «syntaxe du sang» et que l’on s’en tient à cela, ne cherche-t-on pas à justifier sa fragilité, ses carences, mais plus grave, à l’exonérer de la construction grammaticale ? Ou bien est-ce adopter une posture condescendante ? Au nom de qui, de quoi ? Les événements dramatiques que vivent les Algériens sont-ils un précédent pour qu’y naisse une nouvelle littérature à valeur spécifique à cette contrée ? Qui lit Trois Guinées constate que Virginia Woolf y restitue violemment (dans l’urgence ? Le monde se trouve à la veille de la Seconde Guerre mondiale) l’état de la société anglaise misogyne, et privilégie à la fois l’exigence littéraire qui s’impose naturellement dans une atmosphère de souffrance profonde, de haine, de guerre : «Nous considérons la société comme un lieu de conspiration qui engloutit le frère […] et qui impose à sa place un mâle monstrueux […] qui inscrit dans le sol des signes à la craie, ces lignes de démarcation mystiques […] Il jouit des plaisirs suspects du pouvoir et de la domination.» On pourrait ajouter de nombreux autres exemples. La fiction est-elle un assemblage de mots dont l’horizon et la consistance n’excèdent pas les lettres qui les composent ; froids ou creux, fréquemment idéologiques ? Une écriture peu élaborée, à la syntaxe minimaliste, sans agencement, sans architecture ? La fiction est-elle une simple traduction asséchée d’une «réalité sociale» donnée ? Un assemblage désarticulé, un signifiant réduit à sa plus simple expression ? Mais alors lorsque l’Histoire s’approprie la fiction au détriment de cette dernière doit-on parler de littérature ou de témoignage ? d’écrits à thèse ? Mais les romans à thèse doivent-ils être exemptés de l’effort, requis par ailleurs ? Quelle part est réservée à l’esthétique ? La littérature de l’urgence a pour visée de réconforter le lecteur (et l’éditeur), de le rassurer sur son présent, de l’anesthésier. Ce sont en définitive des écrits de la stagnation. Elle est une écriture qui témoigne, un «document humain» selon les termes de Pierre Jourde, mais sans envergure. Seule la photographie polaroïdale d’une réalité de surface devient sa raison essentielle. Elle est un compte rendu, un rapport de mission alors que «la réalité n’est pas dans la reproduction fidèle mais dans le sens donné à l’œuvre» (M. Dib cité par W. Bouzar). Son objet est la réalité, mais une «réalité de surface que tout le monde perçoit sans effort, une réalité pipée et tronquée, une pauvre et plate apparence». (N. Sarraute)Faut-il au nom de telle réalité sociale de l’homme que l’écrivant réduise ses écrits à une juxtaposition de mots placides, bruts, qui n’ont d’autre intérêt que celui de refléter ce réel-là, ce réel artificiel ? Ces «réalités solides qui écrasent toute tentative audacieuse, toute velléité d’évasion». (N. Sarraute) Dans les écrits algériens, «le réel qui devient de plus en plus insistant prend le pas sur la subversion formelle qui avait occupé les écrivains de la génération terrible des années 1970 ». Cette littérature «semble privilégier une forme de prise en charge du réel à l’élaboration littéraire» (A. Griffon, Sorbonne IV) L’universitaire relativise cependant : «A notre sens, cet effacement des marques de littérarité peut être considéré comme un nouvel exercice de style.» Nous ne partageons pas cette appréciation. L’exercice de style renvoie à l’esthétique et nécessairement à la construction syntaxique (règles). La caractéristique de l’écrit romanesque n’est pas dans le dire du réel mais dans la manière de le dire.
 

Littérature ou témoignage
Lorsque le signifiant est abandonné au profit de l’Histoire, il n’y a pas de distanciation. L’appréciation du référent par l’auteur déteint fortement alors sur l’écriture et en réduit la portée. On peut parler de témoignage mais pas de littérature. Ce sont deux registres différents. N’est-il pas intellectuellement plus sain d’éviter la confusion entre littérature et témoignage ? Si la littérature peut être témoignage, celui-ci n’est pas la littérature.Plutôt que de justifier sa légèreté et accepter telle quelle cette écriture de l’urgence, n’est-il pas judicieux de la reconnaître hésitante, en formation, et lui signifier ses carences, donc l’encourager à progresser, car la défendre telle quelle c’est renoncer à la littérature.Il y a plus qu’une nuance entre essayer de tendre vers la littérature et donc choisir la création (même si l’aboutissement n’est pas donné) et se contenter de dire le réel comme on erre dans une forêt dense, sans repères ni boussole ? «Le roman de l’urgence est une pauvre littérature» tout en étant «vendable» ; «il n’est qu’une réponse à une demande suscitée par des éditeurs français» (S. Hadjadj), avides d’écrits «sur la situation». «L’éditeur collant à l’actualité [publie] à tout prix des témoignages dont la qualité ou la nouveauté n’est pas son souci premier». (Ch. Bon, F. Boualit cités par A. Griffon)Que deviennent le génie créatif et le plaisir face à la matière blanche, à son défi ? «Ecrire, c’est un plaisir […] Je ne cherche ni à témoigner ni à dénoncer. Je ne suis pas un écrivain professionnel.» (B. Sansal). «J’écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps. Je n’écris pas pour une élite ni pour la masse. Deux abstractions chères au démagogue». (J.-L. Borges). «La littérature est surtout un formidable terrain de jeu, j’y prends du plaisir.» (S. Bachi)Si l’imagination ne pétrit pas les matières qu’elle recueille du monde pour les travailler comme l’artisan ou l’alchimiste, alors elle ne fera que reproduire les formes statiques et sans épaisseur de ce monde nous explique Bachelard (en substance) ; ou bien l’imagination crée ou bien elle reproduit. «Ecrire consiste à ouvrir. L’art ne ‘‘véhicule’’ rien du tout. Il dispose une case vide grâce à laquelle nos ordres établis et nos systèmes encombrés trouvent la possibilité d’un jeu, de dispositions nouvelles.» (P. Jourde)
 

Des exemples parlants
Des comparaisons déplacées –indécentes– sont effectuées entre cette écriture de l’urgence et celle de Kateb Yacine. Yacine (et d’autres) a certes témoigné de son temps, à chacune des pages de ses romans, l’Histoire est là, devant nous, omnipotente. Des références historiques sont éparpillées dans le texte, l’auteur introduit dans la fiction sa vision du monde, mais pas au détriment du signifiant. En aucun cas la fiction est prétexte, à aucun moment elle est au service de cette perception du monde. Il n’est que de donner à lire quelques extraits de littérature d’hier et d’aujourd’hui pour bien peser à son juste poids ce que littérature signifie : «Notre institutrice, les parents ont le droit de rire devant elle. Elle vient de loin […] Elle est enrhumée. Se sert pas de ses doigts. Jamais une tache d’encre. C’est son mouchoir ou une boule de neige ? Ça saigne avec un sourire. Peut-être qu’elle crache des coquelicots dans les mille et une nuits ! Non, des roses. Si elle me laissait sentir ses ongles. Si on changeait de sueur. Elle salit pas ses aiguilles. Le tricot est pour moi ? Elle regarde toujours les autres. Dubac Paule. On boit son prénom comme de l’air. On le fait revenir. On le lance loin. Paule. Malheur de s’appeler Mustapha. Française. France. Elle a une auto ? Mais elle mange du porc.» (Nedjma) Amoureux, rebelle et persifleur ; pétillant et enivrant !Dans la même lignée, Sansal écrit dans le Serment des barbares : «Au pied des deux autres murs, sur des hectares de terres rendues marécageuses, par le comblement de l’oued, ont proliféré des quartiers de misère. Sinueux, étranglés, bourbeux, surpeuplés, convulsifs, ils ne cessent de se remettre en question. Courroucée par ces manœuvres dilatoires, la mairie les raya d’une plume de ses souvenirs. Depuis, ils se sont organisés en bidonvilles libres et guettent le moment de proclamer leur indépendance.» La reconnaissance est instantanée : «Une langue, puissante, colorée, brutale, sensuelle. Quand rien de ce qu’on décrit ne va droit, il faut trouver les phrases qui épousent les déroutes, la grammaire qui colle aux accidents de la logique. Jeux de mots, proverbes tronqués, lieux communs détournés […]» (le Monde). Lisons aussi Salim Bachi : «Des types mal rasés, mal fagotés, allaient et venaient, en proie, semblait-il, à un mal incompréhensible. La mécanique qui les poussait à se mouvoir en tous sens demeurait pour moi inexplicable. Ils paraissaient singer les gestes d’une vie banale. Ils travaillaient. Ils parlementaient. Ils interrogeaient. Ils tapaient sur de vieilles machines à écrire. Ils étaient en enfer. Le savaient-ils ? Les abeilles, dans leurs ruches, accomplissaient sans cesse leurs tâches d’insectes, distinguaient-elles la vie de la mort ? Etablissaient-elles la mesure des actes qui les faisaient danser ?»
 

L'art d'écrire
Salim Bachi décrit «la violence dans une langue d’une beauté tranchante où souffle un lyrisme de magicien des mots» -mais ?- il «nourrit la trop folle ambition de faire ressembler Cyrtha à Dublin». (l’Express) Cyrtha : l’auteur nous guide vers «cèra–yacirou». Bien sûr cette odyssée n’est pas l’Odyssée, mais qui oserait lui reprocher de flâner et de nous y inviter, à travers les venelles envoûtantes du verbe ?Trois extraits (Nedjma, le Serment des barbares, le Chien d’Ulysse) aux envolées à faire vibrer les papilles, à disjoncter l’écorce cérébrale. Lire ces morceaux, c’est éprouver une vraie délectation à savourer quelques cuillérées d’un miel non frelaté, et j’en ai fait part aux deux derniers. Ils décrivent la réalité mais pas du tout dans l’urgence de dire, ou bien si, mais sans atrophier l’essentiel : l’écriture. Ils disent mais surtout ils écrivent. D’une écriture romanesque, alerte, inventive. L’imagination l’emporte sur les lieux communs et autres contenus stéréotypés. Le réel, le vrai, y frétille dans toute sa splendeur. Des questions essentielles ou graves y sont traitées : la conscience d’être, la liberté, l’identité, l’amour, la haine. Le plaisir. Ces auteurs ne sont pas des envoyés spéciaux. Ils écrivent des romans (ils tissent des mots) et, par conséquent, il y a lieu d’interroger leurs styles, leurs descriptions extraordinaires, leurs phrases à couper –littéralement– le souffle. De la littérature qui se suffit par elle-même et qu’il n’est nullement besoin de qualifier. Et tant pis si rare est le spécialiste, ou l’interviewer algérien qui interroge l’écrivain sur la technique narrative, sur la peinture des caractères (dans tous ses sens). Tant pis aussi pour ceux dont la curiosité porte plutôt sur ses opinions politiques et tentent ainsi de le confiner dans un discours idéologique : «Les gens disent qu’on brade l’économie […]»; une curiosité dramatiquement people et à la lisière de la niaiserie : «Ce n’est pas fatigant de voyager ?» Les questions portent sur le référent, les lieux de parole de l’auteur mais non sur elle. «On essaie toujours de voir quelle situation le romancier algérien décrit, en occultant le travail littéraire.» (S. Bachi) «La littérature, ce sont des mots qui ne se satisfont pas de n’être que des mots. Ou plus exactement un usage des mots tel qu’il manifeste l’insatisfaction du langage.» (P. Jourde) Les mots sont comme une pâte à modeler, comme objet de jouissance enfantine provisoirement retrouvée, que l’auteur façonne à en faire émerger une réalité nouvelle. Alors «oui» à la littérature qui «force le lecteur à se tenir constamment sur le qui-vive». (N. Sarraute) Dans la sérénité du verbe.
A. H.

* Le Temps d’un aller simple, Marsa 2001
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