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samedi, mars 09, 2013

373 - Au 37° lacis, mon amie véritable.


Durant de nombreuses années mes grands parents et leurs enfants ont eu pour voisine une famille qu'ils appréciaient sans limite. Je la nommerai Révétsi. C’était une famille nombreuse. Les Révétsi à leur tour et sans le change, aimaient bien la compagnie des miens. Les plus jeunes de leurs enfants étaient mes amis les plus proches. D’aucuns disaient de cette famille qu'elle venait d'Italie de Malaisie ou de Tataouine. D’autres affirmaient qu’elle était des nôtres depuis la nuit des temps. Ces conjectures évidemment ne me concernaient point, moi qui baignais dans un présent éternel. Ma préférence juvénile s’arrimait à la jupe irisée de V..., la plus belle de mes connaissances. Elle était tout à la fois ma Mrs Dalloway, ma Nedjma, je veux dire mon étoile. Nous avons traversé ensemble notre enfance, main dans la main, dans une atmosphère pourtant peu encline à la sérénité.

Elle était jolie ma Révétsi. Mon éducation sentimentale se nourrissait à sa peau métissée, à son sourire naïf et à ses paroles roses. Ses étreintes maladroites enserraient mon regard dès lors qu'il s'alanguissait pesamment. Elle était polie, avenante et tout et tout, éclatante de mille feux, mille arcs-en-ciel, mille vérités. Ma Révétsi était un kaléidoscope pour tout vous dire. Cela me peinait de la voir affronter seule et dans le silence, les tourments qu’infligent les dogmes. Le contexte aliénait, aveuglait beaucoup de nos semblables - et je ne m'en exclus pas malgré des circonstances atténuantes que je peux évoquer, ma jeunesse d'alors – nos semblables dis-je à la recherche d'une issue monochrome quelle qu'elle fut, noire ou blanche ou jaune, au détriment parfois de leurs convictions ou de l'évidence élémentaire. Elle m'a fait aimer le Capitaine Fracasse ma Révétsi, Moby Dick ainsi que les nuances des pastels de Cézanne et Pissarro.

Plus tard, l'adolescence traversée, nous nous sommes séparés. J'avoue avoir été responsable de la rupture de la relation qui se tissait patiemment entre nous deux, tant bien que mal au gré des jours. Les lauriers de notre jardin commun furent coupés. Il demeure en moi le regret de n'avoir jamais su ou pu adopter alors son unique défaut : l'intransigeance. J'aurais gagné du temps. Il lui était intolérable que l'on évoquât en mal ou même égratignât, ses frères, ses cousines ou ses parents, ses proches. Quelles que soient les critiques, elle les récusait avec une grâce toute personnelle qu'elle savait envelopper dans un argumentaire choc cousu de fil d’or. Avec ou sans subterfuges, nul ne parvenait à la cheville de ses démonstrations. A son âge, entre le rose et le rouge, entre le rouge et le noir elle fricotait avec les aventures de la dialectique sans même le moindre remord à l’ère du soupçon généralisé. Lorsque sa force, sa pertinence et sa faconde me montaient au nez, souvent et souverainement ; je me consolais de n'être jamais seul à y être assujetti. J'étais toujours perdant, mais jamais seul dans la défaite, dans la chute. Tout cela me donnait forcément la nausée. Flairant la rupture elle se ravisait modérément, atténuait ses élans et même parfois se reculait puis lançait l'un de ses mots scapulaires étoffés comme "lis !" terme qu'elle ponctuait d'une exclamation qu'elle me plaquait aux oreilles, impérative qu'elle était, et qu'elle est encore j'en suis convaincu ; "lis !" disait-elle, ou bien lorsque nous tentions une intimidation en meute, "lisez !"

Un jour, au sortir de l'adolescence, alors que mes arguments me revinrent encore une fois à la figure comme un boomerang fissuré, éclaté; mes combinaisons erratiques abandonnèrent lamentablement. Démuni, je renonçai définitivement à la partie, humilié tout de même. J'ai alors mis à profit la liberté que m'offraient mes nouvelles connaissances qui commençaient à s'échafauder au-delà des premiers cercles spatiaux (de quartier). Lorsqu'elles se firent nombreuses et disparates, elles m'incitèrent à larguer les amarres. Ma futile jalousie s'estompait. Jusqu’à la rupture.

Nous nous sommes séparés donc. Je suis devenu l’étranger. Mon unique soulagement fut que je n'étais pas seul dans la confrontation achevée, définitive alors. Je m'en suis remis à la comédie humaine, et aux âmes mortes. Le sac à dos et quelques monnaies de singe pour uniques compagnons de fortune, m'éloignèrent pour longtemps de ma Vérité puérile. Je me suis jeté corps et âme dans le bruit et la fureur du monde tel l'Ulysse de nos rêves mythiques ; de Samarkand au ventre de Paris en passant par et cetera...

Plus mes désirs d'éloignement de V... se prenaient en charge, plus je pénétrais l'univers des crimes et châtiments, plus le temps passait et plus une force intérieure inconnue, façonnait minutieusement ma conscience mon être et mon néant, irrémédiablement, tel un Rodin de Claudel otage de ses passions. Elle me dictait les mots d’une loi que peu à peu j'assimilais. Elle m'ordonnait de revenir à ma Révétsi de mon berceau, de ma source opaline. Cela dura des années et des années au terme desquelles j'ai entrepris de la retrouver. Alors j'ai cherché, cherché, car évidemment, elle aussi, naturellement, vivait sa vie. Cette recherche de ma Révétsi, cette recherche du temps perdu ne fut pas vaine. Le serment des barbares n'avait désormais plus prise sur mes convictions débarbouillées, armées des mots mâts de ma Révétsi, des mots totems et tabous, que j’ai embrassés.

Les eaux ont coulé jours et nuits sous tous les ponts Mirabeau et sous ceux de toutes les certitudes, de tous leurs messages et de tous leurs procès inhérents. Elles craquelèrent de toutes parts telles des remparts sablonneux. Le jour et les soupçons se sont définitivement levés alors que j’étais loin des miens, bien avant l'année dernière, à Marienbad.

Ma Révétsi m'accompagnait sans être physiquement à mes côtés. Elle me guidait, m'encourageait, m'ouvrait au nouveau monde retrouvé. Dans mes solitudes souvent noctambules, devant l'affront que lançaient à mon désarroi des lignes entières de romans, j'implorais son aide. Dans ma quête quotidienne, je ne percevais pas de solution qui fasse l'impasse sur ma Révétsi.

Aujourd'hui à mon âge, j'avoue que...

Je dis qu'aujourd'hui à mon âge, j'avoue fièrement que les passions de mon âme pour V... sont plus fortes que jamais. Elle est ma conviction, ma force, ma vie. Elle est mon salut, mon arc-en-ciel, mes fruits d'or, ma vérité métissée. Elle est ma Révétsi. Elle est là dissimulée - comme un intrus, mais sans l'être - dans ce dédale de mots, tapie derrière le premier homme, entre le planétarium et le livre de sable... Elle s'y trouve, blottie, éclatante telle un kaléidoscope et patiente telle Grisélidis, la Révétsi. Je continue de l’y rechercher, mon amie véritable.

Ahmed Hanifi, octobre 2004 et mars 2013

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