J'apprends à l'instant (France Inter 18h) la mort d'un monument de la lutte contre le colonialisme. Henri Alleg, l'homme de La Question. Un ami de l'Algérie.
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Le Monde:
Henri
Alleg, auteur de "La Question", est mort
Connu sous le nom d'Heni Alleg, qu'il avait pris lors de son passage dans la clandestinité pendant la guerre d'Algérie, Harry Salem est mort le 17 juillet à Paris trois jours avant son quatre-vingt-douzième anniversaire. Dans son livre La Question qui reste un document majeur sur la torture, il avait témoigné sur les sévices qu'il avait subis, en 1957, entre les mains des parachutistes français.
Il faut imaginer
la scène : Alleg recroquevillé contre le mur, à moitié groggy. Le para a fait
le "boulot" :
gégène, étouffement par l'eau, brûlures... L'équipe des
"spécialistes" lui a balancé une rafale de grossièretés : "On te niquera la gueule " ;
de menaces : "On va faire
parler ta femme", "Tes
enfants arrivent de Paris". Il répond calmement : "Vous pouvez revenir
avec votre magnéto [générateur d'électricité], je vous attends : je n'ai pas peur de
vous."
On est en juin 1957, à El Biar,
un quartier d'Alger, dans un immeuble désaffecté transformé en centre de torture. La guerre d'Algérie bat
son plein d'horreurs. Moins on la nomme par son nom – il faudra attendre
1999 pour cela – plus la sauvagerie se donne libre cours et déborde parfois
d'un camp sur l'autre.
DIRECTEUR D'"ALGER
RÉPUBLICAIN"
La réplique lancée au soldat
devenu bourreau n'est pas une bravade. Journaliste depuis 1950, Alleg connaît
son Algérie où depuis longtemps, selon les mœurs coloniales, on torture dans
les commissariats et les gendarmeries jusqu'à de petits délinquants qui ne
veulent pas "avouer".
A l'automne 1955, un an après le déclenchement de l'insurrection le 1er
novembre 1954, il plonge dans la clandestinité quand le quotidien Alger républicain, dont il est le
directeur, est interdit et le Parti communiste algérien (PCA), dont il est
membre, dissous.
Le 12 juin 1957, les
parachutistes l'attendent au domicile de Maurice Audin.
Celui-ci, jeune assistant en mathématiques,
lui aussi militant du PCA, a été arrêté. Il mourra le 21 juin, sous la torture.
Le scandale de sa "disparition"
aura vraisemblablement sauvé du pire son camarade.
Rien, hormis un mental d'acier
qui apparaîtra au fil des épreuves, ne prédisposait Henri Alleg à devenir
un héros, un mot qui n'était pas dans son vocabulaire. Parmi les nombreux
ouvrages qu'il a écrits, deux sont de nature très différente mais se complètent
admirablement : La Question
(Editions de Minuit, 1958), le plus connu, et Mémoire algérienne, plus récent (Stock 2005). Le premier
est un récit circonstancié écrit à la prison Barberousse d'Alger, où il a été transféré après son "séjour" à El Biar en juin 1957.
1.2
1.2
INTERDIT, AUSSITÔT RÉÉDITÉ
Léo Matarasso, son avocat, lui a
suggéré de raconter
ce qu'il a vécu aux mains des parachutistes : "Fais ce que les autres, le plus souvent analphabètes, ne
peuvent faire."
Les petits bouts de papiers sortent au compte-gouttes, Gilberte l'épouse, à
Paris, les tape à la machine. Jérôme Lindon, qui dirige les Editions de Minuit, publie l'ouvrage en février 1958. La Question fait l'effet d'une bombe :
soixante mille exemplaires vendus en quelques semaines. Le non-dit qui, en
dépit des premières révélations, continuait de régner sur la torture, vole en
éclats.
La sortie a été précédée d'une
plainte au procureur de la République dont l'Humanité
publiera le texte – aussitôt censuré. La presse, Libération de l'époque, Le Monde, L'Express,
France-Observateur, Témoignage chrétien, s'émeuvent
également. L'ouvrage interdit dès le mois de mars, quatre grands écrivains
s'adressent, en vain, au président René Coty : Malraux, Martin du Gard,
Mauriac, Sartre. Il est réédité, en suisse,
avec une postface de Sartre.
CROISEMENT DES CULTURES
Né le 20 juillet 1921 à Londres,
de parents juifs russo-polonais, Alleg est un melting-pot à lui tout seul :
britannique par sa naissance, il sera français par choix quand sa famille s'installe au nord de Paris, puis
algérien par adoption après l'indépendance de 1962. L'envie de bourlinguer le saisit en 1939 au moment où débute la seconde guerre mondiale. Il songe à
l'Amérique mais débarque à Alger. Coup de foudre. Il ne quittera plus ce pays.
Son peuple, s'il en faut un, sera
le peuple algérien, celui du cireur de chaussures qui l'appelait "rougi" pour ses taches de
rousseur. Le moindre geste de fraternité humaine fait fondre
ce petit bonhomme aux yeux rieurs, qui raconte des histoires à n'en plus finir : juives ? arabes ? anglaises ? parisiennes ? Ce croisement des origines et des
cultures, hors de toute domination de classe et de "race", c'est très exactement l'idée qu'il se
fait de l'Algérie et au nom de laquelle il honnit le colonialisme.
DANS LE CAMBOUIS DE L'HISTOIRE
Alger républicain en est le porte-drapeau, ne
serait-ce que par deux signatures qui jalonnent son histoire : Albert Camus,
le pied-noir, qui veut des Français égaux des deux côtés de la Méditerranée
mais ratera la marche suivante, celle de la décolonisation ; Kateb Yacine,
le Berbère, qui cultive une Algérie indépendante, multiethnique,
multiculturelle, politiquement pluraliste. Cet idéal, Alleg n'hésite pas à le
défendre contre l'hégémonisme du FLN quand celui-ci accapare le pouvoir, avec Ben Bella, en juillet
1962. Une nouvelle interdiction d'Alger
républicain en 1965, sous Boumediene, provoque son départ pour la
France.
2.2
Il signera, en 2000, l'Appel des
douze "pour la reconnaissance par
l'Etat français de la torture", aux côtés de Germaine Tillion , d'une idéologie pourtant sensiblement différente, parce que
le texte indique bien que "la
torture est fille de la colonisation". Jusqu'au bout, il avait
poursuivi sa recherche éperdue d'un monde d'hommes libres, égaux, et associés –
qu'il identifiait au communisme.
Refusant de "céder du terrain à l'adversaire",
il était resté longtemps, en dépit de tout, solidaire des pays socialistes. En
désaccord sur ce plan avec le Parti communiste français, il n'avait pas aimé
non plus les "dérives social-démocrates" qui, à
ses yeux, dénaturaient le marxisme. Endurci par son combat, Henri Alleg avait
mis les mains dans le cambouis de l'histoire. D'autres se flatteront d'avoir les mains pures. Mais, pour reprendre
une formule de Péguy, on peut se demander
s'ils ont jamais eu des mains...
Charles Silvestre,
ancien rédacteur en chef de L'Humanité,
coordinateur de l'Appel des douze contre la torture
Le Monde.fr | 18.07.2013 à 11h54 • Mis à jour le 18.07.2013
à 12h52
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