Je ne connaissais pas Edouard Louis (Eddy
Bellegueule). Je l’ai découvert il y a quatre jours, mercredi 16 mai, en même
temps que le MediapartLive avec Elias Sanbar autour des massacres perpétrés par
l’armée israélienne à Gaza. Sur la même page figurait une vidéo entretien avec
lui, Edouard Louis (https://www.youtube.com/watch?v=he6CWAHa278
)
Spontanément j’ai été saisi par ce
flot de paroles sans fioriture, sans détour ni méandre, direct, vrai. Et c’est
assez rare pour le noter. Edouard Louis (25 ans, Normale Sup, sociologue EHESS,
écrivain) présente ici son troisième ouvrage (!) intitulé « Qui a tué mon
père » sans interrogation. Car il sait qui l’a tué. C’est le système
capitaliste qui broie les hommes, ce sont ses serviteurs zélés comme Sarkozy,
Hollande, et Macron qui « enlève le pain de la bouche de mon père
lorsqu'il supprime l'APL ». Un court et dense récit (roman ?) « comme un monologue théâtral en
forme de réquisitoire contre tous ceux qui, selon lui, ont rendu son père
gravement malade, ‘‘presque mort’’ » (in Le Masque et la
plume). J’en dirais plus certainement lorsque j’aurai lu ses trois
livres : En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil 2014), Histoire de la violence
(Seuil 2015) et Qui a tué mon père (Seuil 2018).
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Le masque et
la plume France inter
Le troisième
livre d’Edouard Louis, l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule
s’intitule Qui a tué mon père. Il est très court (90 pages) et dense
comme un monologue théâtral en forme de réquisitoire contre tous ceux qui,
selon lui, ont rendu son père gravement malade, « presque mort ».
Ce père
ouvrier, alcoolique, violent, qui autrefois le frappait et le traitait de PD
(relire le premier livre d'Edouard louis), l'écrivain le défend aujourd'hui
contre, en général, "les dominants" : de Chirac à Macron, en
passant par Sarkozy et Hollande... dont les systèmes ont humilié, brisé, broyé,
réduit à la misère son père. Des noms de présidents qu'il veut "faire
entrer dans l'histoire par vengeance".
C'est un
texte dédié à Xavier Dolan, commandé par Stanislas Nordey, inspiré évidemment
par Pierre Bourdieu... Et où le fils dit enfin à son père qu'il l'aime - tout
en se demandant s'il est normal d'avoir honte d'aimer.
Arnaud Viviant : "le retour du
social-traître"
Je me
souviens que lorsque nous évoquions ici son précédent livre, Histoire de la
violence, j'avais commencé mon intervention en disant "le retour du
social-traître", ce qui avait beaucoup offusqué Nelly... Ce nouveau
livre,finalement, montre que j'avais raison puisqu'il défend désormais son père
alors que ce qui était offusquant dans Pour en finir avec Eddy Bellegueule,
c'était justement la manière dont il incriminait ses parents d'être homophobes,
fascistes (en tous cas d'extrême droite), racistes, sans jamais essayer de les
comprendre. Et là, c'est exactement le mouvement inverse : c'est une
tentative de compréhension qu'il fait par la politique ou même le politique,
en incriminant des personnalités.
Edouard
Louis dit :
Macron
enlève le pain de la bouche de mon père lorsqu'il supprime l'APL.
La
politique, finalement, c'est de l'esthétique pour les dominants et de la
pratique pour les pauvres. Ça les tue effectivement. C'est un texte très
politique, ce qu'il n'avait jamais fait - c'est un vrai changement de position.
Après cela,
je continue à penser que ce n'est pas un écrivain très intéressant à mes yeux.
Je le pense depuis son premier live ; je n'ai jamais compris l'espèce de
dithyrambe qu'il y avait autour d'Edouard Louis. Et là encore, je retrouve une
espèce de maniérisme beaucoup hérité des tics de Marguerite Duras.
Sur le
problème de la vengeance, c'est très étonnant - il y a deux moments :
- Le moment où il est dans un bus et il écrit un texte
nous disant "ça ne sert à rien de se venger"
- Et puis, à la fin, il se venge.
Il y a quand
même toujours cette position chez lui que je trouve très paradoxale.
Nelly Kapriélian : "une sorte de
"J'accuse" de la part d'un jeune homme de 25 ans"
Je le trouve
très fort et, par sa seule existence, je pense que ça en fait un écrivain
qui est important et qui compte aujourd'hui.
On n'a pas
une littérature qui donne les noms des politiques comme ça. Je me rappelle
avoir interviewé Régis Jauffret pour son livre sur DSK, il ne savait pas s'il
devait dire son nom ou pas dans le livre. Là, Edouard Louis y va, il en fait un
objet littéraire.
Il y a une
littérature engagée française qui existe mais pas une littérature de
confrontation. Prendre le lecteur et lui mettre le nez sur ce que c'est que la
politique et comment celle-ci touche les plus faibles et les plus démunis…
Nous, dans une classe sociale moyenne, finalement, on peut ne pas se rendre
compte que certaines lois de Sarkozy vont faire qu'un ouvrier qui a eu le dos
broyé à cause d'une machine qui lui est tombé dessus soit obligé d'aller à
quarante kilomètres de chez lui être balayeur... et que ça va encore plus,
évidemment, endommager son corps et le mener à une mort certaine... Je trouve
que c'est absolument primordial de l'écrire ! Ça n'existe pas dans la
littérature française contemporaine à ce point !
La façon
dont il écrit tous ces souvenirs avec son père sont absolument magnifiques et
extrêmement touchants ; on voit se dessiner en effet une personnalité
double du père qui à la fois essaye d'être le dur d'En finir avec Eddy
Bellegueule et, en même temps, un homme sensible qui doit renoncer à sa
sensibilité. C'est aussi ce qui va le pénaliser : ce qui va lui faire
arrêter ses études, c'est de vouloir être un garçon, un vrai, un dur, et pas ce
qui risquerait d'être appelé "un pédé". Je trouve que nous montrer
ça, c'est très fort.
Olivia de Lamberterie : "un
retournement spectaculaire et complètement mystérieux"
Je trouve
que ce n'est pas tout à fait un livre, ce sont des textes pour le
théâtre.
Il me semble
qu'il y a un chaînon manquant parce que ce n'est pas un livre qu'on peut lire,
comme ça, tout seul : c'est un livre qui s'inscrit dans la suite des deux
précédents, et je trouve qu'on a du mal à comprendre comment cet homme qui a
été si à charge contre son père, tout à coup, adopte une attitude très
contraire. Il y a un nœud qu'on ne comprend pas. Dans le premier livre, il
expliquait comment il avait été perpétuellement blessé par son père. Et là, par
un retournement spectaculaire et complètement mystérieux, il explique
comment c'est lui qui finalement blessait son père.
Ce n'est pas
très bien écrit, excusez-moi, mais je trouve qu'il y a un vrai problème
d'écriture et que ça ne me semble pas du tout de la littérature. Et que la
deuxième partie pour nommer les coupables : mais c'est ce qu'on lit dans
les journaux toute la journée ! Il découvre tout d'un coup que la politique a
une incidence dans la vie des gens !
Jean-Claude Raspiengeas :
"c'est le retour du Refoulé"
L'explication
que vous cherchez, elle me semble simple : c'est vraiment le retour du
refoulé, avec la vraie violence que ça suppose.
Je suis
assez d'accord, je ne trouve pas que ce soit très bien écrit, mais peu importe,
on n'en est pas là. C'est à la fois un livre coup de poing, un cri de
rage, un sanglot mal contenu. C'est un livre évidemment d'amour filial - retour
du refoulé d'un seul coup, il comprend ce qu'il s'est passé et après il y a en
effet ce fameux "J'accuse".
Sur l'histoire
de la masculinité, c'est assez intéressant, il dit, en gros :
"C'est une classe maudite, oubliée". Des gens acculés à la solitude,
au désespoir social et qui s'enferment dans une forme de masculinité brutale,
fermés sur eux-même, dont a souffert Édouard Louis.
Ensuite, il
y a cette déclaration d'amour qui surgit dans le livre et qui me semble être le
sommet de ce retour du refoulé.
Après, il
reprend ses esprit et il reprend le cours des choses pour arrive à ce "J'accuse" :
- Ce n'est pas nouveau
- Ce n'est pas de l'insincérité mais il y a une part de
posture chez Édouard Louis dont il n'arrive pas à se débarrasser.
Je lui
accorde une chose, une chose très belle dans le livre : c'est d'expliquer
à quel point l'histoire politique d'un pays peut se comprendre à la façon dont
les corps sont abîmés. Je trouve ça très beau
Mais après,
quand il fait l'énumération des politiques qui sont responsables de ça - très
bien. Mais il dit "je l'écris pour qu'en Inde, au Brésil, on le
sache" : avec ce texte qui ne fait que 90 pages, il a l'impression
que le monde entier va le lire. Moi je pense qu'il est un peu victime de son
entourage qui lui fait croire qu'en effet qu'il est un grand écrivain.
In :
https://www.franceinter.fr/emissions/le-journal-de-8h-du-week-end/le-journal-de-8h-du-week-end-20-mai-2018
https://www.franceinter.fr/livres/qui-a-tue-mon-pere-que-vaut-le-j-accuse-d-edouard-louis
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Le « J’accuse
» d’Edouard Louis
9
mai 2018 Par La rédaction de Mediapart
Édouard Louis était l’invité de l’émission
Boomerang sur France Inter
pour évoquer
Qui a tué mon père, son nouveau livre, sous forme de
réquisitoire, qui vient de paraître. L’occasion pour le sociologue et écrivain
de régler ses comptes avec les hommes politiques en général et Emmanuel Macron
en particulier.
Depuis
En
finir avec Eddy Bellegueule, il y a quatre ans, il continue d’analyser les
mécanismes de la violence et de la domination sociale. Édouard Louis
était l’invité de l’émission
Boomerang sur France Inter pour évoquer
Qui
a tué mon père, son nouveau livre, sous forme de réquisitoire, qui vient de
paraître. Dans ce court texte, Édouard Louis, déclare son amour à son père
et dresse la liste des hommes politiques responsables de sa chute.
L’émission est
l’occasion pour le sociologue et écrivain de régler de nouveau ses comptes avec
les hommes politiques en général et Emmanuel Macron en particulier. « Ce
à quoi on assiste en ce moment en France, c’est la fin de la honte. Macron,
c’est quelqu’un qui n’a plus honte. Avec Macron on peut insulter les classes
populaires, dire que ce sont des fainéants, qu’ils bloquent le pays, qu’ils ne
sont que des assistés », juge celui qui reproche à ses propres
collègues de ne pas s’emparer du sujet. « Les romanciers écrivent
comme si la politique n’existait pas. Comme si nos corps n’étaient pas soumis à
la politique. »
In : https://www.mediapart.fr/journal/france/090518/le-j-accuse-d-edouard-louis
-------------
Boomerang
lundi 7 mai 2018
par Augustin
Trapenard
Edouard Louis
accuse
Il
est sociologue et écrivain. Depuis "En finir avec Eddy Bellegueule",
il y a quatre ans, il continue d’analyser les mécanismes de la violence et de
la domination sociale. "Qui a tué mon père", son nouveau livre, sous
forme de réquisitoire, vient de paraitre. Edouard Louis est l'invité d'Augustin
Trapenard.
"L'histoire de ton
corps accuse l'histoire politique"
Dans ce court texte,
Edouard Louis, déclare son amour à son père et dresse la liste des hommes
politiques responsables de sa chute. On parlera de l'importance du politique,
de la construction du masculin, et aussi du pouvoir de l'art et des mots.
https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-07-mai-2018
Tous les livres d’Édouard Louis pourraient s’appeler
« Histoire de
la violence », comme son deuxième roman. Avec
Qui a tué mon père,
voilà le troisième temps d’un récit entamé en 2014. Mais ce n’est pas le moment
du
happy end, de la résolution des conflits, c’est au contraire celui où
la colère s’affûte.
Lire aussi
- Eddy Bellegueule, de l'évasion à la dévoration Par Dominique Conil
- Edouard Louis s'évade encore Par Dominique
Conil
I.
En finir avec Eddy Bellegueule : une enfance et une adolescence dans
un village de la Somme, années 1990-2000 ; ce que c’est de grandir
homosexuel, et pauvre, comment cela suppose de composer avec la honte, les
humiliations, les sévices aussi.
II. Retournements, avec
Histoire de la violence : alors qu’il
habite désormais dans le centre de Paris, Édouard Louis est victime d’un viol,
de la rage d’un amant d’un soir qu’il surprend en train de le voler. Il est
devenu l’objet de la convoitise et de la haine de plus démuni que lui. Mais
l’écrivain est aussi celui qui a voulu échapper à sa classe, et le paie.
III.
Qui a tué mon père : retour aux origines, au temps de
l’enfance en Picardie, à ce que ce père lui-même a subi.
Qui
a tué mon père
est un livre en trois actes : parce qu’il s’agit de littérature, bien sûr,
et que la littérature n’est pas une coquetterie pour emballer de sales petites
histoires personnelles, c’est un dispositif d’écriture pour raconter ce qui ne
saurait l’être autrement ; ici, pour éclairer les lignes de tension, faire
apparaître la circulation de la violence, diffuse, profuse, complexe ;
pour ne pas se tromper dans la désignation des coupables. Trois actes, pour
déplacer les points de vue, observer la violence de chacun : le père, le
fils, les politiques publiques. Le temps de comprendre comment celui qui
inflige la souffrance peut aussi être une victime, comment celui qui la subit
peut aussi s’avérer dangereux. Trois actes enfin pour élaborer une vengeance
qui porte : un acte d’accusation.
Il y a donc une dramaturgie à l’œuvre. Le livre est d’ailleurs dédicacé à
Xavier Dolan, qui en 2016 adaptait
Juste la fin du monde, la pièce de
Jean-Luc Lagarce à laquelle Édouard Louis a emprunté une partie de son nom de
plume : une proposition de travail pour une mise en scène à venir ?
Qui a tué mon père s’ouvre sur un genre de didascalie indiquant qu’il
pourrait être
« un texte de théâtre », alors que les livres
précédents se présentaient comme des romans.
« Un père et un fils sont
à quelques mètres l’un de l’autre dans un grand espace, vaste et vide.
Peut-être qu’il neige. Peut-être que la neige les recouvre petit à petit
jusqu’à les faire disparaître. » C’est
Dans la solitude des champs
de coton de Bernard-Marie Koltès versant Nord, sauf que seul l’un des deux
personnages a la parole, le fils :
« Le fait que seul le fils
parle et seulement lui est une chose violente pour eux deux. »
Le père est celui qui ne parle pas, et que le titre du livre range parmi les
morts. Il est pourtant encore vivant, mais si abîmé physiquement qu’il l’est à
peine, et puis le fils ne sait plus qui il est :
« (je parle de toi
au passé parce que je ne te connais plus. Le présent serait un
mensonge.) » Ce père est cet homme dont le fils, toute son enfance, a
espéré l’absence ; cet homme à qui le fils ne parlait guère :
« D’une
manière générale, quand je repense au passé et à notre vie commune, je me
souviens avant tout de ce que je ne t’ai pas dit, mes souvenirs sont ceux de ce
qui n’a pas eu lieu. »
Qui a tué mon père ne cherche ni à réparer ni à agonir ce père en lui
racontant ce qui a été tu. C’est moins une
« lettre au père »
qu’une lettre pour le père. Pas un livre pour lui parler, mais un livre qui
parle pour lui, pour ce père à qui il ne manque pas seulement la parole :
il se définit constitutivement par ce qu’il n’a pas.
« Quand j’y pense aujourd’hui, j’ai le sentiment que ton existence a
été, malgré toi, et justement contre toi, une existence négative
. Tu
n’as pas
eu d’argent, tu n’as pas
pu étudier, tu n’as pas
pu voyager, tu n’as pas
pu réaliser tes rêves. Il n’y a dans le langage
presque que des négations pour exprimer ta vie. Ta vie prouve que nous ne
sommes pas ce que nous faisons, mais qu’au contraire nous sommes ce que
nous n’avons pas fait.
»
Dans
En finir avec Eddy Bellegueule, la force de l’écrivain était
d’emblée de savoir composer avec la violence, la subir, l’affronter, la
décrire, sans s’épargner lui-même. Le roman opérait une mise à mort intime
– exhibait une identité honnie pour mieux l’abandonner. Dans ce troisième
livre, la mise à mort du père a déjà eu lieu : le livre travaille à en
désigner les coupables, à dire comment la vie la plus intime est l’effet de
politiques publiques :
« La politique, c’est la distinction entre
des populations à la vie soutenue, encouragée, protégée, et des populations
exposées à la mort, à la persécution, au meurtre. »
Il ne s’agit plus pour le fils de se venger du père, il s’agit de venger le
père, en dénonçant ceux qui par leur politique sociale, leurs réformes du
travail, de la santé, ont contribué à l’abattre physiquement :
« Hollande,
Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand, Chirac. L’histoire de
ta souffrance porte ces noms. L’histoire de ton corps accuse
l’histoire
politique. »
« Qui a tué mon père » n’est pas une question, c’est une
affirmation. Le livre appelle à ce geste vital : retourner la violence
contre ceux qui l’exercent.
In : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/030518/edouard-louis-ecrit-l-acte-iii-de-son-histoire-de-la-violence
Edouard Louis:
«J’ai voulu écrire l’histoire de la destruction d’un corps»
Auteur de
Qui a tué mon père, Édouard Louis nous a accordé un
entretien dans lequel il est question des décisions des classes dirigeantes qui
cassent les classes populaires tandis qu’elles épargnent les plus aisés ;
de la nécessité pour la littérature d’empêcher les lecteurs de détourner le
regard. Bref de violence sociale ; et des manières d’y répondre.
L’écrivain Édouard Louis,
auteur de Qui a tué mon père, nous a accordé un entretien au long cours
autour de la littérature et de la politique. Il y est question des décisions
des classes dirigeantes qui cassent les classes populaires tandis qu’elles
épargnent les plus aisés ; de la nécessité pour la littérature d’empêcher
les lecteurs de détourner le regard ; mais aussi de racisme et
d’homophobie. Bref de violence sociale ; et des manières d’y répondre.
In :
https://www.mediapart.fr/journal/france/160518/edouard-louis-j-ai-voulu-ecrire-l-histoire-de-la-destruction-d-un-corps
Edouard Louis : «
résister au système scolaire » pour construire son corps d’homme ?
- 18 mai 2018
- Par Jean-Pierre VERAN
- Blog : Le blog de Jean-Pierre VERAN
Edouard
Louis apporte dans "Qui a tué mon père" un éclairage complémentaire
sur la question du décrochage scolaire des garçons. Si la recherche en
éducation pointe les "effets de pairs", son écriture littéraire de
confrontation révèle une dimension essentielle de ces effets : la volonté
d’assurer sa masculinité, sans compromis avec l’école de l’obéissance et de
l’efféminisation.
Du texte d’Edouard Louis, dédié à Xavier Dolan (1),
Qui a tué mon père (2),
on retiendra dans ce billet ce qu’il dit de la construction de la masculinité
par rapport à l’école.
«
Pour toi, construire un corps masculin, cela voulait dire résister
au système scolaire, ne pas se soumettre aux ordres, à l’Ordre, et même
affronter l’école et l’autorité qu’elle incarnait ». Edouard Louis
donne l’exemple d’un de ses cousins, qui avait giflé un de ses professeurs
devant la classe, et était considéré comme un héros. La définition communément
admise de la masculinité est simplissime :
ne pas se
comporter comme une fille, ne pas être un pédé. Et sa conséquence
l’est tout autant : «
sortir de l’école le plus vite possible,
pour prouver sa force aux autres, le plus tôt possible pour monter son
insoumission ». Mais Edouard Louis prolonge la réflexion :
«
construire sa masculinité, c’était se priver d’une autre vie, d’un
autre destin social que les études auraient pu permettre. La masculinité t’a
condamné à la pauvreté, à l’absence d’argent. Haine de l’homosexualité=
pauvreté ».
On ne manque pas d’études internationales et nationales pour attester le
fait que les garçons «
éprouvent plus de difficultés d’apprentissage,
qu’ils accumulent plus de retards académiques, qu’ils redoublent davantage les
classes et qu’ils abandonnent l’école plus souvent que les filles», comme
le soulignent par exemple les données du ministère de l’Éducation, du Loisir et
du Sport (MELS) du Québec (3) : en 2010-2011, au secondaire, le taux de
décrochage était de 20,1 % pour les garçons et de 12,6% pour les filles, tandis
que le taux de diplomation, chez les moins de vingt ans, était de 67,8% pour
les garçons contre 80,1% pour les filles (MELS, 2011).
Selon les données rassemblées sur le décrochage scolaire en 2017 par le
Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) (4), «
le
genre apparait comme une caractéristique déterminante. En France, 10,1 % des
hommes de 18 à 24 ans sont des sortants précoces, contre 7,5 % des femmes
(RERS, 2017). Cette meilleure réussite scolaire des filles peut être attribuée
à la différenciation genrée des rôles sociaux, souvent renforcée par la
socialisation scolaire (Duru-Bellat, 1995), et qui prépare davantage les filles
au respect et à l’intériorisation des normes de l’école (Baudelot & Establet,
1992) ». En France, des modélisations ont été réalisées sur les enquêtes
longitudinales conduites par la Depp et portant sur les parcours des élèves à
partir de la première année de l’enseignement secondaire (sixième). L’ensemble
des études réalisées montre que, à niveau scolaire égal, les garçons ont un
risque de décrochage scolaire plus élevé que les filles (Caille, 1999 ;
Coudrin, 2006 ; Afsa, 2013). Les résultats de ces modèles suggèrent donc
l’existence d’un effet de genre spécifique, qui ne se réduirait pas aux
seules inégalités de compétences scolaires ».
L’effet de genre est renforcé par l’effet social : «
L’ensemble
des recherches est unanime quant à l’effet du milieu socio-économique sur le
risque de décrochage scolaire. En effet, le risque est plus élevé pour un
enfant issu de milieu populaire que pour celui issu de milieu favorisé, à
compétences scolaires identiques ». Par exemple, le risque de
décrocher augmente de 4,9 points de pourcentage pour les enfants d’ouvriers par
rapport aux enfants de cadres, à compétences scolaires identiques en 6
e.
Aux Etats-Unis, une étude menée en 2010, à partir d’un suivi de cohorte de la
naissance à l’âge de trente ans, montre que les personnes nées pauvres ont
trois fois plus de risque de sortir de l’école sans diplôme que les autres.
L’étude de l’absentéisme est elle aussi significative. Selon le CNESCO,
«
l’absentéisme est, en France, un phénomène qui varie
substantiellement d’un établissement à l’autre, et qu’il s’agit bien d’une
caractéristique que la France partage avec les pays qui ont des niveaux de
ségrégation scolaire élevés. En France, la forme la plus sévère d’absentéisme
(s’absenter une journée entière) se concentre dans les établissements scolaires
les moins performants. Cette ségrégation est couplée à la faiblesse du
sentiment d’appartenance à l’établissement constatée en France par rapport aux
autres pays de l’OCDE. Ainsi, seuls 40 % des élèves français déclarent un
sentiment d’appartenance à leur établissement, contre 73 % dans la moyenne des
pays de l’OCDE (PISA 2015) ».
L’étude du CNESCO souligne également les effets de pairs sur l’absentéisme.
«
Toutes choses égales par ailleurs, un élève a près de 1,5 fois plus
de risques de s’absenter si l’absentéisme est élevé dans son établissement.
L’étude montre ainsi l’importance de la prise en compte des effets de
socialisation entre pairs pour expliquer les comportements d’adolescents
fragilisés. En France, cet « effet de pairs » est particulièrement fort par
rapport aux autres facteurs, alors qu’il est nettement moins présent dans les
autres pays. De nombreuses recherches ont montré que les élèves «désengagés» se
reconnaissent et s’associent dans une spirale négative qui influence leurs
résultats scolaires et leur probabilité de décrocher (Ream & Rumberger,
2008 ; Rumberger & Lim, 2008). Ces élèves sont « prêts à sacrifier leur
scolarité pour « plaire » et se fondre dans le groupe. [...] Cette
identification groupale leur octroie une reconnaissance et une assurance au
sein de la société.» (Hernandez, Oubrayrie-Roussel & Prêteur,
2012) ».
L’intérêt du propos d’Edouard Louis est d’aller plus loin encore que les
études citées ici, en nous indiquant clairement ce que signifie cette
identification groupale. L'écriture littéraire qu'il pratique et qualifie de littérature
de confrontation dans son récent entretien à
Mediapart[5], permet
d'aller plus loin que les acquis de la recherche en sociologie et en sciences
de l'éducation. Au delà d’un sentiment d’appartenance à l’établissement
scolaire plus faible qu’ailleurs, au delà de l’influence du milieu
socio-économique sur le décrochage scolaire, ce qui se joue aussi dans ce que
les chercheurs appellent "les effets de pairs", c’est la construction
de la masculinité, la volonté d’échapper à ceux qui obéissent, se soumettent à
l’école, et se comportent donc comme les filles, qui, justement, ont un rapport
moins conflictuel que les garçons à la norme scolaire. Le sentiment qui prévaut
chez eux, est celui d’affirmer sans aucun doute possible leur appartenance
au groupe des hommes et leur rejet de l’homosexualité.
«
Pour toi, construire un corps masculin, cela voulait dire résister
au système scolaire, ne pas se soumettre aux ordres, à l’Ordre, et même
affronter l’école et l’autorité qu’elle incarnait ». Edouard Louis
donne l’exemple d’un de ses cousins, qui avait giflé un de ses professeurs
devant la classe, et était considéré comme un héros. La définition communément
admise de la masculinité est simplissime :
ne pas se comporter
comme une fille, ne pas être un pédé. Et sa conséquence l’est tout
autant : «
sortir de l’école le plus vite possible, pour prouver
sa force aux autres, le plus tôt possible pour monter son insoumission ».
Mais Edouard Louis prolonge la réflexion : «
construire sa
masculinité, c’était se priver d’une autre vie, d’un autre destin social que
les études auraient pu permettre. La masculinité t’a condamné à la pauvreté, à
l’absence d’argent. Haine de l’homosexualité= pauvreté ».
On ne manque pas d’études internationales et nationales pour attester le
fait que les garçons «
éprouvent plus de difficultés d’apprentissage, qu’ils
accumulent plus de retards académiques, qu’ils redoublent davantage les classes
et qu’ils abandonnent l’école plus souvent que les filles», comme le
soulignent par exemple les données du ministère de l’Éducation, du Loisir et du
Sport (MELS) du Québec (3) : en 2010-2011, au secondaire, le taux de
décrochage était de 20,1 % pour les garçons et de 12,6% pour les filles, tandis
que le taux de diplomation, chez les moins de vingt ans, était de 67,8% pour
les garçons contre 80,1% pour les filles (MELS, 2011).
Selon les données rassemblées sur le décrochage scolaire en 2017 par le
Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) (4), «
le
genre apparait comme une caractéristique déterminante. En France, 10,1 % des
hommes de 18 à 24 ans sont des sortants précoces, contre 7,5 % des femmes
(RERS, 2017). Cette meilleure réussite scolaire des filles peut être attribuée
à la différenciation genrée des rôles sociaux, souvent renforcée par la
socialisation scolaire (Duru-Bellat, 1995), et qui prépare davantage les filles
au respect et à l’intériorisation des normes de l’école (Baudelot &
Establet, 1992) ». En France, des modélisations ont été réalisées sur les
enquêtes longitudinales conduites par la Depp et portant sur les parcours des
élèves à partir de la première année de l’enseignement secondaire (sixième).
L’ensemble des études réalisées montre que, à niveau scolaire égal, les garçons
ont un risque de décrochage scolaire plus élevé que les filles (Caille, 1999 ;
Coudrin, 2006 ; Afsa, 2013). Les résultats de ces modèles suggèrent donc
l’existence d’un effet de genre spécifique, qui ne se réduirait pas aux
seules inégalités de compétences scolaires ».
L’effet de genre est renforcé par l’effet social : «
L’ensemble
des recherches est unanime quant à l’effet du milieu socio-économique sur le
risque de décrochage scolaire. En effet, le risque est plus élevé pour un
enfant issu de milieu populaire que pour celui issu de milieu favorisé, à
compétences scolaires identiques ». Par exemple, le risque de
décrocher augmente de 4,9 points de pourcentage pour les enfants d’ouvriers par
rapport aux enfants de cadres, à compétences scolaires identiques en 6
e.
Aux Etats-Unis, une étude menée en 2010, à partir d’un suivi de cohorte de la
naissance à l’âge de trente ans, montre que les personnes nées pauvres ont
trois fois plus de risque de sortir de l’école sans diplôme que les autres.
L’étude de l’absentéisme est elle aussi significative. Selon le CNESCO,
«
l’absentéisme est, en France, un phénomène qui varie
substantiellement d’un établissement à l’autre, et qu’il s’agit bien d’une
caractéristique que la France partage avec les pays qui ont des niveaux de
ségrégation scolaire élevés. En France, la forme la plus sévère d’absentéisme
(s’absenter une journée entière) se concentre dans les établissements scolaires
les moins performants. Cette ségrégation est couplée à la faiblesse du
sentiment d’appartenance à l’établissement constatée en France par rapport aux
autres pays de l’OCDE. Ainsi, seuls 40 % des élèves français déclarent un
sentiment d’appartenance à leur établissement, contre 73 % dans la moyenne des
pays de l’OCDE (PISA 2015) ».
L’étude du CNESCO souligne également les effets de pairs sur l’absentéisme.
«
Toutes choses égales par ailleurs, un élève a près de 1,5 fois plus
de risques de s’absenter si l’absentéisme est élevé dans son établissement.
L’étude montre ainsi l’importance de la prise en compte des effets de
socialisation entre pairs pour expliquer les comportements d’adolescents
fragilisés. En France, cet « effet de pairs » est particulièrement fort par
rapport aux autres facteurs, alors qu’il est nettement moins présent dans les
autres pays. De nombreuses recherches ont montré que les élèves «désengagés» se
reconnaissent et s’associent dans une spirale négative qui influence leurs
résultats scolaires et leur probabilité de décrocher (Ream & Rumberger,
2008 ; Rumberger & Lim, 2008). Ces élèves sont « prêts à sacrifier leur
scolarité pour « plaire » et se fondre dans le groupe. [...] Cette
identification groupale leur octroie une reconnaissance et une assurance au
sein de la société.» (Hernandez, Oubrayrie-Roussel & Prêteur,
2012) ».
L’intérêt du propos d’Edouard Louis est d’aller plus loin encore que les
études citées ici, en nous indiquant clairement ce que signifie cette
identification groupale. L'écriture littéraire qu'il pratique et qualifie de
littérature de confrontation dans son récent entretien à
Mediapart (5),
permet d'aller plus loin que les acquis de la recherche en sociologie et en
sciences de l'éducation. Au delà d’un sentiment d’appartenance à
l’établissement scolaire plus faible qu’ailleurs, au delà de l’influence
du milieu socio-économique sur le décrochage scolaire, ce qui se joue aussi
dans ce que les chercheurs appellent "les effets de pairs", c’est la
construction de la masculinité, la volonté d’échapper à ceux qui obéissent, se
soumettent à l’école, et se comportent donc comme les filles, qui, justement,
ont un rapport moins conflictuel que les garçons à la norme scolaire. Le
sentiment qui prévaut chez eux, est celui d’affirmer sans aucun
doute possible leur appartenance au groupe des hommes et leur rejet de
l’homosexualité.
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[1]Xavier Dolan a réalisé le clip
Collège Boy en 2013, sur la chanson
du groupe français
Indochine, qui dénonce la violence et l’homophobie à
l’école. Dans
En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014, Edouard
Louis a notamment évoqué ce sujet.
[2]Edouard Louis,
Qui a tué mon père, Seuil, 2018
[3]http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/sante/bulletins/zoom-sante-201409.pdf
[4]http://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2017/12/171208_Dossier_Synthese_Decrochage_scolaire.pdf
[5]https://www.mediapart.fr/journal/france/160518/edouard-louis-j-ai-voulu-ecrire-l-histoire-de-la-destruction-d-un-corps
in : https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-veran/blog/180518/edouard-louis-resister-au-systeme-scolaire-pour-construire-son-corps-d-homme
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En finir avec Eddy
Bellegueule: chronique de la haine populaire
Publié
le 15/02/2014 à 13:00
C'est l'événement inattendu de cette
rentrée littéraire, le livre coup de poing d'un surdoué de 21 ans. «En finir
avec Eddy Bellegueule», c'est «Fantasia chez les ploucs», mais pour de vrai.
Il en émane une violence
radicale, distanciée, soutenue par un style célinien. A 21 ans, Edouard Louis
signe un premier roman époustouflant, En finir avec Eddy Bellegueule,
son patronyme originel. Il en a récemment abandonné l'estampille pour cette
nouvelle identité, condition de sa survie. Un petit chef-d'œuvre. Son histoire.
Celle d'un enfant
«différent», né dans un village picard trop petit pour lui, dans cette France
profonde, comme on dit, pauvre et raciste, où télé, football et alcool sont le
tiercé gagnant. Etre «spécial» y vaut bannissement. Efféminé, Eddy grandit sous
les insultes, sous les coups, victime résignée «d'un grand, aux cheveux roux
et d'un petit, au dos voûté» qui lui crachent à la gueule, avec cet
acharnement sournois des enfants devant une proie. Tout est dit sans pathos, la
peur, l'humiliation, la douleur, souvent oubliée, qui fait embrasser en avance
des souffrances d'un autre âge. De là, sans doute, tire-t-il la profondeur qui
nourrit chacune de ses lignes.
Ici, les destins se
reproduisent invariablement. Ils condamnent à «fréquenter» jeune, arrêter
l'école pour l'usine, réviser ses ambitions à la baisse. Des mécanismes de
reproduction sociale qu'Edouard Louis, qui a consacré un ouvrage à Bourdieu,
déroule méthodiquement, l'insoumission maîtrisée. Les rôles sexués suivent une
distribution immuable.
La mère est douce et
néanmoins «couillue». Il le faut pour résister à la misère, au chômage,
aux ravages de l'alcool sur les gars du coin, qui «se la mettent» avec
une mâle fierté. Le père est viril. L'étalage de la force est tout ce qui reste
quand la vie s'acharne. Et elle s'acharne beaucoup, on peine à remplir le
frigo, les carreaux cassés le restent, on fait «marquer» les courses
chez l'épicière faute de les payer.
Eddy détonne. Son père
est catastrophé devant ses attitudes de «gonzesse». L'homosexualité, sa
tare. Pour s'inscrire dans la norme, toujours elle, il tente de s'en guérir, mû
par un leitmotiv aussi obsédant que vain : «Aujourd'hui, je serai un dur.»
Le livre mène droit à la fuite, comme une fatalité, un ultime recours, un échec
supplémentaire.
Le tour de force du
roman est de superposer les violences. Celles d'un milieu marqué au fer rouge,
où échapper à sa condition semble hors d'atteinte. Celle qu'exerce l'autre
milieu, dominant, bourgeois, délesté de la honte d'être soi. Deux mondes
étanches que trahissent les mots, ces délateurs instantanés du milieu social.
Emaillé de formulations picardes, transcrites telles quelles, avec leur
brutalité, leurs fautes, leurs ellipses, le récit entremêle deux niveaux de
langage.
Fondus l'un dans
l'autre, ils creusent cette différence, comme l'établit Annie Ernaux, entre la
langue littéraire et «la langue des dominés». Elle explose ici, cruelle,
bouleversante (la tirade de la grand-mère sur la dégringolade de son petit-fils
est un uppercut), drôle aussi. Elle saute au visage sans jamais relâcher son
emprise. «Et prends ça dans ta gueule», diraient ses tortionnaires.
In : https://www.marianne.net/culture/en-finir-avec-eddy-bellegueule-chronique-de-la-haine-populaire
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