Alger, vendredi 29 mars 2019
Vendredi 29 mars 2019
Café au lait, croissant et pain au chocolat.
C’est une belle journée qui s’ouvre en perspective. « Nouveau jour de
mobilisation en Algérie » disait-on en titre il y a quelques minutes sur
France Inter : « l’Algérie de nouveau dans la rue aujourd’hui. 6°
vendredi de mobilisation contre un président et un Système de moins en moins
soutenu, mais toujours en place ». Un doux euphémisme. Les klaxons nous
invitent à sortir. Je prépare ma banderole « Révolution de
velours » que j’enroule autour des baguettes en
plastique que j’ai achetées hier au marché Clauzel. Me voilà sur la rue Asselah
Hocine, devant le mythique Aletti, entièrement voilé, en cours de rénovation.
Dans le ciel, un hélicoptère blanc tournoie. Le gilet est supportable. Par
petits groupes, des jeunes passent, enveloppés dans le drapeau national. Il
n’est pas encore dix heures. Près de l’Institut français, des policiers
manifestement affolés ou en manque d’ordre courent devant eux, derrière. Sur le
boulevard Ben Boulaid, à hauteur de l’hôtel Régina, un groupe dans lequel se
trouvent nombre de handicapés moteurs scande « silmiya, silmiya »,
pacifique… Devant la Grande Poste il y a environ trois mille manifestants. On
entend « Biyaîne el cocaïne kheyanine, kheyanine » vendeurs de
cocaïne, voleurs… De l’autre côté, en allant vers Audin, sur l’avenue El
Khettabi, à hauteur de la rue Ferhat Tayeb, un journaliste de la chaîne TV,
Ennahar, est littéralement pourchassé, même bousculé. C’est choquant. Je
n’approuve absolument pas, mais ne peux m’adresser aux jeunes qui sont hors
d’eux, très en colère. Il est vrai que c’est une chaîne honnie, qualifiée
d’« islamiste ». Le pauvre journaliste est effrayé, ses yeux immenses
regardent dans le vide, hagards. Je ne suis pas fier de cette scène digne d’un
lynchage. Imbéciles, eux-mêmes remontés par d’autres médias ou groupes
anti-islamistes intolérants et pourtant « démocrates ».
12h15, angle de Hamani et Didouche, devant le
fleuriste, une jeune femme devant la banderole, passe derrière, me tend un
micro, « d’où venez-vous, qui êtes-vous, quelle appréciation
portez-vous… » Je ne me souviens plus du nom de sa chaîne. Ma banderole se
taille un succès raisonnable. Un gars d’âge mûr lit la banderole puis lève le
poing et dit assez fortement le sourire grand « Prague ! » Je
souris et lui rends un pouce au sien. Midi passé. La foule a maintenant
tellement enflé. Combien sommes-nous, 30, 50 mille ?
J’ai beau me dire il me faut être de tous les
instants, de toutes les vigilances, je ne tiens pas. Il me faut m’asseoir,
m’accroupir à défaut. Je m’abaisse et voilà que se tendent des mains. On me
propose de m’aider. On m’offre une bouteille d’eau. Ai-je l’air en si mauvais
état que cela ? « je n’ai rien, merci, j’ai juste mal au dos, merci, Yaâtik Saha ». Satanée cinquième
vertèbre. Elle fait des siennes dès lors que je suis en position debout,
immobile pendant un certain temps. M’enfin.
14heures. Je suis sur l’escalier de la Grande
Poste. Un brusque mouvement important de foule. Impressionnant, on laisse
passer, d’aucuns haussent le ton « khalli,
khalli ». Sur la pointe des pieds j’aperçois Arzeki Aït-Larbi, heureux
de son coup comme un diable rusé. À ses côtés l’idole de la Révolution et des
Algériens, Djamila Bouhired, autour d’eux des drapeaux tunisiens.
Les artères, boulevards, avenues, rues et
ruelles déversent des foules compactent et impressionnantes. Il en sort
absolument de partout. Où que l’on plonge le regard on est saisi. Jamais vu
cela, pas même aux premiers jours de l’Indépendance, et je m’en souviens mêmes
si je n’avais pas plus de la dizaine : Audin, Didouche, Khemisti, Ben
M’Hidi, Asselah, Ben Boulaïd, Cherif Saadane, Saliha Ouatiki, Hassiba Ben
Bouali… mains dans la main. Ils sont tous là. Les femmes et hommes d’honneur et
de dignité percutent le présent. Je les entends « Restez
debout ! » Suis fatigué, le soleil cogne dru. Me rassois de nouveau.
Sur le boulevard Khémisti, côté est, je me range un temps au milieu des mères
et parents de « Disparus » Bonjour Ferhat, Nassera…
Break (je ne vous raconte pas la perte d’une
clé, le serrurier clandestin…)
La journée s’écoule et l’atmosphère est
toujours époustouflante. Près du marché aux fleurs, on se croirait à la sortie
d’un match international de foot qui a vu la victoire des Algériens. Folie est
peu dire. Les pizzas, fast-foods, cafés, pâtisseries… ne désemplissent pas. Les
vendeurs d’écharpes, de drapeaux, de toutes dimensions sont heureux, doublement
heureux, « ayya vingt mille, vingt
mille ! »
Je remonte vers l’ouest. 17h20 : derrière
la Fédération des cheminots, il y a de l’agitation. Des gamins déferlent le
grand escalier. « Va par là-bas âmmo,
ici il y a des lacrymogènes. Nous sommes pas loin de la rue du lieutenant
Boulhert Salah et le boulevard Mohamed V. Petites échauffourées. On imbibe des
mouchoirs en papier de gouttes de vinaigres. Je me retrouve de nouveau à
hauteur de El Khettabi-Audin. Je discute avec trois jeunes. Leur dis avoir
constaté l’absence de toute revendication d’ordre religieux (à part le « inna li Allah iwa Inna ilayhi rajiôun »
– nous appartenons à Dieu et à Lui nous retournons, adressé malicieusement au
Président grabataire). Les jeunes me répondent (ils ont la vingtaine) que le
peuple a souffert après octobre 88 et la guerre qui a suivi et surtout la
récupération politique du mouvement de protestation des Algériens alors ne doit
pas se reproduire et ils ne pensent pas qu’il se reproduira. Ils
ajoutent : aujourd’hui nous savons qui sont les voleurs du pays et nous
leur demandons de partir. C’est tout. « On veut être bien, c’est tout ».
De toute la journée, je n’ai pas croisé plus
de deux, va pour trois, barbus (islamistes à la posture ostentatoire). Mail il
est vrai qu’ils ont cette capacité extraordinaire caméléonienne de se fondre en
Ombres.
18h30, les hélicos tournent toujours dans le
ciel serein.
Yet Nahaw Gaâ
NB : J’ai été au plus pressé. J’aurais pu
écrire trois plus, mais… (je ne me relis même pas).
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