Aujourd’hui Marguerite Duras aurait eu 110 ans. Duras est née le 4 avril 1914. « La solitude de l’écriture c’est une solitude sans quoi l’écrit ne se produit pas, ou il s’émiette exsangue de chercher quoi écrire encore. Perd son sang, il n’est plus reconnu par l’auteur. »
Je vous propose de lire cet extrait…
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C’est l’histoire d’une femme, Anne Desbaresdes. Elle est mariée et a un enfant. Elle se promène dans la ville, s’ennuie. Elle ne travaille pas. C’est une bourgeoise.
Ce qui suit se déroule chez la professeure de piano de son fils (plutôt stricte ou sévère). Il y a elle « la dame », la maman et le petit garçon. Et les didascalies, plutôt des notes, de Duras. Lorsque… « un cri de femme retentit. Une plainte longue, continue… »
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La dame (D) : Veux-tu lire ce qu'il y a d'écrit au-dessus de ta partition ?
L’enfant (E) : Moderato cantabile.
Marguerite Duras (MD) : La dame ponctua cette réponse d'un coup de crayon sur le clavier. L'enfant resta immobile la tête tournée vers sa partition.
D: Et qu'est-ce que ça veut dire, moderato cantabile ?
E: Je ne sais pas.
MD : Une femme, assise à trois mètres de là, soupira.
D : Tu es sûr de ne pas savoir ce que ça veut dire, moderato cantabile ?
MD : L'enfant ne répondit pas. La dame poussa un cri d'impuissance étouffé, tout en frappant de nouveau le clavier de son crayon. Pas un cil de l'enfant ne bougea. La dame se retourna.
D : Madame Desbaresdes, quelle tête vous avez là.
MD : Anne Desbaresdes soupira une nouvelle fois.
La mère : A qui le dites-vous.
MD : L'enfant, immobile, les yeux baissés, fut seul à se souvenir que le soir venait d'éclater. Il en frémit.
D : Je te l'ai dit la dernière fois, je te l'ai dit l'avant-dernière fois, je te l'ai dit cent fois, tu es sûr de ne pas le savoir ?
MD : L'enfant ne jugea pas bon de répondre. La dame reconsidéra une nouvelle fois l'objet qui était devant elle. Sa fureur augmenta.
M : (elle dit tout bas) : Ça recommence.
D : Ce qu'il y a, ce qu'il y a, c'est que tu ne veux pas le dire.
MD : Anne Desbaresdes aussi reconsidéra cet enfant de ses pieds jusqu'à sa tête mais d'une autre façon que la dame.
D : (elle hurle) : Tu vas le dire tout de suite.
MD : L'enfant ne témoigna aucune surprise. Il ne répondit toujours pas. Alors la dame frappa une troisième fois sur le clavier, mais si fort que le crayon se cassa. Tout à côté des mains de l'enfant. Celles-ci étaient à peine écloses, rondes, laiteuses encore. Fermées sur elles-mêmes, elles ne bougèrent pas.
M : (Elle dit avec timidité) : C'est un enfant difficile.
MD : L'enfant tourna la tête vers cette voix, vers elle, vite, le temps de s'assurer de son existence, puis il reprit sa pose d'objet, face à la partition. Ses mains restèrent fermées.
D : Je ne veux pas savoir s'il est difficile ou non, Madame Desbaresdes. Difficile ou pas, il faut qu'il obéisse, ou bien.
MD : Dans le temps qui suivit ce propos, le bruit de la mer entra par la fenêtre ouverte. Et avec lui, celui, atténué, de la ville au cœur de l'après-midi de ce printemps.
D : Une dernière fois. Tu es sûr de ne pas le savoir ?
MD : Une vedette passa dans le cadre de la fenêtre ouverte. L'enfant, tourné vers sa partition, remua à peine – seule sa mère le sut – alors que la vedette lui passait dans le sang. Le ronronnement feutré du moteur s'entendit dans toute la ville. Rares étaient les bateaux de plaisance. Le rose de la journée finissante colora le ciel tout entier. D'autres enfants, ailleurs, sur les quais, arrêtés, regardaient.
D : Sûr, vraiment, une dernière fois, tu es sûr ?
MD : Encore, la vedette passait.
La dame s'étonna de tant d'obstination. Sa colère fléchit et elle se désespéra de si peu compter aux yeux de cet enfant, que d'un geste, pourtant, elle eût pu réduire à la parole, que l’aridité de son sort, soudain, lui apparut.
D : (Elle gémit ) : Quel métier, quel métier, quel métier.
MD : Anne Desbaresdes ne releva pas le propos, mais sa tête se pencha un peu de la manière, peut-être, d'en convenir.
La vedette eut enfin fini de traverser le cadre de la fenêtre ouverte. Le bruit de la mer s'éleva, sans bornes, dans le silence de l'enfant.
D : Moderato ?
MD : L'enfant ouvrit sa main, la déplaça et se gratta légèrement le mollet. Son geste fut désinvolte et peut-être la dame convint-elle de son innocence.
E : (Il dit après s'être gratté) : - Je sais pas.
MD : Les couleurs du couchant devinrent tout à coup si glorieuses que la blondeur de cet enfant s'en trouva modifiée.
D : (Elle dit calmement) : C'est facile.
MD : Elle se moucha longuement.
M : (Elle dit joyeusement) : Quel enfant j'ai là, tout de même, mais quel enfant j'ai fait là, et comment se fait-il qu'il me soit venu avec cet entêtement-là...
MD : La dame ne crut pas bon de relever tant d'orgueil.
D : (Elle dit, écrasée) : Ça veut dire, pour la centième fois, ça veut dire modéré et chantant.
E : Modéré et chantant, dit l'enfant totalement en allé où ?
MD : La dame se retourna.
D : Ah, je vous jure.
M : (En riant) : Terrible, têtu comme une chèvre, terrible.
D : Recommence.
MD : L'enfant ne recommença pas.
D : Recommence, j'ai dit.
MD : L'enfant ne bougea pas davantage. Le bruit de la mer dans le silence de son obstination se fit entendre de nouveau. Dans un dernier sursaut, le rose du ciel augmenta.
E : Je ne veux pas apprendre le piano.
MD : Dans la rue, en bas de l'immeuble, un cri de femme retentit. Une plainte longue, continue, s'éleva et si haut que le bruit de la mer en fut brisé. Puis elle s'arrêta, net.
E : (Il crie) : Qu'est-ce que c'est ?
D : Quelque chose est arrivé.
MD : Le bruit de la mer ressuscita de nouveau. Le rose du ciel, cependant commença à pâlir.
M : Non, ce n'est rien.
MD : Elle se leva de sa chaise et alla vers le piano.
D : (la dame dit, en les regardant d'un air réprobateur ) : Quelle nervosité.
DM : Anne Desbaresdes prit son enfant par les épaules, le serra à lui faire mal, cria presque.
M : (Elle crie presque) : Il faut apprendre le piano, il le faut.
MD : L’enfant tremblait lui aussi, pour la même raison, d'avoir eu peur.
E : (Il murmure) : J'aime pas le piano.
MD : D'autres cris relayèrent alors le premier, éparpillés, divers. Ils consacrèrent une actualité déjà dépassée, rassurante désormais. La leçon continuait donc.
M : Il le faut, il le faut.
MD : La dame hocha la tête, la désapprouvant de tant de douceur. Le crépuscule commença à balayer la mer. Et le ciel, lentement, se décolora. L'ouest seul resta rouge encore. Il s'effaçait.
E : Pourquoi?
M : La musique, mon amour...
MD : L'enfant prit son temps, celui de tenter de comprendre, ne comprit pas, mais l'admit.
E : Bon. Mais qui a crié?
D : J'attends, dit la dame.
MD : Il se mit à jouer. De la musique s'éleva par-dessus la rumeur d'une foule qui commençait à se former au-dessous de la fenêtre, sur le quai.
M : (Elle dit joyeusement ) : Quand même, quand même, voyez.
D : S'il voulait.
MD : L'enfant termina sa sonatine. Aussitôt la rumeur d'en bas s'engouffra dans la pièce, impérieuse.
E : Qu'est-ce que c'est ?
D : Recommence. N'oublie pas : moderato cantabile, Pense à une chanson qu'on te chanterait pour t'endormir.
M : Jamais je ne lui chante de chansons. Ce soir il va m’en demander une, et il le fera si bien que je ne pourrai pas refuser de chanter.
MD : La dame ne voulut pas entendre. L'enfant recommença à jouer la sonatine de Diabelli.
D : (Elle dit, très haut) : Si bémol à la clef, tu l'oublies trop souvent.
MD : Des voix précipitées, de femmes et d'hommes, de plus en plus nombreuses, montaient du quai. Elles semblaient toutes dire la même chose qu'on ne pouvait distinguer. La sonatine alla son train, impunément, mais cette fois, en son milieu, la dame n'y tint plus.
D : Arrête.
MD : L'enfant s'arrêta. La dame se tourna vers Anne Desbaresdes.
MD : C'est sûr, il s'est passé quelque chose de grave. Ils allèrent tous les trois à la fenêtre. Sur la gauche du quai, à une vingtaine de mètres de l'immeuble, face à la porte d'un café, un groupe s'était déjà formé. Des gens arrivaient en courant de toutes les rues avoisinantes et s'aggloméraient à lui. C'était vers l'intérieur du café que tout le monde regardait.
D : Hélas, ce quartier… - elle se tourna vers l'enfant, le prit par le bras - Recommence une dernière fois, là où tu t’es arrêté.
E : Qu'est-ce qu'il y a?
D : Ta sonatine.
MD : L’enfant joua. Il reprit la sonatine au même rythme que précédemment et, la fin de la leçon approchant, il la nuança comme on le désirait, moderato cantabile.
M : Quand il obéit de cette façon, ça me dégoûte un peu. Je ne sais pas ce que je veux, voyez-vous. Quel martyre.
MD : L'enfant continua néanmoins à bien faire.
D : (Presque joyeusement) : Quelle éducation lui donnez-vous là.
MD: Alors l'enfant s'arrêta.
D : Pourquoi t'arrêtes-tu ?
E : Je croyais.
MD : Il reprit sa sonatine comme on le lui demandait. Le bruit sourd de la foule s'amplifiait toujours, il devenait maintenant si puissant, même à cette hauteur-là de l'immeuble, que la musique en était débordée.
D : Ce si bémol à la clef, n'oublie pas, dit la dame, sans ça ce serait parfait, tu vois.
MD : La sonatine se déroula, grandit, atteignit son dernier accord une fois de plus. Et l’heure prit fin. La dame proclama la leçon terminée pour ce jour-là.
D : Vous aurez beaucoup de mal, Madame Desbaresdes, avec cet enfant, c'est moi qui vous le dis.
M : C'est déjà fait, il me dévore.
MD : Anne Desbaresdes baissa la tête, ses yeux se fermèrent dans le douloureux sourire d'un enfantement sans fin. En bas, quelques cris, des appels maintenant raisonnables, indiquèrent la consommation d'un événement inconnu.
D : Demain, nous le saurons bien.
MD : L'enfant courut à la fenêtre.
E : Des autos qui arrivent.
MD : La foule obstruait le café de part et d'autre de l’entrée, elle se grossissait encore, mais plus faiblement, des apports des rues voisines, elle était beaucoup plus importante qu'on n'eût pu le prévoir. La ville s'était multipliée. Les gens s'écartèrent, un courant se creusa au milieu d'eux pour laisser le passage à un fourgon noir. Trois hommes en descendirent et pénétrèrent dans le café.
Quelqu’un (Qq) : La police.
MD : Anne Desbaresdes se renseigna.
M : Quelqu’un qui a été tué. Une femme.
MD : Elle laissa son enfant devant le Porche de Mademoiselle Giraud, rejoignit le gros de la foule devant le café, s'y faufila et atteignit le dernier rang des gens qui, le long des vitres ouvertes immobilisés par le spectacle, voyaient. Au fond du café, dans la pénombre de l'arrière-salle, une femme était étendue par terre, inerte. Un homme, couché sur elle, agrippé à ses épaules, l'appelait calmement.
L’homme (H) : Mon amour. Mon amour.
MD : Il se tourna vers la foule, la regarda, et on vit ses yeux. Toute expression en avait disparu exceptée celle, foudroyée, indélébile, inversée du monde, de son désir. La police entra. La patronne dignement dressée près de son comptoir, l'attendait.
La patronne (P): Trois fois que j'essaye de vous appeler.
Qq : Pauvre femme.
M : Pourquoi ?
Qq : On ne sait pas.
MD : L'homme, dans son délire, se vautrait sur le corps étendu de la femme. Un inspecteur le prit par le bras et le releva. Il se laissa faire. Apparemment, toute dignité l'avait quitté à jamais. Il scruta l'inspecteur d'un regard toujours absent du reste du monde. L'inspecteur le lâcha, sortit un carnet de sa poche, un crayon, lui demanda de décliner son identité, attendit.
H : Ce n'est pas la peine, je ne répondrai pas maintenant.
MD : L'inspecteur n'insista pas et alla rejoindre ses collègues qui questionnaient la patronne, assis à la dernière table de l'arrière-salle.
L'homme s'assit près de la femme morte, lui caressa les cheveux et lui sourit.
Un jeune homme arriva en courant à la porte du café, un appareil photo en bandoulière et le photographia ainsi, assis et souriant. Dans la lueur du magnésium, on put voir que la femme était jeune encore et qu'il y avait du sang qui coulait de sa bouche en minces filets épars et qu'il y en avait aussi sur le visage de l'homme qui l'avait embrassée. Dans la foule, quelqu'un dit
Qq : C'est dégoûtant, et s'en alla.
MD : L'homme se recoucha de nouveau le long du corps de sa femme, mais un temps très court. Puis, comme si cela l'eût lassé, il se releva encore.
P : (Elle crie) : - Empêchez-le de partir.
MD : Mais l'homme ne s'était relevé que pour mieux s'allonger encore, de plus près, le long du corps. Il resta là, dans une résolution apparemment tranquille, agrippé de nouveau à elle de ses deux bras, le visage collé au sien, dans le sang de sa bouche.
Mais les inspecteurs en eurent fini d'écrire sous la dictée de la patronne et, à pas lents, tous trois marchant de front, un air identique d'intense ennui sur leur visage, ils arrivèrent devant lui.
L'enfant, sagement assis sous le porche de Mademoiselle Giraud, avait un peu oublié. Il fredonnait la sonatine de Diabelli.
M : Ce n'était rien, maintenant il faut rentrer.
MD : L'enfant la suivit. Des renforts de police arrivèrent - trop tard, sans raison. Comme ils passaient devant le café, l'homme en sortit, encadré par les inspecteurs. Sur son passage, les gens s'écartèrent en silence.
E : Ce n'est pas lui qui a crié. Lui, il n'a pas crié.
M : Ce n'est pas lui. Ne regarde pas.
E : Dis-moi pourquoi.
E : Je ne sais pas.
MD : L’homme marcha docilement jusqu’au fourgon. Mais, une fois là, il se débattit en silence, échappa aux inspecteurs et courut en sens inverse, de toutes ses forces, vers le café. Mais, comme il allait l'atteindre, le café s'éteignit. Alors il s'arrêta, en pleine course, il suivit de nouveau les inspecteurs jusqu'au fourgon et il y monta. Peut-être alors pleura-t-il, mais le crépuscule trop avancé déjà ne permit d'apercevoir que la grimace ensanglantée et tremblante de son visage et non plus de voir si des larmes s'y coulaient.
M : (elle arrive au boulevard de la Mer) : - Quand même, tu pourrais t'en souvenir une fois pour toutes. Moderato, ça veut dire modéré, et cantabile, ça veut dire chantant, c'est facile.
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(lisez la suite. Écrire c’est ça)
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Extrait de Moderato Cantabile de Marguerite Duras– Les éditions de Minuit, collection « double ».
Marguerite Duras est née le 4 avril 1914 à Saïgon, décédée le 3 mars 1996 à Paris.
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