QUATRIEME PARTIE
Sœurs et frères,
Mes chers compatriotes,
Mes bons amis,
Ainsi décortiquées, lesdites Constantes nationales ne
sont en fin de compte que méchantes trouvailles, nui-
sibles pour la République, dangereuses pour le peuple.
Elles sont la mort de la vérité, de la spiritualité, de la
saine piété, du patriotisme. Elles ne peuvent nous aider
à nous émanciper, elles n'ont pas été inventées dans ce
but. Elles ont servi et servent seulement à cela : hiérar-
chiser et aligner, marginaliser et exclure, légitimer et
consacrer, adouber et enrichir. Nos constantes à nous
sont simples : liberté d'être et bonheur de douter; elles
disent tout, et en prime elles laissent ouverte la possibi-
lité d'un voyage dans les étoiles. Le reste n'est que
moyen pour vivre, et si un truc ne marche pas on prend
l'autre.
La paix des cimetières et le retour des tueurs
Avançons, nous ne sommes pas au bout de nos peines.
Il nous faut parler de la guerre des islamistes et des
commanditaires de 1992-1999, et du référendum pour
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la réconciliation et la paix du 29 septembre 2005, si
puissamment défendu par le Président en personne.
Ledit scrutin devait marquer la fin d'une époque dou-
loureuse, or déjà, le jour même, à vingt heures passées
d'une minute, il a ouvert la phase deux de la Normali-
sation, elle a pour nom : la moubayaa, l'allégeance éter-
nelle au trône. Pas un clan, pas une famille n'ont
manqué à la cérémonie. Il est des paix qui sentent la
mort et des réconciliations qui puent l'arnaque. Il n'y a
rien de juste, rien de vrai dans l'affaire.
La première idée qui me vient à l'esprit est celle-ci :
comme on fait son lit on se couche. C'est méchant, on
refait, on va le dire autrement : la vigilance est le pre-
mier devoir de la vie et nous en avons abondamment
manqué. Le système, «la mafia politico-financière »
comme l'appelait le courageux Boudiaf, nous a eus
dans les profondeurs, et, disons-le honnêtement, nos
réponses n'ont jamais été à la hauteur. Certes, il y eut le
printemps berbère d'avril 1980, mais un printemps fait-
il une vie ? Le calendrier berbère, en vigueur dans nos
montagnes, compte mille ans de plus, nous étions donc
en 2980, d'aucuns ont vu dans cette avance la cause de
l'échec du mouvement. C'est possible. On a dit aussi
que le printemps berbère portait en lui son échec : il
était une aventure régionale, une flambée régionaliste,
une histoire de Kabyles qui aiment à se particulariser,
à dénigrer l'identité nationale. Ayant fait dire cela, le
pouvoir a aussitôt crié au séparatisme, à la guerre
civile, au complot étranger relayé par les nostalgiques
du colonialisme. Il n'y avait rien, simplement des gens
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qui marchaient dans les rues de Tizi Ouzou, capitale de
la Kabylie, réclamant pacifiquement le droit de prati-
quer leur langue, d'exercer leurs droits civiques, de
respirer librement l'air du bon Dieu. L'armée est inter-
venue, il y eut des morts, des blessés, des prisonniers,
des disparus, des exilés, des torturés, des destructions,
des mises en quarantaine, des sanctions économiques,
l'arrivée d'un nouveau préfet disposant de pouvoirs
étendus.
Il y eut d'autres bonnes choses, ici, là, de vraies tenta-
tives citoyennes, beaucoup menées par des femmes
fatiguées de voir leurs hommes flâner sans but, mais
toutes ont été également brisées et à la fin nous en
sommes là, dos au mur, hagards et démunis, immobiles
et penauds.
Oui donc, ce 29 septembre 2005, nos voix ont été
réquisitionnées pour amnistier ceux qui, dix années
durant et jusqu'à ce jour, nous ont infligé des douleurs
à faire pâlir de jalousie Satan et son armée infernale.
Alors que la victoire du courage et de la raison sur la
folie et la lâcheté était acquise, nous avons subitement
perdu le souffle et l'attention. Que s'est-il passé ? Les
urnes ont été bourrées, d'accord, mais pourquoi
n'avons-nous pas réagi ? Amnistier en masse des isla-
mistes névrosés et blanchir des commanditaires sans
scrupules tapis dans les appareils de l'Etat n'est pas
comme élire un Président imposé, que l'on ne connaît
pas ou que l'on ne connaît que trop. Etions-nous fati-
gués de cette si longue guerre imposée ? Oui, j'entends
bien et cela je le comprends assez : nous étions aba-
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sourdis. Mais quand même, c'est douloureux de vivre
avec l'idée que nos urnes ont servi de machine à laver le
linge sale des clans au pouvoir.
Il reste à espérer que le tueur fou et le kapo sans foi
se réinséreront calmement dans la société. L'avenir
vous le dira. Pour ma part, je n'y crois pas, le cirque qui
a enfanté ces phénomènes n'est pas démonté, que je
sache.
Retenons ceci, mes chers compatriotes : le devoir de
vérité et de justice ne peut tomber en forclusion. Si ce
n'est demain, nous aurons à le faire après-demain, un
procès est un procès, il doit se tenir. Il faut se préparer.
Notre place dans le monde
et notre regard sur lui
Notre place dans le monde est celle d'un pays à
pétrole. Ceux qui nous l'achètent ne se posent pas d'au-
tres questions que celles de son prix, sa qualité, sa
disponibilité, qui garantit les enlèvements et empoche
les royalties. Il ne faut pas se leurrer, notre cher pays
n'est plus ce qu'il était, ni ce que l'on nous en dit, il est
classé parmi les derniers : les États non libres, corrom-
pus, bureaucratiques, désorganisés, instables, dange-
reux, infréquentables. Et d'année en année, nous
perdons des points. Le régime est épinglé comme
un hérisson par les ONG et les institutions internatio-
nales mais cela ne l'empêche pas de ronronner. Quant
à nous. les Algériens, nous sommes mis dans la caté-
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gorie : peuples vivant dans la pauvreté dans des pays
riches gouvernés par des régimes ruineux. Et ils nous le
disent comme si nous étions dans l'ignorance de notre
sort!
On nous répète que les classeurs sont payés pour nous
dénigrer, n'en croyez rien, ils gagneraient beaucoup d'ar-
gent s'ils acceptaient de nous refiler des points sous la
table. Vous savez parfaitement comme, ici, là-haut, on
paie royalement les amis qui acceptent de comprendre.
Les choses vont ainsi, un pays fermé n'intéresse que
ceux qui sont à l'intérieur, pris dans le huis clos. Les
autres voient une boîte noire et pensent que ledit pays
a disparu corps et biens.
Quant à ce que le gouvernement se dit à haute voix,
ses succès, ses avancées magistrales, notre place enviée
dans le concert des nations, ce n'est que pommade sur
son orgueil blessé, poudre aux yeux des naïfs. Ce sont
très précisément ses prouesses qui ont mis notre cher
pays au bas du classement général des nations, per-
sonne ne l'ignore. Ce n'est pas la faute des cantonniers !
Ces derniers temps, c'est vrai, on s'accorde à le considé-
rer comme un partenaire privilégié... dans la lutte
contre le terrorisme ; pas dans la recherche scientifique
ou la protection des œuvres d'art. Ne vous laissez pas
griser par l'expression «partenaire privilégié », c'est de
la tambouille diplomatique pour dire : « Vos terroristes,
gardez-les chez vous sinon on vous bombarde ! », ce à
quoi le gouvernement a répondu : « Dormez tranquilles,
on va les recycler dans le business. »
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C'est à nous qu'il revient de donner à notre pays une
place gratifiante. Vous connaissez le moyen, on en
parle tout le temps entre nous : tout démolir et tout
rebâtir. Ipso facto, il nous viendra aux yeux un autre
regard sur le monde. Et en retour, comme par enchan-
tement, le monde nous verra différemment. C'est le
principe inverse de l'écran de plomb, celui du verre
transparent. C'est quand le mur de Berlin est tombé
que nos amis de l'Est ont soudainement vu le monde et
que le monde les a vus. Avant cela, ils étaient comme
nous, derrière le rideau de fer, ils ne savaient rien du
monde et le monde ne savait rien d'eux, sinon les gri-
maces de leurs momies par-dessus les barbelés.
Le monde est le monde, et avant que nous en décou-
vrions un meilleur sur une autre planète, il est le nôtre.
Et comme on dit chez nous, au marché : « Hé, cama-
rade, on est entre nous, y a toujours moyen de moyen-
ner ! »
L'Histoire repensée
Un mot sur le fameux article 4. N'y prêtez aucune
attention, camarades, ce n'est qu'un article de loi, et ici
nous le savons mieux que personne, la loi ne fait pas
l'Histoire, elle l'assujettit.
C'est quoi cet article et que dit-il? Eh bien, que la
colonisation française a été une bonne affaire pour
nous. L'article fait partie de la loi 2005-158 du
23 février 2005, adoptée par le Parlement français, por-
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tant « reconnaissance de la nation et contribution
nationale en faveur des Français rapatriés ». Ledit
article exhorte les enseignants et les chercheurs à souli-
gner le rôle positif de la présence française outre-mer.
Ce contre quoi les historiens se sont rebiffés, disant
qu'ils n'avaient de leçons à recevoir de personne et que
l'histoire n'est pas du catéchisme mais une science qui
se veut transcendante et objective.
En revisitant notre Histoire, écrite par des Algériens
d'envergure et libres, j'ai trouvé quelques sujets de
réflexion.
Notre grand Ferhat Abbas, le pharmacien de Sétif, le
fondateur des Amis du Manifeste et de la liberté (1945)
et le premier président du GPRA (1958-1961), le gouver-
nement provisoire de la République algérienne, avait
écrit des choses troublantes. Souvenez-vous de sa
fameuse déclaration qui lui a valu tant de flèches dans le
dos : J'ai cherché le peuple algérien partout, jusque dans
les cimetières, je ne l'ai pas trouvé. La nation algérienne est
née avec la colonisation. Plus tard, en 1956, nous le
savons, il a abandonné ses idées et rejoint le FLN, lequel
lui a fait une triste fin au lendemain de l'indépendance.
Le grand leader a été placé en résidence surveillée par
Ben Bella, puis jeté en prison par Boumediene, et le
24 décembre 1985, il est mort dans la solitude et l'anony-
mat.
Notre grand historien et ancien intellectuel du FLN,
Mohamed Harbi, a écrit : En vérité, notre modernité a
commencé avec la colonisation. Brouillé avec le FLN, il
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s'est exilé en France où il poursuit inlassablement ses
recherches.
De telles déclarations, venant de personnalités aussi
éminentes, vont-elles dans le sens de l'article 4 ou le
contredisent-elles? Cela dépend, chacun a ses inten-
tions quand il lit. Mais en toute logique, ceci et cela
n'ont rien à voir ensemble, l'évolution historique d'un
peuple, savoir le passage d'une forme d'organisation à
une autre, d'un mode de pensée à un autre, se fait tou-
jours sous l'effet de phénomènes imprévisibles, souvent
exogènes : une découverte technique, la naissance
d'une nouvelle théorie, le développement des réseaux
commerciaux, la rencontre avec un peuple plus avancé,
ou une invasion brutale. Dans un cas, il évolue à son
rythme, en droite ligne, dans l'autre il est détourné de
sa voie et engagé de force dans une autre. L'Algérie
n'eut guère de chance, des invasions, elle en a connu
depuis la carthaginoise et chacune a laissé sa marque,
les Vandales sont venus et ont tout saccagé, les Arabes
sont passés en coup de vent et nous ont laissé l'islam et
leur science naissante, les Ottomans ont fait de nous
des pirates et des galériens, la France a placé nos terres
en son sein et fait de nous des Indiens indésirables chez
elle. C'est une évolution en zigzag.
L'Europe elle-même a accédé à la modernité suite à
l'invasion arabe de l'Espagne et plus tard, elle est pas-
sée à une étape supérieure suite aux secousses de la
Révolution française de 1789. C'est sous les coups de
bélier de Jules César que la Gaule s'est soudée et c'est
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sous la colonisation des Francs issus de Germains que
la Gaule est devenue la France. C'est une autre évolu-
tion en zigzag. De ce point de vue, Ferhat Abbas et
Mohamed Harbi n'ont fait que dire un processus histo-
rique commun à tous les peuples. Le temps suit son
cours linéaire ou chaotique et laisse derrière lui sur-
prises et douleurs.
La question qui se pose en revanche s'adresse aux
amis de l'article 4 : la colonisation de l'Algérie et d'autres
magnifiques régions du monde a-t-elle joué un rôle
positif en France ? Et là les amis sont forcés de nous
répondre que non. Toutes ces conquêtes et ces abomi-
nations ont coûté cher à la France, mis à part les
richesses matérielles, éphémères, elles lui ont collé la
terrible et méchante étiquette de premier pays colonia-
liste des temps modernes, après l'Angleterre. Il faut
vivre avec son passé.
Le paradoxe est que de la France colonialiste, qui
tient sa forme des Romains et son nom des Francs,
nous avons gardé ce nom Algérie dont nous sommes si
fiers, ces frontières intangibles dont nous sommes si
jaloux, cette capitale, Alger, dont nous sommes si
amoureux. On devrait un jour parler de ce que nous
avons pris à ceux qui sont passés chez nous et dont la
somme nous dit assez bien : le hammam des Romains,
la cuisine des Turcs, la musique andalouse des juifs et
leur art du négoce, l'islam et l'art équestre des Arabes,
la gouaille des pieds-noirs, le goût des lettres des Fran-
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çais, et de ce que nous leur avons donné : ce goût de
paradis qui a fait qu'ils ne voulaient plus repartir.
Une autre fois, nous parlerons des héros qui ont
conduit notre résistance séculaire contre les envahis-
seurs : les rois Juba et Jugurtha tués par les Romains, la
reine Kahena tuée par les Arabes, l'émir Abd el-Kader
chassé par les Français, mort en exil, Ben M'Hidi exé-
cuté par le général français Aussaresses, Abane Ram-
dane, le chef de la révolution algérienne, assassiné par
les patrons du FLN, etc.
Quoi qu'il en soit, c'est là, à l'intérieur de ces frontiè-
res et de cette histoire, dans ce territoire appelé Algérie,
ayant pour phare Alger, que notre imaginaire d'Algé-
riens s'est forgé.
Le. temps qu'il fera demain
Ah, mes chers amis ! L'actualité n'a guère été brillante
ces dernières semaines qui ont vu 2005 passer le
témoin à 2006, sans qu'on soit sûr d'avoir avancé, sinon
en âge. D'après la télé, nous avons avancé. Considéra-
blement, dans tous les domaines, y compris tous ceux-
là dont personne ne s'est occupé. Elle n'a pas lésiné :
reportages, débats, réclames, discours, interviews, com-
muniqués, annonces légales, calicots, chants révolu-
tionnaires et religieux, distribution de prix aux
méritants, revue des troupes et, pour ne pas changer, la
petite menace voilée par-ci par-là.
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En résumé, elle nous a dit en majuscules, gras, souli-
gné, que L'ALGÉRIE VA SON CHEMIN HARDIMENT.
TOUT VA TRÈS BIEN. LA PAIX ET LA CROISSANCE PRO-
FITENT À TOUS. L'ADMIRATION DU MONDE NOUS EST
REVENUE. LE PEUPLE ADORE SON PRÉSIDENT. ET IL
N'Y A QUE LES AVEUGLES OUI NE LE VOIENT PAS.C'est ma foi bien vrai que tout cela : on peut être
aveugle et ne rien voir.
C'est vrai aussi qu'il y a des aveugles qui ne voient
que ce qui leur plaît.
En tout cas, il faut des aveugles pour que le pickpoc-
ket réussisse son coup.
En France, où vivent beaucoup de nos compatriotes,
les uns physiquement, les autres par le truchement de
la parabole, rien ne va et tout le monde le crie à lon-
gueur de journée, à la face du monde, à commencer par
la télé. Dieu, quelle misère ! Les banlieues retournées,
les bagnoles incendiées, le chômage endémique, le
racisme comme au bon vieux temps, le froid sibérien,
les sans-abri, la mort des clochards, l'ETA, le FLNC, les
islamistes, El Qaïda, les projets d'attentats par Cartons
entiers, les coups de filet, les expulsions, l'insécurité à
tous les carrefours, les effondrements, les explosions,
les inondations, les meurtres, les tueurs en série, le
branle-bas dé combat électoral, l'article 4 et ses dégâts
collatéraux, la grogne généralisée, les coups bas, les
scandales, les kidnappings, la traite des Roumaines, les
réseaux pédophiles, les faillites, celles de l'école et de
l'hôpital en premier, le gouffre abyssal de la sécurité
sociale, la dette publique qui atteint des sommets hima-
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layens, les délocalisations précipitées, la dislocation des
partis politiques, les travailleurs sur le carreau, les
grèves à répétition, le grand banditisme, l'invasion chi-
noise, le tsunami des clandestins, les procès à la chaîne,
des erreurs judiciaires colossales, un gouvernement
divisé, un Président avec des gamelles, le diktat des
multinationales, quoi d'autre, oui, pour compléter le
tableau, une crise européenne carabinée ! Mon Dieu,
mais dans quel pays vivent-ils, ces pauvres Français ?
Une République bananière, un pays en guerre civile,
une dictature obscure, une République préislamique ?
A leur place, j'émigrerais en Algérie, il y fait chaud,
on rase gratis et on a des lunettes pour non-voyants.
Un dernier mot, mes chers compatriotes : si cet opus-
cule heurte votre sensibilité, jetez-le au feu et veuillez
me pardonner. Ce n'était là que manière improvisée
d'engager le débat loin des vérités consacrées. Vous
savez comme on se laisse aller quand on prend la
plume. Le Président lui-même le rappelle tout le
temps : les gens de plume sont des pies auxquelles il
faut couper le sifflet. Soyez bénis, dites-vous que l'una-
nimité n'est convaincante que si elle souffre de
quelques malheureuses exceptions, et ainsi, par-là, vous
m'offrirez peut-être l'occasion de me rattraper. Si, en
revanche, il vous agrée, faites des pétitions, les sujets ne
manquent pas : exigez la libération immédiate des jour-
nalistes en prison, y compris celui qui a publié Boute-
flika, une imposture algérienne, exigez l'abrogation sans
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discussion du code de la famille, la vérité et la justice
en application du référendum du 29 septembre 2005,
un nouveau jugement par le TPI de l'assassin de Bou-
diaf, la vérité sur l'assassinat d'Abane Ramdane et tous
les autres, d'hier et d'aujourd'hui (faites des listes, pla-
cardez-les), des explications et d'honnêtes procès sur
les faillites en cascade de nos banques, un programme
de développement économique et social qui soit vrai, la
tenue urgente d'élections générales anticipées sous
l'égide de l'ONU, la réécriture de l'Histoire en insistant
sur ses points négatifs, l'envoi du FLN au musée, la
réhabilitation pleine et entière des victimes du terro-
risme, la mise sous contrôle judiciaire de tous les ser-
vices secrets et le gel de leurs avoirs, la vérification du
patrimoine de chacun, l'ouverture immédiate de la
frontière terrestre avec le Maroc, le retour au week-end
universel, le sauvetage des outardes, et celui de la Cas-
bah, la distribution quotidienne et équitable de l'eau et
de l'électricité, la régularisation des sans-papiers, la
réparation des logements... les sujets ne manquent pas,
comme vous savez.
Et maintenant que nous avons bien parlé et arrêté
d'utiles dispositions, nous avons à œuvrer, il n'y a rien
de plus urgent pour le moment.
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REMERCIEMENTS
Cette lettre à mes compatriotes n'aurait pas vu le jour si
Teresa Cremisi n'en avait pas eu l'idée. Je voudrais qu'elle
trouve ici l'expression de mes remerciements les plus chaleu-
reux pour la bienveillante attention qu'elle a toujours mani-
festée à mon égard, et pour m'avoir communiqué l'envie et le
courage de surmonter les inhibitions que le propos de ce
texte, sa forme d'expression directe et le contexte unanimiste
et inquisitorial qui prévaut en maints endroits ne pouvaient
manquer de susciter en moi.
Mes remerciements vont aussi à Antoine Gallimard et à
Jean-Marie Laclavetine qui ont su rendre la démarche possible.
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Une colère féconde
Depuis son premier roman en 1999, il sonde inlassablement les plaies de l’Algérie. Son dernier livre, une lettre ouverte à ses compatriotes, a été interdit. L’écrivain francophile y dénonce le pouvoir et les islamistes. Mais porte aussi l’espoir d’un pays réconcilié.
On est descendus des hauteurs d’Alger à l’heure où les dernières écharpes de brume se détachent des balcons bleus du port. Boualem Sansal racontait la ville et, sous les mots paisibles, l’air vibrait d’une lumière étrange, entre scintillement et flammes sombres. Dix ans déjà que Boualem sonde les plaies de l’Algérie, roman après roman. Pas seulement pour mémoire : parce qu’il le faut. Parce qu’il est de ces écrivains à propos desquels Rachid Mokhtari écrit dans La Graphie de l’horreur : « Chaque fois que le sang des innocents a été cruellement déversé par la horde sauvage, [ils] l’ont recouvert avec l’écriture, ou plus exactement avec l’encre de l’écriture. »
Alger la Blanche, pas « l’immaculée ». Beauté torride zébrée de cicatrices, embarcadère pour l’espoir, cimetière de rêves brûlés par les mensonges d’Etat. De quoi se faire un sang d’encre que seule l’écriture, peut-être, semble à même d’éclaircir. En remontant la rue Didouche (fameuse autrefois sous le nom de Michelet), on est pourtant pris d’un doute : il n’y a pas si longtemps, le quartier regorgeait de librairies. Il n’en reste que trois ou quatre, et leurs étals font pâle figure sous les glorieux portraits de Son-Excellence-Le-Président-de-la-République-Algérienne-Démocratique-et-Populaire-Abdelaziz-Bouteflika. Beaucoup d’ouvrages techniques, très peu de littérature, un coin histoire entièrement consacré à la guerre de libération, le diable si on trouve un roman de Sansal. L’encre sèche vite dans le désert.
Heureusement, certains se donnent encore la peine d’irriguer. Quelques romanciers comme Sansal et une poignée de jeunes éditeurs remarquables – Barzakh, Chihab – qui bravent les vents contraires pour offrir à la littérature algérienne un sursaut d’existence. Les obstacles sont innombrables. Le prix du livre, d’abord : entre 300 et 500 dinars pièce, quand le salaire d’une secrétaire ne dépasse pas 10 000 dinars (environ 100 euros). Boualem lui-même ne peut se permettre que trois ou quatre livres par mois. La gabegie du gouvernement, aussi : dans une République « démocratique » et « populaire », un bon réseau de bibliothèques scolaires ou municipales devrait pouvoir répondre aux premiers besoins – une République où les fonds publics ne seraient pas systématiquement détournés, bien sûr : « A Boudarès, où j’habite, on a une belle Maison de la culture Rachid-Mimouni, explique l’écrivain devant un verre de Coteaux de Tlemcen, au restaurant des Universités. On trouve de tout, dans cette maison – un tabac, des pizzerias, tout sauf des livres ! »
Au rythme où vont les choses, on pourrait même bientôt manquer de lecteurs. Ce dimanche de juillet, le gouvernement publiait avec force trompettes les statistiques du bac 2006 : 52 % de réussite, une progression de 16 points par rapport à 2005 ! « Ces résultats sont complètement truqués, soupire Boualem, le niveau des bacheliers est en fait très bas. Quand ils entrent à l’université, ils ont le plus grand mal à suivre. » Et pour cause : depuis que le « tout-arabe » a été imposé dans l’enseignement primaire et secondaire, les étudiants sont vite largués à l’université, où les cours sont dispensés en français, « à moins, poursuit Sansal, qu’ils viennent d’une famille aisée ouverte sur le monde et attachée au français ». Exit la diversité. Le lecteur algérien a un profil type : c’est « un cadre moyen d’une quarantaine d’années qui a échappé à la fois au goulet de l’arabisation et au désastre de la méthode fondamentale, une réforme qui misait tout sur les sciences pour doter l’Algérie d’ingénieurs au détriment de la littérature et des sciences humaines », explique Abdallah Benadouda, des éditions Chihab.
Heureusement, il existe aussi des raisons d’espérer. Les éditions Chihab se sont installées à Bab el-Oued, l’ancien quartier pied-noir devenu fief islamiste dans les années 90 et désormais populaire et tranquille. En peu de temps, elles sont devenues le phare culturel du lieu. Une atmosphère qui invite à la lecture, des étagères plus fournies qu’ailleurs et, au premier étage, une salle accueillante pour les rencontres avec les écrivains. Pierre Péan était là il n’y a pas si longtemps pour présenter Main basse sur Alger, un livre édité chez Plon en France, et dont les droits ont été cédés aux éditions Chihab à un prix raisonnable… avec un petit coup de pouce des services culturels français : « L’avenir du livre en Algérie passe en partie par ce type d’échanges, affirme Abdallah. Dans notre édition, Main basse sur Algers’est vendu à plus de 4 000 exemplaires, ce qui aurait été impossible dans l’édition originale, trop chère pour la plupart des Algériens. »
Viré en 2003 du ministère de l’Industrie, où il occupait de hautes fonctions, Boualem Sansal écrit désormais à plein temps. Au Serment des barbares, portrait désenchanté de l’Algérie sur fond d’enquête policière, a succédé L’Enfant fou de l’arbre creux, dialogue entre deux condamnés à mort, l’un français, l’autre algérien, au pénitencier de Lambèse. Suivront Dis-moi le paradis puis Harraga, où le narrateur se glisse dans la peau d’une femme dans un monde dominé par les intégristes. Des romans brûlants dont l’histoire, pour citer une phrase de Harraga, « serait des plus belles si elle était seulement le fruit de l’imagination ». On n’échappe pas aux griffes de l’histoire quand on est d’Algérie. Au pire, elles vous laminent, au mieux, elles vous servent à aiguiser votre plume. La plupart des romanciers des années 90 – les Mohammed Dib, Sadek Aïssat, Rachid Boudjedra, Maïssa Bey ou Tahar Djaout, assassiné en 1993 – en ont fait la matière de leurs livres. Si une nouvelle génération commence à écrire « hors champ » (Mustapha Benfodil ou le Kabyle El-Mahdi Acherchour, par exemple), Boualem continue de sonder les plaies. Son dernier ouvrage,Poste restante : Alger, n’est-il pas sous-titré Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes ? Une lettre que les Algériens ne recevront pas, puisque le livre est interdit de vente dans leur pays. Censure soft : pas un coup de fil, pas un courrier, pas une menace : le livre est interdit, point barre. « On n’est plus dans le système soviétique d’antan, où des grouillots épluchaient tout ce qui s’imprimait et taillaient à la hache dans le texte, explique Boualem. Quand Rachid Mimouni avait fini un livre, il envoyait son manuscrit au ministère. On le convoquait, un fonctionnaire lui rendait son travail, tous les passages soulignés devaient disparaître. »
Aujourd’hui, la situation est plus confuse. Ce qu’écrit Boualem, d’autres l’écrivent aussi, dans la presse notamment. Mais lui le dit mieux. Si l’engagement lui paraît inévitable – « un devoir, explique-t-il, quand le pays va mal » –, le fin lettré sait faire la différence entre un essai littéraire et un brûlot jeté au vent : « Il y a mille façons de s’engager. J’ai choisi la voie solitaire parce que la politique et les associations sont archi-instrumentalisées par le gouvernement, mais l’écriture est une affaire compliquée. La durée de vie d’un livre écrit dans la fièvre, au premier degré, ne dépasse pas quelques semaines. Plus le discours est engagé, plus le travail sur la forme est important – sinon l’ouvrage manque son but. »
Le style Sansal, c’est l’élégance au service de la rage, une élégance qui fait « basculer la dénonciation du terrain du pamphlet politique dans le champ de la littérature », écrit le journaliste et écrivain Ghania Hammadou. La phrase décochée comme une flèche. Puissante, tous ses lecteurs le reconnaissent. Ce qui ne signifie pas que tous suivent Boualem dans ses engagements. Certains lui reprochent sa longévité… au ministère de l’Industrie ; d’autres, sa passion « exagérée » pour la France, qu’ils transforment un peu vite en nostalgie pour l’Algérie française. Mauvais procès : « Si vous voulez qu’on parle du système colonial, évidemment injuste, certainement indigne, parlons-en, répond simplement Boualem. Ça ne m’empêchera pas de me révolter contre la façon dont l’Etat instrumentalise la guerre d’Algérie. Sur quoi repose la « légitimité » de nos dirigeants ? Pas sur des élections libres, qu’on attend toujours : sur cette “victoire” vieille de quarante ans et ressassée jusqu’à plus soif. Dix ans de guerre, un million de morts, pour en arriver là ? Bien sûr que l’Algérie ne peut être qu’algérienne ! Mais dans une relation apaisée avec la France, avec une population plurielle – musulmane, juive et chrétienne – et dans le respect des trois langues parlées sur notre territoire : l’arabe, le français et le berbère. »
On n’y est pas encore. L’arabisation a beau être un échec – il n’y a qu’à voir les enseignes, bilingues partout y compris dans les quartiers jugés proches des islamistes –, elle sort de sa boîte dès qu’une opportunité se présente. Les rayons arabes des librairies, relativement bien garnis, proposent essentiellement des livres religieux made in Egypt, et n’attirent vraiment les foules qu’au Salon du livre d’Alger… grâce au prosélytisme des imams : « J’étais tellement surpris devant le succès des stands spécialisés, raconte Abdallah Benadouda, que j’ai fait ma petite enquête. En fait, tout part des mosquées, où l’on incite les gens à aller au Salon pour faire provision de livres. Pas mal, ce marketing en réseau : on devrait s’en inspirer ! »
« Autant on a besoin de la langue arabe, qui nous rapproche de notre civilisation arabo-islamique, autant on a besoin du patrimoine universel que porte en lui le français, prévient Boualem. Vouloir jeter l’une ou l’autre de ces langues est une aberration. » Et compter uniquement sur la traduction, une belle preuve d’incompétence : « L’arabe classique est une langue sacrée, un latin d’Eglise. C’est très bien pour faire l’éloge du Prophète ou de Bouteflika, beaucoup moins pour traduire des romans ! » Un éditeur s’y est frotté avec Le Serment des barbares… et s’y est cassé les dents. « Le traducteur m’appelait toutes les cinq minutes pour me demander de l’aider, se souvient Boualem Sansal : “Vous avez écrit : ‘Passez muscade’, comment traduiriez-vous ça en arabe classique ?” Un casse-tête insoluble ! Je finissais par lui dire de barrer. Heureusement qu’on n’est pas allés jusqu’au bout, on aurait réduit le livre d’un quart… »
Boualem n’a rien oublié. Ni les amis disparus ni le libraire français de la rue Didouche, assassiné sous ses yeux en 1995 : « Il tenait cette maison depuis quarante ans. Un jour, je remonte la rue et je l’aperçois tranquillement assis devant sa vitrine. Tout d’un coup, deux jeunes ont surgi de nulle part et l’ont abattu au pistolet avant de disparaître. » Il n’a pas oublié non plus les souvenirs heureux, le patin à roulettes qu’il pratiquait enfant sur les escaliers du forum – escaliers que nous sommes priés de quitter fissa par un policier de Son Excellence. Quand on lui demande pourquoi il reste, il ne dit pas qu’il ne partira jamais : « Parfois, l’émigration paraît la seule solution. Jusqu’à une date récente, j’étais tenté de tout plaquer par lassitude, parce que ici rien ne fonctionne. Désormais, c’est plutôt l’envie de donner une autre direction à mon projet littéraire qui nourrit mes rêves d’ailleurs. Vous voyez, les choses changent ! Mais le gouvernement serait trop heureux de pouvoir dire enfin : “On vous l’avait dit ! Il est parti, le nostalgique de l’Algérie française !” » C’est nous qui sommes partis, Boualem est resté. Et ses dernières paroles nous sont revenues à l’esprit quelques heures plus tard, alors que nous relisions les premières pages de Dis-moi le paradis dans le nouvel aéroport d’Alger : « Où finit le monde commence l’Algérie, et là, quelque part, sur un esquif branlant, vivant par miracle, nous attendons. Il y a toujours une heure pour les braves. »
Maxime Gibran
Télérama n° 2951 - 5 Août 2006
In : www.jeguel25.free.fr
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Poste restante : Alger
de Boualem Sansal
Il a fait de l’Algérie l’héroïne de tous ses romans. Depuis Le Serment des barbares, paru en 1999, il ne la ménage guère, dénonce la corruption du pouvoir, fustige les islamistes, déplore les difficultés quotidiennes auxquelles sont confrontés ses compatriotes : les problèmes d’eau, d’emploi, de logement ou de sécurité. Boualem Sansal, né en 1949, n’a pourtant jamais quitté son pays, même après qu’on l’ait brutalement écarté de son emploi de directeur au ministère de l’Industrie en 2003, dans la foulée de la parution de son troisième roman, Dis-moi le paradis. Tous ses textes le crient, dans ce français qui lui appartient, énergique, décapant, inventif et souvent truculent : l’Algérie est à la fois sa tendresse et sa douleur Poste restante : Alger, qui paraît chez Gallimard le 16 mars, a le même tranchant, le même humour vinaigré que ses précédents textes. Mais il ne s’agit plus d’un roman. En une cinquantaine de pages, sous-titrées Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes, il dissèque, sans anesthésie, les maux dont souffrent ses « sœurs et frères ». Et n’hésite pas à s’attaquer aux tabous que le discours officiel a scellés sous le vocable de « constantes nationales », à savoir le caractère fondamentalement arabe et musulman du peuple algérien. Boualem Sansal s’inscrit en faux contre cette « manipulation », comme il dénonce le « hold-up du siècle » que constitue l’appropriation par le FLN de la lutte des Algériens pour leur indépendance. Quant à ceux qui lui reprochent sa « nostalgie de l’époque coloniale », il leur répond vertement : « Le colonialisme comme la dictature […] sont à mettre dans le même sac et il n’y a pas de bon sac qui tienne ! »
On l’a compris, Poste restante : Alger suscitera le débat. Il a le mérite – et le courage ! – de l’ouvrir avec autant de clarté que de talent.
Michel Abescat
Télérama n° 2931 - 15 mars 2006
In : www.jeguel25.free.fr
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Sœurs et frères,
Mes chers compatriotes,
Mes bons amis,
Ainsi décortiquées, lesdites Constantes nationales ne
sont en fin de compte que méchantes trouvailles, nui-
sibles pour la République, dangereuses pour le peuple.
Elles sont la mort de la vérité, de la spiritualité, de la
saine piété, du patriotisme. Elles ne peuvent nous aider
à nous émanciper, elles n'ont pas été inventées dans ce
but. Elles ont servi et servent seulement à cela : hiérar-
chiser et aligner, marginaliser et exclure, légitimer et
consacrer, adouber et enrichir. Nos constantes à nous
sont simples : liberté d'être et bonheur de douter; elles
disent tout, et en prime elles laissent ouverte la possibi-
lité d'un voyage dans les étoiles. Le reste n'est que
moyen pour vivre, et si un truc ne marche pas on prend
l'autre.
La paix des cimetières et le retour des tueurs
Avançons, nous ne sommes pas au bout de nos peines.
Il nous faut parler de la guerre des islamistes et des
commanditaires de 1992-1999, et du référendum pour
46
la réconciliation et la paix du 29 septembre 2005, si
puissamment défendu par le Président en personne.
Ledit scrutin devait marquer la fin d'une époque dou-
loureuse, or déjà, le jour même, à vingt heures passées
d'une minute, il a ouvert la phase deux de la Normali-
sation, elle a pour nom : la moubayaa, l'allégeance éter-
nelle au trône. Pas un clan, pas une famille n'ont
manqué à la cérémonie. Il est des paix qui sentent la
mort et des réconciliations qui puent l'arnaque. Il n'y a
rien de juste, rien de vrai dans l'affaire.
La première idée qui me vient à l'esprit est celle-ci :
comme on fait son lit on se couche. C'est méchant, on
refait, on va le dire autrement : la vigilance est le pre-
mier devoir de la vie et nous en avons abondamment
manqué. Le système, «la mafia politico-financière »
comme l'appelait le courageux Boudiaf, nous a eus
dans les profondeurs, et, disons-le honnêtement, nos
réponses n'ont jamais été à la hauteur. Certes, il y eut le
printemps berbère d'avril 1980, mais un printemps fait-
il une vie ? Le calendrier berbère, en vigueur dans nos
montagnes, compte mille ans de plus, nous étions donc
en 2980, d'aucuns ont vu dans cette avance la cause de
l'échec du mouvement. C'est possible. On a dit aussi
que le printemps berbère portait en lui son échec : il
était une aventure régionale, une flambée régionaliste,
une histoire de Kabyles qui aiment à se particulariser,
à dénigrer l'identité nationale. Ayant fait dire cela, le
pouvoir a aussitôt crié au séparatisme, à la guerre
civile, au complot étranger relayé par les nostalgiques
du colonialisme. Il n'y avait rien, simplement des gens
47
qui marchaient dans les rues de Tizi Ouzou, capitale de
la Kabylie, réclamant pacifiquement le droit de prati-
quer leur langue, d'exercer leurs droits civiques, de
respirer librement l'air du bon Dieu. L'armée est inter-
venue, il y eut des morts, des blessés, des prisonniers,
des disparus, des exilés, des torturés, des destructions,
des mises en quarantaine, des sanctions économiques,
l'arrivée d'un nouveau préfet disposant de pouvoirs
étendus.
Il y eut d'autres bonnes choses, ici, là, de vraies tenta-
tives citoyennes, beaucoup menées par des femmes
fatiguées de voir leurs hommes flâner sans but, mais
toutes ont été également brisées et à la fin nous en
sommes là, dos au mur, hagards et démunis, immobiles
et penauds.
Oui donc, ce 29 septembre 2005, nos voix ont été
réquisitionnées pour amnistier ceux qui, dix années
durant et jusqu'à ce jour, nous ont infligé des douleurs
à faire pâlir de jalousie Satan et son armée infernale.
Alors que la victoire du courage et de la raison sur la
folie et la lâcheté était acquise, nous avons subitement
perdu le souffle et l'attention. Que s'est-il passé ? Les
urnes ont été bourrées, d'accord, mais pourquoi
n'avons-nous pas réagi ? Amnistier en masse des isla-
mistes névrosés et blanchir des commanditaires sans
scrupules tapis dans les appareils de l'Etat n'est pas
comme élire un Président imposé, que l'on ne connaît
pas ou que l'on ne connaît que trop. Etions-nous fati-
gués de cette si longue guerre imposée ? Oui, j'entends
bien et cela je le comprends assez : nous étions aba-
48
sourdis. Mais quand même, c'est douloureux de vivre
avec l'idée que nos urnes ont servi de machine à laver le
linge sale des clans au pouvoir.
Il reste à espérer que le tueur fou et le kapo sans foi
se réinséreront calmement dans la société. L'avenir
vous le dira. Pour ma part, je n'y crois pas, le cirque qui
a enfanté ces phénomènes n'est pas démonté, que je
sache.
Retenons ceci, mes chers compatriotes : le devoir de
vérité et de justice ne peut tomber en forclusion. Si ce
n'est demain, nous aurons à le faire après-demain, un
procès est un procès, il doit se tenir. Il faut se préparer.
Notre place dans le monde
et notre regard sur lui
Notre place dans le monde est celle d'un pays à
pétrole. Ceux qui nous l'achètent ne se posent pas d'au-
tres questions que celles de son prix, sa qualité, sa
disponibilité, qui garantit les enlèvements et empoche
les royalties. Il ne faut pas se leurrer, notre cher pays
n'est plus ce qu'il était, ni ce que l'on nous en dit, il est
classé parmi les derniers : les États non libres, corrom-
pus, bureaucratiques, désorganisés, instables, dange-
reux, infréquentables. Et d'année en année, nous
perdons des points. Le régime est épinglé comme
un hérisson par les ONG et les institutions internatio-
nales mais cela ne l'empêche pas de ronronner. Quant
à nous. les Algériens, nous sommes mis dans la caté-
49
gorie : peuples vivant dans la pauvreté dans des pays
riches gouvernés par des régimes ruineux. Et ils nous le
disent comme si nous étions dans l'ignorance de notre
sort!
On nous répète que les classeurs sont payés pour nous
dénigrer, n'en croyez rien, ils gagneraient beaucoup d'ar-
gent s'ils acceptaient de nous refiler des points sous la
table. Vous savez parfaitement comme, ici, là-haut, on
paie royalement les amis qui acceptent de comprendre.
Les choses vont ainsi, un pays fermé n'intéresse que
ceux qui sont à l'intérieur, pris dans le huis clos. Les
autres voient une boîte noire et pensent que ledit pays
a disparu corps et biens.
Quant à ce que le gouvernement se dit à haute voix,
ses succès, ses avancées magistrales, notre place enviée
dans le concert des nations, ce n'est que pommade sur
son orgueil blessé, poudre aux yeux des naïfs. Ce sont
très précisément ses prouesses qui ont mis notre cher
pays au bas du classement général des nations, per-
sonne ne l'ignore. Ce n'est pas la faute des cantonniers !
Ces derniers temps, c'est vrai, on s'accorde à le considé-
rer comme un partenaire privilégié... dans la lutte
contre le terrorisme ; pas dans la recherche scientifique
ou la protection des œuvres d'art. Ne vous laissez pas
griser par l'expression «partenaire privilégié », c'est de
la tambouille diplomatique pour dire : « Vos terroristes,
gardez-les chez vous sinon on vous bombarde ! », ce à
quoi le gouvernement a répondu : « Dormez tranquilles,
on va les recycler dans le business. »
50
C'est à nous qu'il revient de donner à notre pays une
place gratifiante. Vous connaissez le moyen, on en
parle tout le temps entre nous : tout démolir et tout
rebâtir. Ipso facto, il nous viendra aux yeux un autre
regard sur le monde. Et en retour, comme par enchan-
tement, le monde nous verra différemment. C'est le
principe inverse de l'écran de plomb, celui du verre
transparent. C'est quand le mur de Berlin est tombé
que nos amis de l'Est ont soudainement vu le monde et
que le monde les a vus. Avant cela, ils étaient comme
nous, derrière le rideau de fer, ils ne savaient rien du
monde et le monde ne savait rien d'eux, sinon les gri-
maces de leurs momies par-dessus les barbelés.
Le monde est le monde, et avant que nous en décou-
vrions un meilleur sur une autre planète, il est le nôtre.
Et comme on dit chez nous, au marché : « Hé, cama-
rade, on est entre nous, y a toujours moyen de moyen-
ner ! »
L'Histoire repensée
Un mot sur le fameux article 4. N'y prêtez aucune
attention, camarades, ce n'est qu'un article de loi, et ici
nous le savons mieux que personne, la loi ne fait pas
l'Histoire, elle l'assujettit.
C'est quoi cet article et que dit-il? Eh bien, que la
colonisation française a été une bonne affaire pour
nous. L'article fait partie de la loi 2005-158 du
23 février 2005, adoptée par le Parlement français, por-
51
tant « reconnaissance de la nation et contribution
nationale en faveur des Français rapatriés ». Ledit
article exhorte les enseignants et les chercheurs à souli-
gner le rôle positif de la présence française outre-mer.
Ce contre quoi les historiens se sont rebiffés, disant
qu'ils n'avaient de leçons à recevoir de personne et que
l'histoire n'est pas du catéchisme mais une science qui
se veut transcendante et objective.
En revisitant notre Histoire, écrite par des Algériens
d'envergure et libres, j'ai trouvé quelques sujets de
réflexion.
Notre grand Ferhat Abbas, le pharmacien de Sétif, le
fondateur des Amis du Manifeste et de la liberté (1945)
et le premier président du GPRA (1958-1961), le gouver-
nement provisoire de la République algérienne, avait
écrit des choses troublantes. Souvenez-vous de sa
fameuse déclaration qui lui a valu tant de flèches dans le
dos : J'ai cherché le peuple algérien partout, jusque dans
les cimetières, je ne l'ai pas trouvé. La nation algérienne est
née avec la colonisation. Plus tard, en 1956, nous le
savons, il a abandonné ses idées et rejoint le FLN, lequel
lui a fait une triste fin au lendemain de l'indépendance.
Le grand leader a été placé en résidence surveillée par
Ben Bella, puis jeté en prison par Boumediene, et le
24 décembre 1985, il est mort dans la solitude et l'anony-
mat.
Notre grand historien et ancien intellectuel du FLN,
Mohamed Harbi, a écrit : En vérité, notre modernité a
commencé avec la colonisation. Brouillé avec le FLN, il
52
s'est exilé en France où il poursuit inlassablement ses
recherches.
De telles déclarations, venant de personnalités aussi
éminentes, vont-elles dans le sens de l'article 4 ou le
contredisent-elles? Cela dépend, chacun a ses inten-
tions quand il lit. Mais en toute logique, ceci et cela
n'ont rien à voir ensemble, l'évolution historique d'un
peuple, savoir le passage d'une forme d'organisation à
une autre, d'un mode de pensée à un autre, se fait tou-
jours sous l'effet de phénomènes imprévisibles, souvent
exogènes : une découverte technique, la naissance
d'une nouvelle théorie, le développement des réseaux
commerciaux, la rencontre avec un peuple plus avancé,
ou une invasion brutale. Dans un cas, il évolue à son
rythme, en droite ligne, dans l'autre il est détourné de
sa voie et engagé de force dans une autre. L'Algérie
n'eut guère de chance, des invasions, elle en a connu
depuis la carthaginoise et chacune a laissé sa marque,
les Vandales sont venus et ont tout saccagé, les Arabes
sont passés en coup de vent et nous ont laissé l'islam et
leur science naissante, les Ottomans ont fait de nous
des pirates et des galériens, la France a placé nos terres
en son sein et fait de nous des Indiens indésirables chez
elle. C'est une évolution en zigzag.
L'Europe elle-même a accédé à la modernité suite à
l'invasion arabe de l'Espagne et plus tard, elle est pas-
sée à une étape supérieure suite aux secousses de la
Révolution française de 1789. C'est sous les coups de
bélier de Jules César que la Gaule s'est soudée et c'est
53
sous la colonisation des Francs issus de Germains que
la Gaule est devenue la France. C'est une autre évolu-
tion en zigzag. De ce point de vue, Ferhat Abbas et
Mohamed Harbi n'ont fait que dire un processus histo-
rique commun à tous les peuples. Le temps suit son
cours linéaire ou chaotique et laisse derrière lui sur-
prises et douleurs.
La question qui se pose en revanche s'adresse aux
amis de l'article 4 : la colonisation de l'Algérie et d'autres
magnifiques régions du monde a-t-elle joué un rôle
positif en France ? Et là les amis sont forcés de nous
répondre que non. Toutes ces conquêtes et ces abomi-
nations ont coûté cher à la France, mis à part les
richesses matérielles, éphémères, elles lui ont collé la
terrible et méchante étiquette de premier pays colonia-
liste des temps modernes, après l'Angleterre. Il faut
vivre avec son passé.
Le paradoxe est que de la France colonialiste, qui
tient sa forme des Romains et son nom des Francs,
nous avons gardé ce nom Algérie dont nous sommes si
fiers, ces frontières intangibles dont nous sommes si
jaloux, cette capitale, Alger, dont nous sommes si
amoureux. On devrait un jour parler de ce que nous
avons pris à ceux qui sont passés chez nous et dont la
somme nous dit assez bien : le hammam des Romains,
la cuisine des Turcs, la musique andalouse des juifs et
leur art du négoce, l'islam et l'art équestre des Arabes,
la gouaille des pieds-noirs, le goût des lettres des Fran-
54
çais, et de ce que nous leur avons donné : ce goût de
paradis qui a fait qu'ils ne voulaient plus repartir.
Une autre fois, nous parlerons des héros qui ont
conduit notre résistance séculaire contre les envahis-
seurs : les rois Juba et Jugurtha tués par les Romains, la
reine Kahena tuée par les Arabes, l'émir Abd el-Kader
chassé par les Français, mort en exil, Ben M'Hidi exé-
cuté par le général français Aussaresses, Abane Ram-
dane, le chef de la révolution algérienne, assassiné par
les patrons du FLN, etc.
Quoi qu'il en soit, c'est là, à l'intérieur de ces frontiè-
res et de cette histoire, dans ce territoire appelé Algérie,
ayant pour phare Alger, que notre imaginaire d'Algé-
riens s'est forgé.
Le. temps qu'il fera demain
Ah, mes chers amis ! L'actualité n'a guère été brillante
ces dernières semaines qui ont vu 2005 passer le
témoin à 2006, sans qu'on soit sûr d'avoir avancé, sinon
en âge. D'après la télé, nous avons avancé. Considéra-
blement, dans tous les domaines, y compris tous ceux-
là dont personne ne s'est occupé. Elle n'a pas lésiné :
reportages, débats, réclames, discours, interviews, com-
muniqués, annonces légales, calicots, chants révolu-
tionnaires et religieux, distribution de prix aux
méritants, revue des troupes et, pour ne pas changer, la
petite menace voilée par-ci par-là.
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En résumé, elle nous a dit en majuscules, gras, souli-
gné, que L'ALGÉRIE VA SON CHEMIN HARDIMENT.
TOUT VA TRÈS BIEN. LA PAIX ET LA CROISSANCE PRO-
FITENT À TOUS. L'ADMIRATION DU MONDE NOUS EST
REVENUE. LE PEUPLE ADORE SON PRÉSIDENT. ET IL
N'Y A QUE LES AVEUGLES OUI NE LE VOIENT PAS.C'est ma foi bien vrai que tout cela : on peut être
aveugle et ne rien voir.
C'est vrai aussi qu'il y a des aveugles qui ne voient
que ce qui leur plaît.
En tout cas, il faut des aveugles pour que le pickpoc-
ket réussisse son coup.
En France, où vivent beaucoup de nos compatriotes,
les uns physiquement, les autres par le truchement de
la parabole, rien ne va et tout le monde le crie à lon-
gueur de journée, à la face du monde, à commencer par
la télé. Dieu, quelle misère ! Les banlieues retournées,
les bagnoles incendiées, le chômage endémique, le
racisme comme au bon vieux temps, le froid sibérien,
les sans-abri, la mort des clochards, l'ETA, le FLNC, les
islamistes, El Qaïda, les projets d'attentats par Cartons
entiers, les coups de filet, les expulsions, l'insécurité à
tous les carrefours, les effondrements, les explosions,
les inondations, les meurtres, les tueurs en série, le
branle-bas dé combat électoral, l'article 4 et ses dégâts
collatéraux, la grogne généralisée, les coups bas, les
scandales, les kidnappings, la traite des Roumaines, les
réseaux pédophiles, les faillites, celles de l'école et de
l'hôpital en premier, le gouffre abyssal de la sécurité
sociale, la dette publique qui atteint des sommets hima-
56
layens, les délocalisations précipitées, la dislocation des
partis politiques, les travailleurs sur le carreau, les
grèves à répétition, le grand banditisme, l'invasion chi-
noise, le tsunami des clandestins, les procès à la chaîne,
des erreurs judiciaires colossales, un gouvernement
divisé, un Président avec des gamelles, le diktat des
multinationales, quoi d'autre, oui, pour compléter le
tableau, une crise européenne carabinée ! Mon Dieu,
mais dans quel pays vivent-ils, ces pauvres Français ?
Une République bananière, un pays en guerre civile,
une dictature obscure, une République préislamique ?
A leur place, j'émigrerais en Algérie, il y fait chaud,
on rase gratis et on a des lunettes pour non-voyants.
Un dernier mot, mes chers compatriotes : si cet opus-
cule heurte votre sensibilité, jetez-le au feu et veuillez
me pardonner. Ce n'était là que manière improvisée
d'engager le débat loin des vérités consacrées. Vous
savez comme on se laisse aller quand on prend la
plume. Le Président lui-même le rappelle tout le
temps : les gens de plume sont des pies auxquelles il
faut couper le sifflet. Soyez bénis, dites-vous que l'una-
nimité n'est convaincante que si elle souffre de
quelques malheureuses exceptions, et ainsi, par-là, vous
m'offrirez peut-être l'occasion de me rattraper. Si, en
revanche, il vous agrée, faites des pétitions, les sujets ne
manquent pas : exigez la libération immédiate des jour-
nalistes en prison, y compris celui qui a publié Boute-
flika, une imposture algérienne, exigez l'abrogation sans
57
discussion du code de la famille, la vérité et la justice
en application du référendum du 29 septembre 2005,
un nouveau jugement par le TPI de l'assassin de Bou-
diaf, la vérité sur l'assassinat d'Abane Ramdane et tous
les autres, d'hier et d'aujourd'hui (faites des listes, pla-
cardez-les), des explications et d'honnêtes procès sur
les faillites en cascade de nos banques, un programme
de développement économique et social qui soit vrai, la
tenue urgente d'élections générales anticipées sous
l'égide de l'ONU, la réécriture de l'Histoire en insistant
sur ses points négatifs, l'envoi du FLN au musée, la
réhabilitation pleine et entière des victimes du terro-
risme, la mise sous contrôle judiciaire de tous les ser-
vices secrets et le gel de leurs avoirs, la vérification du
patrimoine de chacun, l'ouverture immédiate de la
frontière terrestre avec le Maroc, le retour au week-end
universel, le sauvetage des outardes, et celui de la Cas-
bah, la distribution quotidienne et équitable de l'eau et
de l'électricité, la régularisation des sans-papiers, la
réparation des logements... les sujets ne manquent pas,
comme vous savez.
Et maintenant que nous avons bien parlé et arrêté
d'utiles dispositions, nous avons à œuvrer, il n'y a rien
de plus urgent pour le moment.
58
REMERCIEMENTS
Cette lettre à mes compatriotes n'aurait pas vu le jour si
Teresa Cremisi n'en avait pas eu l'idée. Je voudrais qu'elle
trouve ici l'expression de mes remerciements les plus chaleu-
reux pour la bienveillante attention qu'elle a toujours mani-
festée à mon égard, et pour m'avoir communiqué l'envie et le
courage de surmonter les inhibitions que le propos de ce
texte, sa forme d'expression directe et le contexte unanimiste
et inquisitorial qui prévaut en maints endroits ne pouvaient
manquer de susciter en moi.
Mes remerciements vont aussi à Antoine Gallimard et à
Jean-Marie Laclavetine qui ont su rendre la démarche possible.
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Une colère féconde
Depuis son premier roman en 1999, il sonde inlassablement les plaies de l’Algérie. Son dernier livre, une lettre ouverte à ses compatriotes, a été interdit. L’écrivain francophile y dénonce le pouvoir et les islamistes. Mais porte aussi l’espoir d’un pays réconcilié.
On est descendus des hauteurs d’Alger à l’heure où les dernières écharpes de brume se détachent des balcons bleus du port. Boualem Sansal racontait la ville et, sous les mots paisibles, l’air vibrait d’une lumière étrange, entre scintillement et flammes sombres. Dix ans déjà que Boualem sonde les plaies de l’Algérie, roman après roman. Pas seulement pour mémoire : parce qu’il le faut. Parce qu’il est de ces écrivains à propos desquels Rachid Mokhtari écrit dans La Graphie de l’horreur : « Chaque fois que le sang des innocents a été cruellement déversé par la horde sauvage, [ils] l’ont recouvert avec l’écriture, ou plus exactement avec l’encre de l’écriture. »
Alger la Blanche, pas « l’immaculée ». Beauté torride zébrée de cicatrices, embarcadère pour l’espoir, cimetière de rêves brûlés par les mensonges d’Etat. De quoi se faire un sang d’encre que seule l’écriture, peut-être, semble à même d’éclaircir. En remontant la rue Didouche (fameuse autrefois sous le nom de Michelet), on est pourtant pris d’un doute : il n’y a pas si longtemps, le quartier regorgeait de librairies. Il n’en reste que trois ou quatre, et leurs étals font pâle figure sous les glorieux portraits de Son-Excellence-Le-Président-de-la-République-Algérienne-Démocratique-et-Populaire-Abdelaziz-Bouteflika. Beaucoup d’ouvrages techniques, très peu de littérature, un coin histoire entièrement consacré à la guerre de libération, le diable si on trouve un roman de Sansal. L’encre sèche vite dans le désert.
Heureusement, certains se donnent encore la peine d’irriguer. Quelques romanciers comme Sansal et une poignée de jeunes éditeurs remarquables – Barzakh, Chihab – qui bravent les vents contraires pour offrir à la littérature algérienne un sursaut d’existence. Les obstacles sont innombrables. Le prix du livre, d’abord : entre 300 et 500 dinars pièce, quand le salaire d’une secrétaire ne dépasse pas 10 000 dinars (environ 100 euros). Boualem lui-même ne peut se permettre que trois ou quatre livres par mois. La gabegie du gouvernement, aussi : dans une République « démocratique » et « populaire », un bon réseau de bibliothèques scolaires ou municipales devrait pouvoir répondre aux premiers besoins – une République où les fonds publics ne seraient pas systématiquement détournés, bien sûr : « A Boudarès, où j’habite, on a une belle Maison de la culture Rachid-Mimouni, explique l’écrivain devant un verre de Coteaux de Tlemcen, au restaurant des Universités. On trouve de tout, dans cette maison – un tabac, des pizzerias, tout sauf des livres ! »
Au rythme où vont les choses, on pourrait même bientôt manquer de lecteurs. Ce dimanche de juillet, le gouvernement publiait avec force trompettes les statistiques du bac 2006 : 52 % de réussite, une progression de 16 points par rapport à 2005 ! « Ces résultats sont complètement truqués, soupire Boualem, le niveau des bacheliers est en fait très bas. Quand ils entrent à l’université, ils ont le plus grand mal à suivre. » Et pour cause : depuis que le « tout-arabe » a été imposé dans l’enseignement primaire et secondaire, les étudiants sont vite largués à l’université, où les cours sont dispensés en français, « à moins, poursuit Sansal, qu’ils viennent d’une famille aisée ouverte sur le monde et attachée au français ». Exit la diversité. Le lecteur algérien a un profil type : c’est « un cadre moyen d’une quarantaine d’années qui a échappé à la fois au goulet de l’arabisation et au désastre de la méthode fondamentale, une réforme qui misait tout sur les sciences pour doter l’Algérie d’ingénieurs au détriment de la littérature et des sciences humaines », explique Abdallah Benadouda, des éditions Chihab.
Heureusement, il existe aussi des raisons d’espérer. Les éditions Chihab se sont installées à Bab el-Oued, l’ancien quartier pied-noir devenu fief islamiste dans les années 90 et désormais populaire et tranquille. En peu de temps, elles sont devenues le phare culturel du lieu. Une atmosphère qui invite à la lecture, des étagères plus fournies qu’ailleurs et, au premier étage, une salle accueillante pour les rencontres avec les écrivains. Pierre Péan était là il n’y a pas si longtemps pour présenter Main basse sur Alger, un livre édité chez Plon en France, et dont les droits ont été cédés aux éditions Chihab à un prix raisonnable… avec un petit coup de pouce des services culturels français : « L’avenir du livre en Algérie passe en partie par ce type d’échanges, affirme Abdallah. Dans notre édition, Main basse sur Algers’est vendu à plus de 4 000 exemplaires, ce qui aurait été impossible dans l’édition originale, trop chère pour la plupart des Algériens. »
Viré en 2003 du ministère de l’Industrie, où il occupait de hautes fonctions, Boualem Sansal écrit désormais à plein temps. Au Serment des barbares, portrait désenchanté de l’Algérie sur fond d’enquête policière, a succédé L’Enfant fou de l’arbre creux, dialogue entre deux condamnés à mort, l’un français, l’autre algérien, au pénitencier de Lambèse. Suivront Dis-moi le paradis puis Harraga, où le narrateur se glisse dans la peau d’une femme dans un monde dominé par les intégristes. Des romans brûlants dont l’histoire, pour citer une phrase de Harraga, « serait des plus belles si elle était seulement le fruit de l’imagination ». On n’échappe pas aux griffes de l’histoire quand on est d’Algérie. Au pire, elles vous laminent, au mieux, elles vous servent à aiguiser votre plume. La plupart des romanciers des années 90 – les Mohammed Dib, Sadek Aïssat, Rachid Boudjedra, Maïssa Bey ou Tahar Djaout, assassiné en 1993 – en ont fait la matière de leurs livres. Si une nouvelle génération commence à écrire « hors champ » (Mustapha Benfodil ou le Kabyle El-Mahdi Acherchour, par exemple), Boualem continue de sonder les plaies. Son dernier ouvrage,Poste restante : Alger, n’est-il pas sous-titré Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes ? Une lettre que les Algériens ne recevront pas, puisque le livre est interdit de vente dans leur pays. Censure soft : pas un coup de fil, pas un courrier, pas une menace : le livre est interdit, point barre. « On n’est plus dans le système soviétique d’antan, où des grouillots épluchaient tout ce qui s’imprimait et taillaient à la hache dans le texte, explique Boualem. Quand Rachid Mimouni avait fini un livre, il envoyait son manuscrit au ministère. On le convoquait, un fonctionnaire lui rendait son travail, tous les passages soulignés devaient disparaître. »
Aujourd’hui, la situation est plus confuse. Ce qu’écrit Boualem, d’autres l’écrivent aussi, dans la presse notamment. Mais lui le dit mieux. Si l’engagement lui paraît inévitable – « un devoir, explique-t-il, quand le pays va mal » –, le fin lettré sait faire la différence entre un essai littéraire et un brûlot jeté au vent : « Il y a mille façons de s’engager. J’ai choisi la voie solitaire parce que la politique et les associations sont archi-instrumentalisées par le gouvernement, mais l’écriture est une affaire compliquée. La durée de vie d’un livre écrit dans la fièvre, au premier degré, ne dépasse pas quelques semaines. Plus le discours est engagé, plus le travail sur la forme est important – sinon l’ouvrage manque son but. »
Le style Sansal, c’est l’élégance au service de la rage, une élégance qui fait « basculer la dénonciation du terrain du pamphlet politique dans le champ de la littérature », écrit le journaliste et écrivain Ghania Hammadou. La phrase décochée comme une flèche. Puissante, tous ses lecteurs le reconnaissent. Ce qui ne signifie pas que tous suivent Boualem dans ses engagements. Certains lui reprochent sa longévité… au ministère de l’Industrie ; d’autres, sa passion « exagérée » pour la France, qu’ils transforment un peu vite en nostalgie pour l’Algérie française. Mauvais procès : « Si vous voulez qu’on parle du système colonial, évidemment injuste, certainement indigne, parlons-en, répond simplement Boualem. Ça ne m’empêchera pas de me révolter contre la façon dont l’Etat instrumentalise la guerre d’Algérie. Sur quoi repose la « légitimité » de nos dirigeants ? Pas sur des élections libres, qu’on attend toujours : sur cette “victoire” vieille de quarante ans et ressassée jusqu’à plus soif. Dix ans de guerre, un million de morts, pour en arriver là ? Bien sûr que l’Algérie ne peut être qu’algérienne ! Mais dans une relation apaisée avec la France, avec une population plurielle – musulmane, juive et chrétienne – et dans le respect des trois langues parlées sur notre territoire : l’arabe, le français et le berbère. »
On n’y est pas encore. L’arabisation a beau être un échec – il n’y a qu’à voir les enseignes, bilingues partout y compris dans les quartiers jugés proches des islamistes –, elle sort de sa boîte dès qu’une opportunité se présente. Les rayons arabes des librairies, relativement bien garnis, proposent essentiellement des livres religieux made in Egypt, et n’attirent vraiment les foules qu’au Salon du livre d’Alger… grâce au prosélytisme des imams : « J’étais tellement surpris devant le succès des stands spécialisés, raconte Abdallah Benadouda, que j’ai fait ma petite enquête. En fait, tout part des mosquées, où l’on incite les gens à aller au Salon pour faire provision de livres. Pas mal, ce marketing en réseau : on devrait s’en inspirer ! »
« Autant on a besoin de la langue arabe, qui nous rapproche de notre civilisation arabo-islamique, autant on a besoin du patrimoine universel que porte en lui le français, prévient Boualem. Vouloir jeter l’une ou l’autre de ces langues est une aberration. » Et compter uniquement sur la traduction, une belle preuve d’incompétence : « L’arabe classique est une langue sacrée, un latin d’Eglise. C’est très bien pour faire l’éloge du Prophète ou de Bouteflika, beaucoup moins pour traduire des romans ! » Un éditeur s’y est frotté avec Le Serment des barbares… et s’y est cassé les dents. « Le traducteur m’appelait toutes les cinq minutes pour me demander de l’aider, se souvient Boualem Sansal : “Vous avez écrit : ‘Passez muscade’, comment traduiriez-vous ça en arabe classique ?” Un casse-tête insoluble ! Je finissais par lui dire de barrer. Heureusement qu’on n’est pas allés jusqu’au bout, on aurait réduit le livre d’un quart… »
Boualem n’a rien oublié. Ni les amis disparus ni le libraire français de la rue Didouche, assassiné sous ses yeux en 1995 : « Il tenait cette maison depuis quarante ans. Un jour, je remonte la rue et je l’aperçois tranquillement assis devant sa vitrine. Tout d’un coup, deux jeunes ont surgi de nulle part et l’ont abattu au pistolet avant de disparaître. » Il n’a pas oublié non plus les souvenirs heureux, le patin à roulettes qu’il pratiquait enfant sur les escaliers du forum – escaliers que nous sommes priés de quitter fissa par un policier de Son Excellence. Quand on lui demande pourquoi il reste, il ne dit pas qu’il ne partira jamais : « Parfois, l’émigration paraît la seule solution. Jusqu’à une date récente, j’étais tenté de tout plaquer par lassitude, parce que ici rien ne fonctionne. Désormais, c’est plutôt l’envie de donner une autre direction à mon projet littéraire qui nourrit mes rêves d’ailleurs. Vous voyez, les choses changent ! Mais le gouvernement serait trop heureux de pouvoir dire enfin : “On vous l’avait dit ! Il est parti, le nostalgique de l’Algérie française !” » C’est nous qui sommes partis, Boualem est resté. Et ses dernières paroles nous sont revenues à l’esprit quelques heures plus tard, alors que nous relisions les premières pages de Dis-moi le paradis dans le nouvel aéroport d’Alger : « Où finit le monde commence l’Algérie, et là, quelque part, sur un esquif branlant, vivant par miracle, nous attendons. Il y a toujours une heure pour les braves. »
Maxime Gibran
Télérama n° 2951 - 5 Août 2006
In : www.jeguel25.free.fr
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Poste restante : Alger
de Boualem Sansal
Il a fait de l’Algérie l’héroïne de tous ses romans. Depuis Le Serment des barbares, paru en 1999, il ne la ménage guère, dénonce la corruption du pouvoir, fustige les islamistes, déplore les difficultés quotidiennes auxquelles sont confrontés ses compatriotes : les problèmes d’eau, d’emploi, de logement ou de sécurité. Boualem Sansal, né en 1949, n’a pourtant jamais quitté son pays, même après qu’on l’ait brutalement écarté de son emploi de directeur au ministère de l’Industrie en 2003, dans la foulée de la parution de son troisième roman, Dis-moi le paradis. Tous ses textes le crient, dans ce français qui lui appartient, énergique, décapant, inventif et souvent truculent : l’Algérie est à la fois sa tendresse et sa douleur Poste restante : Alger, qui paraît chez Gallimard le 16 mars, a le même tranchant, le même humour vinaigré que ses précédents textes. Mais il ne s’agit plus d’un roman. En une cinquantaine de pages, sous-titrées Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes, il dissèque, sans anesthésie, les maux dont souffrent ses « sœurs et frères ». Et n’hésite pas à s’attaquer aux tabous que le discours officiel a scellés sous le vocable de « constantes nationales », à savoir le caractère fondamentalement arabe et musulman du peuple algérien. Boualem Sansal s’inscrit en faux contre cette « manipulation », comme il dénonce le « hold-up du siècle » que constitue l’appropriation par le FLN de la lutte des Algériens pour leur indépendance. Quant à ceux qui lui reprochent sa « nostalgie de l’époque coloniale », il leur répond vertement : « Le colonialisme comme la dictature […] sont à mettre dans le même sac et il n’y a pas de bon sac qui tienne ! »
On l’a compris, Poste restante : Alger suscitera le débat. Il a le mérite – et le courage ! – de l’ouvrir avec autant de clarté que de talent.
Michel Abescat
Télérama n° 2931 - 15 mars 2006
In : www.jeguel25.free.fr
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