A tous ceux qui en Algérie n’ont pas la possibilité de le lire, voici ci-après en quatre parties le dernier de Sansal. A.H.
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PREMIERE PARTIE
BOUALEM
SANSAL
Poste restante :
Alger
Lettre de colère et d'espoir
à mes compatriotes
GALLIMARD
A la mémoire de Mohamed Boudiaf
Président de l’Algérie de janvier à juin 1992
Assassiné à Annaba le 28 juin 1992
Par un officier de la garde présidentielle
Editions Gallimard, 2006
BOUALEM SANSAL
Poste restante : Alger
Lettre de colère et d'espoir
à mes compatriotes
« En France, où vivent beaucoup de nos compatriotes,
les uns physiquement, les autres par le truchement
de la parabole, rien ne va et tout le monde le crie à
longueur de journée, à la face du monde, à commen-
cer par la télé. Dieu, quelle misère ! Les banlieues
retournées, les bagnoles incendiées, le chômage endé-
mique, le racisme comme au bon vieux temps, le froid
sibérien, les sans-abri, l’ETA, le FLNC, les islamistes,
les inondations, l'article 4 et ses dégâts collatéraux, les
réseaux pédophiles, le gouffre de la sécurité sociale, la
dette publique, les délocalisations, les grèves à répé-
tition, le tsunami des clandestins... Mon Dieu, mais
dans quel pays vivent-ils, ces pauvres Français? Un
pays en guerre civile, une dictature obscure, une
République bananière ou préislamique?
A leur place, j'émigrerais en Algérie, il y fait chaud,
on rase gratis et on a des lunettes pour non-voyants. »
Boualem Sansal, qui vit près d'Alger, a publié quatre
Romans aux Editions Gallimard.
9 782070776849 ~06-III A77684 ISBN 2-07-077684-0 5,50 €
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Le prix du silence 11
Quand l'espoir était possible 14
Le temps du système D et des formules toutes faites 18
Le temps des censeurs 21
Le temps de la colère et des mises au point 25
Des Constantes nationales et des vérités naturelles 29
- Le peuple algérien est arabe 32
- Le peuple algérien est musulman 34
- L'arabe est notre langue 37
- La guerre de libération et son histoire 43
La paix des cimetières et le retour des tueurs 46
Notre place dans le monde et notre regard sur lui 49
L'Histoire repensée 51
Le temps qu'il fera demain 55
Remerciements 59
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PREMIERE PARTIE
BOUALEM
SANSAL
Poste restante :
Alger
Lettre de colère et d'espoir
à mes compatriotes
GALLIMARD
A la mémoire de Mohamed Boudiaf
Président de l’Algérie de janvier à juin 1992
Assassiné à Annaba le 28 juin 1992
Par un officier de la garde présidentielle
Editions Gallimard, 2006
BOUALEM SANSAL
Poste restante : Alger
Lettre de colère et d'espoir
à mes compatriotes
« En France, où vivent beaucoup de nos compatriotes,
les uns physiquement, les autres par le truchement
de la parabole, rien ne va et tout le monde le crie à
longueur de journée, à la face du monde, à commen-
cer par la télé. Dieu, quelle misère ! Les banlieues
retournées, les bagnoles incendiées, le chômage endé-
mique, le racisme comme au bon vieux temps, le froid
sibérien, les sans-abri, l’ETA, le FLNC, les islamistes,
les inondations, l'article 4 et ses dégâts collatéraux, les
réseaux pédophiles, le gouffre de la sécurité sociale, la
dette publique, les délocalisations, les grèves à répé-
tition, le tsunami des clandestins... Mon Dieu, mais
dans quel pays vivent-ils, ces pauvres Français? Un
pays en guerre civile, une dictature obscure, une
République bananière ou préislamique?
A leur place, j'émigrerais en Algérie, il y fait chaud,
on rase gratis et on a des lunettes pour non-voyants. »
Boualem Sansal, qui vit près d'Alger, a publié quatre
Romans aux Editions Gallimard.
9 782070776849 ~06-III A77684 ISBN 2-07-077684-0 5,50 €
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Le prix du silence 11
Quand l'espoir était possible 14
Le temps du système D et des formules toutes faites 18
Le temps des censeurs 21
Le temps de la colère et des mises au point 25
Des Constantes nationales et des vérités naturelles 29
- Le peuple algérien est arabe 32
- Le peuple algérien est musulman 34
- L'arabe est notre langue 37
- La guerre de libération et son histoire 43
La paix des cimetières et le retour des tueurs 46
Notre place dans le monde et notre regard sur lui 49
L'Histoire repensée 51
Le temps qu'il fera demain 55
Remerciements 59
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Alger, le 1er janvier 2006
Sœurs et frères,
Mes chers compatriotes,
Mes bons amis,
Le prix du silence
Au fond, jamais nous n'avons eu l'occasion de nous
parler, je veux dire entre nous, les Algériens, librement,
sérieusement, avec méthode, sans a priori, face à face,
autour d'une table, d'un verre. Nous avions tant à nous
dire, sur notre pays, son histoire falsifiée, son présent
émietté, ravagé, ses lendemains hypothéqués, sur nous-
mêmes, pris dans les filets de la dictature et du matra-
quage idéologique et religieux, désabusés jusqu'à
l'écœurement, et sur nos enfants menacés en premier
sous pareil régime.
C'est bien triste. Et dommageable, le résultat est là.
Une vie entière est passée, deux peut-être, davantage
sans doute, et encore nous nous taisons, chacun dans
son coin, avec chez certains, toujours les mêmes, nos
grands dirigeants, perchés au-dessus de nos têtes, cet
insupportable mépris au coin des lèvres qui est leur
marque de fabrique, souriant à la ronde à la manière de
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ces vieux crocodiles qui tournent inlassablement
autour du marigot, la gueule ouverte, l'œil inhumain, la
queue prête à fouetter.
Il y a longtemps, trop longtemps on va dire, que nous
ne nous sommes pas parlé. Comment mesurer le temps
écoulé si personne ne bouge, si rien ne vient, si rien ne
va ? Constater l'arrêt est un progrès, cela implique cette
chose banale et fantastique que quelque part, quelqu'un,
un jour, vous, moi, un autre, a dû s'entendre dire :
« Dieu, où en sommes-nous après tant d'années livrées
au silence ? » ou simplement : « Que se passe-t-il en ces
lieux ? » Terribles questions. Des hommes sont morts
sans savoir, et d'innombrables enfants arrachés à la vie
avant d'apprendre à marcher, et des villes entières, qui
furent belles et enivrantes, ont été atrocement défigu-
rées. Le nom même de notre pays, Algérie, est devenu,
par le fait de notre silence, synonyme de terreur et de
dérision et nos enfants le fuient comme on quitte un
bateau en détresse. Et combien de touristes l'évitent à
toutes jambes ! La beauté de nos paysages et notre
hospitalité légendaire ne font pas le poids devant les
mises en garde des chancelleries et les alarmes insoute-
nables des médias et des ONG. Nous voilà seuls, à tour-
ner en rond, ressassant d'antiques lamentations.
Mais peut-être aussi avons-nous cessé de nous parler
parce que personne n'écoutait l'autre. La rumeur galo-
pante, l'ivresse du vide, le bourdonnement lancinant de
nos rues, l'imposante étroitesse de nos grands esprits,
les flonflons, les prêches, les harangues, les crises, les
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terrorismes, les détournements et les famines qui ont
décimé plus que l'économie ne l'autorisait, les pénuries
qui ont occupé nos vies si courtes, les corvées d'eau, les
deuils, les queues devant les juges, le regard hypnoti-
sant des surveillants ont leur part d'explication dans
notre aphonie, c'est vrai. Combien excusables sommes-
nous de ne pas savoir parler et courir à la fois ! Pense-
t-on à tirer des plans sur la comète lorsqu'on est assailli
par le malheur au quotidien et que la grande affaire, la
véritable urgence, la ruse de chaque instant, consiste à
échapper à la mort, à tromper le bourreau, à se garder
des catastrophes, à contourner les plantons, à gagner
du temps tout simplement. Je parle de la mort en géné-
ral, et du temps qui nous fut imparti pour vivre, la mort
de l'homme dans sa chair, son âme, sa mémoire, ses
pauvres lendemains, mais aussi du reste, le cadre de
vie, le quartier, le dernier refuge, les valeurs, les institu-
tions, pendant que ceux-là, perchés au-dessus de nos
têtes, souriant avec plus de cruauté et de fatuité, les tar-
tufes, les pieuvres, les jusqu'au-boutistes, s'emploient à
détruire en ces terres jusqu'aux mythes fondateurs du
genre humain. Ils ne se gênent pas pour le dire : ils sont
nés avant nous, les Béni Adam, les Fils d'Adam.
Pourtant, nous eûmes des moments de répit, et de
grâce, et certainement plus que d'autres peuples, bien
moins lotis que nous. Pauvre Rwanda, pauvre Kaboul,
pauvre Tchétchénie, pauvre Haïti, où le malheur se dis-
sipe dans les brumes de l'éloignement. L'Algérie, c'est
autre chose, elle est là, au cœur du monde, c'est un
grand et beau pays, riche de tout et de trop, et son his-
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toire a de quoi donner à réfléchir : mille peuples l'ont
habitée et autant de langues et de coutumes, elle a bu
aux trois religions et fréquenté de grandes civilisations,
la numide, la judaïque, la carthaginoise, la romaine, la
byzantine, l'arabe, l'ottomane, la française, elle a guer-
royé tant et plus, ses cimetières regorgent de noms exo-
tiques, ses campagnes, ses montagnes et ses cités sont
riches de vestiges fabuleux, et encore n'a-t-elle pas fini
de se recenser et de se connaître.
Et voilà qu'aujourd'hui, nous en sommes là, hagards
et démunis, immobiles et penauds, n'ayant plus rien à
renier ou à aimer. La surprise, le vertige, les entour-
loupes à l'entame de chaque nouvelle ère, le suspense
haletant du feuilleton, je ne vois pas une autre explica-
tion à notre silence. Je ne dis pas lâcheté, nous n'avions
ni arme, ni galon, pas même un peu de cette folie
ardente qui agite les désespérés du bout du monde,
pour renverser la table et prendre le micro. Quand on
est sans voix, on est lent à la détente. Il y a aussi que
nous sommes des hommes de paix, la nature nous a
faits ainsi, patients et crédules, parfois versatiles et
insouciants, et le cas échéant, futiles et chatouilleux.
Le mal a submergé le bien sous nos yeux, rien n'est
plus tragique.
Quand l'espoir était possible
Soyons justes, il y eut des périodes de réelle embellie,
républicaines dans la forme, sympathiques dans le
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fond, de vraies bénédictions, souvenons-nous, quelques
éclairs au temps de Boumediene le ténébreux, vers la
fin de son règne de fer, lorsqu'il nous invita à venir cri-
tiquer son projet de Charte nationale (la Tarte natio-
nale, chuchotait-on sous les porches), ce que nous
fîmes avec délice et brio... et inutilement, la bible a été
vendue en l'état, à l'unanimité, nous en avons tous des
exemplaires sur nos tables de chevet ou la trace dans
les méandres de nos cerveaux. Un peu plus au temps du
président Chadli, le gandin magnifique dit Jeff Chand-
ler parce qu'il avait une bonne bouille de cow-boy som-
nolant, qui nous a tant fait rire avec la devise par
laquelle il inaugura son long règne de roi fainéant :
Pour une vie meilleure, que les jeunes rebelles d'Alger,
de vrais poètes soucieux de vérité et de bonnes rimes,
ont aussitôt reprise en chaussant leurs Adidas : Pour
une vie meilleure, ailleurs ; c'est malheureux que de la
bonne graine antifasciste comme ça soit allée se perdre
dans des pays libres. Et pas mal au temps du président
Boudiaf, le preux, l'innocent qui a cru que le pandémo-
nium céderait devant la sainteté, et qui, hélas, mille fois
hélas, n'a survécu que six mois à la tête de l'Etat. Nous
en avons eu nettement moins depuis, il est vrai, l'His-
toire s'étant accélérée jusqu'à trébucher et l'agora a
fermé ses portes. Il y eut une guerre civile (1992-1999),
deux cent mille morts, des dégâts incalculables, quatre
coups d'Etat, du remue-ménage dans le sérail, le tout
accompagné d'un pillage systématique du pays. Puis
tout s'est arrêté. Sous le règne de M. Bouteflika, arrivé
au pouvoir quelques mois avant son élection triom-
phale en 1999, il a été procédé à la casse de tous les
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thermomètres. Hors son propre mal et celui des siens,
on ne sait rien de l'état de santé du pays et de ses habi-
tants. Certains parlent de «mort clinique», d'autres de
« paradis sur terre », ce qui, au fond, revient au même.
Oui, disais-je, de vraies bénédictions, les promesses
étaient bien timbrées, les mesures arrivaient à point, les
chiffres couvraient des significations non loin d'être
concrètes et les éloges des clercs de même que nos
applaudissements plébéiens ne sonnaient pas forcé-
ment faux. Je me souviens que nous n'étions pas peu
fiers de nous voir bientôt sortir de l'auberge des songes
creux et nous lancer à la conquête du monde libre au
nom de la Révolution algérienne et de la nation arabe,
avec, pour arme absolue, le génie du raïs.
Ces périodes, bien que rares, furent pourtant assez
longues pour autoriser une vraie démarche, une révi-
sion complète de nos idées, une remise en perspective
de nos vieilles théories. Las, le train est passé avant
nous. Etions-nous déjà si décalés, l'effort nous rebutait-
il tant ? Peut-être et peut-être pas, la partie était loin
d'être facile, et sans doute avons-nous été, une fois de
plus, pris de vitesse. En 1988, en ces jours d'octobre
héroïques et fumants, donc de soulèvement antifasciste
décisif, nos jeunes eurent à peine le temps d'incendier
les murs de l'administration et les magasins d'Etat que
tout est rentré dans l'ordre. Le bruit des bottes et
l'odeur de la poudre hanteront longtemps nos nuits. Et
aussi, le souvenir des disparus. Vous souvenez-vous
encore de ce mois fabuleux, de ces jours électriques, de
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ces heures vertigineuses où tout paraissait possible :
renverser la dictature du parti unique, le FLN, chasser
le tyran de son fauteuil, prendre notre destin en main,
nous ouvrir au monde ? Nous étions enfin dans le mou-
vement de l'Histoire, comme nous le fûmes en 1954, au
début de la guerre de libération, comme le furent ces
dernières années les pays du bloc de l'Est qui un à un se
sont affranchis de leurs vieilles et monolithiques dicta-
tures. Le rêve a duré cinq jours, pas un de plus, et la
machine totalitaire a repris le dessus. Quelle tristesse
de voir nos villes saccagées, nos bus, nos trains trans-
formés en carcasses noircies, nos jeunes émeutiers
hagards, et que rien n'avait changé !
En règlement du solde, il nous fut accordé de dire ce
que nous voulions à la fin. Nous sommes-nous pour
autant parlé, avons-nous accordé nos violons, avons-
nous fait face comme un seul homme ? II faut le dire
honnêtement, nous avons versé dans l'absolutisme et la
précipitation, nos revendications sont parties dans toutes
les directions et elles étaient rien de moins que folles : la
charia ou la mort, l'islam et la liberté, la démocratie
pleine et entière sur-le-champ, le parti unique à per-
pète, le marché et l'Etat, l'autarcie et l'économie de
guerre, le communisme plus l'électricité, le socialisme
plus la musique, le capitalisme plus la fraternité, le libé-
ralisme plus l'eau au robinet, la révolution permanente,
l'arabité avant tout, la berbérité de toujours... Que
d'idées, que d'idées ! Cent cinquante partis échevelés,
dont le FIS, le Front islamique du salut, ont vu le jour
avant que nous ayons fini de rêver. Quelle astuce
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géniale que cette prolifération cancéreuse pour tuer
l'œuf dans la poule ! Quelle sublime idée que la création
d'un deuxième front, le monstrueux FIS, pour redorer
le blason du vieux front, l'inusable FLN ! « II y a péril en
la demeure ! » criait-on. Des voix lointaines. Nous
n'avons pas entendu, le cri venait de l'étranger. « Ingé-
rence, ingérence ! » hurlait-on au sommet de la pyra-
mide et jusque dans le plus lointain douar du pays
profond ayant le télex. « On coupera par le milieu », fut
la décision des pilotes. Et nous voilà gros-Jean comme
devant, moitié libres, moitié coulés dans le béton.
Le temps du système. D
et des formules toutes faites
À quoi avons-nous occupé ces temps bénis ? C'est
triste à dire : à rien, de petites choses, bricoler des
antennes, courir de-ci de-là, trouver des visas, glaner
des trucs, de la pièce de rechange, la récup, stocker des
vivres pour l'hiver, puis à nous moquer les uns des
autres, à refaire le désordre mondial, à nous voter
des satisfecit, à applaudir le chef, à nous renseigner sur
le suivant, à tuer le temps.
« Nous étions au bord du précipice mais nous avons
fait un grand pas en avant », claironnait le chef du FLN,
en ces temps primitifs où vivre et construire le pays
consistait à mendier son pain et à scander des slogans
sous le regard énamouré de la Securitate. Rien de nou-
veau sous le soleil d'Alger. Ailleurs, ça bougeait un peu
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par-ci, ça grondait un peu par-là, en Kabylie (encore elle),
dans le Sud, les Aurès, le long des frontières, dans les
villes, les villages, les douars perchés sur les djebels, bref
partout où deux malheureux pouvaient se rencontrer, des
émeutes, des enlèvements, des meurtres, de la torture
comme en ce bon vieux temps de la guerre de libération,
et plein d'autres éclats de derrière les fagots. Nous l'ap-
prenions après coup comme on apprend sur le tard de
vieux secrets de famille. Des choses à ne pas croire. « Les
bruits de la campagne c'est du foin, tout se joue dans la
capitale », pensions-nous en haussant les épaules.
Dans le groupe d'amis qui était le mien, nous étions
ainsi devenus, bêtement dilettantes, un jour maniaco-
dépressifs, un autre fiers comme Artaban, j'ai honte de
le dire, mais au diable la honte. Notre boute-en-train,
un tournebroche comme on les connaît par ici, persi-
fleur infatigable, jamais à court de salive et d'une luci-
dité maladive, nous esquintait le moral avec ses
formules gratinées. Nous railler n'était pas difficile, il
suffisait de nous regarder. Il ne nous manquait que la
retraite pour aller mourir dans le vieux village de nos
aïeux. Nous avions vingt ans et plus d'espoir du tout.
Un jour, il est parti en Espagne pour un stage de trois
semaines, il y est encore, cela fait trente ans. Il s'appe-
lait Belkacern, je profite de l'occasion pour le prier de
nous donner de ses nouvelles. Est-il riche, est-il heu-
reux, a-t-il des enfants, voyage-t-il beaucoup, s'est-il
adapté comme nous, a-t-il changé de nom, et comment
a-t-il fait pour réussir son coup ?
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Sacré loustic, il nous a laissé ses formules qui, mal-
gré l'usure du temps, continuent de nous saper le
moral. «Votre place est à Sèvres, pas à Alger! », « Tel
qui pleure lundi, dimanche pleurera, affaire
d'habitude », étaient ses flèches favorites. « Buvez du
curare, ça repose », disait-il en avalant cul sec son gou-
dron à la caféine, dégoûté de nous voir si pleins de suf-
fisance et d'entrain après toute une journée à ne rien
faire. « Le pétrole ne manque pas, mettez-vous en
panne d'idées, ça fera des économies de phosphore »,
lançait-il au plus fort des conciliabules... « Et de mac-
chabées ! » ajoutait-il derrière la main au moindre mou-
vement suspect du cafetier chez qui nous passions nos
fins de journées et nos soirées d'été.
Je suppose que chacun de vous, chers compatriotes,
mes bons amis, a eu dans son groupe pareil tourne-
broche et que vos formules ne sont pas loin de ressem-
bler aux nôtres, puisque aussi bien les bons refrains
faisaient le tour du pays le jour même de leur inven-
tion. C'est drôle, tout englués que nous étions, nos pen-
sées profondes comme les hâbleries de dernière minute
voyageaient à la vitesse de la lumière, en toute liberté.
Il y avait des retours, les ondes officielles, les meetings,
les paroles rapportées par les voisins des cousins des
chauffeurs ou les voisines des cousines des secrétaires.
On devrait les rassembler et les publier, l'Histoire
gagnerait en clarté.
Rappel en passant : Quel grand manitou a dit
« Nous mettrons vingt ans mais nous réussirons le plan
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quinquennal ! » ? C'est ainsi que nous finîmes par
oublier ce que nous attendions. Et un autre tout aussi
sérieux qui a dit: «La femme est un vaste sujet sur
lequel j'aimerais m'étendre mais cela peut attendre, la
Révolution a d'autres chats à fouetter » ? II y avait aussi
du bon, quoique sibyllin. Quel véritable ancien héros a
dit « Notre mission était de libérer l'Algérie, ce que nous
fîmes, il revient maintenant aux Algériens de se
libérer » ? Et tiens, une dernière pour la route : Quel
grand vizir a dit « Je suis kabyle, donc je suis arabe » ?
C'était gros, les cousins l'ont renié et les frères l'ont
remercié. Depuis, il chôme en haussant les épaules.
On pourrait en citer comme ça des tonnes, en qua-
rante années, l'Algérie a produit plus de dignitaires en
chapeau que de savants. Le hic est bien là, vous savez :
nos rares savants sont partis à l'étranger alors que, pour
ne pas changer, les gros bonnets continuent de pulluler
au-dessus de nos têtes.
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Merci infiniment pour
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