Fatima Mernissi, une lumière
arabe s’est éteinte au Maroc
Par Youssef Ait Akdim (contributeur Le Monde Afrique)
LE MONDE Le 30.11.2015 à 16h46 • Mis à jour le 30.11.2015 à 16h49
Elle s’est éteinte en silence, elle qui emplissait
le monde de son rire, de son charisme et de la hardiesse de ses propos. La
sociologue et écrivaine marocaine Fatima Mernissi est décédée, tôt, lundi
30 novembre, à Rabat. Une disparition regrettée par les nombreux amis et
élèves de cette figure complexe, à la fois universitaire et militante
féministe, et qui a inspiré des profils variés, de la journaliste
américano-égyptienne Mona Eltahawy à la figure de proue du féminisme musulman,
Amina Wadud.
Pour s’être saisie avec courage des grandes questions de société –
féminisme, islam et modernité –, Fatima Mernissi était devenue, d’abord au
Maghreb puis au-delà, une icône pour toute une génération d’intellectuels.
« Je suis née en 1940 dans un harem à Fès, ville marocaine du IXe siècle,
située à 5 000 km à l’ouest de La Mecque, et à
1 000 km au sud de Madrid, l’une des capitales des féroces
chrétiens », écrit-elle en incipit de son best-seller Rêves
de femmes, une enfance au harem (Albin Michel/Le Fennec, 1994, le Livre de
Poche, 1998).
Cette œuvre résolument fictionnelle tisse les fils de la mémoire en
évoquant une multitude de figures féminines hautes en couleur. Dans la lignée
assumée des Mille et une nuits, Mernissi y mêle le récit, par moments
autobiographique, et des réflexions sociologiques par la bouche d’une fillette
découvrant sa place dans le monde et, surtout, les frontières (hûdûd)
fixées par une société patriarcale. Originellement écrit en anglais, l’ouvrage
est traduit en vingt-cinq langues. Rêves de femmes consacre la carrière
originale d’une sociologue sortie des sentiers battus de l’université.
Au service de « la liberté, la création,
l’amour »
FATIMA MERNISSI_فاطمة المرنيس.
merci Belomar Adil-
Après des études de lettres à Rabat, elle décroche une bourse pour la
Sorbonne puis obtient en 1974 un doctorat de sociologie à l’université
américaine de Brandeis (Massachusetts). L’année suivante, elle tire de sa thèse
une première publication, Beyond the Veil, qui s’impose rapidement aux
Etats-Unis comme un classique des cultural studies. Sa thèse : les
profondes entraves à la liberté des femmes dans les pays dits
« islamiques » ne trouvent pas tant leur origine dans les sources
scripturaires que dans des formes de contrôle théorisées dans un second temps
de l’islam, notamment sous la dynastie des Omeyyades.
Mernissi retourne ensuite enseigner la sociologie à l’université
Mohammed-V de Rabat. Elle y côtoie les principales figures de l’avant-garde
intellectuelle, dont Abdelkébir Khatibi, qui la présente au poète Mohammed
Bennis. « Elle a brillé bien au-delà de la sociologie, car elle a
ouvert des fenêtres vers la culture arabe et islamique, témoigne le poète,
ému de cette disparition. « Vous me l’apprenez »,
confie-t-il, au téléphone depuis la Chine, où il est en déplacement.
Fatima Mernissi aimait aussi courir le monde, de conférences en
cérémonies. En 2003, l’intellectuelle reçoit le prix Prince des Asturies –
le Nobel espagnol – que lui remet alors le prince Felipe, pas encore souverain.
Cette large reconnaissance n’empêche pas des moments plus douloureux, une
solitude parfois, qui semblent avoir été moteur dans son écriture et son
engagement civique. La parution, en 1987, de son livre Le Harem
politique (Albin Michel, 2010), l’expose à la vindicte des islamistes
marocains et de certains oulémas. La sociologue y plaide, après avoir démontré
qu’il a été falsifié, une réappropriation du message du prophète Mahomet,
qu’elle oppose à la « misogynie » de son successeur, le calife Omar.
« En tant que femme, Fatima a toujours bataillé pour revendiquer sa
place dans la culture marocaine, et plus largement dans le référentiel
arabo-musulman. Elle y a défendu la liberté, la création, l’amour »,
insiste Mohammed Bennis.
A partir des années 1990, Mernissi s’engage dans la vie associative au
Maroc. L’écrivaine reconnue anime des ateliers d’écriture avec des amateurs,
des militants des droits humains, d’anciens prisonniers des « années de
plomb » marocaines (années 1960 à 1980), des journalistes. Tous se sentent
aujourd’hui orphelins. Comme Fadma Aït Mous. Cette politologue a été la
dernière à l’interroger longuement pour son ouvrage cosigné avec Driss Ksikes, Le
Métier d’intellectuel. Un recueil de dialogues avec quinze penseurs du
Maroc qui a reçu le prix Grand Atlas le 20 novembre, à Rabat. « J’ai
rencontré Fatima en 2008, se souvient Fadma Aït Mous. A moi qui
voulais l’interviewer, elle m’a orienté vers mes origines. Par son humilité,
elle incarne la générosité, la curiosité intellectuelle, la joie de vivre et la
capacité de s’émerveiller au quotidien des petits fourmillements de la vie
sociale. »
Le legs de Fatima Mernissi paraît immense. Fadma Aït Mous en retient « une
grande maîtrise du patrimoine musulman, un travail étymologique minutieux où
elle décèle des formes de modernité et dans lequel elle puise l’essence d’un
islam cosmique, remède contre la peur et les cloisonnements territoriaux des
temps présents »
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