Mais lorsque ce
parti lança il y a quelques jours l’appel à manifester le mardi 17 octobre pour
dénoncer le couvre-feu discriminatoire instauré par Papon aux seuls
« FMA », Français musulmans d’Algérie, et pour revendiquer l’autodétermination,
il n’hésita pas longtemps. L’appel — « habillez-vous comme au jour de l’aïd » — fit le tour du bidonville et
remplit les cœurs d’espoir. À la sortie du travail — il finit son service à 13 h — Kada se rendit directement aux
Bains-douches, au 20 rue des Pâquerettes à deux cents mètres du camp. Il
cadenassa son vélo à l’entrée. Il se lava dans la cabine N° 8 qu’il
choisit chaque fois qu’il se rend dans ces douches. Si elle est occupée, il
attend. Hier elle était libre. Il se rasa et rentra chez lui pour se changer.
Exceptionnellement il s’habilla de son pantalon et veste de tergal noir et
d’une chemise blanche, son unique costume qu’il réserve aux belles occasions.
Puis il lissa ses cheveux avec de la brillantine, aspergea son visage et la
chemise d’eau de Cologne. Lorsqu’il finit, il demanda à sa femme silencieuse
dont il voyait bien les larmes couler sur ses joues de n’ouvrir à personne
avant son retour. Puis il l’embrassa sur le front et lui dit « arrête, ça
sert à rien ». Kada ne veut pas que Khadra manifeste. Une autre fois
peut-être. Pourtant beaucoup d’hommes accompagnés de leurs enfants et épouse quittèrent
le bidonville par petits groupes après avoir été fouillés par des responsables
du Front. Aucun manifestant ne devait porter d’arme ou d’objet contondant. Ils
sont tous convaincus que la cause qu’ils défendent est juste, qu’elle seule les
extirpera de leur misérable condition. Lorsqu’il arriva à hauteur de l’entrée
principale du bidonville, Kada se prépara à la fouille. Il leva les bras pour
faciliter les palpations du frère de El-djebha.
Seuls les hommes étaient palpés. Kada avait rendez-vous avec Lahouari au
café-hôtel de la rue de la Garenne, mais il ne l’y trouva pas. C’est son
adresse, celle du café de Ali, que beaucoup parmi les habitants de La Folie
donnent pour toutes leurs correspondances, parfois même pour les rendez-vous.
C’est chez Ali également que l’on dépose très discrètement les cotisations pour
le FLN. Lors d’une ronda entre deux distributions
de cartes ou d’une pioche pendant une partie de dominos, on adresse un signe à
la personne chargée de la collecte et le tour est joué. À la fin de la partie, le
militant attend le donateur derrière le comptoir, l’échange est voulu banal
avec salamalecs et embrassades. Le client remet discrètement au militant une enveloppe
(les billets sont toujours glissés dans une enveloppe qu’on cachette sans y
porter d’inscription), on rajoute quelques mots et on se quitte jusqu’à la
prochaine rencontre. Parfois c’est dans l’escalier interne qui mène à l’hôtel,
ou dans une chambre que l’enveloppe passe d’une main à l’autre. Si la personne ne
peut se présenter, c’est Ali qui a la charge de donner l’argent au collecteur en
spécifiant le nom du bienfaiteur. C’est précisément à Ali que Kada remet plus
ou moins régulièrement les 9500 anciens francs que ses parents récupèrent à
Saint-Leu. Kada continue d’aider sa famille, même si c’est encore plus
difficile qu’aux premières années. Lorsque Ali ou quelqu’un d’autre pose des
questions, parfois délicates, concernant l’engagement politique de Kada, Lahouari
remet aussitôt les choses dans l’ordre qu’il décida. Il protège en toutes
circonstances son cousin. Ce mardi, Ali ferma plus tôt son café pour signifier
aux habitués leur responsabilité. Mais lui-même ne se rendit pas à la
manifestation, il resta pour avoir l’œil sur les va-et-vient dans son hôtel. « Wallah je ne l’ai pas vu » dit
l’hôtelier à Kada qui alla alors se fondre parmi les milliers de manifestants
partis à l’assaut des beaux quartiers de Paris. Kada trouve que même sous un
temps maussade comme hier, sombre et pluvieux, ces quartiers sont magiques,
comme sortis d’un rêve de vacances. Lorsqu’il s’y rend, à l’occasion de
circonstances extraordinaires, il les traverse les yeux rivés au sol, car il ne
veut déranger personne ni quoi que ce soit, « mais aujourd’hui c’est une
autre histoire » pensa-t-il alors qu’il atteignait Neuilly.
Dans le tuyau
asséché, Kada se remet peu à peu. « Pourquoi cette haine ? » se demande-t-il. Il tente de se
redresser, mais la canalisation dans laquelle il se terre est trop étroite,
même pour lui. Ses bras, ses jambes, sont endoloris. Il ne s’en veut pas d’avoir
fait le choix de la manifestation contre les autorités, mais il ne s’attendait
pas à une telle fureur. Mourir pour avoir marché avec les frères ! Tôt le matin, il abandonne discrètement
sa cache. Il est transi de froid. Il a faim et soif. Avant que l’animation plus
ou moins habituelle ne gagne de nouveau le bidonville, Kada atteint sa baraque,
de l’autre côté. Lorsqu’il ouvre la porte, il comprend à la vue de ses yeux
rougis que Khadra ne dormit pas de la nuit et qu’elle pleura toutes les larmes
de son corps. Elle ne se risque pas à flageller ses cuisses comme elle est
tentée de faire et comme il est de coutume de procéder dans de telles
situations, et la situation en l’occurrence se manifeste en cet homme devant
elle, hagard, au front marqué par des plaies, le corps recouvert de lambeaux
dégouttant d’eau sale, un homme qu’elle reconnaît à peine. Mais c’est la guerre
et Kada la prie de se calmer, de reprendre ses esprits « ma ândi walou, ma ândi walou », je n’ai rien répète-t-il.
Khadra, nerveuse, va chercher du bois pour lui faire chauffer de l’eau, en gémissant,
la main sur la bouche. Les enfants dorment.
Ce mercredi, un
autre silence plus grand et plus lourd, semblable à ceux de trois cimetières
réunis, plane sur le bidonville. Dans un murmure partagé, des hommes de bonne
volonté soulagent les blessés qui se comptent par centaines et qui ne veulent
surtout pas se rendre à l’hôpital. Ils prendraient le risque d’être arrêtés et
torturés. Il faut à Kada trouver des arguments suffisamment solides pour
justifier son absence et son état physique auprès du chef d’équipe. Il soupire
à la pensée qu’il aura le soutien de Mario, même si son chef n’est pas dupe.
Alors que Le
Populaire de Paris compare la vie des Algériens à celle des prolétaires du
siècle passé, l’Express fait un long compte-rendu de son correspondant
« chez les melons, les crouillats, les bicots… » et titre en une sur le visage
d’un fils de ceux-là : « Jean Cau chez les ratons ». Pour 1,25 NF.
In : Le Choc des ombres. Incipit en W, octobre 2017,
300 pages.
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