https://www.monde-diplomatique.fr/publications/l_atlas_geopolitique/a53332 |
J’ai
lu avec un grand intérêt l’article paru le 16 mai 2019 dans
HuffpostMaghreb.com, signé par Brahim Rouabah (militant algérien et chercheur
en sciences politiques à la City University de New-York), intaitulé
« Se réapproprier le récit de la révolte algérienne ». Un texte très
intéressant, mais qui par endroits soulève interrogations et critiques.
L’article
commence par la reconnaissance au peuple algérien qui a décidé de se saisir de
nouveau de l’Histoire, et par la dénonciation d’une « élite défaite »
qui a durant longtemps, et dans la suite des colons, traité les Algériens de
brutes. Une élite qui ne voit ses compatriotes qu’à travers les tropes du
colonialisme, y compris l’élite culturelle, désignant Kamel Daoud (son texte
sur « La misère sexuelle… » in The N.Y Times). L’auteur amalgame
l’élite et la bourgeoisie algériennes « off shore », qui résident en
Algérie, mais disposent de biens et de comptes bancaires
« ailleurs ». Une élite qui a perdu sa personnalité et qui adopte la
même attitude extractiviste que l’administration coloniale. C’est en réaction à
cela que les Algériens se révoltent, écrit-il.
« Formés
dans l’ethos libérateur de leurs ancêtres, les Algériens se révoltent contre la
colonialité de leur présent » Un ensemble de caractères partagés ou une
subjectivité « tiers-mondiste, afro-asiatique, anticoloniale,
internationaliste musulmane, et panarabe ». Exit son amazighité.
Les
Algériens veulent confondre leur élite qui tient un « discours sur la
souveraineté et l’indépendance » trahit dans leurs faits et gestes qui
reproduisent les pratiques coloniales.
Les
luttes populaires se mènent dans les rues avec des formulations claires.
L’auteur interroge leur interprétation, mais pas seulement. « Qui
interprète ces revendications ? Qui les nomme ? Comment est formulé
le récit populaire et dans quel cadre de référence ? »
Avant
d’aller plus loin et d’apporter sa réponse, B. Rouabah précise qu’aujourd’hui
le néolibéralisme « fournit le langage dans lequel on doit parler de sa
propre réalité. » Ce même néolibéralisme qui a réussi à « mystifier
sa nature et sa fonction. » Ces lignes méritaient d’être approfondies.
La
réalité algérienne, et plus largement celle du « Sud global » est un
espace qui se prête à la colonité et par conséquent à sa « colonisabilité »
selon les termes de Malek Bennabi dit le chercheur qui le citera une seconde
fois plus loin à propos d’une autre de ses expressions, « boulitique ».
L’adhésion
(contrainte ?) de ces espaces africains au libéralisme et à ses préceptes,
leur adhésion à sa conception de l’Histoire, sa définition du
« progrès » et son « raisonnement téléologique »
inévitable, est à la source de leur condition présente de
« colonisabilité ».
Les différentes références utilisées par
la représentation médiatique et académique renvoient à une perception
européenne et libérale, écrit B. Rouabah. Il ajoute que « la narration
soumet ces mouvements révolutionnaires à des fatalités historiques. »
L’auteur reproche aux narrateurs de ce
mouvement révolutionnaire en cours, de ne pas le situer dans des cadres
historiques spécifiques au « Sud global », sans donner un seul
élément ou de la consistance à propos de ces « cadres spécifiques »,
aucun exemple possible. Le peut-il seulement, alors que cet espace est « dé(s)intégré » ?
Quelles sont les circulations internes humaines, marchandes, financières à ce
« Sud global ? Quelles sont les intégrations économiques,
culturelles… B. Rouabah n’y répond pas. Pour lui les analystes – qui ne sont
pas qu’occidentaux – interprètent les
mouvements révolutionnaires (Tunisie, Égypte, Algérie…) comme l’expression
« d’un désir de conformité et d’induction dans l’Histoire. » Entendre
certainement l’Histoire du « Nord global » Ainsi « certains
libéraux algériens traduisent le mouvement révolutionnaire comme l’expression
de fonder une « seconde république » écrit-il, sans expliciter le
terme « libéraux » et ses connotations possibles, et sans nous dire
s’il nous faut éviter de parler de deuxième république, ou même de république.
Le chercheur aurait raison de s’indigner
si dans leurs reportages, analyses… les critiques algériens,
« libéraux », renvoyaient explicitement à l’Histoire de France à
propos de cet exemple-ci de « seconde » république. Ne peut-on pas
concevoir que l’on puisse (libéral ou non) souhaiter s’extraire de cette
première « R.A.D.P. » et passer à une autre république, fondée sur le
Droit, une deuxième république en effet, sans être soupçonné de reproduire des
concepts orientalistes ?
Mais l’auteur se défend. Il ne s’agit pas
d’une allergie xénophobe aux expériences « étrangères », mais une
attitude critique envers les modèles préconçus.
Cette aliénation est la « cible
centrale » du mouvement. Un mouvement présenté à travers un prisme
néolibéral, « comme un combat pour l’abolition de l’autoritarisme et de la
corruption et comme un appel à la démocratie, entendue de façon
réductrice ». Pire, ces analyses sont sous-tendues par un orientalisme
puisqu’il y a dans les médias, dans leur traduction de ce mouvement, comme en
finalité « un désir d’occident » selon les mots d’Alain Badiou (or ce
philosophe français parle des médias français, pour lui en réalité ce
« désir d’occident » est une interprétation de « Nos gouvernants
et nos médias »). Lorsque B. Rouabah rapproche les interprétations des
analystes algériens de celles des analystes français, en indiquant que les
nôtres font dans le mimétisme « consciemment ou non » est (à quelque
exception près) dans l’erreur.
Plus loin, il s’en prend aux « images
choisies » par les commentateurs, images montrant « des manifestants
jeunes, à la mode, francophones (preuve par les pancartes ?) avec cette mise en
catégorie qui semble évidente, mais qui ne l’est pas « c’est à dire la
classe moyenne urbaine, libérale, laïque et occidentalisée » termes
négatifs s’il en est, comme autant de tares ou de travers qui, expédiés ainsi,
renvoient plus au sens commun qu’au chercheur et c’est regrettable. Quiconque a
regardé les nombreuses chaînes de télévision « algériennes » et lu la
presse du pays, le « Yetnahaw gaâ » (et combiens d’autres slogans repris
par tous les manifestants), n’est pas lancé par un Algérien né avec une
fourchette en or dans la bouche. Le biais qu’évoque l’auteur ne se niche-t-il
pas (également ?) dans sa propre analyse ?
J’ai eu la
désagréable impression que l’auteur, le militant, sans vouloir l’offenser, a
préétabli ses propres codifications et items sociologiques en amont, pour
ensuite tenter d’y « caser » coûte que coûte des éléments absents de
toute réalité factuelle, ainsi en est-il de « l’invisibilité
systématique » des barbus et des femmes voilées. Il y en avait dans les
reportages, peut-être insuffisamment concernant les islamistes pour la simple
raison que les leaders et partis auxquels ils sont proches ont été pour la
plupart d’entre eux, quasiment absents depuis toutes ces dernières années,
impliqués dans leur soutien à la issaba. Visibles ils le furent, ils le sont,
mais très insuffisamment pour ces raisons.
B. Rouabah prend un
slogan comme exemple pour montrer comment les demandes exprimées durant les
manifestations sont interprétées « dans des voies » déterminées par
le récit libéral. L’exemple est celui de « Klitou lebled ya serraqin (vous
avez pillé le pays, ô voleurs ) ».
« Il est
impossible, dit l’auteur, de trouver dans le paysage médiatique global une
interprétation traduisant ce slogan comme une indignation contre une injuste et
inéquitable répartition des richesses. » B. Rouabah conseille aux
« universitaires, journalistes, experts et faiseurs d’opinions », de
bien écouter le mouvement, « afin d’en former une interprétation
correcte » et de ne pas calquer « les cadres d’analyses
préconçus » ni les temporalités civilisationnelles étrangères aux
Algériens inscrits dans l’Histoire du « Sud global », loin de celle
du « Nord global ».
En conclusion de son
analyse, le chercheur traite cinq slogans qui renvoient à la justice sociale, à
la démocratie, au républicanisme, à des principes et à un anti-impérialisme et
internationalisme.
Ahmed
Hanifi, 20 mai 2019
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Voici l’article de B. Rouabah :
Huffpostmaghreb.com – 16 mai 2019
Brahim
RouabahChercheur - Militant algérien,
doctorant en sciences politique à la City University de New-York (Traduit de
l’anglais par Azedine Badis)
« SE
REAPPROPRIER LE RÉCIT DE LA RÉVOLTE ALGÉRIENNE »
La révolte populaire en Algérie n’est rien de moins qu’une
réaffirmation de ce qu’être humain signifie. Une altération active de l’état
d’être d’un peuple. Les Algériens(nes) qui, durant des décennies, ont été
réduits à des spectateurs traumatisés ont, une fois de plus, soulevé la
poussière et saisi les rênes de l’Histoire. Le peuple (au singulier) ne consent
plus à être un objet de l’Histoire, et s’affirme comme un sujet conscient et
actif de son propre destin. Un rythme nouveau habite cette indignation
populaire, de nouvelles formes de solidarité et de nouvelles manières d’être se
constituent.
Une ”élite” moralement défaite, intellectuellement colonisée et
techniquement incompétente a, durant si longtemps et en miroir d’elle-même,
dépeint et de fait traité les Algériens(nes) comme des brutes inciviles,
violentes et politiquement adolescentes, dans la continuité des tropes
orientalistes et coloniaux.
Une ”élite” qui, ayant ingurgité toutes les leçons de son maitre,
a internalisé sa sujétion coloniale à un tel point qu’elle ne peut donner sens
à elle-même et à son existence qu’à travers le regard de son ancien maitre
colonial. Une ”élite” souffrant d’un tel degré d’aliénation qu’elle ne peut
voir ses compatriotes qu’à travers le même regard colonial.
La Hogra (le mépris) avec laquelle cette ”élite”
traite les Algériens(nes) ne peut être comprise qu’en réalisant la
positionnalité de celle-ci. Ce mépris ne devient intelligible que si l’on prend
en compte le fait que ceux qui ont régné sur l’Algérie ne voient les
Algériens(nes) que du point de vue de Paris, Londres et Washington. Cette
attitude imprègne également des franges de l’élite “culturelle” et
“intellectuelle” algérienne, qui a joué un rôle clé dans la reproduction de ces
tropes orientalistes[1]et coloniaux[2].
Autrement dit, la
bourgeoisie nationale algérienne a durant des décennies joué essentiellement le
rôle d’une classe politique offshore qui,
bien qu’elle puisse être parfois physiquement présente sur le sol algérien, a
maintenu ses biens (mal-acquis), investissements, comptes bancaires et foyers
spirituels ailleurs.
Elle adopte la même attitude extractiviste envers “la patrie” que
l’ancienne administration coloniale. Les symptômes morbides de cette psychose
se transmettent automatiquement à la vie politique algérienne et se manifestent
dans la manière avec laquelle “le pouvoir” (un terme utilisé par les
algériens(nes) pour désigner l’élite dirigeante du pays) a traité ses citoyens.
C’est précisément cette condition que la révolte populaire vise à soumettre à
une action révolutionnaire thérapeutique et réhabilitatrice.
__________
Formés dans l’éthos libérateur anticolonial, tiers-mondiste,
panarabe et panafricain de leurs ancêtres, les Algériens(nes) sont déterminés à
dissiper la dissonance cognitive produite par un discours officiel sur la
souveraineté et l’indépendance contredit dans les faits par la perpétuation de
pratiques coloniales d’assujettissement. En un mot, les Algériens(nes) se
révoltent contre la colonialité de leur présent.
__________
L’Histoire nous enseigne que les luttes populaires ne se font pas
seulement dans les rues pour le contrôle de l’espace public, aussi important
cela soit-il, mais plus crucialement au niveau de la formulation, la narration
et la représentation de ces luttes et leurs objectifs. En ces moments
critiques, d’importantes questions se posent telles que : Qui interprète
les revendications et les objectifs d’un peuple en révolte ? Qui a le
pouvoir de les nommer? Comment se formule le récit de la lutte populaire? Dans
quel cadre de référence, et celui de qui ?
Dans notre monde racial capitaliste, le (néo)libéralisme fournit
la justification morale du statu quo, le langage dans lequel on doit parler de
sa propre réalité, les catégories utilisées pour donner sens à l’existence. Le
(néo)libéralisme définit les paramètres de ce qui est pensé comme désirable et
atteignable, et par extension, ce qui est ou non pensable. En d’autres termes,
l’emprise hégémonique du libéralisme en tant que discours du pouvoir (et l’idéologie
du statu quo) lui confère l’autorité de délimiter les frontières du “possible”
au 21ème siècle. En tant que forme moderne de pouvoir, le libéralisme mystifie
sa nature et sa fonction, et se présente non comme une idéologie servant des
intérêts particuliers, mais plutôt comme un sens commun ancré dans une
définition de la “nature humaine”.
Si il y a une seule leçon à retenir de la récente expérience des
voisins de l’Algérie, ce doit être celle-ci : l’adhésion du Sud global au
libéralisme et à ses préceptes – sa conception de l’“Histoire” et du temps
historique, sa définition de ce qui constitue le “Progrès”, ainsi que les
inévitables raisonnements téléologiques que cela engendre – est le fondement de
sa colonialité présente, ce qui permet en dernier ressort, dans les mots de
Malek Bennabi, sa “colonisabilité”[3] , c’est à dire les conditions qui
rendent sa continuelle sujétion possible.
En quelques semaines, la représentation médiatique et académique
des révolutions de la Dignité en Tunisie et en Egypte en tant que “Printemps
Arabe” a placé ces dernières au sein d’un “univers discursif d’un passé écrit
et d’une direction future connue[4]”. Mettons de côté la violence qu’un tel
acte de nomination implique en limitant géographiquement de potentiels circuits
de solidarité ; pour ces observateurs supposément “objectifs”, le
phénomène ne devient intelligible que lorsqu’il est inscrit dans un cadre de
référence reconnaissable.
Qu’il s’agisse de la référence au “Printemps des Peuples ” de
1848, au Printemps de Prague de 1968, ou à l’Europe de l’Est de 1989, la
constellation de référence reste européenne et libérale. La narration soumet
ces mouvements révolutionnaires à des fatalités historiques. Au lieu de
reconnaître la singularité et la potentielle nouveauté de ces mouvements
révolutionnaires - ou de les situer dans des cadres historiques spécifiques au
Sud global - la désignation du phénomène comme un “Printemps Arabe” le force
dans une spatio-temporalité aliénante, et lui assigne le rôle d’objet dans une
“Marche de l’Histoire” prédéterminée.
De telles analyses
interprètent ces mouvements révolutionnaires non comme des moments de
désobéissance et d’ouverture à la nouveauté et aux possibles, mais plutôt comme
les expressions d’un désir de conformité à et d’inclusion dans ”l’Histoire”. Ces narrations réifiantes ne sont
pas seulement produites par des analystes occidentaux, mais ont également été
internalisées par certains Algériens(nes) eux-mêmes. Par exemple, certains
libéraux algériens(nes) traduisent de manière acritique le mouvement
révolutionnaire comme l’expression du désir de fonder une “Seconde République”.
Le cadre mental implicite de ces acteurs est le modèle français
jacobin, et leur conception d’une seconde république s’inscrit dans le cadre de
référence propre à la France et son histoire spécifique, plaçant ainsi
temporellement l’Algérie d’aujourd’hui là où la France était en 1848. Ces
conceptualisations sont les clés de la reproduction des discours orientalistes
désignant ces pays du sud global comme “arriérés”, et donc en besoin de
“rattrapage”.
__________
Prendre conscience de cela n’implique pas une allergie xénophobe à
toute inspiration par des expériences ”étrangères”, mais plutôt une attitude
critique envers les modèles préconçus, quant à leurs bénéfices et leurs
limites. L’aliénation produite par l’insertion forcée des colonisés dans une
temporalité civilisationnelle qui n’est pas la leur et dans laquelle ils ne se
reconnaissent pas est la cible centrale des poussées réhabilitatrices que constituent
ces révolutions, comme nous le développerons plus bas.
La manière dont les médias et les interventions académiques, en
particulier dans le Nord global, ont couvert le mouvement populaire en Algérie,
et la regrettable reproduction locale de ces analyses, indiquent que l’histoire
est faite pour se répéter[5]. Consciemment ou non, le mouvement est interprété
à travers un prisme (néo)libéral et narré au travers de catégories et de cadres
de référence (néo)libéraux. Il est présenté comme un combat pour l’abolition de
l’autoritarisme et de la corruption et un appel à la démocratie (entendue de
façon réductrice comme un ensemble de droits civiques et politique, assorti
d’élections périodiques) et à une « économie de marché[6]».
__________
L’orientalisme sous-tendant ces analyses est évident dans le telos
qu’elles assignent à la lutte populaire. Le postulat implicite, ou plutôt la
question structurant ces perspectives, est la suivante : qu’est-ce que ces
peuples pourraient vouloir d’autre que ce que l’Occident est réputé
posséder ? De ce point de vue, l’Occident « avancé » est le seul
telos possible pour le Non-Occident “arriéré”.
Dans les mots du philosophe français Alain Badiou commentant le
soi-disant “Printemps Arabe” : “Nos gouvernants et nos médias dominants ont
proposé une interprétation simple des émeutes dans le monde arabe : ce qui
s’est exprimé là est ce qu’on pourrait appeler un désir d’Occident[7]”.
Les images choisies pour souligner le caractère pacifique, ordonné
et civilisé du mouvement présentent de façon disproportionnée des manifestants
jeunes, à la mode et francophones – c’est à dire la classe moyenne urbaine,
libérale, laïque et occidentalisée – en invisibilisant systématiquement
ceux qui manifestent dans les zones rurales et ouvrières, ainsi que les
manifestants avec des barbes ou des voiles.
Ce biais dans la sélection, pour ne pas dire cette représentation
volontairement faussée, lie tacitement et inconsciemment tout ce qui est
pacifique, ordonné et civique à la langue française, au sécularisme, au
libéralisme et à la richesse. Les barbes, les voiles et la langue arabe sont
associés dans les représentations dominantes à la poussière, au sang, aux
larmes, à la rage et aux drapeaux en flammes.
Le récit libéral
détermine aussi les voies dans lesquelles les demandes populaires sont
interprétées et représentées. Prenons par exemple klitou lebled ya seraqqin (“Vous avez pillé le
pays, ô voleurs !”), l’un des slogans les plus répandus chantés par les
manifestants ces dernières semaines.
Dans le paysage médiatique global dominant, ce slogan est
uniformément interprété comme une indignation contre des officiels
gouvernementaux corrompus [8] et leurs pratiques [9]. Il est presque impossible
de trouver une interprétation traduisant ce slogan comme une indignation contre
une injuste et inéquitable répartition des richesses dans le pays. Ceci parce
que cela ferait du changement structurel et de la redistribution des richesses
la seule suite logique pour remédier à ce déséquilibre. Se focaliser sur la
corruption, à l’inverse, permet d’éluder les questions structurelles et la
remise en cause des modèles de développement produisant les inégalités
économiques et les pratiques de corruption, et de se focaliser sur les
individus (les “mauvais éléments”, pour le dire ainsi) et leur punition,
transformant ainsi un problème politique en problème légal et juridique, et un
problème systémique en question individuelle.[10]
De plus, les “voleurs” auxquels le slogan renvoie sont
uniformément interprétés dans des termes domestiques, excluant la possibilité
de la complicité d’acteurs globaux. Or si le pillage des ressources du pays a
bien été mené à travers cette élite compradore, et dans une certaine mesure à
son profit, les plus grands bénéficiaires ont été les grandes corporations
multinationales et des gouvernements étrangers, qui en échange ont offert un
soutien international à cette classe dirigeante illégitime.[11]
Plutôt que de calquer des cadres d’analyse préconçus et des
temporalités civilisationnelles et politiques sur le mouvement, les
universitaires, journalistes, “experts ” et faiseurs d’opinion doivent
écouter attentivement son message, par une analyse des slogans, chants, signes,
chansons et créations artistiques produites au cours des derniers mois, afin d’en
former une interprétation correcte.
Bien que nous ne puissions traiter de chaque slogan, voyons les
thèmes prédominants :
1-Justice sociale et
distribution équitable des richesses
En plus du slogan
traité plus haut, de nombreux autres slogans, signes et pancartes contestent
l’actuelle inégalité dans la répartition des richesses. Le slogan winou haqqi fel petrole ? (“Où est ma part du
pétrole ?”), utilisé souvent lors des dernières décennies, a été remis
humoristiquement à jour en winou haqqi fel cocaine ? (“Où
est ma part de la cocaïne ?”), en référence au scandale ayant éclaté il y
a quelques mois impliquant 700kg de cocaïne et un réseau d’officiels
gouvernementaux et des appareils de sécurité, qui a mené à la chute du général
Hamel (chef de la police), parmi d’autres.
Une fois encore, ces slogans sont interprétés comme un rejet de la
corruption de l’élite dirigeante, une posture négative, plutôt qu’un appel à
une distribution équitable des richesses et un désir de Justice sociale, une
revendication positive.
2- Démocratie radicale,
dignité, souveraineté populaire
Certains des slogans
les plus répandus évoquent le thème du peuple comme source de tout pouvoir et
de toute légitimité politique. En plus du bien connu Asha’b yourid…(“Le Peuple veut… ”), lancé en Tunisie,
Egypte, Libye, Yemen, Syrie et plus récemment au Soudan, Lebled bledna w’endirou Rayna(“Ce pays est le nôtre, et
c’est à nous de décider”) a été plus spécifique au mouvement en Algérie.
Ce slogan a été lancé après que des dizaines de millions aient pris
les rues à la mi-mars pour appeler à la suspension de l’actuelle constitution,
qui est vue comme un document illégitime rédigé et adopté sans participation
populaire par ces mêmes personnes que le mouvement cherche à déloger, en
désignant les arrangements institutionnels que le mouvement cherche à défaire.
Même lorsque le commandement militaire opta pour une « solution
constitutionnelle », le mouvement insista sur la primauté des Articles 7
et 8, qui stipulent que le peuple est la source de toute autorité et que tout
le pouvoir constituant leur appartient.
Une autre variante
du slogan a été Lebled bledna w’el gaz dyelna(« Le
pays est à nous tout comme son gaz »). Cette version fait directement
référence à la nécessité d’une souveraineté populaire sur les ressources
naturelles du pays, qui sont vues comme ayant été utilisées par l’élite
dirigeante pour s’acheter une légitimité extérieure. Les tentatives de
dénationaliser le secteur des hydrocarbures (nationalisé en 1971) au début des
années 2000, et les grandes concessions données aux multinationales pétrolières
dans les 20 dernières années ont été l’objet d’une critique publique constante
et sont vues comme un affront à la souveraineté du pays.
3- Républicanisme égalitaire et
décolonisation
L’un des plus importants
slogans chantés jusqu’au retrait de Boutelflika était : Jumhuriyya machi memlaka(C’est une république, pas un
royaume). Cela n’était pas seulement le rejet de la patrimonialisation du
pouvoir par Bouteflika, mais aussi de la tendance générale des puissances
impérialistes à favoriser les monarchies en tant que systèmes de pouvoir
susceptibles de réaliser leurs intérêts dans la région (comme les pays du
Golfe, le Maroc et la Jordanie) et de poursuivre la contre-révolution.
Dans les républiques postcoloniales, il y a eu un effort pour
réprimer l’esprit républicain et promouvoir des tendances monarchiques. Le
mouvement se perçoit comme le réalisateur des rêves de ses ancêtres qui ont
libéré le pays de la domination coloniale directe pour établir une société
égalitaire leur assurant la jouissance de leur pleine humanité.
La république civile envisagée dans le document fondateur de la
révolution algérienne, la déclaration du 1er Novembre 1954, a été conçue comme
la première pierre vers une plus large intégration régionale. L’état-nation
n’était pas pensé comme une fin en soi, mais plutôt comme un moyen vers
l’émancipation humaine.
4-Une politique guidée par des
principes, et non par des intérêts
La satire politique a souvent été une « arme des
faibles » dans de nombreuses mobilisations révolutionnaires dans le monde,
et a une longue tradition en Algérie en particulier. La moquerie et la
ridiculisation des pouvoirs en place permet de défaire la mythologie
accompagnant le pouvoir, et de rendre visible ses actes dissimulés.
L’omniprésence du « cachir » (salami algérien) dans les
manifestations des derniers mois en Algérie est un cas d’espèce.
La signification politique du cachir remonte à la campagne
présidentielle de 2014, où les partis de la coalition gouvernante offraient un
sandwich au cachir et une petite somme d’argent aux personnes participant à
remplir les salles de leurs meetings politiques, pour donner une fausse
impression de popularité. L’usage du cachir dans l’actuelle mobilisation
révolutionnaire exprime trois messages politiques. D’abord, une condamnation
des partis politiques engagés dans ce que les Algériens(nes) nomment
« boulitique » en opposition à « politique », un terme
utilisé par le philosophe algérien Malek Bennabi pour décrire l’état de
confusion de l’élite politique, son manque de vision et sa focalisation sur les
intérêts individuels plutôt que collectifs.
Le second message vise cette partie de la population algérienne en
les condamnant pour avoir vendu leurs âmes à ces partis et avoir fermé les yeux
sur le pillage du pays en échange d’un pauvre sandwich au cachir.
Troisièmement, et c’est le message le plus important, les créations artistiques
utilisant le cachir expriment un désir pour des politiques basées sur des
principes, une vision et une conviction, une préoccupation pour le bien commun
plutôt que pour des intérêts personnels, et une lutte pour émanciper et
restaurer pleinement l’humanité des algériens(nes), dans la continuité de leur
libération de 1962.
5- Anti-impérialisme et
internationalisme
La prévalence de pancartes rejetant l’intervention étrangère et
liant la mobilisation actuelle à la lutte anticoloniale du 20ème siècle offre
aux observateurs un bon aperçu de la temporalité habitée par le mouvement
révolutionnaire algérien.
Contrairement aux
cadres d’interprétation aliénants discutés plus haut, qui tentent de forcer le
moment actuel dans une temporalité européenne associée aux oppresseurs
coloniaux d’hier, les manifestants (es) algériens(nes) comprennent leur lutte
comme une continuation de la lutte anticoloniale. Plutôt que de voir cette
mobilisation comme l’ultime maillon d’une chaîne s’étendant de 1848 à 1968,
puis 1989 jusqu’au présent, les algériens(nes) placent fermement leur lutte
dans une temporalité subalterne s’étendant des premiers jours de la résistance
à l’intrusion coloniale française à l’épopée anticoloniale de 1954-62. Le
lancement de slogans pour l’établissement d’une Jumhuriyya
Novambariyya (République de Novembre) en référence à la
déclaration du 1er Novembre 1954 en est un exemple, parmi de nombreux autres.
Les constantes apparitions du drapeau palestinien aux côtés du
drapeau algérien dans l’actuelle mobilisation révolutionnaire sont un autre
exemple. Cela n’est pas seulement l’expression d’une solidarité avec les
palestiniens dans leur lutte de libération contre le colonialisme, mais aussi
d’une réaffirmation et d’une reformulation de la subjectivité algérienne dans
les termes de l’anticolonialisme, de l’anti-impérialisme, du panarabisme, de
l’internationalisme musulman, de l’afro-asiatisme et du tiers-mondisme, en
faisant de ceux-ci une « sociologie appliquée » plutôt que de simples
« mythologies » et slogans creux.
C’est un déplacement de la spatialité (néo)coloniale adoptée par
l’élite politique algérienne et imposée aux algériens(nes) dans le contexte de
la décolonisation, vers une spatialité subalterne, plaçant la subjectivité
algérienne sur un axe Lima-Tanger-Jakarta plutôt que sur l’axe
Washington-Londres-Paris.
La révolte des algériens(nes) est ainsi engagée dans la
restructuration de l’ordre temporel et spatial fondant la colonialité de leur
présent et reproduisant les conditions de leur colonisabilité. C’est une lutte
contre la subjectivité libérale hégémonique promue par le statu quo, qui réduit
l’humanité à la citoyenneté au sein d’un état-nation formé et dirigé de
l’extérieur, et à la consommation de biens sur le marché mondial. C’est une
lutte pour une subjectivité alternative secouant les cicatrices coloniales
artificielles (qu’on nomme souvent « frontières »), à la fois
physiques et mentales, qui ont entravé l’humanité si longtemps, et pour la
construction des conditions d’une véritable émancipation humaine. Les
algériens(nes), pour paraphraser Fanon, ont redécouvert leur mission et ont choisi
de la remplir plutôt que de la trahir.
__________
Traduit de l’anglais
par : Azedine Badis
[1]James McAuley,
“Why France loves this Algerian writer more than Algeria does,” The Washington Post, Europe Section, December 1st, 2018
[2]Kamel Daoud, “The
Sexual Misery of the Arab World,” The New York Times, Opinion,
February 12th, 2016
[3]Malek Bennabi,
“Islam in History and Society III: Muslim World”, Islamic Studies, vol 19:1
(Spring 1980), pp 29-48
[4]Behrooz
Ghamari-Tabrizi, ‘Foucault in Iran: Islamic Revolution After the
Enlightenment,’ Minneapolis: University of Minnesota Press, 2016, p. 2
[5]Elmouhoub Mouhoud
& Ishac Diwan, “La révolte algérienne est bien dans la continuité des
“printemps arabes” Le Monde,Economie/Tribune,
April 4th, 2019
[6]Max Fisher,
“Algeria Tests Path Toward Democracy in an Era of Authoritarianism,” The New
York Times, Africa, March 13th, 2019
[7]Alain
Badiou, The Rebirth of History: Times of Riots and Uprisings(New
York: Verso, 2012), 48
[8]Zahra Chennaoui,
“En Algérie, sans Bouteflika, les manifestants réclament le départ de ceux «
qui ont mangé le pays »”, Le Monde,Afrique/Algerie,
April 6th, 2019
[9]Max Fisher,
“Algeria Tests Path Toward Democracy in an Era of Authoritarianism,” The New
York Times, Africa, March 13th, 2019
[10]Comme Corinna
Mullin, Nada Trigui et Azedeh Shahshahani le notent dans le cadre du processus
de justice transitionnelle en Tunisie: “Decolonizing Justice in Tunisia: From
Transitional Justice to a People’s Tribunal,” The Monthly Review, May 1st,
2019, (71)(1).
[11]Brahim Rouabah,
“De-dramatizing Algerian Politics,” Jadaliyya, Maghreb Page,
Algeria, October 5th, 2015
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Lien vers l’article de B. Rouabah :
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