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mercredi, décembre 28, 2005

09- LeTAS: GAMLA STAN

(Suite)

« Obligé. C'est obligé d'avoir froid. Moins douze degrés ! Nous sortons du Moulin rouge. Il est bientôt seize heures. La nuit semble définitivement installée dans la tristesse et l'obscurité. J'ai aussi froid que lorsque nous y sommes entrés. Moins douze ! Housia tremble. Je ne lui demande pas si elle tremble de froid ou bien d'autre chose. D’autres salles déversent leurs spectateurs qui s'écoulent dans les rues illuminées. Un autre flot continu d'humanité se meut dans le sens opposé en direction des cinémas devant lesquels il se transforme en de grosses grappes prêtes à faire le pied de grue en attendant les séances suivantes. L'ensemble forme un drôle de gigantesque sablier instable. Les trottoirs sans cesse sablés sont tapissés d'une poudre blanche par endroits luminescente et dense, toujours renouvelée qui refroidit les bruits de la ville. Entre guirlandes et jouets enseignes et ornements, les boutiques de la Mäster Samuels gatan rivalisent de hardiesse. Nous traversons quelques ruelles et bifurquons sur la gauche. De nouveau, nous marchons sur la Drottnin gatan et pas un mot n'est prononcé. Les traces que dessinent nos pas sur les trottoirs, lents ou accélérés, sont immédiatement recouvertes de neige. J'ai froid et soif. Par fournées entières et compactes, dans un mouvement commun, modéré, freiné, les gens s’engouffrent dans le métro presque avec regret. Housia et moi marchons sans hâte. Au bout de plusieurs dizaines de mètres, essoufflée, Housia parle enfin. Moi aussi. Je m'arrêterai bien un moment, les douleurs me reprennent. Moi : Je prendrai bien une bbb boisson chaude.

- Entrons là si tu veux bien.Nous échangeons ces mots et des bouffées de vapeur chaude. Lorsque nos paroles fondent les bulles disparaissent avec. Lorsque d'autres mots surgissent d'autres bulles les marquent au pas. Nous pénétrons dans un bâtiment dont la prestance est fortement ternie et controversée par le poids des années. La foule est abondante dans le centre commercial dont l'entrée est large et absorbante. L'ascenseur nous conduit péniblement à l’étage. Nous sommes dans le Åhléns Café sur la Klarabergsgatan.
Les clients y sont nombreux par ce temps à ne pas mettre une idée à l’air libre. Que prends-tu me demande Housia. Un café.
Puis vers le garçon avant de s'asseoir : Två kaffe tack. Je frissonne encore ajoute-t-elle en s'agrippant à mon bras droit comme un naufragé à une bouée. Je repense à l'état dans lequel je me trouvais tout à l'heure. Les mots manquent pour l'exprimer.
Elle ne tremble donc pas de froid. Je lui dis : Tu le dis si bien ; les mots manquent. J'ai froid. Elle précise ; je pense au film Alec.

- Je pense aussi au film. Il y a une scène qui me poursuit dont je n'arrive pas à me débarrasser. Celle de la balançoire. Tu vois? Au moment de la projection elle m’a renvoyé à une autre scène, identique et de même époque. Le même spectacle.
- Ah?
Une scène de "Monnaie de singe" qui figure deux femmes installées dans la balancelle tandis que la lumière de l’après-midi pénétrait les interstices des glycines mauves prêtes à fleurir. La même scène.
- Monnaie de singe...monnaie de singe...
- Le Sud, la guerre 14-18, docteur Gray, les fff femmes…
- Quelle mémoire !
- Et les cliquetis des pendules. Inexorables et incessants cliquetis semant tout le long de leur lamentable superposition mensonge et désolation. J'en ai sué. Clic-clac, clic-clac, clic-clac.
Pour accompagner mon clappement et détendre l'atmosphère Housia agite le bras en l'air et mime un balancier peu crédible. Je souris discrètement. Un jeune couple triste est assis à nos côtés, indifférent. Mon Dieu. Je ne supporte pas les horloges. On leur prête des qualités que je trouve exagérées. Contrairement à ce que l'on dit, elles n'indiquent jamais la bonne heure, pas même le temps. Comment peut-on -par la grâce d'une formule alambiquée et tarabiscotée mêlant pendule et masse de pendule, pesanteur et période, gravité et que sais-je encore- comment peut-on oser annoncer le même temps pour l'humanité entière ; à la fois pour les Japonais les Inuits et les Massaïs, avec une assurance sans faille à peine nuancée? Voilà une gageure ! Un leurre plutôt. Je préfère le silence aux horloges artificielles. Plutôt le silence que le mensonge. C'est cela. Oui, c'est cela.
Exactement. Mensonges. Il s'agit bien de mensonges. Le poète dit que les cliquetis ou les mouvements d'une montre nous sont destinés. Soit. Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible, / Dont le doigt nous menace et nous dit : "souviens toi ! / Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi / Se planteront bientôt comme dans une cible,..". Soit. Les cliquetis nous parlent. Disent-ils pour autant les quatre vérités sur le temps? Sûrement pas. Par la répétition et le harcèlement, les aiguilles développent en nous des sentiments mêlés. Conflictuels. Elles ne nous laissent pas impassibles. Par habitude et par acharnement je le répète. Un tas de mensonges de fausses menaces et de perfidies répétés. Elles se veulent tyrannie, elles ne sont qu'imposture. Ainsi qu'une carte de Suède d'Algérie ou de France ne peut-être la Suède l'Algérie ou la France, la trotteuse ne peut être que leurre. C'est ma conviction. Pourtant combien de nos comportements de nos actions -mes comportements, mes actions- reposent sur ces mensonges, ces illusions. Lorsqu'un menteur veut être pris sur parole il procède de la même façon. Il répète toujours les mêmes mots ; dans un ordre toujours différent, mais toujours martelant les mêmes mots. On a raison de penser qu'il en reste hélas toujours quelque chose. Personnellement j'ai du respect pour quelqu'un qui pense et qui ; par crainte du choix des mots ou pour toute autre raison ne dit pas, mais je n'en ai pas pour celui qui parle parle parle pour sciemment tromper ou pour ne rien dire. Après tout, chacun possède ses propres histoires. Libre à lui de les enjoliver, les travestir, les dissimuler ou pas. Mensonge et diversion contre silence. C'est vrai que cela n'est pas donné de dire ce qu'on pense, ce qu'on estime devoir dire. On estime et on se tait. Mensonges donc. Tant pis pour les cabourgeais et le premier d'entre eux mais un vase plein d'iris toscans ou saturé d'arômes grassois c’est beaucoup plus qu'une quantité de ridicules coups sous verre, mesurés, assénés par d'absurdes et vulgaires aiguilles qui se prennent pour des baguettes de chef d'orchestre. Comment penser un instant que le temps peut… Non non, sous ces coups répétés le temps est pris à partie. Il est pris à partie par un autre temps, une illusion qui lui sont substitués. Parfois je me surprends à rêver d'un monde sans montres sans horloges sans aiguilles sans cadrans solaires -comme cela fut. Un monde où seule règnerait la lumière et j'en tremble… Je me surprends à penser cela et je frissonne à cette saine idée. Je suis pris dans un vertige indescriptible ou presque, comme lorsque l'on est ébranlé par le doute, lorsque tout se met à flotter autour de soi et cela m'arrive assez régulièrement. Je vois des êtres avancer dans un désordre généralisé apparent, fait de commentaires bruyants et d'échanges fraternels. Pas d'horloges. Pas de montres. On ne peut même pas y penser. Cela n'a jamais existé. L'idée même de lier ses actions à cette illusion que l'on nomme aujourd'hui temps, est inconcevable. Alors on avance chacun selon son rythme. Naturellement. -Dans une pièce, un chat fixe un poisson qui s'agite dans un aquarium. Tous deux semblent patients. Je les observe : quelle est leur expérience de la patience?- On ne peut arriver en avance ou en retard, ni même à l'heure ; nulle part. Quelle que soit l'action entreprise on est ni en avance ni en retard. On ne peut incriminer ni chef de gare ni voyageur ni passager ni quiconque. Personne n'est fautif. Il n'y a pas de faute. Ni remords à avoir. Il n’y a ni gare ni chef de gare. Je me surprends à rêver d'un temps que l'argent et l'empressement indiffèrent quel que soit le lieu. Au nord au sud à l'est à l'ouest nul besoin de montre. A propos pourquoi associe-t-on boussole et montre? C'est pourtant différent. Une boussole n'impose ni un rythme -artificiel- ni un lieu ni rien d’autre. Une boussole indique le nord ou les sept étoiles à qui veut, sans qu'il soit contraint de s'y rendre. Les aiguilles d'une montre, dont les prétentions sont pourtant bien amoindries par leurs capacités, trompent et asservissent les incrédules.

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« Docteur Gray… » : Dans « Monnaie de singe »,Faulkner évoque un docteur Gary.. Dans « Victoire », nouvelle de Faulkner il y a un Alec GRAY. « Gray » renvoie aussi à Dorian Gray de. Wilde .

« Tant pis pour les Cabourgeais… » : Idée à partir de ce qu’écrit Proust : « Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats ».

(A suivre...)

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