La Tribune Mardi 30 septembre 1997
A L’OCCASION DU CENTENAIRE DE L’AUTEUR DE TANDIS QUE J’AGONISE, DES DIZAINES DE SPECIALISTES SE SONT RENCONTRES DANS LA CAPITALE FRANCAISE POUR SALUER SON GENIE
A L’OCCASION DU CENTENAIRE DE L’AUTEUR DE TANDIS QUE J’AGONISE, DES DIZAINES DE SPECIALISTES SE SONT RENCONTRES DANS LA CAPITALE FRANCAISE POUR SALUER SON GENIE
Paris rend hommage à William Faulkner
Chez William Faulkner
Deux cents personnes dont des dizaines venues du Mississipi étaient présentes lors du dévoilement d’une plaque commémorative à la rue Servandoni, lieu où il entama ses deux premiers romans Soldiers Pay et Elmer en 1925.Par Ahmed Hanifi
LE MONDE des lettres célèbre en ce mois de septembre le centenaire de William Faulkner. Le soir du 25 septembre à Paris, une plaque commémorative, posée une semaine auparavant, est dévoilée à l'entrée du 26, rue Servandoni où l'écrivain vécut durant le second semestre de l'année 1925, année durant laquelle il entama ses deux premiers romans Soldiers Pay (Monnaie de singe) et Elmer Le premier fut édité dans l'indifférence en février 1926, le deuxième, posthume, en 1983.
Deux cents personnes ont assisté à l’événement dont des dizaines, parmi lesquelles des écrivains, venues du Mississipi. William Cuthbert Faulkner est né le 25 septembre 1897 à New Albany à quelques kilomètres au nord d'Oxford (Mississipi). Les Etats Unis entrent dans « l'âge doré », le progrès technique s'accélère. La tentative de sécession des onze Etats confédérés du Sud se veut lointaine (1865). L 'injustice l'inégalité et l'oppression des Noirs n'ont pas pour autant disparu.
Un Sud pris en tenailles entre ses nativistes et le Nord moderne. « Ce pays tout entier, le Sud tout entier, est maudit, et nous tous qui en sommes issus, (…), nous sommes sous le coup de la malédiction » (1). Cette malédiction, dira Faulkner en avril 1957 « c'est l'esclavage, qui est une condition intolérable ( ... ) le Sud doit extirper ce mal » (2).
C'est en 1840 que la famille Falkner arrive dans le Mississipi en provenance du Tennessee, menée par William Clark Falkner arrière-grand-père du romancier. Celui-ci mène une vie agitée. Il est « souvent persécuté et pourchassé comme une bête sauvage » peut-on lire dans son roman « The White rose of Memphis » paru en 1881. Il fut à l'origine d'une compagnie de chemins de fer. En 1889, il est abattu par son ancien associé et adversaire politique malchanceux. Nous retrouvons cet aïeul sous les traits de John Sartoris. Bien que ruinés après la guerre, les Falkner n'étaient pas pauvres « Mais nous ne gaspillions rien » affirme John Wesley Thomson III Falkner, frère de l'auteur; lui-même romancier. (Murry, autre frère de William Faulkner sera aussi l'auteur d'un livre de souvenirs familiaux). Le père était administrateur du Lyceum de l'université du Mississipi, la mère (Maud Butter) était peintre. A sa mort en octobre 1960 elle laisse près de six cents (600) toiles.
Un jour de 1921 lors d’une réunion d'écrivains à La Nouvelle Orléans (Louisiane) on débattait de William Shakespeare lorsque « on vit se lever un petit homme que personne ou presque dans l'assistance ne connaissait et qui déclara calmement: " je pourrais très bien écrire une pièce comme Hamlet si je voulais". Ayant ainsi parlé, il se rassit et n'ouvrit plus la bouche de toute la soirée » (3). C'était William Faulkner,
Ce « petit homme (1,65 mètre d'après mon estimation), (…) triste et crispé » Comme le décrit plus tard Malcom Cowley (Octobre 1948) entrepris à vingt-deux ans sa première œuvre littéraire connue, l'Après-midi d'un faune, (titre original). Le jeune Falkner - il décide désormais de se faire appeler « Faulkner » - ne se doutait pas que, quelques décennies plus tard, il produirait plus d'une vingtaine de romans, une centaine de nouvelles et plus encore de poèmes. Une oeuvre consacrée en 1950 par le prix Nobel de littérature qu'il refusa dans un premier temps.
A l'université où il s'inscrit comme « étudiant spécial » il ne s'attarde guère. (septembre 1919 à novembre 1920). Il réussit néanmoins à faire paraître quelques poèmes dans le journal des étudiants. Il « erre » durant plusieurs années. La chance ne lui sourit guère. Ses échecs affectifs et financiers sont nombreux. Il occupe tour à tour les emplois suivants : aide-comptable, employé de banque, de librairie, de poste avec une idée fixe, une seule, écrire. Ainsi, c’est dans la centrale électrique où il est employé de nuit qu'en six semaines (d'octobre à décembre 1929) il rédige Tandis que j'agonise. Toute l’œuvre de Faulkner s'enracine dans le Sud. A Jefferson. « Jefferson, superficie 2400 milles carrés », du comté mythique de Yoknapatawpha dont il est l’ «unique possesseur et propriétaire » précise-t-il dans Absaon ! Absalon ! « J'ai découvert que mon propre petit timbre-poste de terre natale valait la peine de l'écriture » dit-il simplement (4).
Les journaux américains commencent à s'intéresser à lui en novembre 1931. Il découvre qu'il est le « caïd » de la littérature américaine. Quelques mois plus tôt, en février, parut Sanctuaire. « Il fut conçu délibérément dans le but de faire de l'argent ». Ce roman dont le contenu est pourtant bien en deçà de la première version fit scandale. Sanctuaire, cette « chambre d'horreurs » fut son premier succès commercial. Quoique mitigé, l'accueil de ce roman fit sortir de l'ombre et de l’isolement Faulkner. En trois mois, il s'en est vendu plus de sept mille exemplaires. C'est son sixième livre depuis Soidiers Pay (monnaie de singe) en février 1925. Il a trente-trois ans, Sanctuaire est un « roman d'atmosphère policière sans policiers, de gang aux gangsters crasseux, parfois lâches, sans puissance (…). C’est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier » préface élogieusement André Malraux en novembre 1933.
Pour William Faulkner l'écriture est le seul passage obligé, le lieu unique de toutes ses vérités. L'écriture s'impose à lui. « Il écrit non pas ce qu'il veut, mais ce qu'il doit écrire, qu'il le veuille ou non » (Malcom Cowley). Une écriture-compensation, où « l'épaisseur des mots » bouscule le monde du réel auquel il la substitue.
« Il me semblait qu'il (Anse) s'était joué de moi, que, caché derrière un mot comme derrière un écran de, papier, il m'avait, à travers, frappée dans le dos » se convainc Addie dans son monologue (5), rejoignant ainsi l'auteur. Pour Marc Saporta il semble bien que la littérature fut pour William Faulkner « le remède de son mal à l'âme, (…) une autre façon de triompher du monde» (6).
Son écriture est spectacle « angoissée et angoissante ». Un spectacle peuplé d'homuncules de lieux et d'objets « ces formes ombreuses mais ingénieuses au travail desquelles je devais de pouvoir réaffirmer les impulsions de mon propre ego dans le monde réel mais dénué de stabilité » (7),
Un spectacle dense tourbillonnant, enivrant auquel Faulkner convie les lecteurs à participer. Ainsi sommes-nous incités à lire et relire autrement; agencer les espaces, résoudre les énigmes, compléter les histoires en apparence désarticulées de ces « individus exceptionnels ». Parfois même nous nous laissons aller jusqu'à pénétrer dans la narration, à partager les souffrances/joies - nos souffrances/joies. Comme dans Tandis que j'agonise. Puis, il nous faut consulter et corriger notre agenda mental, mémoire des faits. Revenir plusieurs pages en arrière. Vérifier des lieux, des situations, des (pro) noms; tenter une généalogie; démonter les pièges et autres difficultés, prendre des voies inattendues et inconnues où souvent le passé se conjugue au présent. Alors seulement l'écheveau se démêle. Le monde obscur s'illumine. Cela est particulièrement remarquable dans Absalon! Absalon!. Ce chef-d’œuvre fut composé en dix mois entre mars 1935 et janvier 1936, dont une partie dans la douleur de la disparition tragique de son jeune frère. Absalon ! c'est « l'histoire d'un homme qui voulait un fils par orgueil, qui en eut trop - et ceux-ci le détruisirent ». (lettre à son éditeur Harrison Smith, août 1934). Alors seulement donc le monde s'illumine. Un monde sur lequel trône l'auteur « inaccessible et serein au-dessus de ce microcosme des passions, des espoirs et des malheurs de l'homme, ambitions, terreurs, appétits, courage, abnégations, pitié, honneur, orgueil et péchés, tout cela lié pêle-mêle en un faisceau précaire, retenu par la trame et par la chaîne du frêle réseau de fer de sa capacité, mais tout cela voué aussi à la réalisation de ses rêves » (9). Un monde qui, page après page, a-t-on écrit, défie le bon sens. Invariablement les thèmes de la guerre (la décadence), la haine, le Sud… jaillissent, récurrents. Le passé s'incruste dans le présent. Nous touchons ici la sève de la technique faulknérienne. Par intermittence, le passé s'impose au présent comme pour signifier une fin improbable ou plutôt un retour inéluctable. Le passé comme échappatoire unique face au temps qui se fige. « Je me suis dirigé vers la commode et j'ai pris la montre toujours à l'envers » dit Quentin « j'en ai frappé le verre sur l'angle de la commode et j'ai mis les fragments dans ma main et je les ai posés dans le cendrier et, tordant les aiguilles, je les ai arrachées et je les ai posées dans le cendrier également» (9). Sur la signification qu'il donne à l'emploi des temps Faulkner répond : « Le temps n'est pas un état fixe, (...). Le temps est en quelque sorte la somme des intelligences combinées de tous les hommes qui respirent en ce moment » (2).
Dans la préface à le Bruit et la fureur. M. E. Coindreau écrit qu'à l'origine William Faulkner, selon ses propres mots, avait « songé qu'il serait intéressant d'imaginer les pensées d'un groupe d'enfants, le jour de l'enterrement de leur grand-mère, dont on leur a caché la mort (…) ». Un roman difficile d'accès. Un roman où sans autre prétention, le romancier « se contente d'ouvrir les portes de l'enfer. Il ne force personne à l'accompagner » (8). Un torrent de haine. (Lire particulièrement le troisième chapitre).
Le Bruit et la fureur est une « expérience unique, inoubliable (…). Tandis que j'agonise et Lumière d'août furent écrits comme à distance, aisément, chaque mot tombant à sa place de main de maître en somme » (10). Quelques années et publications plus tard, en août 1970 près de deux mille pages de manuscrits sont découvertes dans la propriété de William Faulkner. Elles sont cédées en 1982 à l'université du Mississipi. Une dizaine de films ou téléfilms de qualité inégale furent adaptés des romans de Faulkner. Citons : The Story of Temple Dark, The Sound and the Fury, The Reivers… Le romancier fut également co-scénariste du célèbre Howard Hawks (The Road to Glory, Shave Ship, To Have and have not ....). Son nom ne figurait parfois pas dans les génériques. Les longs rapports entre William Faulkner et l'industrie du cinéma furent assez douloureux pour l'écrivain.. Ce fut parfois un cauchemar. « J'acceptais de travailler dans "les mines de sel" (...) parce que j'étais sans le sou ». Un travail ingrat et difficile pour un salaire humiliant. Cet ange de l'écrit eut en revanche sur la question raciale une attitude pour le moins équivoque bien qu'elle évolua favorablement dès le début des années quarante - comme ses interventions d'avril 1957 (lire ci-dessus) - ou celle du 20 février 1958 : Un mot aux Virginiens. De même, les repères (signaux) qu'il égrène ça et là dans ses romans (Dilsey!) sont insignifiants nous semble-t-il. Les remarques qu'introduit à cet égard Edouard Glissant dans Faulkner Mississipi sont édifiantes.
Aux premières heures du 6 juillet 1962, William Faulkner meurt à l'hôpital de Byhalia (Mississipi), à une cinquantaine de kilomètres au nord ouest d’ Oxford, emporté par le Jack Daniel (11). Il est enterré dans sa demeure Roan Oak au centre d'un Sud qu'il n'a jamais méprisé.
« Je ne le hais pas », dit-il. « Je ne le hais pas », pensa-t-il, haletant dans l'air glacé, dans l'implacable obscurité de la Nouvelle-Angleterre. « Non. Non ! Je ne le hais pas ! Je ne le hais pas ! » (12).
William Faulkner aurait aujourd'hui cent ans. Il a beaucoup apporté - et apporte encore - à l'écriture romanesque. Des milliers d'articles lui sont consacrés annuellement. De nombreux écrivains se revendiquent de William Faulkner. Relisons Kateb Yacine.
A.H
Notes:
Deux cents personnes ont assisté à l’événement dont des dizaines, parmi lesquelles des écrivains, venues du Mississipi. William Cuthbert Faulkner est né le 25 septembre 1897 à New Albany à quelques kilomètres au nord d'Oxford (Mississipi). Les Etats Unis entrent dans « l'âge doré », le progrès technique s'accélère. La tentative de sécession des onze Etats confédérés du Sud se veut lointaine (1865). L 'injustice l'inégalité et l'oppression des Noirs n'ont pas pour autant disparu.
Un Sud pris en tenailles entre ses nativistes et le Nord moderne. « Ce pays tout entier, le Sud tout entier, est maudit, et nous tous qui en sommes issus, (…), nous sommes sous le coup de la malédiction » (1). Cette malédiction, dira Faulkner en avril 1957 « c'est l'esclavage, qui est une condition intolérable ( ... ) le Sud doit extirper ce mal » (2).
C'est en 1840 que la famille Falkner arrive dans le Mississipi en provenance du Tennessee, menée par William Clark Falkner arrière-grand-père du romancier. Celui-ci mène une vie agitée. Il est « souvent persécuté et pourchassé comme une bête sauvage » peut-on lire dans son roman « The White rose of Memphis » paru en 1881. Il fut à l'origine d'une compagnie de chemins de fer. En 1889, il est abattu par son ancien associé et adversaire politique malchanceux. Nous retrouvons cet aïeul sous les traits de John Sartoris. Bien que ruinés après la guerre, les Falkner n'étaient pas pauvres « Mais nous ne gaspillions rien » affirme John Wesley Thomson III Falkner, frère de l'auteur; lui-même romancier. (Murry, autre frère de William Faulkner sera aussi l'auteur d'un livre de souvenirs familiaux). Le père était administrateur du Lyceum de l'université du Mississipi, la mère (Maud Butter) était peintre. A sa mort en octobre 1960 elle laisse près de six cents (600) toiles.
Un jour de 1921 lors d’une réunion d'écrivains à La Nouvelle Orléans (Louisiane) on débattait de William Shakespeare lorsque « on vit se lever un petit homme que personne ou presque dans l'assistance ne connaissait et qui déclara calmement: " je pourrais très bien écrire une pièce comme Hamlet si je voulais". Ayant ainsi parlé, il se rassit et n'ouvrit plus la bouche de toute la soirée » (3). C'était William Faulkner,
Ce « petit homme (1,65 mètre d'après mon estimation), (…) triste et crispé » Comme le décrit plus tard Malcom Cowley (Octobre 1948) entrepris à vingt-deux ans sa première œuvre littéraire connue, l'Après-midi d'un faune, (titre original). Le jeune Falkner - il décide désormais de se faire appeler « Faulkner » - ne se doutait pas que, quelques décennies plus tard, il produirait plus d'une vingtaine de romans, une centaine de nouvelles et plus encore de poèmes. Une oeuvre consacrée en 1950 par le prix Nobel de littérature qu'il refusa dans un premier temps.
A l'université où il s'inscrit comme « étudiant spécial » il ne s'attarde guère. (septembre 1919 à novembre 1920). Il réussit néanmoins à faire paraître quelques poèmes dans le journal des étudiants. Il « erre » durant plusieurs années. La chance ne lui sourit guère. Ses échecs affectifs et financiers sont nombreux. Il occupe tour à tour les emplois suivants : aide-comptable, employé de banque, de librairie, de poste avec une idée fixe, une seule, écrire. Ainsi, c’est dans la centrale électrique où il est employé de nuit qu'en six semaines (d'octobre à décembre 1929) il rédige Tandis que j'agonise. Toute l’œuvre de Faulkner s'enracine dans le Sud. A Jefferson. « Jefferson, superficie 2400 milles carrés », du comté mythique de Yoknapatawpha dont il est l’ «unique possesseur et propriétaire » précise-t-il dans Absaon ! Absalon ! « J'ai découvert que mon propre petit timbre-poste de terre natale valait la peine de l'écriture » dit-il simplement (4).
Les journaux américains commencent à s'intéresser à lui en novembre 1931. Il découvre qu'il est le « caïd » de la littérature américaine. Quelques mois plus tôt, en février, parut Sanctuaire. « Il fut conçu délibérément dans le but de faire de l'argent ». Ce roman dont le contenu est pourtant bien en deçà de la première version fit scandale. Sanctuaire, cette « chambre d'horreurs » fut son premier succès commercial. Quoique mitigé, l'accueil de ce roman fit sortir de l'ombre et de l’isolement Faulkner. En trois mois, il s'en est vendu plus de sept mille exemplaires. C'est son sixième livre depuis Soidiers Pay (monnaie de singe) en février 1925. Il a trente-trois ans, Sanctuaire est un « roman d'atmosphère policière sans policiers, de gang aux gangsters crasseux, parfois lâches, sans puissance (…). C’est l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier » préface élogieusement André Malraux en novembre 1933.
Pour William Faulkner l'écriture est le seul passage obligé, le lieu unique de toutes ses vérités. L'écriture s'impose à lui. « Il écrit non pas ce qu'il veut, mais ce qu'il doit écrire, qu'il le veuille ou non » (Malcom Cowley). Une écriture-compensation, où « l'épaisseur des mots » bouscule le monde du réel auquel il la substitue.
« Il me semblait qu'il (Anse) s'était joué de moi, que, caché derrière un mot comme derrière un écran de, papier, il m'avait, à travers, frappée dans le dos » se convainc Addie dans son monologue (5), rejoignant ainsi l'auteur. Pour Marc Saporta il semble bien que la littérature fut pour William Faulkner « le remède de son mal à l'âme, (…) une autre façon de triompher du monde» (6).
Son écriture est spectacle « angoissée et angoissante ». Un spectacle peuplé d'homuncules de lieux et d'objets « ces formes ombreuses mais ingénieuses au travail desquelles je devais de pouvoir réaffirmer les impulsions de mon propre ego dans le monde réel mais dénué de stabilité » (7),
Un spectacle dense tourbillonnant, enivrant auquel Faulkner convie les lecteurs à participer. Ainsi sommes-nous incités à lire et relire autrement; agencer les espaces, résoudre les énigmes, compléter les histoires en apparence désarticulées de ces « individus exceptionnels ». Parfois même nous nous laissons aller jusqu'à pénétrer dans la narration, à partager les souffrances/joies - nos souffrances/joies. Comme dans Tandis que j'agonise. Puis, il nous faut consulter et corriger notre agenda mental, mémoire des faits. Revenir plusieurs pages en arrière. Vérifier des lieux, des situations, des (pro) noms; tenter une généalogie; démonter les pièges et autres difficultés, prendre des voies inattendues et inconnues où souvent le passé se conjugue au présent. Alors seulement l'écheveau se démêle. Le monde obscur s'illumine. Cela est particulièrement remarquable dans Absalon! Absalon!. Ce chef-d’œuvre fut composé en dix mois entre mars 1935 et janvier 1936, dont une partie dans la douleur de la disparition tragique de son jeune frère. Absalon ! c'est « l'histoire d'un homme qui voulait un fils par orgueil, qui en eut trop - et ceux-ci le détruisirent ». (lettre à son éditeur Harrison Smith, août 1934). Alors seulement donc le monde s'illumine. Un monde sur lequel trône l'auteur « inaccessible et serein au-dessus de ce microcosme des passions, des espoirs et des malheurs de l'homme, ambitions, terreurs, appétits, courage, abnégations, pitié, honneur, orgueil et péchés, tout cela lié pêle-mêle en un faisceau précaire, retenu par la trame et par la chaîne du frêle réseau de fer de sa capacité, mais tout cela voué aussi à la réalisation de ses rêves » (9). Un monde qui, page après page, a-t-on écrit, défie le bon sens. Invariablement les thèmes de la guerre (la décadence), la haine, le Sud… jaillissent, récurrents. Le passé s'incruste dans le présent. Nous touchons ici la sève de la technique faulknérienne. Par intermittence, le passé s'impose au présent comme pour signifier une fin improbable ou plutôt un retour inéluctable. Le passé comme échappatoire unique face au temps qui se fige. « Je me suis dirigé vers la commode et j'ai pris la montre toujours à l'envers » dit Quentin « j'en ai frappé le verre sur l'angle de la commode et j'ai mis les fragments dans ma main et je les ai posés dans le cendrier et, tordant les aiguilles, je les ai arrachées et je les ai posées dans le cendrier également» (9). Sur la signification qu'il donne à l'emploi des temps Faulkner répond : « Le temps n'est pas un état fixe, (...). Le temps est en quelque sorte la somme des intelligences combinées de tous les hommes qui respirent en ce moment » (2).
Dans la préface à le Bruit et la fureur. M. E. Coindreau écrit qu'à l'origine William Faulkner, selon ses propres mots, avait « songé qu'il serait intéressant d'imaginer les pensées d'un groupe d'enfants, le jour de l'enterrement de leur grand-mère, dont on leur a caché la mort (…) ». Un roman difficile d'accès. Un roman où sans autre prétention, le romancier « se contente d'ouvrir les portes de l'enfer. Il ne force personne à l'accompagner » (8). Un torrent de haine. (Lire particulièrement le troisième chapitre).
Le Bruit et la fureur est une « expérience unique, inoubliable (…). Tandis que j'agonise et Lumière d'août furent écrits comme à distance, aisément, chaque mot tombant à sa place de main de maître en somme » (10). Quelques années et publications plus tard, en août 1970 près de deux mille pages de manuscrits sont découvertes dans la propriété de William Faulkner. Elles sont cédées en 1982 à l'université du Mississipi. Une dizaine de films ou téléfilms de qualité inégale furent adaptés des romans de Faulkner. Citons : The Story of Temple Dark, The Sound and the Fury, The Reivers… Le romancier fut également co-scénariste du célèbre Howard Hawks (The Road to Glory, Shave Ship, To Have and have not ....). Son nom ne figurait parfois pas dans les génériques. Les longs rapports entre William Faulkner et l'industrie du cinéma furent assez douloureux pour l'écrivain.. Ce fut parfois un cauchemar. « J'acceptais de travailler dans "les mines de sel" (...) parce que j'étais sans le sou ». Un travail ingrat et difficile pour un salaire humiliant. Cet ange de l'écrit eut en revanche sur la question raciale une attitude pour le moins équivoque bien qu'elle évolua favorablement dès le début des années quarante - comme ses interventions d'avril 1957 (lire ci-dessus) - ou celle du 20 février 1958 : Un mot aux Virginiens. De même, les repères (signaux) qu'il égrène ça et là dans ses romans (Dilsey!) sont insignifiants nous semble-t-il. Les remarques qu'introduit à cet égard Edouard Glissant dans Faulkner Mississipi sont édifiantes.
Aux premières heures du 6 juillet 1962, William Faulkner meurt à l'hôpital de Byhalia (Mississipi), à une cinquantaine de kilomètres au nord ouest d’ Oxford, emporté par le Jack Daniel (11). Il est enterré dans sa demeure Roan Oak au centre d'un Sud qu'il n'a jamais méprisé.
« Je ne le hais pas », dit-il. « Je ne le hais pas », pensa-t-il, haletant dans l'air glacé, dans l'implacable obscurité de la Nouvelle-Angleterre. « Non. Non ! Je ne le hais pas ! Je ne le hais pas ! » (12).
William Faulkner aurait aujourd'hui cent ans. Il a beaucoup apporté - et apporte encore - à l'écriture romanesque. Des milliers d'articles lui sont consacrés annuellement. De nombreux écrivains se revendiquent de William Faulkner. Relisons Kateb Yacine.
A.H
Notes:
1- Descends, Moïse. Gallimard. 1996, page 233,
2: W. Faulkner: Faulkner à l'université. Gallimard. 1964.
3 : Rapporté par Jean Roubérol : Faulkner, cet élisabéthain. Revue littéraire Europe, Janvier - Février 1992.
4- Faulkner. Oeuvres romanesques, volume l, Gallimard, la Pléiade. 1977 page 1079.
5- Tandis que j’agonise, Gallimard. 1996, page 166
6- Marc Saporta : La vie et l’œuvre, in L'Arc no 84/85: William Faulkner
7- Notice de M. Gresset in : Faulkner, oeuvres romanesques, Gallimard, la Pléiade. 1977, page 1087.
8- Le Bruit et la fureur. Gallimard. 1996.
9- The Town. Cité par Monique Nathan « William Faulkner par lui-même ». Ed: Seuil, 1963, page 6.
10- WF . As Lay I Daying, Light in August : A. Bleikasten, F. Pitavy, M. Gresset, ed Armand Collins 1970. Page 18.
11- Boisson alcoolique. Faulkner était connu comme un grand buveur d'alcool (comme son père et plusieurs autres membres de sa famille), parfois jusqu'à perdre connaissance. Il suivit plusieurs cures de désintoxication à l'hôpital de Byhalia. Officiellement le décès est imputé à un « oedème pulmonaire ».
12: Quentin dans Absalon ! Absalon ! edition Gallimard. 1997, page 411.
Autres sources:
- Joseph Blotner : Faulkner a Bibliography, volumes I et II. Random House, NewYork. 1974.
- Fondation William Faulkner, université de Rennes Il.
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