LIRE EGALEMENT N° 872 ( Kamel Daoud aux "Correspondances" de Manosque - 25 09 2024
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Dimanche 01 septembre 2024
HOURIS, de Kamel Daoud - 04
Chapitre 7
Toujours ce monologue intérieur, cette voie intérieure à cette oreille fœtus alibi.
Derrière le Panoramique sur le boulevard Front de mer, il y a un gynécologue éminent qui a accepté d’ausculter Fajr, en cachette de Khadija. Un jour il s’est repenti, lui le grand buveur, et revenu à Dieu. « Les islamistes armés étaient vaincus et on crut à leur reflux. » Mais partout l’islamisme investissait le moindre interstice. Une chape de bigotisme s’abattit sur la ville. Le docteur n’y échappa. Il se transforma en barbu, mais continua son métier car il rapporte gros, en le partageant toutefois avec sa femme. Elle, « elle palpait et décrivait les organes, et lui il lançait ses diagnostics. Il signait une ordonnance et son assistante encaissait le prix de la séance. »
Il devint une légende de la ville. « Il y a une semaine, je suis allée le voir. » La femme pose des questions à la patiente et le docteur, « le prophète », lui prescrit des pilules. Elle devait y retourner. Elle devra.
Chapitre 8
Sept lignes sur l’interdit d’avortement et le risque encouru : jusqu’à vingt ans de réclusion.
Chapitre 9
Treize lignes. Fajr parle à sa fille « je sais que je te parle pour faire reculer l’heure, mais cela ne te protègera pas longtemps… »
Chapitre 10
La mère de Fajr l’appelle. Elle est à Paris, et le chirurgien est absent, ne répond pas. Elle parle sans fin. « Nous sommes comme les histoires des Mille et une nuits, mais des nuits de mensonges… »
Fajr : « Je suis en boule dans son ventre, car elle me porte depuis 21 ans, elle me couve… Ma mère me garde dans son ventre depuis qu’elle m’a ramenée d’un hôpital de Relizane, le lendemain du massacre des miens. »
Mise au point :
Là je me dois (moi A.H.) de faire une mise au point. Je suis à la page 69 du roman et le brouillard ne se dissipe pas. Ou bien il est réel ou il est en moi. Je suis pourtant serein, sobre et en pleine possession de mes moyens. Je l’espère.
- KD écrit « elle me porte depuis 21 ans… depuis qu’elle m’a ramenée d’un hôpital de Relizane » Or, de 2000 (« 2000, l’année de ma deuxième naissance ») à 2018 cela fait 18 ans.
En considérant la date du chapitre qui ouvre le livre KD écrit : « La nuit du 16 juin 2018, à Oran » (page 15). Puis « Le 17 juin… » (page 28) Nous déduisons que « depuis 21 ans » signifie depuis 1997. (Fajr dit qu’elle a 26 ans au chapitre « le 16 juin 2018 », page 15. Elle est donc née en 1992, sa mère la porte bien depuis 26 ans) Mais en page 32 KD écrit que Fajr se trouvait dans l’ambulance « le premier janvier de l’année 2000 » à la suite d’une agression, « je saignais comme un bélier », alors qu’elle avait donc 8 (huit) ans.
Dans la même page, 24, nous avons ces deux extraits de phrases :
- 2000, l’année de ma deuxième naissance (dit Fajr).
- Quand je suis née pour la seconde fois, j’avais cinq ans.
Il faut savoir !
C’est la même chose avec la mère, Khadija. En page 35 KD écrit pour Fajr : « ma mère a 58 ans » (en 2018). Puis, elle est née le jour de l’indépendance, le 5 juillet 1962. Elle n’a donc pas 58 mais 56 ans en 2018.
Je soupçonne aussi KD (dans sa précipitation) d’avoir confondu le présent du récit et le présent d’écriture du roman, le sien.
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Kamel Daoud nous embrouille à vouloir imiter Borgès.
C’est peut-être moi qui suis embrumé. Il est vrai que la mort de maître Henri Leclerc me peine beaucoup. J’ai appris tôt ce matin en effet la disparition hier samedi 31 08 2024 du Géant… militant acharné de la défense des Droits humains. Nous l’avons fréquenté un temps à Paris… Cet homme aurait défendu Fajr, sa mère, et peut-être même le foutu barbu gynécologue…
George Luis Borgès est une sommité littéraire universelle. Plus qu’un labyrinthe. Si bien qu’on ne peut l’imiter sans se fracasser les ailes en tentant de reproduire une atmosphère complexe, alambiquée, amphigourique.
Alors, vous savez quoi ? j’abandonne mes mini rubriques quotidiens. De toutes façons on ne se bouscule pas. Quelqu’un a même laissé ce commentaire : « c’est de la perte de temps ». C’est dingue.
Je reviendrai plus tard (peut-être), après avoir lu (et compris) le roman dans sa totalité.
La littérature, comme toute sucrerie, cela se mérite.
Vive les selfies !
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Samedi 31août 2024
HOURIS, de Kamel Daoud - 03
Je continue de rapporter l’histoire de Fajr-Aube, que je découvre au fur à mesure de mes présentes restitutions quotidiennes.
Chapitre 2
Nous sommes au lendemain, le 17 juin 2018 au petit matin. C’était un dimanche pour qui veut vérifier son calendrier effectif, au-delà du roman. On est à trois jours de l’aïd du mouton (dans le roman, pas dans l’histoire concrète qui est le 21 août) « On les entend bêler. Les moutons sont partout. À son ventre Fajr murmure « si tu es toujours là, tu les verras s’attrouper sous la fenêtre. Sa mère, Khadija, ne le célèbre jamais cet aïd. Pas avec la cicatrice autour du cou de sa fille, « son sourire ». Quelques kilos de viande et du poisson suffisent. Il arrive à Fajr d’éprouver ce que ressentent les moutons au moment de leur sacrifice, « ce moment où l’on se tourne vers le ciel et où la gorge dénude la jugulaire magnétisée par le couteau. »
À ce moment-là dit-elle « le sentiment le plus intense n’est pas la haine, mais plutôt l’espoir déchaîné d’être épargnée ». La narratrice ne comprend pas cette fête. Elle en parle à son ventre : « c’est laborieux de raconter une histoire à une personne qui entrevoit à peine ce pays, de derrière un ventre et où tu frétille ». Une personne ou un embryon ? Dans le monde concret c’est une rude bataille que de décider, de prouver qu’il s’agit de l’un/l’une plutôt que de l’autre.
Fajr dit que son visage « git en mille morceaux dans le miroir brisé ». Elle dit à sa fille, fœtus qu’elle ne la veut pas. Elle lui détaille l’état de son cou, de sa gorge, de son larynx « grand ouvert , de son œsophage nu ». Sa maman à elle l’emmenait souvent « du côté des Andalouses » pour changer d’air « pour la guérir… toujours à l’aube ». Pour ne pas croiser les familles bruyantes « les jeunes insolents et grossiers, les filles voilées dans des tissus noirs ». Peut-être aussi pour éviter celles et ceux qui ne lui/leur ressemble pas, les couches pop. Il faut préciser que Khadija est une « grande voix du barreau. » C’est une orpheline, abandonnée le jour de l’indépendance.
Fajr-Aube continue de parler à sa fille « que la mer est lourde quand on la porte en soi, mon petit fœtus ! »
Vers le début des grandes vacances, les rues s’emplissaient des cahiers et livres déchirés des écoliers ». « Tout se répandait dans le ciel et se changeait en mouettes rigolardes. » Ces mouettes revenaient plus tard transformées en mille cahiers. « Elles me faisaient face, à moi, le livre unique, écrit dans la hâte du meurtre et de la nuit. » Fajr veut faire le récit de son histoire à son ventre, mais ne sait par où commencer. « Peut-être par le plus simple : te raconter l’histoire de mon prénom, Aube. »
C’est Khadija, sa maman, qui le lui a donné le 1° janvier 2000 (elle avait huit ans) alors que l’ambulance la transportait entre Relizane et Oran. Aube saignait comme un bélier.
C’est bientôt l’aïd du mouton (nous sommes le 17 juin 2018). La narratrice fait un parallèle entre son agression et le sacrifice d’Abraham. Fajr appelle la fille qu’elle porte « ‘‘petit’’ tétard », « petite étrangère imprévue » ou « ma petite sardine » La narratrice, ici disons plutôt Kamel Daoud, convoque l’histoire du sacrifice de « Ibrahim » et non, histoire pour histoire, Abraham le patriarche reconnu par les trois religions monothéistes. « Ibrahim » donc confondu avec Ibrahim l’égorgeur du quartier. La mère d’Aube, Khadija, on la trouva à l’aube du 5 juillet 1962 dans un berceau à l’entrée de la grande mosquée Ketchaoua à la Casbah d’Alger alors que les fidèles l’enjambaient. » Le lendemain, 18 juin, elle partira pour la Belgique. Elle suppliera un médecin pour l’aider à faire « retrouver (sa) voix par la chirurgie » à Fajr plutôt qu’à la faire avorter comme elle-même le désire.
Chapitre 3
Comme pour Fajr, l’auteur se trompe dans l’âge qu’il attribue à Khadija. « J’ai 26 ans dit Fajr, Khadija en a 58 ». De juillet 1962 (date de sa naissance à quelques heures près - c’est une enfant illégitime) à juin 2018, il n’y a pas 58 ans. Cette précipitation, ce manque de vigilance s’applique-t-il à l’ensemble du roman ?
Puis, je tombe sur cette phrase que j’ai lue plusieurs fois. « Khadija m’a entendue hier briser le miroir en mille petites vérités que l’on ne peut recoller ». Cette phrase, à quelques mots près, me ressourçant auprès de Jalal Eddine Er Rûmi, je l’ai écrite il y a plus de deux ans dans le cadre d’un vaste projet dont je ne peux rien dire aujourd’hui. Je ne dis rien d’autre.
Khadija, une mère « célibataire depuis toujours » est une avocate de renom à Oran. « Elle a son cabinet dans un bâtiment haussmannien du côté de l’Hôtel Royal. Elle y exerce depuis presque trente ans. » Elle ne croit en Dieu que lors des grandes occasions ou quand elle reçoit sa famille ».
La relation mère-fille est compliquée et les conflits nombreux.
Khadija avait son vol à 10 heures ce matin du 17 juin, mais elle ne sait pas que sa fille est enceinte. Il y a un malentendu entre elles. Alors que Fajr ne pense que comment avorter, s maman ne pense que comment guérir sa gorge. « Il n’y avait presque plus d’espoir après le dernier échec de greffe ». Et c’est à cet adverbe, à ce « presque » que Khadija s’accroche pense sa fille alors que pour celle-ci « dans mon souvenir, Paris n’était que ce lit taché de sang, ce cri impossible ». Le cri de l’échec de la greffe, « de la chirurgie impossible ».
De sa fenêtre Fajr « ne distingue pas la mer, ni l’abribus où j’ai fait toute ma scolarité jusqu’à vomir les chiffres et surtout les dates de la guerre de libération de ce pays. » Son salon de coiffure porte le nom de « Shéhérazade ». Oran est faite pour oublier dit-elle, pas pour se souvenir. De toute façon, « ici il ne reste rien de la guerre que les égorgeurs de Dieu ont menée ».
Chapitre 4
On lui a percé un trou dans la gorge pour respirer, dans l’urgence de son agression, le 1° janvier 2000. Elle respire par une canule. « Je la porte depuis l’âge de 5 ans ». Ceci est incongru. En 2000 elle avait 8 et non 5 ans.
Elle parle à sa fille de quelques jours, quelques semaines dans son ventre « Tu as pénétré en moi sans me prévenir, tu t’es approprié mon ventre, ma tête et ma langue. » Elle raconte dans le détail son « sourire », sa balafre, sa gorge, son pansement, la désinfection etc. « J’ai dû tout apprendre, ma Houri, respirer par la canule, synchroniser la respiration et mes premiers mots, apprivoiser mon souffle… »
Et de nouveau nous sommes pris dans les bêlements dans la ville. On ligote les moutons, on les sacrifie… Que viendrais-tu faire, ma petite Houri, avec une mère comme moi, dans un pays qui ne veut pas de nous, les femmes ? »
Chapitre 5
On lit des appels de femmes désemparées, repris en italiques, tels quels, avec leurs fautes d’orthographes. Puis elle fait une liste à la manière de Seï Shenagon ou Roland Barthes des choses qu’elle n’aime pas ou celles qu’elle aime, sur trente lignes : Je déteste les grandes valises sur les lits, les déplacements de meubles, les traits de ma mère, ses jointures noueuses de remords, son regard perdu, je déteste les enfants aussi…
Qu’indique la rareté de ces fautes sur les femmes qui ont écrit ces appels à l’aide ?
Fajr nous présente sa vie de petite privilégiée oranaise, fille d’avocate, une « grande voix du barreau », vingt-six ans, célibataire qui possède une « petite coccinelle garée dans la ruelle » (et son salon avec des salariées ‘‘apprenties’’ et son appartement à l’est d’Oran). Sa voiture sent le tabac, elle sent la femme seule et libre… Le gardien de voiture m’adresse rarement la parole à cause des chansons que j’écoute, des paquets de cigarettes sur le tableau de bord et de mon insolence de femme sans homme. »
Elle cache ses pilules abortives « comme trois graines de sorcière ». Des pilules qui libéreront son enfant pour Firdaous, l’Eden. Elle hésite entre l’envie d’avorter et celle de restituer l’histoire de « cette guerre de dix ans », entre l’envie de s’effacer et celle de restituer ce qui a été effacé. Restituer chaque moment, chaque date de son histoire de victime du terrorisme, les noms des tueurs, leurs sobriquets empruntés, leurs discours, leurs excuses et leurs repentirs.
Khadija et Fajr ne fêtent pas l’aïd du mouton. Son salon de coiffure est, à cette occasion, fermé car « mes deux apprenties sont rentrées chez elles.
Elle parle à son ventre « je te parle et je prolonge le délai dans ce beau ciel oranais, alors que je gagnerais à me taire et à te couper la tête une fois pour toutes. Avec trois pilules ou des pinces froides, des sirops interdits, des coups de poing au ventre, en sautant à pieds joints pendant des heures, en avalant l’acide ou en mâchant des herbes bannies. »
Sa famille possède une ferme (à compléter dans sa liste de possessions). À ce niveau du roman, Fajr ne précise pas. Elle dit « je ne me souviens presque plus de ces années, dans notre ferme à Had Chekala. Elle dit sa détestation des hommes auxquels « leur Dieu leur conseille ‘‘la grande ablution’’ car nous sommes la grande salissure. » Puis comme un couperet, à sa fille : « On va voir ma boutique, et après je prendrai les trois pilules. »
Chapitre 6
Fajr parle à sa fille en conduisant, du Front de mer, de la montagne du Murdjadjo, du fort espagnol, de la chapelle vide, de la mosquée construite au-dessus de l’église pour la dominer, du jardin de Verdures qui « porte le nom d’un chanteur de raï assassiné », Cheb Hasni que l’auteur ne nomme pas. Elle poursuit sa route vers l’est, Canastel, la Montagne des lions. Une belle promenade pour le lecteur issu ou connaisseur du coin.
Fajr-Aube, aime son salon de coiffure, qu’elle a failli appeler Rimitti, « c’est beaucoup trop » rouspéta sa mère. Fajr-Aube, aime son salon de coiffure, mais pas sa voisine « qui vend des voiles pour femmes vertueuses », ni l’imam de la Cité qui donne raison à sa voisine. Et tout le quartier soutient le voisin et la voisine. C’est grâce à ce salon de coiffure qui est sa vie « que je gagne mon argent et mon indépendance et le privilège d’avoir les cheveux à l’air et les épaules nues et de fumer et de boire du vin. »
Quand Khadija s’agite, « elle a le regard qu’elle avait sur mon petit corps dans l’ambulance, dans la nuit du 31 décembre 1999.
L’écriture du roman, à ce stade, est décousue, comme hachée, fragmentée et dure, très dure, comme le sont les vies de Fajr, de Khadija, de sa sœur, de la majorité des femmes en Algérie.
Dans sa langue intérieure Fajr se remémore de sa sœur et de leurs rêves « on suivait des yeux les chevaux géants dans les nuages au-dessus de notre ferme à Had Chekala, notre village… Avant qu’elle n’égare son esprit ma mère nous racontait la vie dans notre village. »
Au Jardin des Falaises, Sidi M’Hamed à Gambetta, que l’auteur ne nomme pas (à moins qu’il s’agisse de celui, un peu plus haut, des Genêts) « c’est le seul endroit où je peux fermer les yeux sans retomber sur les yeux de ma sœur. Les terroristes, Fajr les désigne comme « La bande d’Ibrahim, ‘‘oui je les baptise ainsi’’, le prophète sans majuscule qui voulait égorger son fils. » Le prophète qui voulait égorger son fils se nomme, ceci est communément admis, Abraham. Abraham pour désigner Le Prophète des trois religions monothéistes. Ici il s’agit pour l’auteur d’incriminer uniquement celui de la dernière, pas celui des deux autres. Ou un certain Ibrahim qui visait la destruction et qui est un autre, un assassin pas un prophète. Mais de tout cela, il ne reste aucune trace.
(à plus !)
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Vendredi 30 août 2024
HOURIS, de Kamel Daoud – 02
En rappelant que le texte qui suit (aujourd’hui et les jours suivants, comme celui d’hier) n’est pas une recension du roman, mais le compte-rendu au gré de sa lecture et de mon humeur.
Donc HOURIS, de Kamel Daoud – 02 : Première page du roman. Nous sommes à Oran, dans la nuit du 16 juin 2018. « Il est deux ou trois heures du matin » dans l’appartement de la narratrice. C’est l’été et le sommeil ne vient pas. « L’été semble avoir volé tout l’air du ciel. Même à cette heure il fait chaud, trop chaud ». Fajr-Aube, muette « ou presque », a 26 ans. Elle est née en 1992 donc. Elle dit néanmoins sa souffrance clairement, une souffrance « de femme exténuée, à peine vivante ». Elle parle à son ventre. Dit porter un « sourire, illimité, large, presque dix-sept centimètres (qui) n’a pas bougé depuis plus de vingt ans. » Fajr porte cette balafre depuis 1997-98 donc au plus fort de l’hécatombe en Algérie. Elle avait cinq ans. Elle cache ce sourire, cette balafre avec un foulard coloré. Elle parle à son ventre, le tutoie au féminin. Il est « l’événement que je n’ai jamais imaginé. » Elle lui parle, « je veux t’ôter la vie, je veux dire fendre le sac qui te contraint et où tu gigotes, et laisser filer le peu de vie que tu as fini par amasser. » Fajr est dans sa chambre d’un appartement de Miramar, au centre d’Oran. Elle a toujours habité dans ce quartier. « J’étais élève, dans l’école juste là, de l’autre côté de la place. » Il est deux heures du matin. Sa mère, Khadija prépare ses valises dans une autre pièce. Elle considère sa fille comme une enfant. Fajr évoque sa situation de belle femme « aux yeux immenses, ‘‘gris et vert’’, mes grands yeux mordorés » qui faisaient perdre leurs mots aux hommes.
On découvre peu à peu qu’elle parle à la fille qu’elle porte en son sein. Les yeux de son enfant sont, dit-elle, à peine formés. « Je sais que tu es une petite fille, ma Houri. » « Il y a des choses que je ne peux pas te rapporter, des nuances du monde de dehors. »
Aube-Fajr a arrêté la scolarité alors qu’elle la poursuivait au collège. La table de chevet, la coiffeuse et le bureau ne servent donc plus. La lumière du poteau électrique de la rue pénètre dans sa chambre. En face il y a le café Marhaba. La veille, prise d’une grande rage, elle a brisé le miroir de sa table de toilette. « Par mon impuissance à parler correctement. » Fajr dit posséder deux langues. L’une est intérieure, l’autre extérieure. D’ailleurs son nom est Aube dans la première, Fajr dans la seconde. L’une est comme la nuit, l’autre comme un croissant. Fajr ou Aube dit qu’elle a un sourire qui noue ses oreilles l’une à l’autre. « Un fil de pêche retient mon cou à mon torse. » Elle est une miraculée des années de sang. Sa mère « a longuement ausculté (son cou), soigné, surveillé, insensibilisé et mesuré presque chaque nuit pendant des années. » Trois ou quatre hommes ont déjà tâté ce sourire immobile, pour comprendre. La narratrice tente de convaincre son enfant « que venir au monde ne vaut pas la peine. » Elle précisera plus loin « ici dans ce pays ».
Khadija, sa mère, lui dit que par ses souffrances physiques, « sa peau », celle de Fajr, est un livre qu’on ne peut effacer. Elle est « le récit de ce qu’on ne doit pas oublier. » C’est ce que sa mère lui répétait lorsque Fajr était hospitalisée pour réparer ses cordes vocales. « Je suis la véritable trace dit la narratrice, le plus solide des indices attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie. »
En dehors de son appartement, Fajr ne parle pas. Pas comme le commun des mortels. Avec son enfant dans son ventre « face au monde de dehors, ma langue intérieure demeure une merveille de précision et d’histoires anciennes qui y traînent en attendant de se rejouer. » Elle évoque sa maîtresse d’école, Souad, qui l’aimait plus que les autres écoliers. « Quand j’avais cinq ans et qui faisait de mon ‘‘sourire’’ abominable un jouet ». Elle avait « de grands yeux de houri, dessinés comme des nuits dorées ». Ses camarades de classe l’appelaient « le poisson » car elle était muette comme une carpe dit-on vulgairement. Ne parlait pas. Ne pouvait pas, autant ou plus qu’elle ne voulait pas. Fajr-Aube, possède deux langues. À l’enfant qu’elle porte, elle dit vouloir retarder le moment de lui parler de celle du dehors, l’autre langue, celle avec laquelle elle s’adresse aux autres : « ma mère, mon autre mère, ma sœur morte il y a plus de vingt ans, Abdou le médecin ami de ma mère, mes deux employées, les clientes de mon salon ». Ainsi nous apprenons que Fajr dispose d’un salon, de coiffure très certainement. Dans cette liste des « autres » Fajr ajoute « un chien pourchassé par la pluie, le couteau, Dieu et son bélier ».
La narratrice ne va pas bien. Elle tourne en rond. Elle dit sa « honte de vivre, après toi et de devoir survivre », si elle passait à l’acte. Fajr semble se préparer à un acte grave, mais pas pour le moment. « Ce ‘‘sera’’ la seconde fois que je vole ‘‘ma’’ vie à une autre ». Je ne saisis pas très bien (c’est pourquoi j’ai ajouté des sous-guillemets), une autre lecture s’impose.
Fajr ajoute « comprends-tu ? Si je t’aide à mourir, rien ne sera plus à moi, je me sentirai chassée de partout. » Elle a perdu l’odorat ne sent plus rien à part la fumée de sa cigarette. Fajr fume parfois, « même dans ma situation ! C’est la seule odeur que je puisse sentir, âcre et forte. »
La narratrice dit que l’an 2000 - elle avait huit ans - a été l’année de sa deuxième naissance. « Maître Safi était chauve, ses yeux globuleux, comme un poisson lui aussi ». Mais « il ne parvenait pas à la cheville de ma langue secrète, ma langue intérieure. »
K. Daoud écrit que Fajr avait « cinq ans » en 2000 et 26 ans en 2018. Vérifier en pages 16+24+24)
Quoi qu’il en soit, Fajr enfant aimait Donald Duck ( n’ont-ils jamais lu - Aube ou K. Daoud- « Donald l’imposteur ou l’impérialisme raconté aux enfants ? il nous aurait, lui, - peut-être- évité ses diatribes outrancièrement anti-sociales répétées depuis une quinzaine d’années dans le Point, notamment. Désolé, ceci n’a rien à voir ici.)
La veille, Fajr était en colère. « Ça ne sortait pas, ça revenait vers toi et tu te tortillais, tu t’agitais comme une folle dans un asile. » Puis, « maintenant, tu gis là, même si je ne te vois pas, même si tu tires sur ta corde dans la nuit. Je suis un livre et, progressivement je m’éclaire pour toi. » Le livre c’est donc « Houris » dont l’objet est d’éclairer le lecteur sur une décennie de sang et sur la vie des personnages qu’il a choisis.
« Il est 4h34 du matin. La grosse voix du muezzin appelle à prier Dieu et crie fort pour secouer les dormeurs ». À son enfant dans son ventre : « Je persiste : tu dois t’en aller… Je ne tiens pas à ce que tu restes… Mais je vais te tolérer si tu écoutes mon histoire… » Après, quand je m’arrêterai, je te couperai la tête, pas avec un couteau, mais avec mille caresses, mille conseils, pour que tu retournes d’où tu es venue. Car ici, ce n’est pas un endroit pour toi, c’est un couloir d’épines que de vivre pour une femme dans ce pays. »
La langue intérieure de Fajr « insiste pour que je te maintienne en vie et t’explique comment tu vas mourir, expulsée par trois pilules tueuses. » « Tout est ma faute. Il aurait fallu être prudente, ne pas tomber enceinte comme une idiote et ne pas avoir à avorter comme une bête traquée ».
L’écriture de Kamel Daoud est encore, à ce stade, plutôt limpide, plutôt aérée. Les phrases sont courtes et la syntaxe appropriée. Jusque-là. Le livre est agréable à lire. Attendons la suite.
(à plus !)
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Jeudi 29 août 2024
HOURIS, de Kamel Daoud
Je me trouve à Martigues. Un café dans le bar-pmu « 14 juillet » à l’ombre, derrière le quai Paul Doumer, n’atténue pas la chaleur, puissante, dès le matin de ce dernier jeudi d’août. En face, se trouve la célèbre libraire « L’Alinéa ». Je rentre. La mise en vente « JJ » du dernier roman de Kamel Daoud et d’autres commence ce matin. Le coup de sifflet de l’arbitre « va pour la rentrée littéraire ! » comme on rentre en classe a été donné ce matin. Et on se jette sur le dernier Bourgois : « L’Heure bleue », par Peter Stamm, le dernier Actes Sud « Nord Sentinelle », par Jérôme Ferrari et moi sur le dernier Gallimard. 23 € quand même (très probablement 2,30€ pour l’auteur, ou plus). Tant pis. Ma première réflexion fut « tiens, il a quitté Actes sud ? mais pourquoi ? Sans naïveté aucune évidemment.
Comme au PMU les « spécialistes » y vont de leurs baratins très « dans l’air du temps. » Mais comment y échapper ? Bref j’achète le dernier « Daoud » et reviens au PMU pour feuilleter les premières pages.
Je voudrai vous préciser que je donnerai à lire, au fur et à mesure de ma lecture, quotidiennement (si possible), mes prises de notes concernant le roman. Pas nécessairement une critique « officielle ». Je vous parlerai du roman, de ce qui me passe par l’esprit, au fur et à mesure de ma lecture.
Pour commencer j’indiquerai que, ce matin, dès l’ouverture de FB, je suis tombé sur des commentaires complètement incompréhensibles concernant ce roman, ou plutôt son auteur. Des insultes inacceptables. Cela m’a incité à écrire ces mots en lettres capitales : « QUI A LU CE LIVRE PARLE DU ROMAN, PARLE DU ROMAN. RIEN QUE DU ROMAN. ASSEZ D'INSULTES. »
Voyez vous-mêmes (je rapporte tels quels les commentaires) ce florilège (le livre n’a été mis en vente que ce matin, il y a moins d’une heure !) :
- ‘‘Houris’’ plaît énormément aux milieux hostiles à l’Algérie. Normal, c’est le prix pour récolter des prix.
- Il (Kamel Daoud) va être soutenu a fond par les sionistes les droites et bien entendu par Benjelloul
- Un caméléon, faux islamiste ,faux démocrate, une plume servile sans plus
- Il était toujours aplaventriste du temps où il exerçait au Quotidien d'Oran
- Il avait déclaré qu'il était capable de ramper pour assouvir ses intérêts personnels.
- Le livre qu'il a confectionné sans l'avoir lu, je dirai qu'il est cousu de tous les mensonges et contrevérités
- L'ingratitude est le fait des animaux sauvages mais cet être humain les dépasse de loin dans la gravité de sa traîtrise et son infidélité vers son pays d'autrefois.
- Le prix de la haine et de la trahison.
- Etc.
Je tairai évidemment l’identité des auteurs. Elle n’a pas d’importance. Ce qui l’est c’est le contenu du roman et le constat amer d’une grande intolérance, d’une haine envers un homme et cela est inacceptable, même si j’en comprends les ressorts. Avec ça mes amis, on ne risque pas d’aller très loin. « On n’a que ce qu’on mérite, hadha ma halbet’ » aimait à dire un ami cher. Allah ghaleb donc. Bon, je vais prendre l’air ailleurs.
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Permettez-moi maintenant de revenir au roman, car c’est un roman, c’est indiqué en première de couverture, à la suite du titre : « roman ». Donc une histoire imaginaire, même si les soubassements sont réels.
Le roman donc est introduit par trois dédicaces de l’auteur. La première « À ma mère Yamina… » la deuxième « à Amina Mekahli la généreuse » et la troisième « Aux gens de Sciences Po Paris qui ont offert un toit à cet écrit. Notons que Mekahli est une jeune poétesse algérienne, de Mostaganem comme Kamel Daoud. Elle reçut le prix international de poésie Léopold-Sédar-Senghor en 2017 pour son poème ‘‘Je suis de vous’’. Décédée le 7 mai 2022. Quant aux gens de Sciences Po on aurait aimé plus de précisions sur l'offre du toit.
En page 11 Kamel Daoud présente une citation extraite d’un mythe de Mésopotamie « La Descente d’Inanna aux Enfers ». À la suite de cette citation, l’auteur reprend un extrait de l’article 46 du chapitre 6 de l’ordonnance 2006/01 de février 2006 portant « Charte pour paix et la réconciliation nationale » qui punit d’emprisonnement « quiconque utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions… » Nous espérons qu’il n’est pas dans l’intention de l’auteur de « porter atteinte aux institutions… » avec « Houris », comme il n’a pas été dans notre intention de « porter atteinte aux institutions… » avec le roman « La folle d’Alger » (L’Harmatan. 2012) qui traite de la même tragédie et à propos duquel nous avions échangé à l’Institut français à Oran le 23 janvier 2014.
Revenons à notre mouton « Houris ». Nous allons nous occuper dans un premier temps de l’architecture du roman qui contient 412 pages. Il est divisé en trois parties, intitulées pour la 1° : La voix, pour la deuxième : Le labyrinthe, et pour la troisième : Le couteau. Chacune de ces parties contient des chapitres allant de quelques lignes à plusieurs pages. Il y a en tout cent chapitres ou sections. Ils sont tous numérotés « 1, 2, 3… » mais tous ne portent pas un titre. Lorsqu’ils portent un titre, celui-ci est écrit en italiques. Ainsi la première partie contient 33 chapitres dont 11 avec titres, la deuxième partie 32 dont 26 avec titres et la troisième 35 chapitres dont dix avec titres.
Je m’arrête ici pour aujourd’hui et abandonne Martigues en vous disant « à plus ! »
______________ CE QUI SUIT: AJOUTÉ LE SAMEDI 31 AOUT 2024______________
FRANCE INTER _ LE MASQUE ET LA PLUME _ LUNDI 26 AOUT 2024
LE MASQUE ET LA PLUME : Le journaliste chroniqueur, prix Goncourt du premier roman en 2015 pour « Meursault contre-enquête », signe l'un des romans les plus attendus de la rentrée, une nouvelle contre-enquête sur une période tragique, les dix ans de guerre civile (1992-2002) en Algérie.
Une guerre inscrite dans le corps de l’héroïne narratrice, Aube, sous la forme d’un grand sourire de 17 centimètres, cicatrice d’une tentative d’égorgement lors du massacre de Had Chekala le 31 décembre 1999 : elle avait 5 ans.
Depuis, Aube est muette, le roman est sa prise de parole pour raconter son histoire et celle de son pays à Houri sa fille, qu’elle porte dans son ventre.
Son histoire ? Celle d’une femme qui tient un salon de coiffure à Oran, juste face à la mosquée, elle raconte tout, les provocations, intimidations de l’imam, la destruction de son salon et puis son retour dans le village où sa famille a été assassinée par les katibas islamistes.
Sur le chemin, elle rencontre Aïssa, lui aussi rescapé d’un massacre, qui prend le relais du récit.
Le salon de coiffure d’Aube s’appelait Shéhérazade, du nom de celle qui raconte mille et une nuits pour échapper à la mort.
Aube et Aïssa eux racontent à deux voix, pour sortir du silence les plus de 200 000 morts que la loi d’amnistie de 2005 a recouverts.
Malgré une certaine longueur, Arnaud Viviant salue un très grand livre
Le critique a trouvé que le roman était un peu long, mais le style allégorique offre une lecture stupéfiante : "Le livre est malgré tout accompagné par une force poétique absolument réelle. De toute évidence, comme Pierre Guyotat avait écrit "Tombeau pour cinq cent mille soldats" à propos de la guerre d'Algérie, là il faudrait intituler ce roman "Tombeau pour 200 000 victimes de la décennie noire".
Avec "Meursault contre-enquête" – avec lequel il est passé de près du prix Goncourt, Kamel Daoud réécrivait "L'Étranger" de Camus dans une version décoloniale. C'était un geste assez fascinant d'un point de vue littéraire à l'époque, et là, dix ans plus tard, il revient avec ce nouveau roman et il essaye de réécrire cette fois-ci "La Peste" de Camus. Non seulement parce que ça se passe à Oran dans les deux cas, mais aussi parce que, de la même manière que Camus avec "La Peste" avait complètement changé de stylistique, plus sobre avec "L'étranger", il change de style pour devenir plus allégorique. Le roman est pétri d'allégories, et s'il est un peu long, ça reste un grand livre."
Une écriture un peu trop grandiloquente qui a fini par ennuyer Nelly Kapriélian
La journaliste et critique littéraire pour Les Inrocks est en partie d'accord avec Arnaud Viviant, mais si elle salue l'existence et l'importance de ce roman, elle rencontre un problème avec son écriture inintéressante : "Je me suis un peu ennuyée au bout d'un moment par une forme d'académisme et de grandiloquence propre à l'auteur, mais qui ne me touchent pas du tout. Les romans qui commencent par une adresse, ça ne marche pas toujours. C'est vraiment un livre sur la souffrance des femmes, qui n'ont pas de voix. En termes de littérature, le postulat reste un peu scolaire et un peu trop grandiloquent. Au bout d'un moment, ça m'a un peu essoufflée."
Pour Laurent Chalumeau, c'est un texte à la fois courageux et embarrassant
Un courage dans la mesure où l'auteur s'expose à la législation algérienne et un embarras parce que, par-delà ses bonnes intentions, le livre manque vraiment, selon lui, de subtilité : "Il est courageux parce qu'il brave une loi scélérate qui a été promulguée par le régime algérien pour interdire qu'on évoque la guerre civile. C'est très courageux de la part de Kamel Daoud de publier un texte qui pourrait lui valoir jusqu'à cinq ans de prison.
Mais Kamel Daoud a la prétention d'être autre chose que ce qu'il est. Ce qui m'a donné de l'urticaire, ce sont ses efforts pour faire passer les gros sabots de son dispositif pour des escarpins à semelles rouges. Si bien qu'avec sa narration artificiellement et délibérément obscurcie pour produire une vision de profondeur, ses phrases inutilement chantournées et surchargées, il balance courageusement un pavé à la face de la dictature. Mais encore faut-il que le projectile atteigne sa cible. Je ne pense pas que son livre risque d'empêcher les dictateurs de dormir. Au contraire, s'ils le lisent, il est probable que ça les plonge dans un profond sommeil. Et si c'est ça la lecture, on comprend mieux l'essor des jeux vidéo."
Pour Elisabeth Philippe, c'est un livre fondamental, courageux mais fastidieux dans son écriture
En dépit d'une construction fastidieuse à certains égards, la critique salue à son tour le courage de ce livre qui pourrait s'apparenter, selon elle, à la stèle manquante pour toutes les victimes de cette tragique période : "Il présente beaucoup de monuments aux morts, ceux de la guerre d'indépendance, alors qu'il n'y a rien culturellement pour les 200 000 morts de cette décennie noire. Et en ce sens, c'est un livre nécessaire, extrêmement courageux. Comme de donner la parole à cette femme qui est privée de voix, de briser le silence sur cette décennie noire à travers cette femme privée de parole, c'est très beau. C'est comme si à travers elle, il faisait sienne la fameuse phrase de Marguerite Duras "Écrire, c'est hurler sans bruit".
J'avais très peur au début d'un lyrisme un peu ampoulé, grandiloquent et pas du tout, car je le trouve au contraire assez ténu. Ma réserve, elle touche davantage la construction. Il y a beaucoup plus de récits qui s'enchâssent, avec une espèce de brouillage de la temporalité qu'il tente de justifier avec poésie, mais à la lecture, ça donne quelque chose d'un peu laborieux".
Gallimard
www-radiofrance-fr
L'une comme l'autre disent souvent des choses très intéressantes, très vraies, très justes. Souvent. Par contre, l'extrait (9'35'' à 11'30'' de la vidéo 2.2 ) est insupportable. KD se noie dans la vulgarité, le cynisme et la gadoue rouge sang.
Les massacres, les tortures, la mort... la décennie noire c'était "les plus belles années pour nous... Tu peux pas savoir ça" avec sourire en coin. Inacceptable. "La paix revenue on s'est ennuyé".
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LE MONDE, 6 septembre 2024
L'un pourfend le gris Wesh wesh et défend opportunément la Derja. Ça m’a l’air de relever un peu de l’idéologie. Surtout dans un journal dont la ligne éditoriale, clairement exprimée par son propriétaire milliardaire est cloisonnée dans la défense des classes dominantes antisociales, fascinées par l’extrême droite et Israel (voyez ici-même en haut à droite de la page de couverture du journal. Ce titre qui dit tout : « Otages israéliens : Dans l'enfer des tunnels de Gaza »)
(Lisez ici mon analyse du discours de KD : http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.com/2024/02/827-les-mantras-de-kamel-daoud.html)
Dénoncer le Wesh wesh et la grise Aya Nakamura « ça n’a pas de racines » et « l'immigration de plus en plus massive qui introduit des biais lourds dont on ne mesure pas encore les conséquences », mais rester figé de ravissement ou muet devant les Queneau, Raymond Devos, Pérec, ou Gainsbourg c’est un peu fort de café. Eux, blancs, ont des racines n’est-ce pas. La question ne se pose même pas. Ces discours sont connus. Ils pédalent dans le vide. La langue ne les attend pas. Demain Wesh wesh intègrera le dico de la langue française de référence comme des dizaine de milliers de mots immigrés, avec ou sans la volonté des grincheux.
Le reste coule dans un alarmisme belliqueux et de circonstance. Creux.
L’autre, défend le premier en parlant de pamphlet. Pirouette, girouette… Il ne s’entend plus péter. « La France sera sauvée par sa langue. Pas une langue dissolue, wesh-weshisée, pas une langue chahutée par le wokisme et la contrition. » Ah ce wokisme, toutes les jeudis que Dieu fait il tourne autour de ça : Wokisme, Mélenchon, Musulmans, la gauche, le rap… Beurk !
Allez, chers amis KD et BS, je vous propose ceci. Je vous invite à Manosque pour prendre un verre. « Entre sirop, café avec sucre dans une carafe, orange ou alcool vous aurez le choix, nous jouerons ensuite aux échecs en écoutant une guitare. »
Sur les neuf substantifs, 8 sont d’ex Wesh wesh. Allez, c’est l’heure. Avec tout mon respect, KD et BS, allez vous coucher ! Chaque jour qui passe vous faites déborder le vase.
« Quand un intellectuel occidental pense contre les siens on le désigne comme intellectuel universel. Quand un intellectuel du Sud pense contre l’Occident il se proclame décolonisateur. Quand un intellectuel du Sud pense contre soi et contre les siens, c’est un traître. Suis-je un traitre ?... » demande Kamel Daoud.
In La Grande Librairie, mercredi 19 septembre 2024.
Sauf qu’il y a d’un côté l’intellectuel qui pense contre des hommes, les plus faibles si possibles, les plus vulnérables. Et il y a de l’autre l’intellectuel qui pense contre les idées qui prônent la domination, l’injustice. L’intellectuel peut être du Sud ou du Nord, la question n’est pas géographique. Elle est dans l’éthique, dans la morale, dans la défense ou non des faibles, des vulnérables. Pour un monde plus juste, c’est-à-dire soucieux des plus faibles en les protégeant. Kamel Daoud semble s’éloigner de celui-ci en l’ignorant, en diffamant régulièrement, systématiquement, ses défenseurs dans un périodique foncièrement de droite conservatrice.
Christiane Chaulet Achour
Vendredi 13 septembre 2024
"Houris" de Kamel Daoud ou… écrire sa catabase
Dernière mise à jour : il y a 4 jours
Lire un roman, surtout d’un écrivain déjà connu, très médiatisé et qui, par ailleurs, a défrayé la chronique entre les deux pays, Algérie/France, n’est jamais innocent. Et il faut se garder de porter d’entrée de jeu un jugement de valeur selon le crédit qu’on accorde ou non à l’intellectuel médiatique qu’il est devenu. On constate que, depuis la sortie du nouveau roman de Kamel Daoud, les éloges pleuvent de ce côté nord de la Méditerranée, saluant son « courage » et son dévoilement d’une séquence historique particulièrement lourde pour son pays d’origine qui l’aurait effacée. Nous connaissons la double lecture que peuvent susciter les œuvres algériennes en langue française, surtout lorsqu’elles traitent de l’histoire coloniale et postcoloniale.
Ce que nous allons faire, comme chaque fois que nous présentons un roman, c’est plutôt de nous attarder sur la fabrique du texte dans les espaces qu’il offre à notre lecture. Car c’est cela qui importe et non les prises de position plus ou moins intempestives de l’auteur dans un article du Point, à la radio ou dans une émission de télévision.
Le premier exergue du roman se veut, comme tout exergue, explication, signe de la piste à suivre. C’est un extrait de la Descente d’Ishtar (Inanna) aux Enfers, première descente attestée où une femme est actrice, il y a quelques siècles... Le terme catabase (du grec ancien) peut désigner dans les épopées un motif récurrent de la descente aux enfers. Quelques explications prises sur le net : « La Descente d'Inanna aux Enfers (ou, dans sa version akkadienne, Descente d'Ishtar aux Enfers) est un mythe sumérien qui raconte comment la déesse Inanna (Ishtar en akkadien) descend aux Enfers afin d'en renverser la dirigeante, sa sœur Ereshkigal, la « Reine des Morts ». Il est précisé que « ce récit est porteur de nombreuses informations sur la culture mésopotamienne qu'il a marquée à tel point qu'on en retrouve des traces en Grèce, en Phénicie et dans l'Ancien Testament ». Une traduction un peu différente mais qui recoupe la citation choisie par K. Daoud, est donnée : « Neti (ou Ninghizhidda, le serpent cornu) s’étonne de la voir ici surtout quand elle annonce clairement qui elle est : « Si vous êtes vraiment Inanna, reine de ciel,/ Sur son chemin de l'Est,/ Pourquoi votre cœur vous a-t-il mené sur la route/ D'où aucun voyageur ne revient ?" Le personnage féminin qui est protagoniste et narratrice première ne peut qu’entamer ce retour périlleux vers le royaume des morts pour retrouver sa sœur : en reviendra-t-elle ? Plutôt que d’explorer la piste de cette référence ancienne, j’interprète ce retour comme celui du jeune journaliste du Quotidien d’Oran, marqué par ses premières années de reportages évoqués dans ses entretiens et, en particulier, celui du Point où il dit qu’on lui faisait diminuer le nombre de cadavres qu’il avait dénombré sur le terrain pour minimiser les massacres. Cette mémoire vive, il ne l’énonce pas à la première personne, il la distribue au féminin/masculin en choisissant deux victimes aux prises avec leurs post-traumatismes, Aube et Aïssa, donnant l’impression qu’il touche une large partie de la population algérienne.
Le second exergue marque la date de la guerre dont il veut parler. La loi dite de la « Concorde civile » a été soumise eu Parlement algérien par le président A. Bouteflika et a été adoptée le 8 juillet 1999. Puis il y a eu un référendum le 16 septembre 1999. Le 15 août 2005, un nouveau référendum a été organisé pour le vote sur la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale ». C’est à cette charte que K. Daoud emprunte son article 46, réprimant toute utilisation de la décennie noire dans l’espace politique et public. On suppose que dans la mesure où c’est le thème du roman de revenir sur cette décennie noire, K. Daoud se désigne comme futur réprimé du pouvoir et exemplifie comme date-clef, l’année 2005 où commencerait la « vraie » guerre en Algérie, selon lui. Cette loi, la narratrice la nomme « la langue de l’oubli ».Elle protège sa « sœur aînée », la guerre contre la France, « qui prend toute la place » et impose cette indépendance maudite, ce miroir aux alouettes :
« Regarde, au loin, dans la rue centrale, près du lycée : tout s’ordonne pour que rien ne filtre de mon histoire. Les gens font semblant de discuter de choses importantes. Le ciel n’a aucun souvenir de la nuit passée et Dieu pose l’index sur ses lèvres nuageuses. Jurerais-tu qu’il y eut la guerre à Oran, toi ? Croirais-tu qu’on y a compté des milliers de morts, des bombes, des massacres et des blessés pendant des années ? Avec ce beau temps de juin, même mourir semble une médisance. Tout est ordonné pour que tous oublient, et moi aussi ».
Trois parties pour plus de 400 pages - Le roman lui-même donne une importance extrême aux dates car il resserre sa scénographie autour de l’intensité de la tragédie : 7 jours (7 chiffre symbole), du 16 au 22 juin 2018 à l’aube ; il faut y ajouter l’épilogue, « Oran, un an plus tard ». Il distribue sa matière en trois parties aux titres-balises sans grande originalité, guidant le lecteur dans les jeux d’entrecroisement des personnages et de brouillage de la chronologie car si le drame se déroule en sept jours, la mémoire fait remonter d’autres temps.
Première balise, « La Voix », entièrement consacrée à la protagoniste, Aube. Et à sa particularité qui l’a dotée de deux voix, une voix intérieure dont on comprendra vite, à de multiples signes, que c’est la langue française, celle dans laquelle elle peut tout dire puisqu’elle et sa « future » fille sont seules à l’entendre ; sa voix extérieure, la langue arabe, langue de la répression, des interdits et de la violence. Inutile de s’attarder sur les déclarations d’Aube à « la langue intérieure », Zabor regorgeait déjà d’hommages à la langue française. Sa mère adoptive veut la faire opérer une nouvelle fois pour qu’elle puisse parler : « que mon larynx soit sauvé et que mes deux langues s’épousent. Que la voix du canard et la voix de l’ange réussissent à muer en une unique langue riche et vigoureuse et que cette langue-là devienne la vraie langue de dehors ».
La seconde balise, « Le Labyrinthe » reprend en titre le célèbre motif de la mythologie grecque ancienne, très sollicité par les écrivains, pour embarquer le lecteur dans un parcours sinueux plein de fausses pistes et de dangers. Au bout du labyrinthe, quel Minotaure trouvera Aube ? « Nous voilà de retour à l’entrée du labyrinthe » note-t-elle alors qu’elle approche de son village martyr.
Enfin la troisième balise « Le Couteau » ne peut que nous entraîner dans le motif le plus récurrent pour l’Algérie et d’autres pays arabo-musulmans… le couteau de L’Etranger… Le Couteau, récit de Salman Rushdie, etc. Qui dit « couteau » dit « musulman » ou l’inverse, n’est-ce pas ! « Le couteau approchait de ma gorge et je nageais dans son éclat ciselé comme un verset ».
Si l’Algérie m’était contée…
« Une jeune abîmée » de 26 ans cache ou exhibe (selon) un sourire étrange et monstrueux (chacun ses références… j’ai pensé alors à L’Homme qui rit de Victor Hugo et à la figure mutilée de Gwynplaine et malgré les insistantes descriptions minutieuses du romancier, il est difficile de se faire une idée de la mutilation ; on la lit alors comme le symbole de la parole confisquée aux femmes) qui contraste avec des yeux « à la couleur rare, or et vert, comme le paradis ». Elle se confie longuement à l’enfant qu’elle porte et dont elle veut avorter car elle ne veut pas la mettre au monde dans une société où les femmes sont condamnées à la violence.
Ce long monologue, qui couvre les 150 premières pages donne, en touches successives, les raisons de son état, le profil et le projet de sa mère adoptive, celle qui l’a sauvée la nuit du massacre du dernier jour de 1999 au premier jour de l’an 2000 (encore un symbole, le passage d’un siècle à l’autre). Elle est coiffeuse et a quelques jours devant elle car sa mère est absente, partie en Belgique pour trouver le chirurgien miracle capable de réparer ses cordes vocales sectionnées. Elle confie à sa fille tout ce qu’elle et sa mère ont vécu depuis ses 5 ans, en 2000. Ne parvenant pas à se décider – elle a pourtant les pilules pour avorter –, elle prend la route du retour à son village jamais revu, lieu du massacre, Had Chekala où elle a échappé à l’égorgement mais n’a pu éviter d’être mutilée. Elle pense qu’elle peut y trouver la décision à prendre.
S’ouvre alors une seconde partie d’à peu près la même longueur où elle se retrouve sur l’autoroute entre Oran et Oued Tlelat, près du village, pour le « voyage vers le pays de (sa) sœur défunte ». La chronologie se brouille le temps de péripéties qui laissent Aube bien abîmée car elle a subi une agression ; son « sourire » lui permettant d’échapper au viol Mais miracle, un chauffeur de fourgonnette s’arrête pour la prendre en charge, à son grand étonnement : « Je me représente une jeune fille de vingt-six ans aux cheveux mal coiffés, avec des marques de coup sur la joue, portant une chemise déchirée et un foulard fin, en plein été, autour de la gorge. Pieds nus surtout, plantés dans la terre déserte, sur une route algérienne. Une mendiante marmonnant au soleil… », un vendredi jour de prière de surcroit.
Ce chauffeur l’interpelle et veut la protéger. Il se nomme Aïssa Guerdi et voit, dans sa présence insolite, « un signe ». Obsédé par sa propre histoire d’agression par les islamistes qui l’ont laissé en vie pour qu’il soit « un témoin », il ressasse en boucle ses tentatives avortées de se faire entendre. Le labyrinthe est aussi bien le difficile chemin d’Aube vers Had Chekala que le discours obsessionnel d’Aïssa. Les 32 sous-chapitres qui le composent font alterner le discours de l’homme et le monologue intérieur d’Aube qui ne cesse de s’adresser à sa fille et réfléchit à la façon d’échapper à ce « fou ». Cette partie centrale est comme un récit dans le récit dont la longueur n’est absolument pas justifiée par la logique narrative de l’aventure d’Aube. En réalité, à côté de l’histoire symbolique de la jeune fille, le romancier a éprouvé le besoin d’insérer un récit événementiel de la guerre civile. Il a choisi cette scénographie dans un lieu clos et mobile : dans un camion, une errante à la recherche du passé et un chauffeur, lui-même en recherche de ce passé pour d’autres raisons. L’histoire de ce fils de libraire de Batna (on reconnaît l’obsession des deux romans précédents de Daoud de mettre en scène le livre) est particulièrement longue et répétitive. Il a une marotte qui s’apparente au jeu des chiffres et des lettres… Pour reconstituer la guerre civile, il faut lui donner un chiffre et il répond en donnant le lieu d’un massacre et le nombre des victimes. De temps à autre, le romancier redonne la parole à Aube, en italiques pour signifier le murmure qui caractérise son expression. C’est un vrai catalogue d’horreurs pour attester d’une histoire dont on ne parlerait pas. Il semblerait que la jeune femme passe six heures sur l’autoroute jusqu’à ce qu’elle parvienne à s’échapper. Il faut être très attentive pour ne pas se perdre. Ce que l’on comprend vraiment, c’est que le récit de la guerre glorieuse, celle du passé proche, est falsifié et celui de la guerre civile est effacé. Le roman remédie à cet effacement.
Le couteau raconte l’arrivée d’Aube au village, les malversations qu’elle subit de la part de l’imam et le sauvetage miraculeux par Aïssa qui ressurgit au bon moment. Mais, quand on s’appelle Aïssa, on est bien un sauveur ! Le tout dernier sous-chapitre, une année plus tard sur une plage d’Oran, dénoue miraculeusement la tragédie : Aube a accouché et a retrouvé sa voix ; elle allaite sa fille, à la plage, en compagnie de sa mère et de Aïssa : « Je suis heureuse, je montre un grand sourire ininterrompu et je parle enfin ». Après tant d’horreurs, un happy end surprenant !
Un feu d’artifice de poncifs ou de scènes attendues -
Pour faire passer son message essentiel, le romancier a besoin de poncifs qui sont des raccourcis de signification, facilement décodables à la lecture. Ils dispensent, sur certains points, d’explications trop laborieuses. Houris en regorge. Nous pouvons en signaler quelques-uns.
*La métaphore filée du sacrifice du mouton pour l’Aïd : elle apparaît dès les premières pages et sera reprise ad nauseam :
« Dieu fit descendre du ciel un bélier. Le fils fut ainsi sauvé. Pour un temps au moins, car ensuite il fut abandonné dans le désert, comme le raconte le Coran. Et depuis cette affaire, petit têtard, on égorge des moutons à la place des gens. Pas toujours, cependant ! L’année où est né mon "sourire" par exemple, à la fin de la guerre civile, on avait égorgé plus d’hommes que de moutons. Comment te dire la guerre sans te salir ou te montrer des monstres et te les mettre dans la bouche, un par un, pour te les faire mâcher et avaler ? Le prophète Ibrahim a dû faire une grasse matinée durant ces années en Algérie. Il a dû dormir plus longtemps après le soleil et nous sommes tous restés coincés dans son songe saturé de sang, où il courait son couteau à la main pour égorger chaque fils. Et si tu étais une femme durant la décennie noire ? Alors c’était pire. Tu vois, petite étrangère imprévue, si tu viens au monde dans ce pays, tu prends un risque. »
Et plus loin, elle expose son projet : « Je redonne le mouton à son Dieu, je te tue, je te refoule de la vie, je te renvoie vers le paradis où les houris jacassent et je t’évite le pire. Je garde le cauchemar, je te rends la lumière ancienne d’avant la vie, je t’empêche d’en arriver aux mains et aux couteaux. Quelque part, même si cela ne durera que quelques jours, je suis ta mère, et je pense à ton bien, et ton bien, c’est de mourir ».
*Jours de naissance : on notera plusieurs fois la double naissance d’Aube, née le 21 avril 1994 de Khaled Adjama et de Hasnia Belarbi. Née une seconde fois le 1er janvier 2000. Mais la plus symbolique est celle de sa mère, retrouvée le 5 juillet 1962 dans un berceau à la porte d’une mosquée d’Alger, une manière de voiler la joie de l’indépendance souvent rappelée. Notons que cette naissance-abandon à cette date d’une petite fille est déjà celle que retenait Maïssa Bey pour son roman Cette fille-là (2001). Il est inutile de mettre une note pour le parallèle avec la date de l’indépendance de l’Algérie.
*Les lieux marquants et les séquences symboles. Le salon de coiffure d’Aube, par excellence espace de la frivolité féminine, en face de la mosquée, se nomme Shéhérazade. L’appartement où ont lieu des plaisirs illicites et qui sera pillé avec rage (comment ne pas penser à une des dernières scènes de « Zorba le Grec » où les femmes de l’île pillent et volent littéralement objets et fanfreluches de Madame Hortense). La scène chez le gynéco qui sait négocier islam et revenus commerciaux (Au festival de Cannes 2023, un premier film jordanien de Amjad Al Rasheed, « Inchallah un fils », filme ce type de visite « médicale »). Dans la même veine, les messages sur internet pour avorter. L’histoire du géniteur de « Houri » : un harrag.
*Le système de nomination : En premier lieu la triade qui s’impose à l’esprit : « Houris », équivalent de vierges promises au paradis pour les musulmans méritants, choisi comme titre ironique. « Houri », prénom étonnant dans la bouche d’une femme pour sa future fille, qui se décline en « petite sardine » et autres sobriquets. Enfin, « Houria », Liberté, nom liée à l’indépendance ; en ajoutant un « a », le prénom symbolique de la guerre qu’il faut oublier. Mais Houri une fois née se prénommera Kalthoum comme la chanteuses égyptienne. La mère adoptive, elle, se nomme Khadija, du nom de la première épouse du prophète. La sœur égorgée, Fatima ; enfin Aïssa, bien sûr et son frère, Ben Badis.
*Le langage mielleux et « oriental » dont Aube use pour parler à « sa petite sardine » ! Difficile d’adopter le langage d’une mère… Le sommet est atteint à la dernière page quand elle allaite son enfant : « Alors, je me donne à elle, pour qu’elle me dévore : je sors mon sein, je le lui offre et elle tète. Elle me fixe jusqu’à ce que je ne bouge plus, et m’avale dans son ventre. Sa petite bouche m’électrise ; elle mélange la douleur et les preuves de vie ; je suis son fleuve de vin, de lait et de miel ; son cheval sans fatigue ; ses fruits sans fin ; sa tente d’émeraude ; sa peau transparente ; ses yeux aux paupières immenses ; sa chevelure rousse qui plonge dans le domaine des dieux. Rien n’atteint aussi profondément mon corps vivant ». Ets-ce ce genre de passage que les critiques trouvent si « poétiques » ?
Ce roman, s’il fait une telle place au réalisme tout en le contournant et au symbolique les mêlant sans cesse, s’il joue sur le vraisemblable, se lit comme un roman-parabole que l’écrivain assène comme une vérité. La seconde partie est une tentative d’écrire l’histoire de la guerre civile entre Algériens, bien plus meurtrière que celle contre la France colonisatrice. Le romancier privilégie deux techniques : la concentration et la répétition et chaque personnage-clef a un leitmotiv qui permet de ne pas dévier du sens programmé par la narration.
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Dans Le Point, François-Guillaume Lorrain déclare que le romancier « brise enfin le tabou de la guerre civile algérienne » et Paule Constant, dans la sélection des écrivains du Sud à Aix, affirme que « c’est la première fois qu’un écrivain parle directement sans fard, des années de plomb en Algérie, avec des dates précises, avec le nombre de victimes recensés ». Quand on connaît un peu les romans algériens depuis cette décennie noire, on évite ce genre d’affirmations péremptoires. Mais l’on sait que la lecture des romans algériens s’est souvent limitée à très peu de titres starisés.
Pour simple mémoire et sans faire dans l’excès, rappelons quelques titres. En 1997, Ghania Hammadou publie Le Premier jour d’éternité consacré à l’exécution d’Aziz, un comédien. En 1998, Rose d’abîme d’Aïssa Khelladi et Les Amants démunis d’Anouar Benmalek et quelques nouvelles du recueil de Maïssa Bey dans Nouvelles d’Algérie dont « nuit et silence ». En 1999, L’Insurrection des sauterelles d’Hassan Bouabdallah, Le Serment des barbares de Boualem Sansal et Les Amants de Shéhérazade de Salima Ghezali. En 2001, Imzad de Fatna Gourari sur le viol de H’û el Aïn par des terroristes. En 2002, La Chair et le rôdeur de Karima Berger. On peut finir par le saisissant roman de la belgo-algérienne, Malika Madi, Les Silences de Médéa en 2003. Comme Kamel Daoud, chacun de ces romanciers fait vivre cette guerre civile – parfois même au moment où elle se déroule –, en n’embrassant qu’une partie du réel. Tous mis bout à bout, ils dessinent cette période cruciale et violente pour l’Algérie. Si l’on quitte le domaine romanesque, on peut lire aussi les études sur les enlèvements des femmes vers les maquis, sur les viols, dont le fameux rapport de l’Association RACHAD sur le « Temps de viols et de terrorisme », pour « lézarder le mur du silence qui cantonnait les viols de femmes dans la sphère privée ». Une étude récente revient sur ces violences enkystées dans la société algérienne dont Frantz Fanon avait prédit les effets dévastateurs après l’indépendance. On peut lire l’étude toute récente, publiée dans Orient XXI : « Monde arabe. Santé mentale, un enjeu politique : L’amulette et le divan. L’épineuse prise en charge des traumatismes en Algérie » de Ghania Khelifi et Ghada Hamrouche, du 9 juillet 2024. Simples références pour situer Le roman de K. Daoud dans un contexte beaucoup plus large : ce n’est pas la traversée de la Méditerranée qui permet à un intellectuel de s’exprimer mais la nécessité de laisser déployer des imaginaires pour approcher une/des vérités, un besoin d’interroger le passé plus ou moins proche qui gangrène une société durement éprouvée depuis plus de deux siècles.
Les deux guerres que le romancier se plaît à opposer pour neutraliser l’une et amplifier l’autre, de nombreux romanciers les ont mises en parallèle non pour « vomir » les références à la première comme Aube mais pour en montrer les liens sournois et dévastateurs. Sortons donc de ces mauvaises querelles qui ne servent pas l’Histoire, toujours et encore à écrire, à construire. Le titre que Benjamin Stora éditait en 1991, La gangrène et l’oubli, pourrait bien s’appliquer à cette réflexion d’une guerre à l’autre sans minimiser ce que fut une guerre de résistance au colonialisme, sous prétexte de manipulation des pouvoirs en place, comme c’est le cas pour toutes les guerres.
L’essai qui m’a le mieux éclairé pour approcher la démarche du romancier, qui s’apparente plus à une littérature du ressentiment qu’à une littérature de la remédiation, est l’essai de Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer - Guérir du ressentiment (2020). C’est toute une réflexion sur l’enkystement de la violence qui emprisonne l’être : « La violence, écrit-elle, n’est jamais un processus durable de construction (…) Elle est répétition. Elle a la force machinique et mortifère de la répétition ». La philosophe-psychanalyste consacre des pages lumineuses à l’apport des écrits de Fanon et à ce qu’il a nommé « la déclosion » de l’être : « la sortie de ce magma émotionnel dramatique qui produit des identités captives de leurs "cultures" ». En la lisant, j’ai mieux compris « le goût âcre » que laissent certaines lectures littéraires, comme Houris de Kamel Daoud.
Et, pour finir, j’ai souhaité proposer au lecteur de revenir à ma chronique du 3 juin dans Collateral sur le roman d’Amina Damerdji qui porte, lui aussi, sur la guerre civile algérienne, dans un autre milieu et avec une autre scénographie. Il a eu le prix Transfuge en 2024, prix que Kamel Daoud vient de recevoir à cette rentrée, ce 28 août 2024, « prix du meilleur roman français » de cette revue. Seule une lecture comparée permet de dimensionner l’apport d’une œuvre, ses écueils et ses parti-pris qu’on est en droit de ne pas partager sans être perçu comme un retardé idéologique ou/et un nationaliste obtus.
Ce troisième roman de K. Daoud a de la difficulté à atteindre le statut d’œuvre littéraire majeure. Le premier, roman ping-pong, dialogue musclé avec Albert Camus que j’ai apprécié dans sa version algérienne, était bien le roman du polémiste qu’est Daoud qui a besoin d’une cible pour que son écriture rebondisse. Zabor ou les psaumes m’a particulièrement laissée indifférente et je l’ai ressenti plus comme de l’ordre de l’essai que de la fiction. C’est la lecture précise et ciblée de Ridha Boulaabi qui m’en a offert certaines pistes (Collateral, 19 juillet 2024, Orientalism writes back). Ce troisième opus aura certainement des prix mais sans doute pas pour des raisons littéraires. C’est cette fabrique littéraire qui m’a retenue. Il n’est pas inutile, toutefois, de lire l’article de Faris Lounis dans Orient XXI du 4 septembre 2024, qui traite du positionnement idéologique du journaliste du Point, dans « la fascination de Kamel Daoud pour l’extrême droite » : « l’éditorialiste développe un orientalisme doublement inversé sur la culture arabe et islamique dont il se réclame, comme l’inénarrable "humoriste" sans humour de France Inter, Sophia Aram ».
Kamel Daoud, Houris, Gallimard, aout 2024, 416 pages, 23 euros
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Où il est question de Sansal, Camus, Daoud…sur ce même mon blog
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